jeudi 11 mars 2021

Vélin Doré.



Vieux Maître Relieur, l'or que tu ciselas

Au dos du livre et dans l'épaisseur de la tranche

N'a plus, malgré les fers poussés d'une main franche,

La rutilante ardeur de ses premiers éclats.

 


Les chiffres enlacés que liait l'entrelacs

S'effacent chaque jour de la peau fine et blanche ;

A peine si mes yeux peuvent suivre la branche

De lierre que tu fis serpenter sur les plats.

 


Mais cet ivoire souple et presque diaphane,

Marguerite, Marie, ou peut-être Diane,

De leurs doigts amoureux l'ont jadis caressé ;



Et ce vélin pâli que dora Clovis Ève

Évoque, je ne sais par quel charme passé,

L'âme de leur parfum et l'ombre de leur rêve.

                 José-Maria de Heredia (1842-1905)


José-Maria de Heredia, poète cubain naturalisé français, avait suivi l’école des Chartes en candidat libre et il fut un temps conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Il recevait les Parnassiens dans son appartement de fonction donnant sur la Seine. Bibliophile passionné, il a bien décrit l'amour des livres dans ce poème qui s'intitule Vélin Doré, extrait des Trophées (1893).




jeudi 4 mars 2021

Les monnaies de Savoie au temps du duc Charles II. (1544)

Les princes de Savoie ont toujours revendiqué le droit de battre monnaie, au moins depuis le temps d’Oddon de Maurienne, c’est-à-dire au XIème siècle, et ils se réservaient expressément ce droit régalien dans les actes de donation de terres ou de fiefs qu’ils pouvaient faire à leur famille. Parallèlement, les évêques de Maurienne reçurent ce droit de l’empereur Conrad. Des ateliers monétaires ont donc existé très tôt à St Jean de Maurienne, Moutiers, ou Aiguebelle puis ils se développèrent beaucoup aux siècles suivants.

En fonction de la santé économique du moment et des vicissitudes liées aux guerres incessantes, la monnaie voit son cours varier et oblige le Prince à jouer avec le titre. Celles qui sont émises en dessous du titre se voit rapidement décriées et refusées par la population et une ordonnance vient alors imposer un cours forcé, correspondant à son nominal, puis elle est remplacée par une autre monnaie de meilleur aloi. Une monnaie chasse l’autre et la circulation monétaire est rendue complexe par la coexistence de ces multiples unités à laquelle s’ajoute un système de monnaies de compte.


Pièce d'argent aux effigies de Philibert et Yolande de Savoie.

Les monnaies réelles sont celles données en paiement, type denier et oboles. Ces monnaies en argent sont frappées par chaque seigneur local ou ville franche disposant d’un atelier. Leur sphère de circulation ne dépasse pas les territoires du seigneur et ses environs immédiats. Parmi ces monnaies, certaines prennent valeur internationale, comme le florin. Leur qualité et leur stabilité sont telles qu’elles circulent bien au-delà de leur lieu d’émission. Ces monnaies sont moins des monnaies de prince que des monnaies de marchands. Peu de seigneurs acceptent d’ailleurs la circulation de ces lointaines espèces sur leur territoire. De nombreuses ordonnances rappellent régulièrement qu’elles ne peuvent être prises en paiement et qu’elles doivent être échangées contre des espèces locales, à un cours décidé par le souverain. A côté de ces monnaies réelles, déjà fort nombreuses, coexistent plusieurs monnaies de compte exprimées en livres, sous et deniers. Ces monnaies de compte servent à fixer les prix des marchandises, à tenir des comptes. Elles ne sont pas les mêmes d’une région à l’autre….

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys

Un édit postérieur, (de 1576, sous Charles-Emmanuel), portant prohibition et defenses de sortir monnaie hors du Pays de Savoye ! 

A l’époque du Duc Charles II, les marchands et les changeurs utilisaient donc un manuel pour les aider à s’y retrouver dans les multiples monnaies frappées localement. Ce genre d’ouvrage devait être fort courant mais comme ils étaient manipulés quotidiennement, ils n’ont pas toujours survécu [1].

Celui présenté ici est un recueil flamand composé de 5 opuscules avec pages de titre séparées, tous imprimés à Gand en 1544 par Josse  Lambrecht qui se qualifiait lui-même de « tailleur de lettres » (lettersteker). [2] Exerçant à Gand, il est considéré comme le meilleur imprimeur de son temps, promoteur de la lettre romane. Pour autant cet ensemble de recueils destiné aux marchands et changeurs est en lettres gothiques, plus facile à lire pour les gens de l’époque. « De tous les imprimeurs qui ont exercé leur profession à Gand, il n'en est pas de plus remarquable ni de plus digne d'attention. » (Bibliographie Gantoise). Sa devise était : « Cessent solita dum meliora, Satis quercus. » autrement dit, abandonnons la routine, lorsqu'une route nouvelle nous est ouverte.

 

Page de titre d'un des opuscules du Tarif des Marchands.

Une page du Tarif des Marchands.

Un modeste ouvrage relié d'un velin de récupération.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans les quelques 1200 empreintes de pièces, témoignage précieux de la circulation fiduciaire en Europe au début du XVIème siècle. Au-delà de l’intérêt numismatique de ces pages, qui n’est pas ma spécialité, ces représentations de monnaies, gravées avec finesse, donnent une image des forces économiques en présence, à un instant t, en l’occurrence le premier quart du XVIème siècle. Ainsi pour la Savoie, nous trouvons reproduit une douzaine de pièces frappées pour les ducs, ainsi que celles frappées à Genève, à Saluces et dans le marquisat de Montferrat, sans doute les monnaies que les marchands avaient le plus de chance de rencontrer aux Pays-bas et dans le nord de l’Europe.

 



Les monnaies de Savoie, de Montferrat et de Saluces.

Les monnaies représentées sont à la marque de Philibert II, huitième Duc, et de Charles II. La première dans l’ordre chronologique est une grande pièce d'argent. Le buste du Prince, tourné à droite, occupe le champ, et au revers est le buste de son épouse Yolande, tournée à gauche. L'exécution des têtes est suffisamment bonne pour qu’il puisse s’agir de portraits. La croix du commencement des légendes y est remplacée en revers par un écu de Savoie. Cette pièce fut frappée en 1497, à l’occasion du mariage de Philibert avec une princesse âgée alors de 9 ans.

Si son père, Philippe II, est représenté à cheval, armé de toutes pièces, Philibert est plus fréquemment représenté en buste. Le P, initiale de son nom, figure dans le champ du revers de ses monnaies de billon et sur quelques-unes est placé le chiffre romain VIII, ou le mot Octavus, première indication du rang qu'il a occupé dans la série des ducs de Savoie. In Te Domine Confido est la seule légende qu'il ait employée ; elle a été conservée par sept de ses successeurs, et a subsisté plus d'un siècle et demi sur les monnaies des Princes. La lettre initiale de l'atelier de frappe et celle du nom du maître qui y a battu commencent à être placées sur quelques pièces. Par exemple, les initiales CF en fin de légende de l'avers nous indiquent que le monnayeur était François Savoie de l'atelier monétaire de Chambéry.

Un Parpaïolle de 1497.

Quelques unes des nombreuses émissions de Charles II.

Philibert ne régna que jusqu’en 1503 et fut remplacé par Charles, second du nom, lequel exerça le pouvoir pendant plus de 48 ans, dans une période troublée au cours de laquelle la Savoie perdit une grande partie de ses territoires, notamment le Genevois.  Cette instabilité politique s’accompagna d’une instabilité économique et la dépréciation de la monnaie conduit à frapper de nouvelles valeurs d’où une abondance de types de pièces qui font aujourd’hui la joie des numismates.


Un cornabot de Savoie. 

Une pièce émise par le Marquisat de Montferrat.


Charles II a apporté une grande variété dans les formules, les dessins et la valeur de ses monnaies, qui sont bien inférieures en qualité à celles de ses prédécesseurs. Ses légendes sont assez variées : Sanctvs Mavricivs Dvx Thoer, sur des pièces de 5 gros de 1526 et des tallards de 1553.  In Te Domine Confido - Lavs Tibi Domine, sur de nombreuses pièces de métaux différents, à diverses époques de son règne, et Nihil Deest Timentibvs Devm, légende qui lui est restée personnelle, sur des parpaïoles de 1519. Il a également étendu et varié ses formules : Princeps marchio in Italia ou Sacri Romani Imp princeps vicar perpet.[3]

Avec Charles II, les dates d'émission paraissent pour la première fois sur les monnaies. Nous retrouvons sur quelques-unes les dates de 1546,1552,1553. Sur des pièces de billon de 24 au ducat, de l'ordonnance de 1535, le champ des deux faces de la pièce est occupé par une croix formée d'un côté des cinq écussons suivants : Savoie au centre, Empire, Suse, Chablais, Aoste, formant les bras accostés des lettres de la devise FERT. La croix du revers est formée de quatre fleurons ornés, avec, au centre, une marguerite. Sur trois de ses monnaies d'or et d'argent, l'écu de Savoie a pour tenants deux lions, disposition qui ne reparaît que sous Charles-Emmanuel II. Il a également fait figurer sur des gros de Piémont l'écu de Savoie accosté d'un lion rampant, premières armes des cadets de Savoie, qui apparaît sur les sceaux de Thomas II, de Pierre, d'Aymon, seigneur de Chillon, et d'Amédée V, alors qu'il n'avait aucune espérance d'arriver au trône. On voit l'écu de Savoie placé au milieu d'une croix de saint Maurice sur un quart de gros de 1541 ; le cheval fit son apparition sur des pièces dites cavalots, frappés suite de l'ordonnance de 1551, que notre livre ne représente pas puisqu’il fut imprimé en 1544.



L’ouvrage de Lambrecht se termine par une série de tables de conversion fort utiles pour s’y retrouver. A vos calculettes !

Bonne Journée

Textor



[1] "Les diverses parties de cette publication, à l'usage des négociants se trouvent si rarement réunies que je n'en ai pas rencontré un seul exemplaire complet, c-à-d. qui renfermât les cinq recueils que nous venons de décrire. Du reste, primitivement on les vendait à part" (Bibliothèque Gantoise)

[2] Collation des 5 opuscules : In-8 de 170 ff se décomposant comme suit :

a) Opuscule en 46 ff intitulé De valuwacge vanden gauden, avec nombreuses empreintes de monnaies. Au titre la marque n°3  Les 6 premiers feuillets, après le titre, contiennent le calendrier, les nombres d'or, les fêtes mobiles, etc., et le suivant une curieuse figure anatomique. b) D'onghevaluweirde gauden ende zelverê munte… Sign. Aiiij.-Hiiij., (64 ff). Au titre la marque n°3 el le privil. pour quatre ans. Sans adresse. c) De droghe/ natte/ ende langhe maten….Ghedruckt te Ghend leghenover tstadhuus by Joos Lambrecht Lettersteker. Jnt iaer / M. D. XLIIII. Sign. Aij.-Dv., 34 ff., goth. Au titre la marque n° 3. d) Een guldê Register …. by Joos Lambrecht Lettersteker, int Jaer ons Heeren  M. D. Xliiij. , Sign. E-H4., 32 ff., goth.à 2 col. e) Hier volghen de Jaermaertten, Sign. j-ij, 4 ff., goth., à 2 col.; sans date.

[3] Voir Le Monnayage en Savoie sous les Princes de cette maison par André Perrin, in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, T13, 1872 et le Catalogue du médaillier de Savoie, Mémoires et Documents ... / par André Perrin, Chambéry, Bottero 1883.

Monnaie de Savoie.

samedi 27 février 2021

Le Confessionale de Saint Antonin de Florence, un témoin du début de l’imprimerie à Cologne. (1469)

Je regarde le plus ancien livre imprimé de ma bibliothèque comme une sorte de relique du début de l’imprimerie. Il n’est pourtant pas parfait puisqu’il lui manque quelques feuillets qui, pour certains, ont été recopiés à la main à l’époque où le livre fut enluminé, sans doute peu de temps après son impression, à la suite d’une quelconque erreur d’impression.

Ce livre est intitulé Confessionale: Defecerunt scrutantes scrutinio.  C’est l’œuvre du florentin Antonino Pierozzi de Forciglion, connu sous le nom de Saint Antonin, un dominicain, archevêque de Florence, qui écrivit plusieurs sommes théologiques. L’auteur est décédé en 1459, soit seulement 10 ans avant la date probable de cette impression. Il s’agit d’un livre d’instructions religieuses qui servait de guide aux ecclésiastiques lors de la confession comme aux pénitents et qui eut un grand succès au XVème siècle. Saint Antonin y énumère les cas d'excommunication, les péchés, les vertus, et il y traite notamment des questions spécifiques à poser à chaque membre de la société civile de l'époque : chevaliers, juges, avocats, écoliers, médecins, pharmaciens, bouchers, etc. La dernière partie indique comment déterminer la pénitence et donne des formules d'absolution. L’ouvrage est complété par un sermon de Saint Barthélémy.

Le Prologue du Confessionale de Saint Antonin.

Incipit de la table des matières

Les caractères utilisés par Ulrich Zell

Cet exemplaire a été produit par Ulrich Zell, imprimeur exerçant son art à Cologne et qui introduisit l’imprimerie dans cette ville. Ulrich Zell en a imprimé 3 versions très proches les unes des autres et qui ne se différencient que par quelques détails typographiques. A cette époque de l’imprimerie naissante, tous les usages n’étaient pas encore fixés et Ulrich Zell ne mentionnait dans le colophon ni son nom ni la date d’impression. Si les titres sortis de ses presses peuvent lui être facilement attribués par l’examen des caractères typographiques employés, la datation est une affaire bien plus ardue qui divise encore les experts. C’est le cas de ce Confessionale dont les 3 premières impressions sont très probablement sorties de ses presses dans un temps très rapproché entre 1467 et 1470. Pour les distinguer, nous retiendrons la référence de Goff qui les numérote A 786, A 787 et A 788. L’exemplaire Textor correspond en tout point au Goff A 787.

A une époque ancienne, les biographes donnaient cet exemplaire comme le premier de la série et donc comme l’impression princeps de cette somme théologique. C’est d’ailleurs ce qu’avait indiqué l’un des possesseurs sur la page de garde en faisant référence aux travaux de Charles Antoine de la Serna de 1807. Puis l’exemplaire A 786 fut considéré comme le premier en date, par Goff notamment, sans grande certitude puisque les deux versions étaient datées « Autour de 1470 » .  La British Library le datait d’avant 1469, sans que je ne sache bien pourquoi il ne pourrait pas être postérieur à cette année-là. Mais une découverte relativement récente a rebattu les cartes. Un exemplaire du A786, celui de la British Library (IA.2765) contient une indication laissée par le rubricateur qui mentionne la date de fin de ses travaux (Circa festum decollationis Johannis Baptiste 1468). Cet exemplaire est donc aujourd’hui daté « Non postérieur au 29 Aout 1468 » mettant définitivement l’A 787 en seconde position puisque « Non postérieur à 1469 ».

Le Sermon de Saint Jean Chrysostome complète l'ouvrage.

A propos des Maitres et des Docteurs. Les vertues et les vices de chaque classe de la société sont examinés les uns après les autres.  

Ulrich Zell était originaire de Hanau, une ville d’Allemagne située à une soixantaine de kilomètres de Mayence. Il est documenté pour la première fois à Cologne le 17 juin 1464 lorsqu'il s’inscrit dans le registre de l'université de cette ville mais on sait qu’avant cela il dut étudier à l’université d’Erfurt car le nom d’un Ulrich de Hanau y figure en 1453. Il est possible que ce ne soit pas pour étudier qu’il se soit inscrit à l’université de Cologne mais avec la volonté d’y obtenir des privilèges et des contacts. Il se donne le titre de « clericus diocesis Muguntenensis », ce qui veut dire qu’il se destinait à la cléricature avant son mariage avec la fille d’un notable de Cologne, Katharina Spangenberg. Sa désignation ultérieure de citoyen de la ville de Cologne démontre qu’il avait changé de voie.

On ne sait pas avec certitude où et comment il s‘était formé à l’imprimerie, mais il y a tout lieu de supposer qu'il fit son apprentissage dans l'imprimerie de Peter Schoeffer à Mayence, le principal ouvrier de Gutenberg qui avait choisi le parti de Fust lorsque qu’éclata le litige entre Fust et Gutenberg (et qui, au passage, épousa sa fille). Les ouvriers de Fust et Schoeffer étaient tenus de garder le secret de l’invention magique mais la grande chance de l’imprimerie fut le sac de Mayence dans la nuit du 28 octobre 1462, par les troupes de l’archevêque Adolphe de Nassau, qui non seulement obligea les imprimeurs à quitter la ville et à essaimer dans les principaux centres intellectuels médiévaux mais qui les délivra également de leur serment de confidentialité.[1]

Le premier livre imprimé par Ulrich Zell pour son compte et daté est de 1466, c’est le Super psalmo quinquagesimo liber primus de Jean Chrysotome, mais d’autres titres pourraient être plus anciens, de 1464 ou 1465. Tous les bibliographes et les historiens de la typographie ont été frappés par la grande similitude entre les deux premiers types de caractère employés par Zell et ceux employés par Peter Schoeffer. Ces caractères portent les noms de Durandus et Clément correspondant à l’auteur des ouvrages où ils furent employés pour la première fois, c’est-à-dire le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand en 1459 et les Constitutiones de Clément V en 1460. Compte tenu de cette grande similitude on supposa qu’Ulrich Zell avait quitté Mayence en emportant avec lui les types de Schoeffer.

Cependant Corsten [2] a découvert chez Zell certaines lettres, le D et le V capitales, qui diffèrent de celles de Schoeffer et dont il a retrouvé des exemples dans l'écriture des calligraphes rhénans. Un autre manuscrit conservé aux Archives de Cologne (l’Hymne de Prudentius) a des minuscules en gothique bâtarde et des capitales identiques aux caractères de Zell. De même son type 3 présente de nombreuses lettres semblables à celles d'un codex provenant de l'abbaye de Gereon près de Cologne, caractères d'une grande perfection, d’une taille minuscule que Zell employait pour économiser le papier, lorsqu’il était en difficulté financière. Donc, il faut en conclure que Zell fabriqua lui-même ses types 1 et 2, même s’ils furent largement imités de ceux de Schoeffer.

Une page haute en couleur...

Sur les Avocats, les procurateurs et les notaires...

Il faut une bonne loupe pour trouver les différences entre les trois impressions A786, A787 et A788. L’ouvrage n’a pas de titre (Il n’y en avait que très rarement avant 1470) ni pagination (Il faudra attendre qu’Alde Manuce ne l’invente) ni signature des feuillets (Qui n’apparaitra qu’en 1472). L’ouvrage commence par une table des matières donnant le titre complet de l’ouvrage : Incipit (ici commencent) les rubriques du « Tractatus de instructione seu directione simplicium confessorum»[3].

En comparant différentes pages à la recherche des variantes typographiques des trois émissions, on constate que la lettre minuscule 'd' gothique est quelquefois substituée par un 'd' minuscule droit, en caractère romain. Curieux mélange de style. Ainsi les deux 'd' de la première ligne du premier paragraphe du sermont de Saint Jean Chrysostome sont droits dans l’A786 alors que le premier 'd' est droit et le second gothique dans l’A787 et c’est l’inverse dans l’A788, le premier 'd' est gothique et le second droit !

Les trois versions d'un même paragraphe dans les exemplaire Goff A786 ( B. de Frankfort) A 787 (B.Textoriana) et A 788 (B.U. de Cologne). Comparez les lettres 'd' de la ligne commençant par Provida...

L’exemplaire Goff A786 de la Bibliothèque de Damstadt. 
Cette version aurait été imprimée la première et pourrait remonter à 1467 car la rubrication d’un autre exemplaire de la British Library a été datée par l’enlumineur lui-même du 29 Aout 1468.

Le Goff A787 possède quelques variantes typographiques mineures. 
Ainsi le mot Super est abrégé et Instructione est entier, à la différence du A 786. Le Qui de la 6ème ligne est entier. Mais les chiffres des chapitres sont identiques.


Deux feuillets manuscrits ont été substitués aux pages manquantes. 

L’imprimeur possède déjà une très bonne maitrise de son art ; l’impression est parfaitement nette et la typographie très élégante. A la suite d’une étourderie, l’ouvrier oublie d’imprimer deux feuillets de l’ouvrage, dans le même cahier. On appelle à la rescousse un correcteur attaché à l’atelier qui recopie consciencieusement les pages manquantes avant que les feuillets ne partent pour la rubrication. Il marque même les lettres d’attente dans les espaces laissés en blanc pour y dessiner la lettrine peinte.  Le texte manuscrit, d’une écriture cursive très serrée, tient un emplacement identique aux pages imprimées, comme pour rappeler que la typographie cherche alors à imiter au mieux les livres recopiés à la main.



Divers filigranes à tête de boeuf.

Il reste à examiner le papier de l’ouvrage qui pourrait donner indications supplémentaires, même s’il est bien difficile d’utiliser les filigranes pour dater une impression à quelques années près.

Ulrich Zell a utilisé un papier fort, presque rigide, d’un grammage élevé (je dirais 200 gr. ou plus) qui a conservé toute sa blancheur, malgré le temps. On y voit par transarence une empreinte de tête de bœuf surmontée d’une étoile. Le filigrane n’apparait que plus ou moins partiellement selon les cahiers, il est toujours coupé en gouttière, ce qui rend l'identification moins facile. L’ouvrage de C.M.Briquet nous apprend que les têtes de bœuf avec un nez reliés aux yeux sont les plus anciens de cette famille dont 83 figures de ce type ont été recensées.  Celui-ci est très proche du numéro 14193 en provenance d’Anvers en 1464-66, Namur 1466 ou encore Hambourg 1466-71. Mais il est mentionné que le numéro 14194, quoique légèrement différent du nôtre, est donné à Ulm pour un papier utilisé par l’imprimerie d’Ulrich Zell.  Voilà qui ne dément pas une date d'impression avant 1469. 

Petite curiosité supplémentaire laissé par l’ouvrage : une empreinte insolite d’un type qui s’est trouvé posé à plat sur une page de caractères en cours d’impression. Le pressier ne s’en est pas rendu compte tout de suite, si bien que quelques feuilles ont été imprimées et portent la marque de la face latérale du type, sur lequel on devine le trou rond de fixation et qui donne une idée de la taille du type.

L'empreinte d'un caractère typographique détaché de la ligne.

L’exemplaire de la Textoriana appartint à l’abbé Jean-François Vande Velde (1743-1823), né et mort à Beveren en Belgique. Il laissa sa signature en 1787 et une notice plus tardive sur l’ouvrage, au verso du premier feuillet blanc.  Il fut professeur et dernier bibliothécaire à l’université de Louvain. Il avait pris le bonnet de docteur en 1775 et devint successivement Président du Collège de Savoie, du collège du Saint Esprit, puis recteur de l’université de Louvain. En tant que bibliothécaire il entama une politique d'accroissement du fond en acquérant des livres nouveaux mais également anciens dans des ventes publiques tant dans les Pays-Bas qu'à l'étranger.

La notice de J-F. Vande Velde.

Catalogue de la vente Vande Velde.

Il parvint également à acquérir auprès du gouvernement, avec une réduction du tiers, les livres des collèges des jésuites supprimés, ainsi que de nombreux ouvrages des couvents supprimés dès 1783 par le gouvernement impérial. Il profita aussi de la suppression de nombreux autres ordres religieux pour doubler la collection des livres de l'université de Louvain et pour se constituer une collection personnelle. Polémiste hostile à la République et aux idées nouvelles il s'échappe en 1797 pour éviter le bagne de Cayenne lors de l’invasion des Français et se réfugia d'abord dans les Provinces-Unies puis en Allemagne pour ne rentrer qu’avec la prise de pouvoir de Napoléon.

Passionné dès son plus jeune âge par les livres, il s'était constitué une riche bibliothèque dont les quelques 14 500 volumes furent dispersés par ses héritiers lors de plusieurs ventes en 1833 (Catalogue dont le premier volume fut édité en 1831 pour les livres sur la théologie et en 1832 Pour la littérature et les sciences). La collection, une des plus importantes de Belgique, comptait près de 450 incunables et 1.300 manuscrits. Il fallut sept semaines - du 5 août au 16 septembre 1833 - à raison de cinq jours par semaine, pour écouler le stock lors de la vente ! Une importante partie de ses collections a été par la suite acquise par la Bibliothèque Royale de Belgique et par d'autres bibliothèques publiques.

Comme sur la notice de la page de garde le Confessionel de St Antonin est donné sous le titre de Tractatus de instructione seu directione simplicium confessorum editus. Vande Velde en possédait plusieurs éditions incunables [4] mais les descriptifs ne coïncident pas exactement avec l’exemplaire à 27 lignes qui est parvenu jusqu’à nous.

Bonne journée

Textor


L'Explicit du Confesionale.



[1] L’historien Jean Patrice Auguste Madden cité par Marius Audin dans sa Somme Typographique relate « qu’Ulrich Zell appartenait à l’atelier de Schoeffer et Faust et dès la prise de Mayence par les troupes d’Adolf de Nassau, il dut comme les autres fuir d’une ville où la maison de ses maitre venait d’être réduite en cendres… »

[2] Severin Corsten. Die Anfänge des Kölner Buchdrucks. - Köln, Greven Verlag, 1955

[3] Ce n’est pas le titre sous lequel il est désigné dans les institutions publiques qui lui préfère Confessionale: Defecerunt scrutantes scrutinio.

[4] A partir du numero 4264 de la vente de 1831. Vol 1 du catalogue.

dimanche 14 février 2021

L’Histoire singulière de l’abbaye de la Novalaise, en Savoie piémontaise, par Jean-Louis Rochex, religieux de Lemenc. (1670)

L’abbaye de la Novalaise au pied du col du Mont Cenis, dans la vallée du Cenischia, proche de Suse, est une importante abbaye bénédictine, fondée vers l’an 720, par Abbon [1], un haut fonctionnaire du royaume franc, au nom des pouvoirs publics que lui conférait son titre de recteur de Maurienne et de Suse, patrice de Viennoise. La donation est confirmée par son testament daté du 5 mai 739, dont une copie du début du XIIe siècle a été insérée dans le cartulaire dit de saint Hugues, évêque de Grenoble [2]. Ses possessions s’étendaient jusqu’à Vienne, à Lyon et au Mâconnais, avec des établissements en Maurienne et dans la région de l’Ainan.




Le site était alors un avant-poste franc sur la route d’Italie mais quelques éléments architecturaux et des morceaux de statues des 1er et 2ème siècle confirme une implantation romaine préalable [3]. La fondation correspond sans doute à une stratégie politique de gestion de la frontière et Abbon ne le cache pas, évoquant dans son testament la stabilité du royaume franc (Stabiletas regno Francorum). L’abbaye est d’ailleurs devenue rapidement abbaye royale, protégée par Charlemagne, et elle connut son heure de gloire pendant la période carolingienne, lorsqu'elle fut administrée par l'un de ses pères abbés, Eldrade, originaire du petit village d'Ambel, en Dauphiné, qui fut ensuite canonisé. L’abbaye était alors un des centres culturels les plus importants du haut Moyen Âge et sa bibliothèque comptait plus de 6000 ouvrages selon Menabrea.

Ensuite, l’abbaye connut des périodes de déclin et de renouveau, partiellement détruite après l’invasion sarrasine de 906 - la bibliothèque fut dispersée à cette occasion - la communauté partit se réfugier à Brème et la Novalaise devint par la suite une dépendance administrée par des abbés commendataires nommés par le Duc de Savoie.

Jean-Louis Rochex, religieux de la congrégation réformée de St Bernard, ordre de Citeaux, et prieur à l’église St Pierre de Lemenc à Chambéry, séjourna à la Novalaise vers 1665. A l'époque de son passage à l’abbaye il ne restait plus qu'un seul moine appartenant à l'Ordre cistercien primitif, il éprouva donc le besoin de collecter des documents et de raconter ce qu'avait été la glorieuse histoire de l'abbaye dans le passé, tant d’un point de vue religieux qu’économique et politique. Ce livre fut publié chez Louis Dufour, imprimeur à Chambéry, en 1670, et malgré un plan brouillon et des repères chronologiques fantaisistes, c’est donc une source importante pour l’histoire de l’abbaye et la ville de Chambéry.

« Il s’y rencontrera, écrit Rochex, quantité de pièces choisies, dont les espris curieux feront état comme d’un trésors précieux, caché par quantité d’années ». 

Il est vrai qu’il eut accès à des documents qui ont disparu aujourd’hui et rien qu’à ce titre, il aurait dû recevoir plus de considération et intéresser les historiens de l’abbaye.  Il utilisa deux sources principales : une ancienne chronique du temps de Charlemagne, malheureusement aujourd'hui perdue, et celle contenue dans une légende épique, le « Chronicon Novaliciense », œuvre d'un ancien moine de l’abbaye, écrite aux alentours de 1050 et conservée actuellement aux archives de Turin.

Mais il dut consulter aussi d’autres archives qui avaient survécu à l’exil de Breme, un sanctoral et des pièces administratives. Ces documents sont retranscrits en partie dans son propre texte, comme la liste des abbés qui se succédèrent dans l'abbaye jusqu’en 1321, apportant quelques informations précieuses sur leur travail.  Tout n’ayant pas été imprimés, il est probable que les premier et quatrième chapitres de son livre, restés manuscrits, devaient évoquer de manière encore plus développée l'histoire de l'abbaye depuis ses origines jusqu'en 1040.  

L’état actuel de l’église et du cloître est le résultat d’une reconstruction du 18ème siècle qui a conservé les dispositions architecturales et une partie non négligeable des élévations du monastère roman, notamment de magnifiques fresques du 11ème siècle.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie et de la formation de Jean-Louis Rochex ; Il est très probablement originaire de Maurienne puisqu'il dit parler le français de Maurienne, mais il n'a fait à ce jour l'objet d'aucune étude universitaire de fond [4]. Pire, les auteurs du 19ème siècle le traiterons avec beaucoup de mépris. Timoléon Chapperon mentionne dans son livre Chambéry au XIVème sècle : « Nous n'avons pas d'ouvrage complet sur Chambéry. Rochex, moine de Lémenc, seul parmi les anciens, s'est occupé de cette ville d'une manière un peu étendue. Mais son livre, intitulé La Gloire de la Novalaise, avec un discours sur la Savoie et sur l’origine de Chambéry, in-4, 1670, est un tissu de fables qui n'ont de remarquable que leur singularité ». Ce qui est loin d’être exact.

Il est vrai que notre auteur est déroutant car il a un esprit en marche d’escalier, passant d’un sujet à l’autre sans transition, faisant d’innombrables disgressions et des retours en arrière. Le plan même de l’ouvrage qu’il expose dans son préambule nous échappe. Il faut dire qu’après avoir annoncé qu’il traiterait de l’histoire de l’abbaye en quatre parties, il décide, sans raison connue [5], de ne pas traiter de la première partie et de commencer son ouvrage au livre 2. Cette section, la plus longue du livre, est entrecoupée de différents sujets qui ont leur titre propre et qui ne sont parfois même pas paginé, ce qui indique qu’il avait apporté des compléments en cours d’impression à Louis Dufour, comme le fera La Bruyère quelques années après avec son imprimeur Michallet. On trouve ainsi un chapitre sur la Teneur de la constitution d'Abbon-Patrice, (p.42) une Réflexion sur ces paroles Ipso Sancto Loco.(p.52) avant un Retournons aux abbez de cette Abbaye (p.53) puis il s'attarde longuement sur la vie de Saint Eldrad et sur les miracles qu'il aurait accomplis.  

Un chapitre sur la vie de Saint Eldrad

Après quoi, il ouvre un livre 3 qu’il intitule Accomplissement de la gloire de l’abbaye de Novalese. Malgré ce titre, il n’y est plus question de l’abbaye mais de l’histoire et de l’ancienneté de Chambéry. Le lien entre l’Abbaye et la Ville n’est pas évident, si ce n’est qu’entretemps Rochex a dû repartir à Chambéry et qu’il n’avait plus à sa disposition les archives lui permettant de continuer son histoire de la Novalaise.

Il annonce un livre 4, dont il donne le plan et où il aurait conté l'histoire de toutes les possessions anciennes de l’abbaye : « J’y feray aussi particulière mention de la Maurienne et de l’ancienneté et générosité de son peuple, … Il y sera aussi prouvé plus amplement comment la Savoye et ces trois Gaules Cisalpines desquelles j’ay fait mention en divers endroits, n’étaient qu’un même Royaume ». Voilà qui aurait été fort intéressant à lire mais malheureusement, et malgré ce plan détaillé qui indique qu’il avait dû en commencer l’écriture, le texte ne fut jamais publié et l’ensemble des écrits de Jean-Louis Rochex conservés aujourd’hui se résume donc à ces deux parties distinctes, l’une sur les origines de l’abbaye de la Novalaise et l’autre sur l’origine de Chambéry avec une brève description de ses établissements religieux.

La note sur les errata est à l'image de tout l'ouvrage, quelque peu brouillonne...

Cette section montre que Rochex tient à ce que le lecteur
 fasse confiance au sérieux de ses recherches.

J-L. Rochex ajoute une addition à son livre 
car pendant l'impression la liste des syndics de la ville a changé !

Notre auteur parait cultivé comme on peut le déduire de ses nombreuses citations de textes d'Horace, Cicéron, Ammien Marcellin, Pline l'Ancien ou Plaute. Il n'était certainement pas étranger aux œuvres des humanistes et écrivains de son temps et des siècles précédents.  Même si l'on constate souvent son manque de sens critique dans le choix et la compréhension des informations tirées des nombreux auteurs qu'il cite, il faut cependant lui reconnaître un grand effort de recherche et une certaine démarche scientifique, fondée sur la comparaison entre les époques dont il traite et le monde dans lequel il vit. Il porte aussi un regard critique sur l’intelligentsia parisienne et a conscience d’utiliser un langage qui est celui du « français de Maurienne », différent du français parlé à Paris par des écrivains plus savants et raffinés (et il fait lui-même une comparaison entre les deux langues quand il raconte l'histoire du miracle de Saint Eldrad, tirée d'un livre écrit à Paris en français par un prédicateur à la mode.)

Peut-être souffrait-il même d’un certain complexe d’infériorité comme parait l’indiquer l’avis aux Lecteurs : « Ma plume s’est contentée d'exprimer mes pensées dans la simplicité religieuse sans s’être amusée de rechercher la pureté du langage dont à présent quantité se servent, plus propre pour la Cour que non pas à une personne de ma condition qui ne recherche que la pureté des choses, sans les embellir par un discours fardé. »

Louis Dufour lui-même se sent obligé de venir à la rescousse de son auteur en ajoutant un étonnant propos liminaire intitulé « L’imprimeur aux Catons de ce Temps » dans lequel il répond par avance aux critiques sur la langue utilisée par Rochex. « Messieurs qui comme des autres Momus …. n’avez autre employ que de critiquer sur toutes choses, & trouver à redire jusques à la moindre parole qu'on met en avant, j’ay crû que vous ne manqueriez pas de critiquer cette pièce que je mets au jour et ne trouvant à redire au sujet, pour votre satisfaction, vous luy donnerez du blâme  en disant que le langage n’est pas à la mode , & que c’est  un vieux Gaulois, qui ne mérite l’attention du lecteur. A cela, je feray dire que la Langue Gauloise, comme étant la plus noble, & la première, doit être en vénération & haute estime, ayant pris son origine de Dieu, qui la donna à Adam notre premier Père, dans le Paradis Terrestre. »

Etant savoyard moi-même, je manque de recul pour apprécier si la langue est aussi mauvaise qu’ils le disent, j’en comprends tous les mots….

Il resterait à faire quelques recherches dans les archives ecclésiastiques pour retrouver des éléments sur la vie de Jean-Louis Rochex et, qui sait, les chapitres manuscrits manquants de son livre.

Bonne Journée

Textor



[1] Une charte d’immunité est concédée le 30 janvier 726 par Abbon.

[2] Léon Menabrea, Des origines féodales dans les Alpes occidentales, Imprimerie royale, 1865.

[3] Voir l’article « Locus Novalicii, avant l’abbaye bénédictine de Novalaise » par Gisella Cantino Wataghin in Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2016.

[4] L’ouvrage a donné lieu à une reproduction en fac-similé et une traduction en italien, accompagnée de notes de bas de page et d’une petite introduction par Elena Cignetti Garetto, édition Centro Culturale Diocesano Susa, 2004.

[5] A la demande de ses amis, dit-il.