Affichage des articles dont le libellé est Livres sur l'histoire de Savoie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Livres sur l'histoire de Savoie. Afficher tous les articles

samedi 19 septembre 2020

Jean II de Tournes, imprimeur et plagiaire. (1602)

 En digne descendant de savoyards qui ont bien du participer ou subir les guerres incessantes que se livraient les rois de France et les ducs de Savoie entre les forts de Barraux et de Montmélian, je me devais de réunir les Chroniques de Savoye rédigées au XVIème siècle par Guillaume Paradin (1510-1590). Il en existe 3 éditions successives.

.

Le titre de l'édition de 1552


La première, qui est aussi la plus difficile à trouver en bonne condition, a été publiée à Lyon en 1552 par Jean de Tournes et Guillaume Gazeau. C’est un in-quarto qui a pour titre : "Cronique de Savoye par Maistre Guillaume Paradin chanoyne de Beaujeu". Le privilège du Roy a été accordé pour six ans et l’ouvrage est dédié à "Messire Jaque d’Albon, maréchal de France et gouverneur du Lyonnais". On y trouve tous les faits marquants du duché de Savoie depuis l’époque du légendaire Béralde jusqu’à l’année 1544 mais aussi l’une des premières descriptions des Alpes et de ses "Glaces prodigieuses".[1]

Jean de Tournes fut, semble-t-il, d’abord correcteur chez Sébastien Gryphe en même temps qu’Étienne Dolet avant de devenir lui-même imprimeur et libraire. Belle ascension sociale pour cet artisan talentueux que les biographes ont rapidement qualifié d’humaniste [2]. L’année précédente, en 1551, Jean de Tournes avait quitté la maison qui venait de sa belle-famille, les Gryphe, pour une plus riche demeure "à quatre arcz de bouticque", celle de la rue Raisin (à l’emplacement de l’actuelle rue Jean-de-Tournes), maison à l’enseigne des Deux Vipères. C’est alors apparemment son gendre et associé Guillaume Gazeau qui continua d’habiter dans la première maison.

 

Le privilège et la dédicace de l’édition de 1552

Le colophon à l'adresse de la rue Raizin

Cet ouvrage fut un gros succès de librairie et une seconde édition fut mise sous presse à Lyon dès 1561 par Jean de Tournes avec l’aide probable de son fils Jean, deuxième du nom. Cette édition, qui passa au format in-folio, est la plus belle des trois par la qualité du papier, l’encadrement gravé au titre (dit du cadre au Midas) et les nombreux tableaux généalogiques de la Maison de Savoie qui ne figuraient pas dans la première édition. Cartier nous dit que "le choix et l'emploi intelligent des fleurons et lettres ornées du meilleur temps de Jean de Tournes font de cet ouvrage une de ses plus belles productions" [3].

Elle est "reveuë et nouvellement augmentée par M. Guillaume Paradin, chanoine de Beaujeu, avec les figures de toutes les alliances des mariages qui se sont faicts en la maison de Savoye, depuis le commencement jusqu’à l’heure présente". Le travail de révision est considérable puisque le livre passe de 394 pages in quarto à 535 pages in-folio. On y trouve des descriptions beaucoup plus détaillées des batailles et des réceptions des princes de Savoie, des digressions sur différents sujets comme celui de savoir qui a rapporté la vérole du Nouveau Monde et des développements sur le "commencemens des émotions et troubles de la religion", le tout jusqu’à l’avènement d’Emmanuel-Philibert en 1554.



Trois pages de blasons de la seconde édition de 1561

Là encore le succès fut au rendez-vous et il est probable que dès la fin du privilège obtenu pour 3 ans, Jean II de Tournes imagina d’en éditer une nouvelle version. C’est lui-même qui nous le dit dans la préface de la 3ème édition, publiée seulement en 1602, soit 30 ans après la seconde : "Ceste seconde édition … ayant été encore mieux reçeuë que la première, et ne s’en trouvant plus, j’ay esté sollicité de plusieurs endroits de la remettre sur la presse. Mais la mort de messieurs les Paradins et les troubles de la France continuans  et se recevans l’un l’autre comme l’onde fait l’onde, m’ont osté jusques icy le moyen et le loisir d’y pouvoir entendre".

De fait, ce sont davantage les guerres de religions qui ont retardé Jean de Tournes plutôt que la mort de Guillaume Paradin qui n’est survenue qu’en 1590. L’imprimeur fait même une demande de privilège et l’obtient le 21 janvier 1574, ce qui prouve qu’il avait l’intention de sortir sa réédition à cette date. Il conservera ce privilège pour la 3ème édition qui lui donnait droit pour 10 ans de faire imprimer une Chronique de Savoye "continuée jusqu’en l’an 1601". Il est évident que le privilège donné 28 ans plus tôt par Charles IX n’est plus valable mais Jean de Tournes s’en moque bien puisqu’entre temps, il s’est réfugié à Genève pour échapper aux persécutions dirigées contre les partisans de la Réforme [4]. Bien qu'il soit désormais citoyen de cette ville, il continue d'arborer fièrement le titre d'imprimeur du Roi et ce privilège périmé de 1574 apparait sur différents ouvrages comme les Alliances Généalogiques des Princes de Gaule de Claude Paradin, frère de Guillaume, rééditées par Jean de Tournes en 1606.

Le privilège de l’édition de 1602 datée du 21 janvier 1574, rédigé en caractères de civilité

La troisième édition ressemble à la seconde avec le même encadrement de titre, à la gravure un peu usée, [5] et les illustrations de blasons devenus pour certaines anachroniques, puisque dans l’écusson de Savoie figurent encore les quartiers de Bresse, du Bugey, de Vaud, de Valroney et de Gex, tous perdus par le duché depuis 1601. [6] En revanche, le papier, dont je ne sais pas s’il provient de Genève ou d’ailleurs, est de très mauvaise qualité. Une vraie feuille de papier cigarette, jaunie par le temps, et dont tous les libraires devant présenter cet ouvrage se plaignent en remarquant que ce défaut est commun à beaucoup d’exemplaires.

Pages comparées du titre de la Chronique, éditions de 1561 et 1602.

Pages comparées du premier chapitre de la Chronique, éditions de 1561 et 1602.

Il existe une autre différence par rapport à la seconde édition : c’est un espace blanc laissé volontairement entre la marque à la vipère et le nom de l’imprimeur. Cet espace est destiné à recevoir un lieu d’édition. Mais le lieu n’a pas été imprimé. Il est soit resté en blanc, comme dans mon exemplaire, soit il a été complété par un tampon à l’adresse de Lyon, de Genève ou bien encore, sur certains exemplaires, de Cologny.

 Edition de la Chronique de 1602 à l’adresse de Cologny (Bibliothèque de Genève)

Où ce livre a-t-il été réellement imprimé ? Jean de Tournes avait-il une presse à Cologny qui n’était alors qu’une petite bourgade des environs de Genève ?

S’il avait imprimé depuis ce lieu, nous devrions trouver cette adresse sur d’autres livres sortis de ses presses. Or ce n’est pas le cas bien qu’on imprime beaucoup à Cologny entre les années 1602 et 1628. J’ai recensé pas moins d’une douzaine d’imprimeurs affichant ce lieu d’édition sur une trentaine d’ouvrages différents. Outre Jean de Tournes qui semble être le premier à avoir eu cette idée, on trouve Alexandre Pernet, Estienne Gamonet, François Le Fèvre, Isaac Demonthouz, Jacob Stoer, Matthieu Berjon, Philippe Albert, Pierre & Jaques Chouet, Pierre Aubert, Samuel Crespin, etc.

Le bruit des presses, les arrivées de ballots de papier et les envois de livres devaient certainement troubler la tranquillité des Colognotes…. si jamais il y eut un jour une imprimerie à Cologny. En réalité, il ne s’agit que d’un artifice humoristique pour déjouer la censure catholique, comme le sera plus tard la fausse adresse de Pierre Marteau. Le choix de cette place inconnue vient sans doute de son homonymie avec la ville de Cologne (Les deux villes se traduisent par colonia en latin [7]), bonne ville catholique celle-là qui ne risquait pas d’attirer les soupçons des autorités françaises ou savoyarde.  Jean II de Tournes avait sophistiqué le système en utilisant un timbre encreur et en changeant l’adresse selon la destination de son livre. Je prends les paris que l’adresse de Cologny était réservée aux exemplaires partant pour la Savoie. 

Un détail de la page de titre (1602)

Tableau généalogique de l’édition de 1602

Une lettrine gravée de la page de titre (1602)

La dernière chose qui frappe quand on lit attentivement cette Chronique de Savoye de 1602, c’est qu’une très grande partie des compléments de Jean II de Tournes ne sont qu’une reprise mot à mot d’un ouvrage publié l’année précédente par Lancelot Voisin, seigneur de La Popelinière, intitulé "Histoire de la conquête de païs de Bresse et de Savoye par le Roy Très-Chrestien Hanri IV". Il ne s’agit pas simplement de quelques coupés-collés, comme nous en faisons tous, mais de tous les développements sur la guerre qu’Henry IV livra à Charles-Emmanuel de Savoie, soit les feuillets 19 v° à 67 et dernier de l’œuvre du Sieur de la Popellinière, ce qui donnera 18 pages dans l’in-folio de Jean de Tournes ! [8]

Cet emprunt aurait pu donner lieu à querelle entre les deux auteurs mais il se trouve que le sieur de la Popellinière mourut assez vite après la publication de son ouvrage "d'une maladie assez ordinaire aux hommes de lettres et vertueux comme il estoit, à sçavoir de misère et de nécessité" [9]

Evidemment le plagiat ne passa pas inaperçu à l’époque et Jean II de Tournes dut s’en expliquer. Il aurait été élégant qu’il en fasse état dans la longue préface qu’il consacra à la 3ème édition de son livre mais il fallut attendre 4 ans après sa parution pour qu’il avoue à demi-mot ce pillage peu scrupuleux, et encore, ce fut dans l’ouvrage d’un autre auteur, en réponse à Marc-Antoine de Buttet qui avait éventé l’affaire dans le Cavalier de Savoye ou response au soldat françois.

Extrait du Cavalier de Savoye, Chambéry, Dufour, 1605


Jean de Tournes écrit dans
le citadin de Geneve ou Response au Cavalier de Savoye :

"Je suis attaqué par ce Cavalier à cause de la Chronique de Savoye, laquelle j'ay r’imprimée l'an 1602 et où il dit que j'ay destourné le sens de l'histoire, brouillé et confondu icelle annale. C'est une chose inouïe jusques icy, comme elle est aussi hors de toute raison, que l'on s'attaque aux Imprimeurs des livres au lieu de s'en prendre aux autheurs.  L'histoire que Monsieur Paradin a composée finit à la page 423 de ma dernière impression. Pour continuer ceste histoire jusques aux temps que la dernière édition en a esté faicte, j’ay recueilli de divers auteurs ce que j'y ai adjousté….  En ce qui concerne les guerres de France contre Savoye depuis l'an 1589, tant ès environs de Geneve qu'ailleurs, je l'ai pris entièrement de deux discours imprimez, l'un l'an1593, sans nom de l'auteur, l’autre l'an 1601 par le Seigneur de la Popeliniere. J'ai tous les deux en main pour en faire foy, si besoin."

Il se glorifie d’être un auteur dans la préface de la Chronique de Savoye mais redevient vite simple imprimeur lorsqu’il sent passer le vent du boulet. Jean de Tournes ne sort pas grandi de cette affaire puisqu’on en parle encore 420 ans après. D’ailleurs, Samuel Guichenon, historiographe de Savoie, après avoir loué les deux premières éditions de la Chronique, juge sévèrement la troisième en notant : "A cette chronique, Jean de Tournes ajouta un supplément …. Où il s’est montré peu étendu dans l’histoire. Aussi n’était-ce pas sa profession".

L’affaire est entendue !

Bonne journée

Textor



[1] Une réédition textuelle de cette première émission a été faite par les soins de Gustave Révilliod et Edouard Fick. Genève, Jules-guillaume Fick imprimeur, 1874.

[2] Voir Michel Jourde, Comment Jean de Tournes (n’)est (pas) devenu un imprimeur humaniste in Passeurs de Textes, Christine Bénévent,  Anne Charon,  Isabelle Diu,  et al. pp. 117-131.

[3] Voir A. Cartier, Bibliographie des éditions des de Tournes imprimeurs lyonnais, 2 t., Paris, 1937..., p. 141-142.

[4] Jean de Tournes quitte Lyon en 1585 après avoir vendu son matériel à Antoine Gryphe.

[5] Jean de Tournes apporta à Genève les planches gravées sur bois de ses éditions lyonnaises et il continua de les employer. (Gaullieur, Etudes sur la Typographie Genevoise 1855 p.212)

[6] Traité de Lyon signé entre Henri IV et Charles-Emmanuel le 17 janvier 1601

[7] Colonia Allobrogum pouvait être confondu avec Colonia Agrippina. Voir Gaullieur, Etude sur la typographie genevoise, Genève 1855.

[8] L’emprunt couvre les pages 451 à 468. Il est signalé par M. d'Arcollières dans sa notice Jean II de Tournes et le sieur de la Popellinière, Chambéry, Imprimerie Savoisienne, 1888.

[9] P. de l'Estoile, cité par M. Yardeni, La conception de l'histoire dans l'œuvre de La Popellinière, p. 111.