dimanche 30 mai 2021

Les sermons d’Olivier Maillard, prêcheur breton. (1506)

Au sortir de la guerre de cent ans, en 1460, sous Louis XI, la France connait un développement économique sans précédent qui s’accompagne d’un renouveau des idées et des mœurs. Le pays se développe, les livres imprimés se multiplient au grand dam d’un prédicateur breton intransigeant qui ne voit dans cette évolution de la société que pêchés et luxure.
Ce prédicateur se nommait Olivier Maillard. Ses sermons et ses anathèmes ont passionné ses contemporains qui se pressaient pour l’écouter à St Jean-en-Grève, une petite église parisienne, disparue aujourd’hui, qui se situait derrière l’hotel de ville.

Olivier Maillard est né en Bretagne, comme nous l’apprend son épitaphe : Premièrement devons savoir/ Par bon vouloir / Qu'il a esté né en Bretagne. Peut-être à Yvignac-la-Tour mais plus surement à Nantes. Toujours est-il que c’est en Aquitaine qu’il commence son éducation chez les moines franciscains ; ces derniers remarquent ses prédispositions à l’étude et l’envoient parfaire ses classes à l’université de Paris où il obtint le grade de docteur avant d’être jugé digne d’occuper une chaire de professeur de théologie. Mais c’est moins pour ses cours que pour sa verve durant ses sermons que notre théologien se fit connaitre.

Les Sermons du Carême prêchés à Nantes (1506)

On sait par la préface que l’éditeur a placée en tête d'un recueil des Sermons de l'Avent, que Maillard commença à parler aux foules assemblées vers l'année 1460. Cette indication recoupe ce que nous dit son épitaphe :  Hélas ! le grand fruit qu'il a fait/ Et parfait/L'espace de quarante-deux ans ! Sa date de décès étant certaine (1502), cette inscription confirme la date de 1460. Comme Il prêchait matin et soir, inlassablement, il n’est pas étonnant qu’on ait conservé de lui plus de 500 sermons donnés non seulement à St Jean-en-Grève mais partout en France et en Europe. On venait l’écouter en Flandres, (où il a donné le fameux sermon fait à Bruges le 5ème dimanche de carême l’an 1500 [1]) comme en Espagne, où l'appelaient souvent sa charge de grand vicaire de l'ordre et aussi parfois sa mission d’émissaire du roi ; en Allemagne comme en Hongrie ou en Angleterre.

S'il faut en croire la même préface des Sermons de l’Avent : « il n'y a presque pas une province en France que n'ait parcourue cet infatigable semeur, répandant partout les germes de la parole de Dieu et partout faisant lever une moisson abondante ». On dit même que son passage à Nantes eut une influence décisive sur la foi très stricte d’Anne de Bretagne.

Olivier Maillard n’est donc pas inconnu des biographes : Labouderie, Levot, le marquis du Roure, Gabriel Peignot, Arthur de La Borderie [2] et l’abbé Samouillan [3] ont écrit sa biographie. Un état bibliographique assez complet de ses œuvres nous est donné par La Borderie (voir Annexe). A ces recherches savantes s’ajoutent les écrits de Charles Labitte [4].

Maillard ne peut pas être réduit à ses prédications, il eut aussi un rôle politique et une œuvre de réformateur. Il tenta de négocier, sans succès, au côté de Charles VIII, l’abolition de la Pragmatique Sanction. On dit qu’il décida ce Prince à restituer la Cerdagne et le Roussillon à l’Espagne.  Il prit aussi une part active à la grande réforme de son ordre : « la stricte observance ». L’initiative venait du cardinal Georges d'Amboise, l'homme de confiance de Louis XII et le légat du Saint-Siège, mais Jean d’Auton nous dit, dans sa chronique, qu’ « ung cordellier, nommé frère Ollivier Maillart de l'observance, estoit lors a Paris dedans le colliege des cordelliers pour iceulx refformer, lequel avoit avecques lui cincquante autres cordelliers de son ordre, voulant iceulx colloquer et mectre dedans pour reduyre les autres à l'observance.[5] » II était venu là comme vicaire général, en charge depuis 1499, avec l'intention d'enfermer ses frères de Paris dans le dilemme soumission ou expulsion.

L’exemplaire des Sermons de Maillard figurant dans ma bibliothèque est composé de quatre parties distribuées dans trois éditions distinctes, toutes publiées par Jehan Petit en 1504, 1506 et 1508. Dans l’ordre chronologique, on trouve d’abord les sermons du Carême prêchés à Nantes (avant 1470): « Opus quadragesimale egregium magistri Oliverii Maillardi, sacre theologie preclarissimi ordinis minorum preconis : quod quidem in civitate Nannetensi fuit per eorumdem publice declamatum, ac nuper Parisius impressum. » [6] Il s’agit de la première édition selon de la Borderie, publiée à Paris sous la marque de Jehan Petit. C’est un in-octavo de 102 ff. (en chiffres arabes) + 22 de table [sign. a-p8, q4]. Une Impression gothique sur 2 colonnes. Exemplaire du premier état avec l’avis au lecteur daté 1506 (le second état sera daté 1507). Cet opuscule contient aussi le Carême du Criminel, qu’on ne trouve que dans cette édition de 1506.

Suivi de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ : Passio domini nostri iesu christi Reverendi p. Oliverii parisius declamata (titre courant : Feria VI de Passione Domini sermo). Sans lieu ni date, (entre 1504 et 1506). Brunet le rattache à une édition de Nantes [7], sans doute par confusion avec le recueil auquel il est souvent relié (Les Sermons de Nantes) mais il est aujourd’hui attribué aux presses d’André Bocard d’après le matériel typographique. C’est un in-octavo de 16 ff. n. c. [sign. A-B4], impression gothique sur 2 colonnes. [8]

Suivent les Sermons du Carême donnés à Saint Jean-en-Grève : Quadragesimale opus declamatum parisiorum urbe ecclesia sancti Johannis in Grauia : per venerabilem patrem sacre scripture interpretem diuini verbi preconem eximium fratrem Oliuerium Maillardi ordinis fratrum minorum [9] ... Paris, Jehan Petit, 1508, in-8° de 174 ff. (en chiffres romains) + 4 de table. Impression gothique sur 2 colonnes, marque de Jehan Petit au titre. (Relié en tête de l’exemplaire).

Sermons prêchés à St Jean-en-Grève - Sermo 1 Fol ii

Page de titre des Sermons du Carême prêchés à St Jean-en-Grève. On observera que cette grande marque de Jehan Petit de 1508 n’est pas la même que celle de 1506 (un lion et un léopard se regardant l’un l’autre pour celle-ci et les regards à senestre, pour celle de 1506).

Le succès d’Olivier Maillard apparait dans les différentes préfaces des éditions anciennes où il est qualifié de très célèbre héraut de la parole divine, de prédicateur incomparable, de fervent, sévère, incorruptible orateur, etc… Il est même encore cité par Rabelais dans le Plantagruel : « Panurge …., les prêchait éloquentement comme s’il fût un petit frère Olivier Maillard, ou un second frère Jean Bourgeois, leur remontrant par lieux de rhétorique les misères de ce monde, le bien et l’heur de l’autre…. » [10]. Rabelais avait certainement apprécié la verve du prédicateur qui n’était pas sans rappeler son propre style.

Les textes des éditions anciennes sont majoritairement en latin mais il n’est pas certain que ce soit dans cette langue qu’Olivier Maillard s’exprimait. Comme il cherchait à s’adresser au plus grand nombre et que le peuple n’entendait rien au latin c’est sans doute en langue vulgaire qu’il diffusait ses sermons.

D'ailleurs, il y a un indice dans un passage de ses sermons : Après avoir cité une suite de textes latins, Maillard dit avec sa bonhomie narquoise : « Mesdames, vous pourriez objecter entre vous : Nous
n'avons pas appris le latin, aussi nous ne comprenons pas ce que vous nous dites. Mais patience, je vais vous l'expliquer [11] ». Et l'explication est aussi en latin ! En réalité Olivier Maillard devait largement improviser ses prêches et il n’est pas l’auteur direct des textes imprimés qui ont été retranscrits postérieurement, sans doute par l’un de ses disciples.

Le Carème des Criminels, annexé à l'édition de 1506.

L'opuscule de la Passion du Christ, datant entre 1504 et 1506, selon la BNF. 

Ce n’est pas l’abondance des publications ni son succès pendant le premier tiers du XVIème siècle qui retiennent l’attention de ceux qui recherchent ses sermons aujourd’hui mais les détails qu’il nous a laissé sur les mœurs de l’époque et ses talents d’observateur de la vie civile à la fin du Moyen-âge. Ajoutez à cela un style fleuri qui étonne encore de la part de cet austère prédicateur et une liberté de parole qui ne serait plus possible aujourd’hui.

‘’Jamais personne n’avait attaqué toutes les classes et toutes les professions sociales avec plus de hardiesse, de virulence et de mauvais goût. Chacun de ses sermons est une satire amère et outrageante, revêtue d’un langage grossier, trivial, et de mots empruntés aux mauvais lieux du plus bas étage” (Hoefer).

Olivier ne semblait jamais trouver de mots assez durs ni d’expressions assez imagées pour ses sermons. Il s'adressait, sans épargner personne, à tous les rangs, à tous les âges, fustigeant riches et pauvres, jusqu’au roi Louis XI qui finit par trouver qu’il dérivait dangereusement vers le crime de lèse-majesté. Il lui envoya un de ses valets pour le menacer de le faire coudre dans un sac et de le jeter à la rivière s'il se permettait encore de pareilles attaques. Maillard lui répondit sans se démonter : « Va dire à ton maître que j'arriverai plus tôt au ciel par eau que lui avec ses chevaux de poste [12] »

La réplique dut amuser le souverain qui venait de mettre en place les premiers relais de poste car il ne mit pas sa menace à exécution et cela ne fit qu’encourager la hardiesse du prédicateur.

La Table des Sermons donnés à St Jean-en-Grève.





Un exemple de son style mêlant latin et français nous est donné dans le vingt-sixième sermon de Carême prêché à Paris, dans lequel il s’offusque des comportements à l’église, de ce qu’on y venait essentiellement pour s’y montrer, faire du commerce ou pire encore pour s’y adonner à la luxure. Olivier Maillard dénonce les dames qui portaient les noms de leurs amants les plus chers sur les marges de leurs livres d'heures : « In horis suis, amantiorum nomma utpote : vostre loyal, vostre mignon, vostre serviteur, vostre tretout, filia dyabolica ! »[13]

L’abbé Samouillan voit dans ce style imagé fait d’anecdotes et de petite scénettes le prolongement des mystères et des farces donnés par l’Eglise au peuple des villes pour mieux faire passer son message. Une des historiettes célèbres, reprise par Anatole France dans les Contes de Jacques Tournebroche, est celle de l’entremetteuse et des cinq dames, toutes de grande beauté. Maillard voulait montrer les différents degrés d'honnêteté ou de perversion, à travers l’attitude et les répliques de la Picarde, la Poitevine, la Tourangelle, la Lyonnaise et la Parisienne. Cette dernière étant évidemment la plus délurée et la plus coupable.

A vrai dire, il n’en voulait pas qu’aux femmes mais à tout le monde, particulièrement aux libraires qui diffusait des livres profanes. « O pauvres libraires ! il ne vous suffit pas de vous damner seuls, vous voulez damner les autres en imprimant des livres obscènes qui traitent de l'art d'aimer et de luxure, et en fournissant occasion à mal faire. Allez à tous les diables [14]» .

Les libraires ne lui en ont vraiment pas tenu rancune, vu le nombre d’éditions des sermons qu’ils publièrent par la suite.

Bonne journée

Textor


Colophon de 1506

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Annexe bibliographique des principales éditions recensées par Arthur de la Borderie.

 

 

Œuvres Latines.

1. Avent de Saint-Jean-en-Grève, publié en 1494, 1497, 1498 (J. de Vingle, Lyon), en 1500 (Paris, Philippe Pigouchet), en 1502 (Lyon, Étienne Gueygnard), en 1506, 1511, 1516,
1522 (Paris, Jean Petit), en 1512 (Strasbourg, Jean Knoblouch).
2. Adventuale breve ou petit Avent, publié cà Paris séparément ou compris dans les diverses éditions du Novum diversorum sermonum opus, qui ont paru, l'une en 1518, les deux autres sans date, toutes les trois par les soins de J. Petit.
3. Carême de Nantes, publié par J. Petit en 1506, 1513, 1518.
4. Carême.du criminel, compris dans l'édition précédente de 1506.
5. Carême de Saint-Jean-en-Grève, publié en 1498 (J. de Vingle, Lyon), en 1499 (Antoine Caillant), en 1500 (Phil. Pigouchet), en 1503 (Lyon, Et. Gueygnard), en 1512 (Strasbourg, J. Knoblouch), en 1508.,
1513, 1520 (Jean Petit).
6. Carême épistolaire, publié en 1497 par Antoine Caillaut.
7. Carême de Bruges, publié séparément sans date ou compris dans les trois éditions du Novum div. serm. opiis.
8. Sermons divers pour dimanches et fêtes, également compris dans le Nov. div. serm. opus, 2me partie.
9. Sermons pour les dimanches après la Pentecôte, publiés en 1498 (Ant. Caillaut, J. de Vingle), en 1500 (Pigouchet), en 1503 (Gueygnard), en 1508, 1511, 1521 (J. Petit), en 1512 (J. Knoblouch), en
1506 et 1516.
10. Sermons sur les saints, publiés par J. Petit en 1507, 1513, 1516, par Durand Gerlier en 1508, par J. Knoblouch en 1514 et 1521 (Lyon).

11. Sermons sur quelques saints, compris dans le Nov. div. serm. opus.

12. Sermones de stipendio peccali, publiés en 1498 et 1521, une autre fois sans date.
13. Sermones omni tempore practicabiles, publiés à la suite des autres éditions.
14. Sermones de miseriis animae, publiés séparément sans date ou compris dans le Nov. div. serin, opus.

Œuvres Françaises.

1. Confession de frère Oliv. Maillard, publiée sept fois sans date. Les autres éditions portent les dates de 1481, 1524 et 1529. Ces deux dernières ont été données à Lyon par Arnoullet.
2. Confession générale de frère 0. M., publiée à Lyon en 1526 et 1527, six autres fois sans date.
3. Histoire de la Passion de J.-C. remémorée par les mystères de la Messe, publiée en 1493 (J. Lambert), en 1552 (Paris, Bonhomme), en 1828 (G. Peignot, Paris, Crapelet), en 1835 (Paris Bohaire). Il y a trois éditions sans date (J. Bonfons, Pierre Sergent, veuve Trepperel).
4. Instruction et consolation, qui comprend un sermon sur l'Ascension, un autre sur la Pentecôte. (Une édition sans date.)
5. Sermon prêché à Bruges, publié en 1503 (Anvers), en 1826 (Labouderie), une autre fois sans date.
6. Chanson piteuse, deux éditions.
7. Ballade de frère 0. Maillard.
8. Chants royaux en l'honneur de la Vierge.

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Un ex-libris non identifié



[1] C’est dans cet ouvrage rare et très-recherché, nous dit Brunet, qu’on trouve, indiqués en marge par des Hem ! Hem ! les endroits où l’on faisait une pause pour tousser.

[2] A. de La Borderie, Œuvres françaises d'Olivier Maillard... avec introduction, notes et notices, Nantes, 1877

[3] Samouillan, J. P. A., Études sur la chaire et la société françaises au XVe siècle. Olivier Maillard, sa prédication et son temps, Paris et Bordeaux, 1891, qui pour la partie biographique s’est largement inspiré de La Borderie.

[4] Ch. Labitte. Revue de Paris, 1839 et 1840 ; Études littéraires, t. 1; prédicateurs de la ligue, introduction.

[5] Jean d 'Auton, Chroniques de Louis XII éd. par R. de Maulde de la Clavière, Paris, 1891, t. II, p. 222-228.

[6] https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30861269r

[7] Brunet Manuel du libraire T III coll. 1317

[8] https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30861272n

[9] https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30861265c

[10] Pantagruel, Ch. XXX, Comment Panurge fit en mer noyer le marchand et ses moutons.

[11] Sermones de adventu, f°76, col. 2.

[12] Anecdote reprise sous forme de quatrain dans la Nef des Fous de Sébastien Brandt.

[13] Référence citée dans le Répertoire d'incipit des prières françaises à la fin du Moyen Âge de Pierre Rézeau, Droz 1989..

[14] Sermones de adventu – Sermo 29, cité par Edmond Werdet in Histoire du livre en France depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789. Paris, Dentu 1861. Le blog du Bibliomane Moderne consacra en 2009 plusieurs articles au sujet de ce prédicateur bibliophobique.  

mercredi 28 avril 2021

Quand les sœurs Seymour inspiraient les poètes de la Pléiade. (1551)

 Anne, Margaret et Jane Seymour étaient les filles d'Anne Stanhope et d’Edouard Seymour (1500-1550), premier duc de Somerset, nièces de Jane Seymour, éphémère épouse du roi Henri VIII d’Angleterre. Leur père devint le Lord Protecteur de son neveu, le jeune roi Edouard VI, monté sur le trône en 1547. 

Ces Princesses, comme les qualifie Ronsard eu égard à leur noble cousinage, étaient âgées respectivement d'environ dix-huit, seize et neuf ans en 1550 lorsqu’elles composèrent, à la demande de leur précepteur, Nicolas Denisot, un « tumulus », c’est-à-dire un poème latin de 104 distiques sur la mort de Marguerite de Navarre, intitulé Annae, Margaritae, Janae, Sororum virginum heroidum anglarum, in mortem Divae Margaritae Valesiae, navarrorum Reginae, Hecatodistichon.

Marguerite de Navarre, sœur de François Premier et protectrice des arts.

Page de titre du Tombeau chez Fezandat et Granjon.

Pièce liminaire de N. de Herberay aux soeurs Seymour

Nicolas Denisot jugea sans doute que le travail de ses élèves avait un certain mérite et n’était pas trop scolaire car, une fois rentré en France (de manière précipitée, à la suite d’une sombre affaire d’espionnage), il décida de publier l'Hecatodistichon des sœurs Seymour, faisant ainsi de ce recueil à la fois le premier éloge poétique écrit par une femme et la seule œuvre de femmes anglaises publiée en latin au XVIe siècle [1].

La première édition était un petit fascicule de 48 pages (sign.a-c8), sortie des presses parisiennes de Regnault Chaudière, en 1550. Elle contenait, outre les 104 distiques latins, deux pièces liminaires de Nicolas Denisot, autoproclamé Comte d’Alsinois, son nom de plume, une épitre de Pierre des Mireurs à la gloire des Princesses, et quelques épigrammes en grec ou en latins fournis par les amis de Denisot, comme Jean Dorat, Charles de Sainte-Marthe ou encore Jean-Antoine de Baïf.  

Née en 1492, Marguerite de Valois-Angoulême, sœur de François Ier, plus connue sous le nom de Marguerite de Navarre, avait été la grande protectrice des arts et des lettres mais aussi un auteur de talent, comme en témoignent les Marguerites de la Marguerite (1547) ou encore son Heptaméron, un recueil de nouvelles entrepris dès 1542 sur le modèle du Décaméron de Boccace. A sa mort, en 1549, le monde littéraire ne s’était pas particulièrement mobilisé, mais à la suite de la publication de l'Hecatodistichon, les lettrés français ne tardèrent pas à réagir, ce qui décida Nicolas Denisot à republier l’année suivante le poème des sœurs Seymour dans un tout nouveau volume, largement augmenté, avec un titre français qui soulignait la nature collective de l’ouvrage : Le Tombeau de Marguerite de Valois , royne de Navarre , faict premièrement en disticques latins par les trois soeurs princesses en Angleterre, depuis traduictz en grec, italien, et françois par plusieurs des excellentz poètes de la France. Avecques plusieurs odes, hymnes, cantiques, épitaphes sur le mesme subject.

Il faut dire que Nicolas Denisot avait de nombreuses relations parmi les intellectuels de son temps et qu’il sut mobiliser un nombre de poètes impressionnant, parmi les plus talentueux du moment. Brillant touche-à-tout, à la fois peintre cartographe et poète lui-même, Denisot était né au Mans, comme son ami Pelletier, dans une famille noble implantée de longue date à Nogent le Rotrou.

Il leur fit traduire en français, italien, et même grec, les distiques latins composés par les sœurs Seymour. Les traductions sont juxtaposées et forment une sorte de joute poétique où chacun cherche à surpasser les autres.

Un exemple de ces jeux de traductions où les vers d’un distique donne lieu à des variations très différentes selon les auteurs. (Ici du Bellay (I.D.B.A.) Denisot, Baïf, de Mesme (I.P.D.M.) ou Antoinette de Loyne (Dam. A.D.L.)

Une pièce latine originale de Jean Dorat et sa version italienne par J.P. de Mesme puis française par Ronsard, du Bellay et Baif permet d’apprécier les talents de chacun.

Il demanda aussi aux participants de fournir des pièces originales ; outre Jean Dorat et Jean-Antoine de Baïf, une pléiade de poètes fournit des poèmes en diverses langues : Joachim du Bellay, Jean Tagaut, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Claude d’Espence, Jacques Bouju, Robert de La Haye, Martin Séguier, Jean du Tillet, Mathieu Pac, Salmon Macrin, Gilles Bouguier, Charles de Sainte-Marthe, Jean-Pierre de Mesme, le mécène Jean de Morel, sa femme Antoinette de Loynes, et Pierre de Ronsard « ….qui tentait alors de se poser comme chef de la nouvelle génération poétique, donna près de huit cents vers » [2].  

Il est vrai que Ronsard ne pouvait rien refuser à Denisot qui avait l’habitude de tirer le portrait des maitresses de ses amis, dont Baïf et Mellin de Saint-Gelais et qui dessina celui de la belle Cassandre. Marc-Antoine Muret écrivit que « [Ronsard] dit ne pouvoir soulager ses maux, sinon se retirant de toutes compagnies, & hantant les lieux solitaires, à fin d’aller contempler à son aise un portrait de sa Dame, fait de la main de Nicolas Denisot, homme entre les autres de singulières grâces, excellent en l’art de Peinture ». Certains ont même avancé que le portrait de Marguerite de Navarre servant de frontispice au Tombeau serait l’œuvre de Denisot mais l’original au crayon a été conservé et semble plutôt appartenir au style de François Clouet.

Une des pièces offertes par Ronsard, l'ode Aux Trois Soeurs.

Cette collaboration entre poètes fut les prémisses d’un rapprochement de plusieurs d’entre eux qui n’allaient pas tarder à former la Brigade (1553), puis la Pléiade. Six des sept membres de ce groupe informel, anciens des collèges de Boncourt et de Coqueret qui se réunissaient à l’auberge de la Pomme de Pin, se retrouvent dans l’ouvrage [3]. L’œuvre glorifie Marguerite de Navarre mais aussi les sœurs Seymour elles-mêmes, auxquelles plusieurs pièces sont consacrées. Elle est représentative des principaux thèmes développés par les poètes de la Pléiade : L’amour d’une femme, la mort, la fuite du temps, et la nature qui les entoure. 

Ronsard contribua ainsi au Tombeau de Marguerite de Navarre en donnant 4 pièces originales qui seront reprises dans le 5ème livre des Odes en 1552 :

-         L’ode Aux Trois Sœurs entame l’ouvrage. C’est tout autant une ode à la Dixième Muses, Marguerite de Navarre, qu’une célébration de toutes les femmes lettrées, parmi lesquelles figurent les sœurs Seymour, dont le poète se plait à imaginer la beauté de sirène.

 

Elles d’ordre flanc à flanc

Oisives au front des ondes,

D’un peigne d’yvoire blanc

Frisèrent leurs tresses blondes,

Et mignotant de leurs yeux

Les attraiz délicieux,

D’une œillade languissante

Guetterent la Nef passante.

 

-         L’Hymne Triomphale sur le Trepas de Marguerite de Valois, est l’œuvre la plus longue et la première contribution du poète au Tombeau. Il y conte la lutte que l’âme de la Reine Marguerite dut livrer à son corps, le triomphe de cette âme et son passage direct des terres de Navarre au royaume des béatitudes éternelles. Cette pièce, qui glorifiait sous le voile de l’allégorie, le mysticisme de la reine-poète, auteur du Discord de l’Esprit et de la Chair, fut très admirée des contemporains de Ronsard. Elle se termine par la fameuse pique de Ronsard à Mellin de Saint-Gelais, l’un de ses plus virulents concurrents.

Ecarte loin de mon chef

Tout malheur et tout meschef,

Préserve moi d'infamie

De toute langue ennemie,

Et de tout acte malin,

Et fay que devant mon prince

Désormais plus ne me pince

La tenaille de Melin.

 

-         Il compléta sa contribution au recueil par une traduction et une ode pastorale, Aux Cendres de Marguerite de Valois.

 

Il ne faut point qu'on te face

Un sepulchre qui embrasse

Mille Termes en un rond :

Pompeux d'ouvrages antiques

Et de haux pilliers Doriques

Elevéz à double front.

 

L'Airain, le Marbre & le Cuyvre

Font tant seulement revivre

Ceulx qui meurent sans renom :

Et desquelz la sepulture

Presse soubz mesme closture

Le corps, la vie, & le nom :

 

Mais toi, dont la renommée

Porte d'une aile animée

Par le monde tes valeurs :

Mieux que ces pointes superbes

Te plaisent les douces herbes,

Les fontaines, & les fleurs.

 

L’Hymne Triomphal de Ronsard

La pique destinée à Mellin de Saint Gelais

Le Tombeau de Marguerite de Navarre est donc une œuvre majeure de la Renaissance qui, sans doute aussi grâce aux élégants caractères de Robert Granjon, attira les bibliophiles des siècles passés. Ils s’empressèrent de la rhabiller dans des maroquins clinquants signés Trautz-Bauzonnet [4], Capé [5], Chambolle-Duru [6]. La particularité de l’exemplaire présenté ici est d’avoir été conservé dans une reliure de maroquin bleu, élégante mais très sobre, non signée, possiblement anglaise, confectionnée à la demande d’Henry Danby Seymour (1820 - 1877), un lointain descendant en ligne directe des sœurs Seymour.

Henry Danby Seymour était un parlementaire anglais, membre du parti libéral, égyptologue et grand voyageur, membre de la National Geographic Society. Il fit don au British Museum des fragments de la tombe de Sobekhotep ramenés d’Egypte.

Reliure de maroquin bleu.

Ex-libris de H.D. Seymour, esq.

Son ex-libris reprend classiquement une partie du blason de la famille Seymour, à savoir le cimier composé d’un phoenix aux ailes déployées. Il porte ici la mention manuscrite « may 8th 1855 ». Henry Danby Seymour avait réussi à dénicher un second exemplaire du Tombeau qu’il fit orner d’une reliure de maroquin vert et dans lequel il apposa un ex-libris daté du 24 Avril 1855. Il est aujourd’hui conservé dans les collections du musée Barbier-Mueller, à Genève.

L’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana est un in-8 de 104 ff. n. ch. sign. A-N8, hauteur 167 mm. En comparaison l’exemplaire Paul Eluard en maroquin anthracite signé Trautz-Bauzonnet, cité par Le Petit d'après le Répertoire Morgand et Fatout (1882, n°7859) fait 160 mm. Damascène Morgand l'avait acquis à la vente Desbarreaux-Bernard. L’exemplaire Barbier-Mueller fait 163,5 mm. Celui qui fut proposé par la librairie A. Sourget, 171 mm. 

Notre exemplaire appartint à la Bibliothèque Silvain S. Brunschwig, vendue aux enchères à Genève, en mars 1955, par Nicolas Rauch S.A. (n° 478). Il rejoint ensuite la bibliothèque littéraire d’Albert-Louis Natural, riche de quelque 800 volumes, réunis pour l’essentiel pendant l’entre-deux guerres par son père Albert Natural. Les incunables et les livres du 16ème siècle ont été dispersés à Drouot en 1987 (n°89). L’ouvrage passa encore en vente chez P. Bergé le 6 Nov 2005 (n°271) et enfin chez Ader-Nordmann le 4 Juillet 2012.

Bonne journée,

Textor



[1] Studies in Philology: Volume XCIII Spring, 1996 Number 2, England's First Female-Authored Encomium: The Seymour Sisters' Hecatodistichon (1550) to Marguerite de Navarre. Text, Translation, Notes, and Commentary by Brenda M. Hosington

[2] Nicolas Ducimetière, Mignonne, allons voir... Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller, n°96. Avant-propos de Jean d'Ormesson, préface de Michel Jeanneret, Paris, Hazan, 2007.

[3] Ronsard, du Bellay, Baïf, Dorat, Pelletier du Mans et Denisot.

[4] Exemplaire De la bibliothèque du baron de La Roche-Lacarelle (Vente Piasa, 2 mars 2003, n° 132)

[5] Exemplaire de la Bibliothèque Landau-Finaly. Reliure de maroquin vert doublé de maroquin rouge richement décoré signée Capé.

[6] Exemplaire en reliure de Chambolle Duru. 19th-century brown morocco with central diamond-shaped onlay of blue morocco stamped with 3 fleur-de-lis, gilt panelled with crowns and initials "M", gilt turn-ins. (Christies 1995)

vendredi 2 avril 2021

L’édition princeps du traité de l'Arche Mystique de Richard de Saint-Victor (1494)

C’est en 1108 que Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener avec quelques étudiants une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève.  En quelques dizaines d’années, le groupe des écoliers se constitue en une abbaye de chanoines réguliers, l’abbaye de Saint Victor, dont le rayonnement fut l’un des plus remarquables de tout l’occident médiéval.

La première page de De Arca Mystica - 1494


L’abbaye fournira une longue lignée de Maitres, dont Hugues, Adam, André et Richard de Saint Victor. Hugues, dont l’oncle avait été un disciple de Guillaume de Champeaux, est celui qui rapporta à l’abbaye des reliques de St Victor de Marseille. Il a fortement marqué les hommes de son temps par l’étendue de ses connaissances. Il recommandait à ses disciples de tout apprendre parce que rien n'est inutile : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n'est superflu ; une science réduite n'a rien qui plaise.» disait-il.

Parmi ses disciples, Richard suivit le précepte de son maitre et apprit beaucoup de choses, dans des domaines très variés : La spiritualité, bien sûr, mais aussi la poésie et la musique, la philosophie et même l’histoire et la géographie comme le prouve le Liber Exceptionum qui a été copié durant tout le Moyen Âge. Il sera l’un des théologiens les plus représentatifs de l'école de Saint Victor, ouverte sur la pluralité des disciplines.

Nous savons peu de choses sur Richard de Saint Victor, comme souvent pour les figures de cette époque lointaine. Il serait né en Écosse, à moins que ce ne soit en Angleterre ou en Irlande, vers 1110.  En 1163 il devint prieur de l'abbaye de Saint-Victor, où il mourut en 1173. C’est à Jean de Toulouse, lui aussi chanoine de Saint-Victor, que nous devons les seuls éléments biographiques connus, grâce à une notice intitulée Richardi cononici et prioris Sancti Victoris parisiensis vita ex libro V antiquitatum ejusdem Ecclesiæ, publiée pour la première fois en 1650, en tête des éditions de l'œuvre de Richard. Elle fut sans doute tirée des archives de l’abbaye, alors préservées, mais elle manque de détail.

C’est dans l'exégèse que ses contemporains appréciaient le plus les talents de Richard de Saint Victor. Il a laissé nombre de commentaires bibliques, où il met en œuvre des méthodes d'interprétation inspirées de Hugues, son prédécesseur. On lui attribue trente-trois œuvres classées en trois groupes : Les Écrits exégétiques, les Écrits théologiques et les Mélanges., l'ouvrage le plus célèbre étant son De Trinitate (De la Trinité).


 Sur la page de titre, un possesseur du XVIème siècle a mentionné : « Je suis à Heinrich Veltman, de Rhena, Westphalie »

Il participa ainsi à la naissance de la mystique médiévale, en élaborant une théologie mystique, fondé sur la contemplation, qu’illustre ici l’ouvrage intitulé De Arca Mystica (le traité de l’Arche Mystique, parfois appelée Benjamin Major)

Ce traité est l’un des deux volets autour duquel s’articule la présentation de la théologie mystique :

-    - Le premier est le De præparatione animi ad contemplationem, liber dictus Benjamin minor. Le sous-titre provient du Psaume LXVII, 28 (Benjamin in mentis excessu). Traité de morale mystique, il explique comment, à l'instar de Benjamin, le plus cher des enfants de Rachel, se préparer à la contemplation par la répression des passions et le développement des vertus.

-    - Son pendant est donc le De gratia contemplationis, seu Benjamin major. Le sous-titre tire son explication du verset du Psaume CXXXI, 8 (Surge, Domine, in requiem tuam, tu et arca santificationis tuæ), mais le texte étant nettement plus long, il est major.

Les deux ouvrages se trouvent parfois reliés ensemble et parfois séparément.

La contemplation mystique est représentative du courant chrétien de l'époque qui veut abolir l'opposition des connaissances provenant de l'intelligence et celles provenant de l'amour de Dieu. Richard de Saint Victor s'interroge sur les conditions et les modalités de la contemplation et distingue six degrés d'élévation mystique. L’Arche Mystique est, parmi les écrits de Richard, le plus étudié et les plus cités au cours du moyen-âge et Dante place son auteur au Paradis, à l'égal des anges, parmi d’autres théologiens et docteurs de l'Église comme Isidore de Séville ou l’Anglais Bède le Vénérable. Il le cite en disant « Pour contempler, il fut plus qu'un homme » (« Che a considerar fu più che viro ») [1]  .


Curieusement, si nous possédons un certain nombre de copies manuscrites du traité de l’Arche Mystique, le texte ne fut imprimé que relativement tardivement par l’imprimeur suisse Johannes Amerbach, en 1494.

Amerbach, connu aussi sous le nom de Hans von Venedig (ou Joannes Veneticus) s’était fait une spécialité de l’édition des docteurs de l’Eglise.  Il est le fils de Peter Welcker, bourgmestre d'Amorbach dans l'Odenwald (Aujourd’hui en Allemagne). Il partit étudier à la Sorbonne, à Paris, où il côtoie le milieu des humanistes, notamment ses compatriotes rhénans Johannes Heynlin, introducteur de l’imprimerie à Paris avec Guillaume Fichet, ou Johannes Reuchlin. Reçu bachelier en 1461 et licencié en 1462, Johannes Amerbach aurait accompagné Johannes Heynlin à Bâle en 1464 et serait revenu avec lui à Paris en 1467. Il séjourne ensuite à Venise où il sera initié au métier d'imprimeur par Franz Renner de Hailbronn (Imprimeur pour lequel, nous avons déjà consacré une notice sur ce site). Des archives attestent qu’il est typographe chez Franz Renner pendant la courte période où ce dernier était associé à Nikolaus von Frankfurt (1473-1477). On le retrouve à Pérouse en 1477, dans un procès opposant des imprimeurs allemands, puis à Bâle où il s’installe après avoir acheté le matériel typographique de l'imprimeur Bernhard von Köln, actif à Trévise en 1477-1478.

Il est alors âgé d'environ 40 ans et ses affaires prospèrent assez vite. Il travaille ponctuellement en association avec Jakob Wolff, Johannes Petri et, plus tard, vers 1500, avec Johannes Froben qui les a rejoints. Il collabore également avec Anton 1er Koberger, de Nuremberg.

La page du livre III. Remarquez qu’à chaque section du livre, il existait anciennement un onglet de cuir ou de carton pour repérer la page et y accéder plus vite. Ces onglets ont disparu mais leur trace est restée sur la page.



Amerbach achète en 1482 une maison dans le quartier du Klein Basel, tout près de la Chartreuse de Bâle, l’abbaye du Val Sainte Marguerite, où Johannes Heynlin se retirera avec sa bibliothèque personnelle en 1487. L’abbaye le soutient activement et, en retour, il enrichit la bibliothèque avec les éditions sorties de ses presses.  En 1483, il épouse la fille d'un conseiller de Bâle et il est alors reçu Bourgeois de cette ville, en mai 1484.

Lorsqu’il meurt à la Chartreuse de Bâle, en 1513, avant de pouvoir achever sa grande édition des Pères de l'Église, ses fils, Bruno, Basile et Boniface Amerbach lui succèdent mais l'officine semble avoir décliné rapidement [2].

L’ouvrage n’est pas particulièrement rare - nous en retrouvons une centaine d’exemplaires dans les institutions publiques dont 7 en France, d’après l’ISTC - et l’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana n’est pas sans défaut puisqu’il lui manque 2 feuillets [3] mais il a l’avantage d’être joliment enluminé et d’avoir conservé sa première reliure, probablement d’origine flamande, un veau brun estampé à froid sur ais de bois dont le décor est composé de cartouches à motifs losangés, dessinés au triple filet.

Les amateurs apprécieront « le point tressé » de la coiffe, une technique de sellier courante au XIVème et XVème siècle consistant dans le tressage d'une lanière de cuir qui assujettit le cuir de couvrure préalablement rabattu sur la tranchefile. La coiffe est le point faible des livres d’aujourd’hui comme ceux d’autrefois car les lecteurs indélicats attrapent le livre par les coiffes qui finissent par casser. La coiffe de lanières tressées possède l’avantage d’être robuste tout en étant esthétique. La meilleure preuve est que celle-ci n’a pas bougé en 500 ans. La tranchefile, montée sur un nerf solidement arrimé aux ais et recouverte du cuir de couvrure, qui lui-même était protégé par le tressage de lanières de cuir, peut résister parfaitement aux plus mauvais traitements. Il y a de multiples façons d'exécuter un tressage de coiffe, mais le principe de base reste toujours le même : les lanières se chevauchent et se croisent en passant alternativement au-dessus, puis en- dessous, les unes des autres, comme on le devine ici sur la photo de la coiffe dont l'usure est moindre que celle du seul tressage qui est réelle, preuve que le tressage a rempli son rôle. [4]

Reliure de l’Arca Mystica, détail de la coiffe aux lanières tressées.  

L'attache en cuivre de la reliure


Reliure, détail du dos et d'un plat.

Detail d’une lettrine

Les lettrines d’entête de chapitre sont peintes en trois couleurs, le troisième pigment n’a pas résisté au temps, sans doute du jaune, qui est devenu jaune verdâtre aujourd’hui. Au Moyen-age, l’enlumineur utilisait souvent une sève vénéneuse qui donnait un jaune doré magnifique, pratique pour colorer les lettrines et les illustrations. La couleur transparente vient des sèves de l'arbre de la gomme-gutte. Comme la sève est vénéneuse et que sa résistance à la lumière est mauvaise, la gomme-gutte traditionnelle a été remplacée par la suite par des pigments inoffensifs qui ne se décolorent pas sous l'influence de la lumière. Conclusions : évitons donc de lécher nos incunables si vous ne voulons pas terminer comme le moine Jorge de Burgos !

Bonne Journée.

Textor

 

Finis

 


[1] Dante, le Paradis, X, 131-132

[2] Source : notice BnF sur Amerbach.

[3] In-8 de (146/148) ff. sign. a-r8, s4 t8 (mq t1 et t4)

[4] Voir Léon Gilissen, la reliure occidentale antérieure à 1400 d'après les manuscrits de la bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles. Bibliologia Brepols - Turnhout. 1983. p. 77.