jeudi 31 décembre 2020

Les lettrines ornées d’un antiphonaire du XVème siècle.

Je propose de terminer l’année en musique, non pas pour fêter celle qui s’achève mais pour espérer que la prochaine soit moins terrible.  Alors j’ai choisi un cantique de circonstance, le psaume 17, Circum Dederunt.



Les pages de cet antiphonaire étonnent par la décoration de leurs lettrines ornées.

Ponctuer les entames de phrases ou de paragraphes d’une initiale plus grande que le corps du texte correspond à un besoin pratique que l’antiquité romaine semble avoir ignoré. Cette lettre est un repère et un guide pour le lecteur ; c’est une articulation du texte. Avant le Moyen-Age, les textes de l’Antiquité étaient rédigés sans séparation entre les mots et sans ornement particulier des initiales, il fallait toute la dextérité du lecteur pour déchiffrer le texte, mais sans doute était-il habitué à ce bloc compact.

Les premiers exemples de lettres ornées remontent au VIe siècle, mais c'est à partir du Xe que l'ornementation des manuscrits devient une pratique courante chez les copistes. A l’aspect pratique s’ajoute alors une dimension décorative qui parait ne correspondre à aucune codification. Chaque scriptorium, et dans celui-ci chaque enlumineur, propose ses propres créations. À l'extraordinaire liberté de l'époque romane succède, à partir du XIIIe siècle, une certaine standardisation imposée par la demande croissante de fabrication de manuscrits. Les formes et les couleurs sont plus sobres et les motifs fantaisistes, les animaux fantastiques ou les figures grotesques tendent à se raréfier [1].

Les pages ici présentées sont plus tardives, possiblement du XIVème ou XVème siècle mais cela n’a pas empêché le copiste de laisser quelques messages humoristiques au fil des lettrines. Sans doute que les moines de l’abbaye qui ont utilisé cet antiphonaire comprenaient bien mieux que nous le sens de ces petits croquis et les éventuelles allusions cachées qu’ils contiennent.

Une haste figurative.

La page débute par un grand C rouge filigrané. La lettre filigranée est une invention du XIIe s. Elle consiste en une initiale de couleur entourée de motifs filiformes exécutés sans pleins ni déliés. Cette lettre serait assez commune s’il n’y avait pas au bout d’une haste contournée en accroche-cœur une petite tête de profil, à la manière des grotesques du Pont-Neuf, qu’on dénomme drôlerie.

Nous lisons dans les meilleurs ouvrages sur les lettres ornées que l’image nous renseigne sur la lecture du texte auquel il sert d’explication et d’illustration. Ici, je n’aurais pas nécessairement pensé à dessiner une drôlerie pour introduire une phrase qui dit « Circum dederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me et in tribulatione mea invocavi Dominum » (Les gémissements de la mort m’étreignaient, les douleurs de l’enfer m’étreignaient, et dans mon épreuve j’ai invoqué le Seigneur.) mais bon [2]


Lettrine L à décor de chanteurs

Suivent des lettrines qui entrent dans la catégorie des lettres historiées qui, comme leur nom l’indique, nous racontent une histoire. Il reste à interpréter le sens du dessin, chose plus ou moins facile selon les motifs. Ainsi ces deux personnages qui encadrent une lettre L chantent à tue-tête, toute langue dehors. Ils sont coiffés d’un couvre-chef dont nous ne voyons pas le sommet mais qui est ouvragé à sa base. Il semble que ce soit une sorte de mitre ou de tiare. L’intérieur de la lettre elle-même fait penser aux fanons qui ornent les mitres.

La mitre est une coiffe liturgique, distinctive des hauts prélats de l'Église catholique romaine ayant charge pastorale, c'est-à-dire les évêques et les abbés, mais il n’existe pas de distinction de forme entre les mitres des abbés et celles des évêques. La mitre apparaît en Occident au cours du XIIème siècle, elle est portée durant les cérémonies. Toujours formée de deux cônes avec fanons, plus ou moins ouvragés selon les époques et les périodes liturgiques. La mitre simple était portée le Vendredi saint et pour les offices des défunts.

Sans doute ces visages représentent des dignitaires de l’Eglise qui ne devaient pas souvent s’égosiller de la sorte, ce qui confère à la scène un aspect humoristique. La tête de la partie gauche, aux traits précis, fait penser au portrait d’un personnage réel. L’usage était davantage de styliser les visages et non de chercher une ressemblance mais ce profil ainsi qu’un ou deux autres sur ces pages est tellement réaliste et différent de son vis-à-vis qu’il fait penser à un portrait.

 

La lettrine Q au moine bénissant

Quelques lignes plus loin, enfermé dans une lettre Q, un homme tonsuré et en habit de moine fait le signe de la bénédiction. Il porte une petite barbe du genre collier. Je ne sais trop quoi penser de ce moine barbu. S’agit-il d’un autre trait d’humour ?

L’église préconisait que les clercs soient glabres [3]. A l'exception des ermites, moines et prêtres doivent sacrifier leur barbe et porter tonsure en signe de renoncement au monde et d'humilité. Cette législation canonique a cependant été débattue au sein même de l'Église catholique. Au XVIe siècle, les protestants désignèrent les membres du clergé catholique sous le nom de « rasés », signe d'une soumission au pape, mais aussi d'une contre-nature : l'homme est barbu et marié, tandis que le clerc catholique est glabre et chaste. Le fait est que l’iconographie du XVème siècle ne présente pas de moine barbu. Mais vous pouvez peut-être m’apporter la preuve contraire.

Entourant ce moine, deux profils de personnages plus stylisés, coiffés de chapeau de feutre à rabats comme en portait Louis XI. Qui se fait bénir ? Le lecteur ou ces deux personnages? Les commanditaires du livre, peut-être. 

La lettrine aux poissons.

Une autre lettre, un S,  représente un personnage, également coiffé d’un chapeau à rabats, qui semble absorbé dans la contemplation d’un beau poisson. Le côté opposé de la lettrine est entièrement occupé par un autre poisson. Qu’elle est donc la signification de ce dessin ? Certes, le poisson est omniprésent dans la symbolique des premiers chrétiens, et les évangiles traitent de la pêche miraculeuse, mais il semble que la présente représentation soit plus anecdotique.   L’abbaye possédait-elle une pêcherie ?

La lettrine à la belle captive.

Mais de toutes les lettres figurées sur ces pages, c’est la dernière qui est la plus étonnante et la moins facile à interpréter. C’est aussi la plus volumineuse car elle regroupe 4 personnages dont une femme. Celle-ci parait jeune, elle porte de beaux cheveux longs, la taille est fine et la gorge décolletée. Sa robe est richement brodée et sa ceinture décorée de motifs circulaires, peut-être des cabochons. Elle est un peu en retrait, comme enfermée dans la lettrine. Est-ce une sainte ou une tentation du diable ? J’hésite.

Autour d’elle, deux personnages. A droite, un seigneur à l’air hautain, richement habillé, chapeau à rabats et vêtements décorés, à gauche un prélat, le bras tendu. Et au-dessus de la damoiselle un horrible personnage à la figure rouge, habillé d’une tunique simple, lassée à l’avant, tête nue. Un paysan peut-être, ou une représentation du Diable.

Le diable ?

Quelle est la scène représentée ? Difficile à dire. Est-ce une simple juxtaposition de figurines décoratives sans signification ou bien la représentation d’un évènement et de personnes ayant réellement existés. Un mari trompé, une femme séduite par le prélat ? Je vous laisse avancer les hypothèses. Pour vous aider, je vous donne le texte du psaume que cette lettre  Q entame : "Quoniam non in finem oblivio erit pauperis patientia pauperum non peribit in aeternum exsurge domine non praevaleat homo".

La répétition inlassable des psaumes copiés dans le scriptorium était une tache plutôt pénible et ce moine-copiste aurait sans doute préféré peindre une chapelle de l’abbatiale. C’est sa façon à lui de sortir de l’anonymat et de laisser une trace de son passage, comme cet autre moine qui écrivit dans la marge d’un livre :

« Saint Patrick d'Armagh, délivre-moi de l'écriture. L'écriture est une corvée excessive. Elle vous fait courber le dos, elle obscurcit la vue, elle vous tord le ventre et les côtés. Encre fluide, mauvais vélin, texte difficile ; Dieu merci, il fera bientôt nuit. C'est triste ! Ô petit livre ! Un jour viendra où, en vérité, quelqu'un sur votre page dira : la main qui l'a écrite n'est plus. Maintenant, j'ai tout écrit : pour l'amour du Christ, donnez-moi à boire". [4]

Bonne Année 2021 !

Textor



[1] Voir BNF, L'image dans les manuscrits par Danièle Thibault et Cécile Cayol in L’aventure dans les écritures. http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/page/textes_images/01.htm. Ainsi que l'article d'Erik Kwakkel consacré aux "grumpy faces" sur son site Erik Kwakkel • Grumpy faces In medieval times

[2] Les psaumes de ces deux pages suivent l’ordre suivant : Ecce virgo, Circum dederunt me, Diligam te domine, Adjutor in, Quoniam non in.

[3] Marie-France Auzépy « Tonsure des clercs, barbe des moines et barbe du Christ » in Histoire du poil (2017), pages 81 à 103

[4]St. Patrick of Armagh, deliver me from writing. Writing is excessive drudgery. It crooks your back, it dims your sight, it twists your stomach and your sides. Thin ink, bad vellum, difficult text ; Thank God, it will soon be dark. This is sad ! O little book ! A day will come in truth when someone over your page will say, the hand that wrote it is no more. Now I’ve written the whole thing: for Christ’s sake give me a drink." (Michael Camille, in Images of the Edge : The Margins of Medieval Arts. London, Reaktion Books, 1992)


dimanche 27 décembre 2020

Les statuts d’Amédée VIII, La vie quotidienne en Savoie au XVème siècle.

S’il est un document qu’il est utile d’étudier pour comprendre le fonctionnement de la société en Savoie au XVème siècle, ce sont les Statuts promulgués par Amédée VIII en 1430.

Le premier duc-pape, surnommé le Pacifique, est un prince législateur alors que ses prédécesseurs préféraient davantage guerroyer. Les Statuta Sabaudie ou statuts de Savoie rassemblent des textes issus de multiples lois jusque-là en vigueur dans le duché notamment ceux déjà promulgués par Amédée VIII en 1403 et 1423 en matière de police des mœurs et de fonctionnement de la Justice. Il les intègre dans un ensemble plus important et plus cohérent sur toute l’administration du Duché et son organisation judiciaire, avec l’idée principale de garder le contrôle sur ses sujets et d’affirmer son pouvoir. [1]

Amédée VIII et ses barons. Page de titre de l’édition de Jean Belot, 1512

La reliure de l’édition de 1505, qui révèle un usage intensif de l'ouvrage.

Divisé en cinq livres, cet ensemble de textes est un véritable témoignage sur la vie quotidienne en Savoie au XVe siècle. Ils concernent la police des cultes, les conseils ducaux et la justice, le statut des notaires et la réglementation des arts libéraux, le tarif des actes, et jusqu’aux codes vestimentaires et au train de vie de toutes les classes sociales. Composés de 377 articles, ils représentent le plus important document juridique savoisien jusqu'aux Royales Constitutions de 1723 [2].

Les Statuta Sabaudie furent imprimés, pour la première fois en 1477 par Johannes Fabri à Turin, puis en 1487, 1505 et 1512 (l’édition de 1497 n’étant pas considérée comme une nouvelle édition car elle contient des édits postérieurs aux Statuts de 1430). J’illustrerai cet article avec l’impression de 1505 chez Francisco de Silva à Turin, complété d’un supplément chez le même éditeur daté de 1513, et l’édition de 1512 chez Jean Belot, à Genève, avec son complément des édits de Charles II, imprimé chez un autre éditeur, Jacques Vivian, en 1513 également.

Cette œuvre législative, parmi les plus intéressantes du Moyen-âge, fut élaborée à Genève en présence des grands personnages de l’Etat, parmi lesquels ont comparu, comme témoins : Gaspard de Montmayeur, maréchal de Savoie, Miolans Coudrée, Henri du Colombier, Lambert Oddinet, président du conseil ducal, Claude du Saix, Président de la Chambre des comptes de Savoie. La rédaction est confiée aux jurisconsultes, Jean de Beaufort et Nicod Festi, premier secrétaire du Conseil ducal, originaire du bourg de Sallanches.

Pour préparer cette réunion, Amédée VIII avait convoqué à Thonon, au début du mois de Mai, le chancelier Jean de Beaufort et quelques conseillers de sa garde rapprochée. La mise au point du texte prit une quinzaine de jours, entre le 15 mai, date d’arrivée du Duc à Genève et le début Juin. Le choix de Genève était curieux car la cité épiscopale n’était pas directement placée sous l’autorité du Duc. D’ailleurs, il fallut ensuite se déplacer de Genève à Chambéry pour promulguer officiellement le texte, le 17 Juin, au château ducal, toutes portes ouvertes, en présence du peuple assemblé et des notables de la Ville.

La page de titre de l’édition de 1512 chez Jean Belot à Genève [3] est ornée d’un grand bois représentant le duc Amédée VIII en majesté, entouré des personnages cités plus haut, avec, à ses pieds, l’écu de Savoie, tenu par trois lions, entouré par le collier de l’Annonciade sur lequel figure la devise ducale « Fert ».

Prologue et profession de foi du Duc. Edition de 1512.

La liste des témoins à la promulgation des statuts du Duc Charles, à Annecy le 10 Octobre 1513 et imprimés par Francesco da Silva le 14 novembre 1513 à Turin.

Colophon de Jean Belot qui exerçait son art près de la cathédrale St Pierre, à Genève (Ante S. Petrus).

L’ouvrage était fort utile aux juristes et le présent exemplaire est passé entre les mains de plusieurs d’entre eux dont un certain sieur Villare, qui se désigne comme frère du chatelain de Chambéry et bon praticien. Sans doute lui-même un juriste de l’entourage du chatelain qu’il serait intéressant de retrouver. 

 

L’ex-libris de Villare, frère du chatelain de Chambéry (Ed. de 1505).

Dans le chapitre concernant l’administration du duché, les Statuts établissent précisément les attributions des baillis et des châtelains, véritables représentants du duc dans sa province. Le bailli transmet les ordres ducaux et contrôle l’activité des châtelains ; il y avait, en 1430, 14 bailliages dans les Etats de Savoie qui, eux-mêmes étaient divisés en une centaine de châtellenies à la tête desquelles le châtelain est responsable de la perception des revenus ordinaires (redevances en nature ou en argent), extraordinaires (après accord de l’assemblée des Trois Etats) et affermés (pour les terres princières mises en fermage). Il leur incombait également le maintien de l’ordre public. Les statuts sont très détaillés, allant jusqu’à préciser l’obligation pour les chatelains d’habiter dans leur château, situé au chef-lieu de la châtellenie, et de ne pas être originaires de la région dont ils ont la charge !

 

L'assignation à résidence des Chatelains.

Les Statuta Sabaudie, une affirmation de la puissance ducale.

L’aspect le plus original de cette œuvre législative est la volonté d’Amédée VIII d’asseoir sa souveraineté et de prendre le contrôle sur les seigneurs féodaux. Le régime du servage, cette relation complexe qui attache un paysan de manière exclusive à son seigneur, en est une bonne illustration. A la fin du Moyen Âge, il y a deux raisons d’être tenu pour non-libre : 1°) l’hommage, c’est-à-dire l’appartenance exclusive à un seigneur qui était aussi une sorte de protection.  2°) la taillabilité ou condition de mainmorte, c’est-à-dire la soumission à une charge réputée servile. Le servage est tantôt présenté comme étant un lien, tantôt comme une charge. Un paysan qui voulait échapper à la charge de tel impôt local pouvait être tenté de demander la protection d’un seigneur de rang supérieur.

Or Amédée VIII n’étant pas le maitre direct des serfs du Duché, compte tenu de toutes les juridictions intermédiaires, les Statuts préfèrent traiter de la relation de souveraineté du seigneur sur ses sujets plutôt que de servitude.  C’est pourquoi il ordonne aux marquis, comtes, barons, bannerets et autres seigneurs exerçant la justice de faire en sorte que dans les lieux où ils exercent des droits de juridiction, leurs officiers appliquent ses Statuts à leurs sujets et justiciables [4]. Le principe de la souveraineté du Duc qui prime sur les pouvoirs des autres seigneurs, aboutit à gommer la relation exclusive du serf à son maitre. Si les Statuts de Savoie n’abolissent pas le servage, ils contribuent à l’affaiblir considérablement [5].

Des conseils à la résidence de Chambéry et de Turin.

Lutte contre les hérétiques.

Inséré immédiatement après le prologue et la profession de foi qui ouvrent les Statuta Sabaudie, l’article concernant les hérétiques, les sorciers et les invocateurs de démons occupe une place notable dans le texte. La répression des pratiques démoniaques fait partie de la justice quotidienne mais elle est plus importante en Savoie qu’ailleurs [6].

Conséquence d’un contrôle religieux et moral exercé sur des populations faiblement ou mal christianisées, qui conservaient des croyances et des pratiques hétérodoxes, c’est aussi un moyen de supprimer toute opposition politique. (Le procès de Jeanne d’Arc a lieu en 1431, un an après la publication des Statuts en Savoie). L’implication ducale dans la répression du crime de sorcellerie et d’autres déviances magiques a été forte. Il a été le premier souverain temporel à légiférer sur ce crime au nom de la défense de l’orthodoxie chrétienne. Le contour des pratiques est assez flou et vise ensemble les jeteurs de sorts (« sortilegi »), les sorciers (« malefici »), les devins (« divini »), les astrologues (« mathematici »), les invocateurs de démons, les blasphémateurs, les guérisseurs, tous qualifiés d’hérétiques. Les tiers en relation avec ces hérétiques sont poursuivis également.  

Cette justice étant en principe l’apanage de l’Eglise, le duc justifie son ingérence par le souci de prêter main forte à la justice ecclésiastiques (« via iusticie et interdum militari potencie) et il insiste sur le volet répressif dans un domaine qui touche la paix publique. La prolifération des blasphèmes amène pestes, tempêtes, tremblements de terre et famine (« propter talia enim delicta, pestilencie, tempestates, terremotus et fames fiunt »). Les tiers en relations avec les hérétiques sont également poursuivis.

Tout ce qui touche à l’atteinte à l’othodoxie doit être traité avec rapidité. La procédure est sommaire, justifiée par l’urgence et l’évidence de la cause. (« summarie, simpliciter et de plano, sine strepitu et figura iudicii » - de manière sommaire, simplement et sans le vacarme ni la forme des procès). On évite de perdre son temps avec des procédures écrites, la question permet d’obtenir des aveux rapides.

C’est ainsi que Jean Lageret, président du conseil de Savoie et proche conseiller du duc, un bourgeois à l’ascension sociale et politique fulgurante, fut accusé d’avoir fait fabriquer par un médecin grec deux sceaux au signe astral du lion et du scorpion et trois statuettes dont l’une représentait un buste d’homme couronné, à l’image d’un souverain, visiblement destiné à envouter le duc et à s’attirer ses faveurs. Le procès eut lieu au Bourget et Jean Lageret est condamné à la décapitation pour crime d’astrologie [7]. Il est cocasse de rappeler qu’Amédée VIII réprime l’astrologie alors que la date du mariage de ses parents, le comte Amédée VII de Savoie avec Bonne de Berry, en 1377, avait été choisie par élection astrologique, effectuée par Thomas de Pizan, l’astrologue-physicien du roi Charles V…

A noter que la condamnation à la peine capitale s’accompagnait d’une confiscation des biens partagée entre le duc et l’inquisition et que la question du budget de la justice est ainsi résolue.

Enfin, le dernier paragraphe de cette section sur les hérétiques interdit tout usage et possession de livres ou d’écrits relatifs à ces arts (soit magie, divination et astrologie mais le texte ne précise par l’étendue desdits arts.). Les possesseurs de livres risquent potentiellement le bûcher en tant qu’ennemis de la foi, au-delà de la privation et de la destruction certaine de leurs ouvrages.

 

Des Hérétiques et des Sortilèges.

 Statut de la communauté judaïque.

Un autre aspect notable des Statuta Sabaudie est la place importante donnée à la réglementation de la communauté juive. Seize articles du premier livre traitent des rapports entre cette communauté et le reste de la population chrétienne, mélange ambivalent de protection et de privilège mêlé de ségrégation. La communauté juive étant au centre de la vie économique par son activité de prêteur de deniers, elle constituait un puissant instrument politique qui le Duc voulait contrôler. Certains quartiers des villes sont réservés aux juifs et le port d’un signe distinctif est obligatoire. L’article 5 prévoit l’institution d’un ghetto afin de séparer les familles juives du reste de la population et d’éviter de « dangereux mélanges » (dampnatas commixtiones).

Le désir de contrôler la communauté est certainement antérieure aux Statuts mais le privilège ducal ayant facilité leur installation, leur arrivée relativement récente, notamment dans les villes du Piémont, s’était heurté aux législations municipales. Il en résultait des conflits de juridictions qui obligèrent le duc à rappeler à ses officiers que les statuts ducaux primaient sur toute autre législation municipale ou épiscopale. [8]

Les costumes savoyards.

Enfin, la partie la plus étonnante de ces Statuts est certainement le livre V traitant des codes vestimentaires avec un luxe de détail qui montrent à quel point la société savoyarde était hiérarchisée. [9]. Chaque classe sociale devait pouvoir être distinguée par son habit et la qualité des étoffes (Statuts V, 1 à 10).

Le drap d’or est réservé au Duc et aux membres de sa famille [10], le velours d’argent aux barons, le velours broché aux barons écuyers, l’écarlate aux bannerets qui ont interdiction de porter du brocard ou de l'hermine, la soie aux vavasseurs-écuyers. Les docteurs de nobles naissances « peuvent porter des robes de damas fourrées de ventre de martre », le satin aux docteurs en droit roturiers, et à certains hauts fonctionnaires comme le trésorier général ; les licenciés in utroque avaient droit au camelot, mélange de soie et de cachemire ; les bourgeois portaient l’ostrade (laine) et ainsi de suite. Cette même différence devait pouvoir s’observer chez les épouses de ces différents personnages.

Les tenues vestimentaires des grands dignitaires. 

Le costume des paysans, pas plus de 8 gros.

La liste se poursuit pour l'ensemble des fonctionnaires et artisans du duché. Les artisans devaient se contenter d’une étoffe valant 20 gros de Genève l’aune. Comme on sait que le Duc payait ses étoffes d’or 42 ducats, soit 882 gros de Genève, cela donne une idée de la pyramide des revenus.

Enfin, « l'habit des paysans doit être court, le prix de l'aune de l'étoffe qui le compose ne doit pas dépasser huit gros, celle employée au capuchon, douze gros ».

Modèle de société hiérarchisée et rassurante reflétant la vie en Savoie au XVème siècle ou projet de société idéale, codifiée dans ses moindres détails, les Statuts d’Amédée VIII représentent principalement l’affirmation des pouvoirs du Prince dans ses Etats. 

Bonne journée

Textor


Annexe : les différentes éditions des Statuts jusqu’en 1586.

Pour le bibliophile, l’histoire des éditions successives n’est pas facile à reconstituer – impressions incunables mal identifiées, seconds tirages d’une même édition, ajouts de feuillets, imprimés postérieurement, etc [11]

Les statuts promulgués en 1430 par Amédée VIII ont été imprimés 6 fois au XVème et XVIème siècle. L’édition princeps est celle du 17 novembre 1477 à Turin par l’imprimeur Johannes Fabri. L’ISTC de la British Library en recense plus de 30 exemplaires.  Dans cette première édition on trouve déjà, à la suite des statuts de 1430, d’autres statuts promulgués successivement (à parti de 1475).

La seconde édition fut imprimée 10 ans après, en 1487, par l’imprimeur Jacobinus Suigus. L’édition princeps était en effet très fautive et ce nouvel opus avait pour objet de donner une édition corrigée.

L’impression de 1497 n’est pas une nouvelle édition des statuts de 1430, mais simplement l’édition de statuts successifs. Le fait est que cette édition se trouve le plus souvent reliée avec celle de 1487. Si on examine l’ouvrage rapidement (en regardant uniquement la première et la dernière page) on pourrait croire qu’il s’agit d’une édition des statuts de 1430 imprimée en 1497.

La troisième édition est celle imprimée par Francesco da Silva le 28 avril 1505 à Turin. Cette nouvelle édition est l’occasion d’une importante mise à jour et comporte l’ajout de nombreux statuts ayant été promulgués entre 1475 et 1503. Une vingtaine de copie ont été recensées.

La quatrième édition parait à Genève par Jean Belot en 1512. Genève était alors, avec Bâle, l’une des principales places d’impression de la Suisse. Les ducs de Savoie y ayant une part d’autorité jusqu’en 1535, nous trouvons des imprimeurs travaillant pour les ducs, comme l’indiquent les armes ducales figurant sur le titre ou à la fin de certaines publications de Jean Belot ou Jacques Vivian.  La mise en page est aérée et l’impression est bien nette mais, comme le précise le colophon du livre, Jean Belot ne fait que reprendre l’édition de Turin de Francisco de Silva. L’innovation se limite à une impression sur deux colonnes et à la numérotation des articles.

Après cette édition Genevoise deux autres éditions paraissent : le 27 septembre 1530 à Turin par Bernardino da Silva et enfin en 1586, à Turin, chez les héritiers de Nicolas Bevilacqua.

Les autres éditions de « Statuts de Savoie » qu’on peut rencontrer sont des statuts postérieurs à ceux de 1430, imprimés à différentes années, et qui se trouvent reliés avec des éditions de ces derniers.

La collation de l’édition de 1505 est la suivante :

- 6 folios n.ch. :  c. 1r: Frontispice avec les armoiries de la Maison de Savoie (il me semble de comprendre que le premier folio vous manque)

c. 1v-5v: tables des matières de l’édition.

c. 6r: blanc

c. 6v: Lettre dédicatoire

- 100 folios numérotés de I à C comprenant :

Les Statuts de 1430.

 c. Ir-LXXXIv:

Les Statuts de Yolande de Savoie.

c. 82r-82v: “Statutum super alienatione bonorum feudalium”, du 3 juillet, 1475.

c. 82v: Ordonnance du consilium cum domino residens, du 3 novembre 1475,

c. 83r-88v: Statuts de Yolande, du 8 février 1477, intitulés “Reformatio statutorum super causarum acceleratione.”

Les Statuts du duc Philibert Ier.

c. 88v: 5 janvier 1480, intitulé “Quod iuramentum addit forum foro temporali sicut foro ecclesiastico”.

c. 88v-92v: 17 agosto 1480, a Chambéry, intitulé “Reformatio statutorum super causarum acceleratione”.


Les Statuts de Charles II.

Les Statuts de Charles II.

c. 93r: confirmation du Statutum super alienatione bonorum feudalium, 14 janvier 1484.

c. 93r-93v: Statuts sur la clause “Nisi et si quis”, du 10 juin 1485.

Les Statuts de la duchesse Blanche.

c. 93v-95r: 26 octobre 1491 intitulé : “Statum super alienationibus feudorum et unica dilatione ad examinandum danda, contraque frabricatores monetarum ac in delinquentes.”

c. 95r: Statutum editum supre poena l. Si quis maior 17 mars 1495.

Les Statuts du duc Philippe II

c. 95v-96v: 30 juin 1497 : « Statuta pro breviori causarum expeditione ».

Les Statuts du duc Philibert II.

c. 96v-97r: 24 janvier 1503 : “Quod in causis, quae dietim assignatae sunt, in stantia non currat nisi per decem dies.”

c. 97r: Ordonnance du conseil résident de Turin 8 mai 1503

c. 97r-99v: Reformatio et statuta nova”, du 1er décembre 1503.

c. 100r: Ordonnance de publication du consilium cum domino residens 5 décembre 1503.

- Colophon : c. 100r “Impressa fuerunt suprascripta Sabaudiae statuta Taurini per Magistrum Franciscum de Silua. Regnante illustrissimo et magnanimo principe Karolo Sabaudiae duce nono. Anno salutis christiane M. cccc V die xviii mensis aprilis.”

Pour résumer, voici la liste des éditions des Statuts d’Amédée VIII :

Decreta Sabaudiae ducalia tam vetera quam nova, Torino, Jean Fabre, 17 novembre, 1477 (H 14050; GW M43623; IGI 8484; ISTC is00001000).

[Decreta et Statuta Sabaudiae], Torino, Iacopo Suigo, [après le 6 octobre 1487]

(H 14051; GW M43632; IGI 8485; ISTC is00002000).

[Statuta Sabaudiae], Torino, Francesco Silva, 28 avril 1505 (EDIT16 - CNCE

31519; Bersano Begey 503).

Statuta Sabaudie nova et vetera noviter impressa, Genève, Jean Belot, 29 mai

1512 (GLN15-16 – 5790).

[Statuta Sabaudiae], Torino, Bernardino Silva, 27 septembre 1530 (EDIT16 -

CNCE 31502; Bersano Begey 506).

Decreta seu statuta vetera serenissimorum ac praepotentum Sabaudiae ducum &

Pedemontii principum: multis in locis emendata, Torino, apud haeredem Nicolai

Bevilaquae, 1586 (EDIT16 - CNCE 47745; Bersano Begey 481).

Quant au texte de 1513 qui fait suite à l’ouvrage de 1505, il s’agit des statuts promulgués par le duc Charles II le 10 octobre 1513 et imprimés par Francesco da Silva le 14 novembre 1513 à Turin.

Colophon de Jacques Vivian.

Ils ont été à nouveau imprimés par Jacques Vivian et Louis Cruse la même année. La Bibliothèque de Genève nous apprend que cette pièce de 4 feuillets accompagne d'ordinaire l'édition genevoise des Statuta Sabaudie, par Jean Belot, du 29 Mai 1512. Il est vrai qu’il a été conçu pour faire suite car ce supplément, bien que publié distinctement l’année suivante, chez un autre imprimeur, avec une autre adresse, poursuit la foliation des Statuts de Jean Belot. (folio LXXXIII-LXXXVI – avec une erreur puisque le dernier feuillet de Belot est déjà le f. LXXXIII) ainsi que la signature (le cahier o6 suivi du cahier p4). Les exemplaires complets des Statuts doivent donc contenir ce supplément bien que cela soit assez rare en pratique, à en juger par les exemplaires décrits par les bibliothèques publiques. Mathieu Caesar en a recensé 13 exemplaires dont 9 copies circulent reliées à l’édition de 1512.[12]



[1] Sur l’ensemble du sujet, voir les différents actes du colloque du 2-4 Février 2015 à Genève : « La loi du prince. Les Statuta Sabaudiae d'Amédée VIII » publiés par la Deputazione Subalpina di Storia Patria - Biblioteca Storica Subalpina n°ccxxviii Torino, Palazzo Carignano, 2019. sous la direction de Mathieu Caesar et Franco Morenzoni.

[2] Voir « La police religieuse, économique et sociale en Savoie d'après les Statuta Sabaudiae d'Amédée VIII (1430)», par Laurent Chevailler, in Mémoires et documents de l’Académie Chablaisienne, tome 77, 1965.

[3] Colophon : Impressa fuerunt suprascripta Sabaudie statuta (ad exemplar illorum que nuper Taurini impressa fuerunt per M. F. de Silva) Gebenis per Magistrum Johannem Belot Anno domini M. D. XII. XXIX. mayi. Et venalia invenitur in ejus officina ante Sanctum petrum Gebenis (f.o5r)

[4] « In suis territoriis, dominiis et locis in quibus iuridictionem habent in et super omnes et singulos subditos et iuridictiarios suos per eorum officiarios plenarie faciant exequi »

[5] Voir Mathieu Caesar, l’état princier et la condition des personnes : servage et souveraineté dans les statuta sabaudie, in la loi du Prince, op. cit.

[6] Martine Ostorero, Amédée VIII et la répression de la sorcellerie démoniaque : une hérésie d’État, in la loi du Prince, op. cit.

[7] F. Mugnier, Procès et supplice de Jean Lageret, dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie n°36 (1897), pp. X-XXII.

[8] Laurence Ciavaldini Riviere.  Statuta Sabaudiae, Juifs de Savoie et fin des temps, in la loi du Prince, op. cit. Voir notamment les développements concernant les villes épiscopales suisses.

[9] Aessandro Barbero,  Stratificazione e distinzione sociale negli Statuta Sabaudie, in la loi du Prince, op. cit.

[10] « le costume du souverain sera la robe longue et le bonnet ; le velours, le drap d'or, la martre, l'hermine, les perles, et les pierreries, sont réservés au duc et à sa famille. »

[11] Voir à ce sujet l’article détaillé de Mathieu Caesar, « L’imprimerie et les législations princières aux XVe et

XVIe siècles. Quelques observations à partir des premières éditions des Statuta Sabaudie d’Amédée VIII » in la loi du Prince, la raccolta normativa Sabauda di Amedeo VIII (1430). Colloque Genève 2016, Turin PALAZZO CARIGNANO, 2019.

[12] Mathieu Caesar, Statuts ducaux et imprimerie : à propos de trois éditions des statuts de Charles II de Savoie (1513), dans «La bibliofilia », 113 (2011) pp. 35-48

mardi 8 décembre 2020

Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires. (1520-1590)

En cette seconde moitié du 16ème siècle, Lyon est la capitale de l’imprimerie. Les imprimeurs Guillaume Rouille, Jean de Tournes, Guillaume Gazeau, Macé Bonhomme, Balthasar Arnoullet ou Barthélémy Honorat et beaucoup d’autres vont faire briller la vie intellectuelle de cette ville enrichie par le commerce et les foires instituées au siècle précédent. Et la mode est aux livres à gravures pour lesquelles les plus grands artisans sont recherchés. Le plus connu est Bernard Salomon dit le Petit Bernard mais il y eut aussi Pierre Woeiriot, le Maitre à la Capeline, George Reverdy, Georges Mathieu, Otton Vendegrin, etc …

Arrêtons-nous sur un « tailleur d’histoires » bien représenté dans ma bibliothèque : Pierre Eskrich. Sa production, bien qu’abondante, est longtemps restée dans l’ombre avant que Natalis Rondot ne lui consacre une monographie au début du 20ème siècle [1]. Il faut dire que cet illustrateur avait tout fait pour brouiller les pistes. Il ne signait que rarement ses œuvres et, quand il le faisait, il utilisait plusieurs pseudonymes différents qui fit croire que les initiales PV pour Pierre Vase ou le nom Cruche correspondait à des graveurs différents. Pourtant sa manière est assez facile à identifier.

Pierre Ekrich, un maitre dans l'art de dessiner les oiseaux. Lettre P à la mésange huppée.

Brodeur, architecte de décors pour les entrées royales, peintre, dessinateur et graveur, cet artiste reste aujourd’hui essentiellement connu pour les illustrations de livres qu’il a produit entre les années 1548 et 1580 pour les imprimeurs de Lyon et de Genève, villes où il résida alternativement.

Pierre Eskrich est né à Paris, vers 1520, d'une famille allemande de Fribourg-en-Brisgau. Son père Jacob Eskrich est graveur sur métal et lui enseigna sa technique avant de le placer en apprentissage dans l’atelier de Pierre Vallet, brodeur du duc de Nevers, un des maîtres brodeurs les plus en vue de la capitale. La forme primitive du nom est Kruche ou Kriche qui voulait dire cruche. Son fils, sans doute dans un souci d’intégration, a cherché à franciser son nom en Vase ou Cruche. Il employa l’une ou l’autre de ces signatures et parfois les trois.

Il parvient à gagner, vers 1543, le statut fort honorable de maitre brodeur et fréquente les milieux artistiques parisiens de l’entourage de Clément Marot. Il tenait à son titre de brodeur qui était apparemment plus valorisé dans la hiérarchie sociale de l’époque que celui de simple graveur d’images. A vrai dire, nous n'avons guère d'information sur ce qu'il a produit durant sa période parisienne, peut-être des vers qu'il reste à retrouver. Son ami Robinet de Luc [2], également brodeur mais aussi poète à ses heures, lui consacre un poème : « Cruche tu n’es, mais ung beau vase anticque / Vase excellent, vase fort auctenticque ». Nous  savons  aussi qu’il était en relation avec le peintre et sculpteur Jean Cousin qui l'aida à sortir de la prison du Châtelet en payant ses dettes.[3]

Il arrive à Lyon en 1548, probablement appelé par Guillaume Rouille qu’il avait pu connaitre à Paris et qui venait de s’installer dans la capitale des Gaules. Il collaborera souvent avec cet imprimeur et sera son illustrateur attitré comme Bernard Salomon avait été celui de Jean de Tournes. Sa première production lyonnaise est l’édition en français des Heures à l’usage de Rome, partagée avec Macé Bonhomme en 1548. Eskrich conçoit des bois à pleines pages et des encadrements variés qui tranchent avec l’iconographie habituelle des livres d’heures gothiques. Ils prennent leur source dans l’art maniériste italien importé en France, particulièrement dans les recherches originales toutes récentes du Rosso puis de Primatice à Fontainebleau.

Pierre Eskrich devait avoir une solide éducation classique et un gout certain pour l’archéologie comme le montre les thèmes qu’il va illustrer. On le sait féru de poésie, c’est donc tout naturellement qu’il se tourne vers l’illustration littéraire et particulièrement les livres d’emblèmes, un genre très en vogue où un texte versifié répond à une image tirée de la mythologie ou de symboles hermétiques. Il conçoit les vignettes des Emblèmes d’Alciat parus chez Guillaume Rouille et Macé Bonhomme en 1548 et 1549, où le jeu visuel entre texte et image est souligné et resserré par l’emploi des mêmes encadrements bellifontains que le livre d’Heures précédemment achevé. L'illustration comprend un grand encadrement sur le titre avec des enfants chauves, des bordures variées à toutes les pages et 173 bois, dont 14 représentent diverses essences d'arbres. Plusieurs bois sont signés PV dans l’encadrement, ce qui permet de les lui attribuer avec certitude. Contrairement à la pratique en Allemagne, les graveurs français ne signaient que très rarement leurs œuvres. Les droits d’auteur n’existaient pas encore et il n’y avait pas vraiment d’intérêt à marquer les œuvres comme pouvaient le faire les tailleurs de pierre.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549 
Page de titre à l’encadrement architectural typique que l’on retrouvera dans d’autres ouvrages.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549. 
L'Envie dévorant un serpent, thème que l'on retrouve dans le Stichostratia. La planche est signée PV pour Pierre Vase, première signature de l’artiste à son arrivée à Lyon.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549.

C’est au cours de cette première période lyonnaise qu’il confie à Macé Bonhomme 3 dessins très finement gravés sur bois pour illustrer le livre d’épigrammes de Jean Girard, maire d’Ausone, le Stichostratia epigrammaton centuriae V. Les bibliographes ne mentionnent jamais cette production pourtant bien dans le style de Pierre Eskirch. Ces dessins forment, selon moi, une suite symbolique autour de l’immortalité du poète. Dans la première gravure, la Volonté à la tête des centuries aux pieds multiples (Carminum centuriae multipedum) combat le serpent d’eau (l’Hydre) appelé Envie (Invidia) dans les marais de Lerne. Dans une autre, l’Immortalité toujours accompagnée des multi-pieds combat la Vieillesse, le Temps et Saturne.

Pierre Eskrich est aussi, très certainement, l’auteur de la marque de Macé Bonhomme figurant à la page de titre du même livre. On sait que notre graveur a été sollicité par d’autres imprimeurs que ceux avec lesquels il travaillait habituellement pour dessiner leur marque ou décorer les pages de titre de leurs ouvrages. On croit voir sa main dans plusieurs éditions où les frontispices sont ornés d’éléments d’architecture classiques, à l’exemple des Funérailles de Romains.

Le Stichostratia epigrammaton, page de titre à la marque de Macé Bonhomme, 1552


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Le Stichostratia epigrammaton, gravure « non gravis ira sed voluntas »

Le Stichostratia epigrammaton, gravure « Cornu ferit ille, caveto »

Il enchaîne en 1555 avec les 95 bois du livre d’emblèmes du juriste Pierre Cousteau, intitulé Le Pegme, toujours chez Macé Bonhomme. Les versions latine et française paraissent quasi simultanément. A. Firmin-Didot disait de cet ouvrage que c’est « l’un de ceux où se révèle le style lyonnais proprement dit, soit dans les bordures, soit dans les vignettes ».

Il s’y déploie une iconographie complexe, mais on remarque une certaine maladresse dans la taille des bois par rapport aux gravures du livre d’Alciat ou du Stichostratia de Jean Girard. Par ailleurs, le livre parait plus de 2 ans après l’obtention du privilège Il est possible qu’Eskrich se soit contenté d’exécuter les dessins et laissé à un graveur peu habile et très lent le soin de manier le burin. Certains disent que c’est la traduction en français par Lanteaume de Romieu qui prit du retard.


Le Pegma de P. Cousteau, version latine, 1555.


Le Pegme en français, édition de 1560.

Mais il se peut que ce soit Eskrich lui-même qui ait été très lent dans son travail car la même mésaventure se reproduisit pour un autre ouvrage illustré par Eskrich, la Religion des Romains de Guillaume du Choul, parue 3 ans après le privilège. Cette fois, le livre est édité directement en français et personne ne peut incriminer le traducteur.  

Le Discours sur la Religion des Anciens Romains aurait dû paraitre en même temps que le Discours sur la Castramétation et Discipline Militaire des Romains, et les Bains, 3 ouvrages imprimés par Guillaume Rouille mais les retards dans la composition des gravures en différèrent l’impression et ce retard chagrina amèrement l’imprimeur qui fut obliger de s’en excuser dans l’avis aux lecteurs : « Seigneurs lecteurs, l'obéissance, que je dois à ceux qui me peuvent commander, fait que maintenant les deux livres précédents [c'est-à-dire la Castrametation et les Bains] ne doivent attendre leur compagnon de la Religion des anciens Romains, obstant la raisonnable tardiveté des ouvriers ès portraits & taille des figures : qui par-ci-après & au-plutôt vous contenteront de tant mieux, que leur aurez donné loisir de sortir en meilleure perfection, sous un commun accord d'accepter nos justes excuses en matière tant favorable. A Dieu »

Guillaume Rouille réédita donc en 1556 un tirage regroupant la Castramétation, les Bains et y adjoignit la Religion, comme l’annonce la page de titre. Il est vrai que les gravures sont en « meilleure perfection » et les recherches quasi archéologiques qui furent faites sur les costumes et les armes des romains, dont on peut admirer les détails, ont dû prendre beaucoup de temps à concevoir.


La Castramétation, gravures à pleine page, les boulevards et le chargement du vin, 1556.

Soldat romain, La Religion des Romains, 1556.

Cavalier romain, La Religion, 1556.

Scène de sacrifice, Religion des Romains, 1556.

Vanessa Selbach note la proximité probable d’Eskrich avec l’antiquaire Du Choul mais ne parait pas vouloir lui attribuer les gravures de l’ouvrage, contrairement à Henri Baudrier qui note dans sa Bibliographie Lyonnaise que ces gravures sont l’œuvre d’un graveur de grand talent, que Guillaume Rouille travaillait avec Pierre Eskirch et George Reverdy et que ce n’est pas la manière de Reverdy. Cette information est reprise depuis par tous les catalogues de libraires.

Le doute reste permis car ces grandes figures diffèrent des petites vignettes des livres d’emblèmes, mais nous pensons reconnaitre le style de Pierre Eskrich dans les figures des romains qui correspondent à ses personnages à la stature longue et étirée, donnant l’impression d’être en apesanteur ; les têtes sont étroites, généralement mal proportionnées et les extrémités des membres sont effilés ; elles ont un caractère de sévérité, autant de traits propres à Eskrich. Par ailleurs, il faut garder en tête que les scènes de la Religion des Romains sont tirées pour partie de relevés de la colonne Trajane dont les dessins ne sont pas de la main d’Eskirch qui n’est jamais allé à Rome.

Les lettrines historiées de cet ouvrage me paraissent constituer un indice supplémentaire. Celles qui ornent la Castramétation comme la Religion des Romains de Du Choul peuvent certainement lui être attribuées car elles représentent des oiseaux et ont été réalisées à l’époque où notre graveur s’était lancé dans une série de dessins ornithologiques conservée aujourd’hui à la New-York Historical Society sous forme d’un album de plus de deux cents dessins d’oiseaux [4]. Deux autres recueils du même type conservés à la BNF sont de la main de Dalechamp et avaient appartenu à Guillaume Rouille sans doute pour un projet de publication. Le calligraphe a noté : « l’autheur B. Textor, le peintre Pierre Vase alias Cruche, l’escrivain Thomas Huilier. ». Ils constituent le premier ensemble de dessins ornithologiques d'Europe [5]. Eskrich était un amateur d'ornithologie et allait avec son ami Dalechamp les observer dans les montagnes du Jura. Dans les lettrines, les volatiles sont très réalistes, ils  évoluent dans un décor de pampre et de feuillages en rinceaux très chargé dont on retrouve le style dans d’autres lettrines comme la lettrine aux squelettes dessinées spécialement pour les Funérailles des Romains.

Le héron cendré, dessin d'oiseau de Pierre Eskrich réalisés vers 1548-1555, aquarelle, encre et gouache. New-York Historical Society.

Lettrines aux Oiseaux de la Religion des Romains, 1556. Le héron cendré et le pic noir.

Après cette intense période de production Eskrich quitta Lyon pour Genève et s’y installe en 1554, pour être reçu bourgeois en 1560, « gratuitement, en considération des services qu’il pourra faire à la ville ». On ne sait pas de quels services il est question, sans doute des commandes de la municipalité de Genève comme ce plan de ville de 1564 ou des travaux d’illustrateur pour la propagande calviniste car c’est à Genève qu’il conçoit une curieuse carte satirique de propagande inventée par l’italien Jean-Baptiste Trento, qui lui commande en 1561 seize planches in-folio constituant la Mappemonde Nouvelle Papistique. Le retard dans la livraison des planches, une fois encore, lui vaut un procès par l’auteur en 1562-63, et l’ouvrage ne paraîtra finalement qu’en 1566. Je passe rapidement sur cette période genevoise car elle n’est pas représentée sur mes rayons. Il a d’ailleurs eu moins de succès à Genève au point de tomber dans la mendicité, faute de commande. Il a tout de même illustré plusieurs ouvrages protestants dont des bibles pour Robert Estienne, Rowland Hall, Antoine Reboul à l’illustration réduite.

Nouveaux déboires financiers et nouveau séjour en prison pour injures aux gouverneurs de la ville, Eskrich revient alors à Lyon en 1564, appelé par la municipalité pour aider en urgence aux décorations de l’entrée de Charles IX et il s’y fixe de manière définitive. Il sera à nouveau sollicité pour les décors de l’entrée d’Henri III à Lyon en 1574, il conçoit et peint un bateau royal, inspiré du Bucentaure des Doges de Venise.

Protestant à Genève mais catholique à Lyon, puisqu’il maria sa fille à l’église de Sainte Croix, notre graveur savait s’accommoder avec la religion de ses commanditaires !

Une de ses dernières productions est gravée pour l’ouvrage Funérailles et diverses manières d’ensevelir les romains de Claude Guichard, parues chez Jean de Tournes en 1581 et dédié à Charles-Emmanuel de Savoie. Une des gravures est signée « Cruche in. », et représente un édifice pyramidal inspiré de monnaies romaines.

Page de titre des Funérailles des Romains, Jean de Tournes, 1581.

Gravure d'un tombeau romain signée en bas à gauche Cruche.

Le thème du livre est de circonstance pour un artiste désormais âgé qui ne produira plus rien de notable et disparaitra quelques années plus tard, vers 1590.

Bonne Journée

Textor

Lettrine aux squelettes des Funérailles des Romains, 1581.



[1] Natalis Rondot : Pierre Eskrich, peintre et tailleur d'histoires à Lyon au XVIe siècle, Lyon : Waltener, 1901.

[2] Robinet de Luc est désigné dans les articles les plus récents sous le nom Robert de Luz dit Robinet.

[3] Vanessa Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) », Chrétiens et sociétés « Numéro spécial I : Le calvinisme et les arts »,‎ 2011, p. 37-55

[4] La correspondance du médecin Robert Constantin nous apprend qu’il allait herboriser et étudier les oiseaux dans le Jura avec Dalechamp et Pierre Eskrich. Cf V. Selbach précitée.

[5] Oberta Olson et Alexandra Mazzitelli, « The discovery of a cache of over 200 sixteenth-century avian watercolors: a missing chapter in the history of ornithological illustration », Master Drawings, vol. 45, n° 4 -2007, p.435-521.