mercredi 28 avril 2021

Quand les sœurs Seymour inspiraient les poètes de la Pléiade. (1551)

 Anne, Margaret et Jane Seymour étaient les filles d'Anne Stanhope et d’Edouard Seymour (1500-1550), premier duc de Somerset, nièces de Jane Seymour, éphémère épouse du roi Henri VIII d’Angleterre. Leur père devint le Lord Protecteur de son neveu, le jeune roi Edouard VI, monté sur le trône en 1547. 

Ces Princesses, comme les qualifie Ronsard eu égard à leur noble cousinage, étaient âgées respectivement d'environ dix-huit, seize et neuf ans en 1550 lorsqu’elles composèrent, à la demande de leur précepteur, Nicolas Denisot, un « tumulus », c’est-à-dire un poème latin de 104 distiques sur la mort de Marguerite de Navarre, intitulé Annae, Margaritae, Janae, Sororum virginum heroidum anglarum, in mortem Divae Margaritae Valesiae, navarrorum Reginae, Hecatodistichon.

Marguerite de Navarre, sœur de François Premier et protectrice des arts.

Page de titre du Tombeau chez Fezandat et Granjon.

Pièce liminaire de N. de Herberay aux soeurs Seymour

Nicolas Denisot jugea sans doute que le travail de ses élèves avait un certain mérite et n’était pas trop scolaire car, une fois rentré en France (de manière précipitée, à la suite d’une sombre affaire d’espionnage), il décida de publier l'Hecatodistichon des sœurs Seymour, faisant ainsi de ce recueil à la fois le premier éloge poétique écrit par une femme et la seule œuvre de femmes anglaises publiée en latin au XVIe siècle [1].

La première édition était un petit fascicule de 48 pages (sign.a-c8), sortie des presses parisiennes de Regnault Chaudière, en 1550. Elle contenait, outre les 104 distiques latins, deux pièces liminaires de Nicolas Denisot, autoproclamé Comte d’Alsinois, son nom de plume, une épitre de Pierre des Mireurs à la gloire des Princesses, et quelques épigrammes en grec ou en latins fournis par les amis de Denisot, comme Jean Dorat, Charles de Sainte-Marthe ou encore Jean-Antoine de Baïf.  

Née en 1492, Marguerite de Valois-Angoulême, sœur de François Ier, plus connue sous le nom de Marguerite de Navarre, avait été la grande protectrice des arts et des lettres mais aussi un auteur de talent, comme en témoignent les Marguerites de la Marguerite (1547) ou encore son Heptaméron, un recueil de nouvelles entrepris dès 1542 sur le modèle du Décaméron de Boccace. A sa mort, en 1549, le monde littéraire ne s’était pas particulièrement mobilisé, mais à la suite de la publication de l'Hecatodistichon, les lettrés français ne tardèrent pas à réagir, ce qui décida Nicolas Denisot à republier l’année suivante le poème des sœurs Seymour dans un tout nouveau volume, largement augmenté, avec un titre français qui soulignait la nature collective de l’ouvrage : Le Tombeau de Marguerite de Valois , royne de Navarre , faict premièrement en disticques latins par les trois soeurs princesses en Angleterre, depuis traduictz en grec, italien, et françois par plusieurs des excellentz poètes de la France. Avecques plusieurs odes, hymnes, cantiques, épitaphes sur le mesme subject.

Il faut dire que Nicolas Denisot avait de nombreuses relations parmi les intellectuels de son temps et qu’il sut mobiliser un nombre de poètes impressionnant, parmi les plus talentueux du moment. Brillant touche-à-tout, à la fois peintre cartographe et poète lui-même, Denisot était né au Mans, comme son ami Pelletier, dans une famille noble implantée de longue date à Nogent le Rotrou.

Il leur fit traduire en français, italien, et même grec, les distiques latins composés par les sœurs Seymour. Les traductions sont juxtaposées et forment une sorte de joute poétique où chacun cherche à surpasser les autres.

Un exemple de ces jeux de traductions où les vers d’un distique donne lieu à des variations très différentes selon les auteurs. (Ici du Bellay (I.D.B.A.) Denisot, Baïf, de Mesme (I.P.D.M.) ou Antoinette de Loyne (Dam. A.D.L.)

Une pièce latine originale de Jean Dorat et sa version italienne par J.P. de Mesme puis française par Ronsard, du Bellay et Baif permet d’apprécier les talents de chacun.

Il demanda aussi aux participants de fournir des pièces originales ; outre Jean Dorat et Jean-Antoine de Baïf, une pléiade de poètes fournit des poèmes en diverses langues : Joachim du Bellay, Jean Tagaut, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Claude d’Espence, Jacques Bouju, Robert de La Haye, Martin Séguier, Jean du Tillet, Mathieu Pac, Salmon Macrin, Gilles Bouguier, Charles de Sainte-Marthe, Jean-Pierre de Mesme, le mécène Jean de Morel, sa femme Antoinette de Loynes, et Pierre de Ronsard « ….qui tentait alors de se poser comme chef de la nouvelle génération poétique, donna près de huit cents vers » [2].  

Il est vrai que Ronsard ne pouvait rien refuser à Denisot qui avait l’habitude de tirer le portrait des maitresses de ses amis, dont Baïf et Mellin de Saint-Gelais et qui dessina celui de la belle Cassandre. Marc-Antoine Muret écrivit que « [Ronsard] dit ne pouvoir soulager ses maux, sinon se retirant de toutes compagnies, & hantant les lieux solitaires, à fin d’aller contempler à son aise un portrait de sa Dame, fait de la main de Nicolas Denisot, homme entre les autres de singulières grâces, excellent en l’art de Peinture ». Certains ont même avancé que le portrait de Marguerite de Navarre servant de frontispice au Tombeau serait l’œuvre de Denisot mais l’original au crayon a été conservé et semble plutôt appartenir au style de François Clouet.

Une des pièces offertes par Ronsard, l'ode Aux Trois Soeurs.

Cette collaboration entre poètes fut les prémisses d’un rapprochement de plusieurs d’entre eux qui n’allaient pas tarder à former la Brigade (1553), puis la Pléiade. Six des sept membres de ce groupe informel, anciens des collèges de Boncourt et de Coqueret qui se réunissaient à l’auberge de la Pomme de Pin, se retrouvent dans l’ouvrage [3]. L’œuvre glorifie Marguerite de Navarre mais aussi les sœurs Seymour elles-mêmes, auxquelles plusieurs pièces sont consacrées. Elle est représentative des principaux thèmes développés par les poètes de la Pléiade : L’amour d’une femme, la mort, la fuite du temps, et la nature qui les entoure. 

Ronsard contribua ainsi au Tombeau de Marguerite de Navarre en donnant 4 pièces originales qui seront reprises dans le 5ème livre des Odes en 1552 :

-         L’ode Aux Trois Sœurs entame l’ouvrage. C’est tout autant une ode à la Dixième Muses, Marguerite de Navarre, qu’une célébration de toutes les femmes lettrées, parmi lesquelles figurent les sœurs Seymour, dont le poète se plait à imaginer la beauté de sirène.

 

Elles d’ordre flanc à flanc

Oisives au front des ondes,

D’un peigne d’yvoire blanc

Frisèrent leurs tresses blondes,

Et mignotant de leurs yeux

Les attraiz délicieux,

D’une œillade languissante

Guetterent la Nef passante.

 

-         L’Hymne Triomphale sur le Trepas de Marguerite de Valois, est l’œuvre la plus longue et la première contribution du poète au Tombeau. Il y conte la lutte que l’âme de la Reine Marguerite dut livrer à son corps, le triomphe de cette âme et son passage direct des terres de Navarre au royaume des béatitudes éternelles. Cette pièce, qui glorifiait sous le voile de l’allégorie, le mysticisme de la reine-poète, auteur du Discord de l’Esprit et de la Chair, fut très admirée des contemporains de Ronsard. Elle se termine par la fameuse pique de Ronsard à Mellin de Saint-Gelais, l’un de ses plus virulents concurrents.

Ecarte loin de mon chef

Tout malheur et tout meschef,

Préserve moi d'infamie

De toute langue ennemie,

Et de tout acte malin,

Et fay que devant mon prince

Désormais plus ne me pince

La tenaille de Melin.

 

-         Il compléta sa contribution au recueil par une traduction et une ode pastorale, Aux Cendres de Marguerite de Valois.

 

Il ne faut point qu'on te face

Un sepulchre qui embrasse

Mille Termes en un rond :

Pompeux d'ouvrages antiques

Et de haux pilliers Doriques

Elevéz à double front.

 

L'Airain, le Marbre & le Cuyvre

Font tant seulement revivre

Ceulx qui meurent sans renom :

Et desquelz la sepulture

Presse soubz mesme closture

Le corps, la vie, & le nom :

 

Mais toi, dont la renommée

Porte d'une aile animée

Par le monde tes valeurs :

Mieux que ces pointes superbes

Te plaisent les douces herbes,

Les fontaines, & les fleurs.

 

L’Hymne Triomphal de Ronsard

La pique destinée à Mellin de Saint Gelais

Le Tombeau de Marguerite de Navarre est donc une œuvre majeure de la Renaissance qui, sans doute aussi grâce aux élégants caractères de Robert Granjon, attira les bibliophiles des siècles passés. Ils s’empressèrent de la rhabiller dans des maroquins clinquants signés Trautz-Bauzonnet [4], Capé [5], Chambolle-Duru [6]. La particularité de l’exemplaire présenté ici est d’avoir été conservé dans une reliure de maroquin bleu, élégante mais très sobre, non signée, possiblement anglaise, confectionnée à la demande d’Henry Danby Seymour (1820 - 1877), un lointain descendant en ligne directe des sœurs Seymour.

Henry Danby Seymour était un parlementaire anglais, membre du parti libéral, égyptologue et grand voyageur, membre de la National Geographic Society. Il fit don au British Museum des fragments de la tombe de Sobekhotep ramenés d’Egypte.

Reliure de maroquin bleu.

Ex-libris de H.D. Seymour, esq.

Son ex-libris reprend classiquement une partie du blason de la famille Seymour, à savoir le cimier composé d’un phoenix aux ailes déployées. Il porte ici la mention manuscrite « may 8th 1855 ». Henry Danby Seymour avait réussi à dénicher un second exemplaire du Tombeau qu’il fit orner d’une reliure de maroquin vert et dans lequel il apposa un ex-libris daté du 24 Avril 1855. Il est aujourd’hui conservé dans les collections du musée Barbier-Mueller, à Genève.

L’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana est un in-8 de 104 ff. n. ch. sign. A-N8, hauteur 167 mm. En comparaison l’exemplaire Paul Eluard en maroquin anthracite signé Trautz-Bauzonnet, cité par Le Petit d'après le Répertoire Morgand et Fatout (1882, n°7859) fait 160 mm. Damascène Morgand l'avait acquis à la vente Desbarreaux-Bernard. L’exemplaire Barbier-Mueller fait 163,5 mm. Celui qui fut proposé par la librairie A. Sourget, 171 mm. 

Notre exemplaire appartint à la Bibliothèque Silvain S. Brunschwig, vendue aux enchères à Genève, en mars 1955, par Nicolas Rauch S.A. (n° 478). Il rejoint ensuite la bibliothèque littéraire d’Albert-Louis Natural, riche de quelque 800 volumes, réunis pour l’essentiel pendant l’entre-deux guerres par son père Albert Natural. Les incunables et les livres du 16ème siècle ont été dispersés à Drouot en 1987 (n°89). L’ouvrage passa encore en vente chez P. Bergé le 6 Nov 2005 (n°271) et enfin chez Ader-Nordmann le 4 Juillet 2012.

Bonne journée,

Textor



[1] Studies in Philology: Volume XCIII Spring, 1996 Number 2, England's First Female-Authored Encomium: The Seymour Sisters' Hecatodistichon (1550) to Marguerite de Navarre. Text, Translation, Notes, and Commentary by Brenda M. Hosington

[2] Nicolas Ducimetière, Mignonne, allons voir... Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller, n°96. Avant-propos de Jean d'Ormesson, préface de Michel Jeanneret, Paris, Hazan, 2007.

[3] Ronsard, du Bellay, Baïf, Dorat, Pelletier du Mans et Denisot.

[4] Exemplaire De la bibliothèque du baron de La Roche-Lacarelle (Vente Piasa, 2 mars 2003, n° 132)

[5] Exemplaire de la Bibliothèque Landau-Finaly. Reliure de maroquin vert doublé de maroquin rouge richement décoré signée Capé.

[6] Exemplaire en reliure de Chambolle Duru. 19th-century brown morocco with central diamond-shaped onlay of blue morocco stamped with 3 fleur-de-lis, gilt panelled with crowns and initials "M", gilt turn-ins. (Christies 1995)

vendredi 2 avril 2021

L’édition princeps du traité de l'Arche Mystique de Richard de Saint-Victor (1494)

C’est en 1108 que Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener avec quelques étudiants une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève.  En quelques dizaines d’années, le groupe des écoliers se constitue en une abbaye de chanoines réguliers, l’abbaye de Saint Victor, dont le rayonnement fut l’un des plus remarquables de tout l’occident médiéval.

La première page de De Arca Mystica - 1494


L’abbaye fournira une longue lignée de Maitres, dont Hugues, Adam, André et Richard de Saint Victor. Hugues, dont l’oncle avait été un disciple de Guillaume de Champeaux, est celui qui rapporta à l’abbaye des reliques de St Victor de Marseille. Il a fortement marqué les hommes de son temps par l’étendue de ses connaissances. Il recommandait à ses disciples de tout apprendre parce que rien n'est inutile : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n'est superflu ; une science réduite n'a rien qui plaise.» disait-il.

Parmi ses disciples, Richard suivit le précepte de son maitre et apprit beaucoup de choses, dans des domaines très variés : La spiritualité, bien sûr, mais aussi la poésie et la musique, la philosophie et même l’histoire et la géographie comme le prouve le Liber Exceptionum qui a été copié durant tout le Moyen Âge. Il sera l’un des théologiens les plus représentatifs de l'école de Saint Victor, ouverte sur la pluralité des disciplines.

Nous savons peu de choses sur Richard de Saint Victor, comme souvent pour les figures de cette époque lointaine. Il serait né en Écosse, à moins que ce ne soit en Angleterre ou en Irlande, vers 1110.  En 1163 il devint prieur de l'abbaye de Saint-Victor, où il mourut en 1173. C’est à Jean de Toulouse, lui aussi chanoine de Saint-Victor, que nous devons les seuls éléments biographiques connus, grâce à une notice intitulée Richardi cononici et prioris Sancti Victoris parisiensis vita ex libro V antiquitatum ejusdem Ecclesiæ, publiée pour la première fois en 1650, en tête des éditions de l'œuvre de Richard. Elle fut sans doute tirée des archives de l’abbaye, alors préservées, mais elle manque de détail.

C’est dans l'exégèse que ses contemporains appréciaient le plus les talents de Richard de Saint Victor. Il a laissé nombre de commentaires bibliques, où il met en œuvre des méthodes d'interprétation inspirées de Hugues, son prédécesseur. On lui attribue trente-trois œuvres classées en trois groupes : Les Écrits exégétiques, les Écrits théologiques et les Mélanges., l'ouvrage le plus célèbre étant son De Trinitate (De la Trinité).


 Sur la page de titre, un possesseur du XVIème siècle a mentionné : « Je suis à Heinrich Veltman, de Rhena, Westphalie »

Il participa ainsi à la naissance de la mystique médiévale, en élaborant une théologie mystique, fondé sur la contemplation, qu’illustre ici l’ouvrage intitulé De Arca Mystica (le traité de l’Arche Mystique, parfois appelée Benjamin Major)

Ce traité est l’un des deux volets autour duquel s’articule la présentation de la théologie mystique :

-    - Le premier est le De præparatione animi ad contemplationem, liber dictus Benjamin minor. Le sous-titre provient du Psaume LXVII, 28 (Benjamin in mentis excessu). Traité de morale mystique, il explique comment, à l'instar de Benjamin, le plus cher des enfants de Rachel, se préparer à la contemplation par la répression des passions et le développement des vertus.

-    - Son pendant est donc le De gratia contemplationis, seu Benjamin major. Le sous-titre tire son explication du verset du Psaume CXXXI, 8 (Surge, Domine, in requiem tuam, tu et arca santificationis tuæ), mais le texte étant nettement plus long, il est major.

Les deux ouvrages se trouvent parfois reliés ensemble et parfois séparément.

La contemplation mystique est représentative du courant chrétien de l'époque qui veut abolir l'opposition des connaissances provenant de l'intelligence et celles provenant de l'amour de Dieu. Richard de Saint Victor s'interroge sur les conditions et les modalités de la contemplation et distingue six degrés d'élévation mystique. L’Arche Mystique est, parmi les écrits de Richard, le plus étudié et les plus cités au cours du moyen-âge et Dante place son auteur au Paradis, à l'égal des anges, parmi d’autres théologiens et docteurs de l'Église comme Isidore de Séville ou l’Anglais Bède le Vénérable. Il le cite en disant « Pour contempler, il fut plus qu'un homme » (« Che a considerar fu più che viro ») [1]  .


Curieusement, si nous possédons un certain nombre de copies manuscrites du traité de l’Arche Mystique, le texte ne fut imprimé que relativement tardivement par l’imprimeur suisse Johannes Amerbach, en 1494.

Amerbach, connu aussi sous le nom de Hans von Venedig (ou Joannes Veneticus) s’était fait une spécialité de l’édition des docteurs de l’Eglise.  Il est le fils de Peter Welcker, bourgmestre d'Amorbach dans l'Odenwald (Aujourd’hui en Allemagne). Il partit étudier à la Sorbonne, à Paris, où il côtoie le milieu des humanistes, notamment ses compatriotes rhénans Johannes Heynlin, introducteur de l’imprimerie à Paris avec Guillaume Fichet, ou Johannes Reuchlin. Reçu bachelier en 1461 et licencié en 1462, Johannes Amerbach aurait accompagné Johannes Heynlin à Bâle en 1464 et serait revenu avec lui à Paris en 1467. Il séjourne ensuite à Venise où il sera initié au métier d'imprimeur par Franz Renner de Hailbronn (Imprimeur pour lequel, nous avons déjà consacré une notice sur ce site). Des archives attestent qu’il est typographe chez Franz Renner pendant la courte période où ce dernier était associé à Nikolaus von Frankfurt (1473-1477). On le retrouve à Pérouse en 1477, dans un procès opposant des imprimeurs allemands, puis à Bâle où il s’installe après avoir acheté le matériel typographique de l'imprimeur Bernhard von Köln, actif à Trévise en 1477-1478.

Il est alors âgé d'environ 40 ans et ses affaires prospèrent assez vite. Il travaille ponctuellement en association avec Jakob Wolff, Johannes Petri et, plus tard, vers 1500, avec Johannes Froben qui les a rejoints. Il collabore également avec Anton 1er Koberger, de Nuremberg.

La page du livre III. Remarquez qu’à chaque section du livre, il existait anciennement un onglet de cuir ou de carton pour repérer la page et y accéder plus vite. Ces onglets ont disparu mais leur trace est restée sur la page.



Amerbach achète en 1482 une maison dans le quartier du Klein Basel, tout près de la Chartreuse de Bâle, l’abbaye du Val Sainte Marguerite, où Johannes Heynlin se retirera avec sa bibliothèque personnelle en 1487. L’abbaye le soutient activement et, en retour, il enrichit la bibliothèque avec les éditions sorties de ses presses.  En 1483, il épouse la fille d'un conseiller de Bâle et il est alors reçu Bourgeois de cette ville, en mai 1484.

Lorsqu’il meurt à la Chartreuse de Bâle, en 1513, avant de pouvoir achever sa grande édition des Pères de l'Église, ses fils, Bruno, Basile et Boniface Amerbach lui succèdent mais l'officine semble avoir décliné rapidement [2].

L’ouvrage n’est pas particulièrement rare - nous en retrouvons une centaine d’exemplaires dans les institutions publiques dont 7 en France, d’après l’ISTC - et l’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana n’est pas sans défaut puisqu’il lui manque 2 feuillets [3] mais il a l’avantage d’être joliment enluminé et d’avoir conservé sa première reliure, probablement d’origine flamande, un veau brun estampé à froid sur ais de bois dont le décor est composé de cartouches à motifs losangés, dessinés au triple filet.

Les amateurs apprécieront « le point tressé » de la coiffe, une technique de sellier courante au XIVème et XVème siècle consistant dans le tressage d'une lanière de cuir qui assujettit le cuir de couvrure préalablement rabattu sur la tranchefile. La coiffe est le point faible des livres d’aujourd’hui comme ceux d’autrefois car les lecteurs indélicats attrapent le livre par les coiffes qui finissent par casser. La coiffe de lanières tressées possède l’avantage d’être robuste tout en étant esthétique. La meilleure preuve est que celle-ci n’a pas bougé en 500 ans. La tranchefile, montée sur un nerf solidement arrimé aux ais et recouverte du cuir de couvrure, qui lui-même était protégé par le tressage de lanières de cuir, peut résister parfaitement aux plus mauvais traitements. Il y a de multiples façons d'exécuter un tressage de coiffe, mais le principe de base reste toujours le même : les lanières se chevauchent et se croisent en passant alternativement au-dessus, puis en- dessous, les unes des autres, comme on le devine ici sur la photo de la coiffe dont l'usure est moindre que celle du seul tressage qui est réelle, preuve que le tressage a rempli son rôle. [4]

Reliure de l’Arca Mystica, détail de la coiffe aux lanières tressées.  

L'attache en cuivre de la reliure


Reliure, détail du dos et d'un plat.

Detail d’une lettrine

Les lettrines d’entête de chapitre sont peintes en trois couleurs, le troisième pigment n’a pas résisté au temps, sans doute du jaune, qui est devenu jaune verdâtre aujourd’hui. Au Moyen-age, l’enlumineur utilisait souvent une sève vénéneuse qui donnait un jaune doré magnifique, pratique pour colorer les lettrines et les illustrations. La couleur transparente vient des sèves de l'arbre de la gomme-gutte. Comme la sève est vénéneuse et que sa résistance à la lumière est mauvaise, la gomme-gutte traditionnelle a été remplacée par la suite par des pigments inoffensifs qui ne se décolorent pas sous l'influence de la lumière. Conclusions : évitons donc de lécher nos incunables si vous ne voulons pas terminer comme le moine Jorge de Burgos !

Bonne Journée.

Textor

 

Finis

 


[1] Dante, le Paradis, X, 131-132

[2] Source : notice BnF sur Amerbach.

[3] In-8 de (146/148) ff. sign. a-r8, s4 t8 (mq t1 et t4)

[4] Voir Léon Gilissen, la reliure occidentale antérieure à 1400 d'après les manuscrits de la bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles. Bibliologia Brepols - Turnhout. 1983. p. 77.

jeudi 11 mars 2021

Vélin Doré.



Vieux Maître Relieur, l'or que tu ciselas

Au dos du livre et dans l'épaisseur de la tranche

N'a plus, malgré les fers poussés d'une main franche,

La rutilante ardeur de ses premiers éclats.

 


Les chiffres enlacés que liait l'entrelacs

S'effacent chaque jour de la peau fine et blanche ;

A peine si mes yeux peuvent suivre la branche

De lierre que tu fis serpenter sur les plats.

 


Mais cet ivoire souple et presque diaphane,

Marguerite, Marie, ou peut-être Diane,

De leurs doigts amoureux l'ont jadis caressé ;



Et ce vélin pâli que dora Clovis Ève

Évoque, je ne sais par quel charme passé,

L'âme de leur parfum et l'ombre de leur rêve.

                 José-Maria de Heredia (1842-1905)


José-Maria de Heredia, poète cubain naturalisé français, avait suivi l’école des Chartes en candidat libre et il fut un temps conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Il recevait les Parnassiens dans son appartement de fonction donnant sur la Seine. Bibliophile passionné, il a bien décrit l'amour des livres dans ce poème qui s'intitule Vélin Doré, extrait des Trophées (1893).




jeudi 4 mars 2021

Les monnaies de Savoie au temps du duc Charles II. (1544)

Les princes de Savoie ont toujours revendiqué le droit de battre monnaie, au moins depuis le temps d’Oddon de Maurienne, c’est-à-dire au XIème siècle, et ils se réservaient expressément ce droit régalien dans les actes de donation de terres ou de fiefs qu’ils pouvaient faire à leur famille. Parallèlement, les évêques de Maurienne reçurent ce droit de l’empereur Conrad. Des ateliers monétaires ont donc existé très tôt à St Jean de Maurienne, Moutiers, ou Aiguebelle puis ils se développèrent beaucoup aux siècles suivants.

En fonction de la santé économique du moment et des vicissitudes liées aux guerres incessantes, la monnaie voit son cours varier et oblige le Prince à jouer avec le titre. Celles qui sont émises en dessous du titre se voit rapidement décriées et refusées par la population et une ordonnance vient alors imposer un cours forcé, correspondant à son nominal, puis elle est remplacée par une autre monnaie de meilleur aloi. Une monnaie chasse l’autre et la circulation monétaire est rendue complexe par la coexistence de ces multiples unités à laquelle s’ajoute un système de monnaies de compte.


Pièce d'argent aux effigies de Philibert et Yolande de Savoie.

Les monnaies réelles sont celles données en paiement, type denier et oboles. Ces monnaies en argent sont frappées par chaque seigneur local ou ville franche disposant d’un atelier. Leur sphère de circulation ne dépasse pas les territoires du seigneur et ses environs immédiats. Parmi ces monnaies, certaines prennent valeur internationale, comme le florin. Leur qualité et leur stabilité sont telles qu’elles circulent bien au-delà de leur lieu d’émission. Ces monnaies sont moins des monnaies de prince que des monnaies de marchands. Peu de seigneurs acceptent d’ailleurs la circulation de ces lointaines espèces sur leur territoire. De nombreuses ordonnances rappellent régulièrement qu’elles ne peuvent être prises en paiement et qu’elles doivent être échangées contre des espèces locales, à un cours décidé par le souverain. A côté de ces monnaies réelles, déjà fort nombreuses, coexistent plusieurs monnaies de compte exprimées en livres, sous et deniers. Ces monnaies de compte servent à fixer les prix des marchandises, à tenir des comptes. Elles ne sont pas les mêmes d’une région à l’autre….

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys

Un édit postérieur, (de 1576, sous Charles-Emmanuel), portant prohibition et defenses de sortir monnaie hors du Pays de Savoye ! 

A l’époque du Duc Charles II, les marchands et les changeurs utilisaient donc un manuel pour les aider à s’y retrouver dans les multiples monnaies frappées localement. Ce genre d’ouvrage devait être fort courant mais comme ils étaient manipulés quotidiennement, ils n’ont pas toujours survécu [1].

Celui présenté ici est un recueil flamand composé de 5 opuscules avec pages de titre séparées, tous imprimés à Gand en 1544 par Josse  Lambrecht qui se qualifiait lui-même de « tailleur de lettres » (lettersteker). [2] Exerçant à Gand, il est considéré comme le meilleur imprimeur de son temps, promoteur de la lettre romane. Pour autant cet ensemble de recueils destiné aux marchands et changeurs est en lettres gothiques, plus facile à lire pour les gens de l’époque. « De tous les imprimeurs qui ont exercé leur profession à Gand, il n'en est pas de plus remarquable ni de plus digne d'attention. » (Bibliographie Gantoise). Sa devise était : « Cessent solita dum meliora, Satis quercus. » autrement dit, abandonnons la routine, lorsqu'une route nouvelle nous est ouverte.

 

Page de titre d'un des opuscules du Tarif des Marchands.

Une page du Tarif des Marchands.

Un modeste ouvrage relié d'un velin de récupération.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans les quelques 1200 empreintes de pièces, témoignage précieux de la circulation fiduciaire en Europe au début du XVIème siècle. Au-delà de l’intérêt numismatique de ces pages, qui n’est pas ma spécialité, ces représentations de monnaies, gravées avec finesse, donnent une image des forces économiques en présence, à un instant t, en l’occurrence le premier quart du XVIème siècle. Ainsi pour la Savoie, nous trouvons reproduit une douzaine de pièces frappées pour les ducs, ainsi que celles frappées à Genève, à Saluces et dans le marquisat de Montferrat, sans doute les monnaies que les marchands avaient le plus de chance de rencontrer aux Pays-bas et dans le nord de l’Europe.

 



Les monnaies de Savoie, de Montferrat et de Saluces.

Les monnaies représentées sont à la marque de Philibert II, huitième Duc, et de Charles II. La première dans l’ordre chronologique est une grande pièce d'argent. Le buste du Prince, tourné à droite, occupe le champ, et au revers est le buste de son épouse Yolande, tournée à gauche. L'exécution des têtes est suffisamment bonne pour qu’il puisse s’agir de portraits. La croix du commencement des légendes y est remplacée en revers par un écu de Savoie. Cette pièce fut frappée en 1497, à l’occasion du mariage de Philibert avec une princesse âgée alors de 9 ans.

Si son père, Philippe II, est représenté à cheval, armé de toutes pièces, Philibert est plus fréquemment représenté en buste. Le P, initiale de son nom, figure dans le champ du revers de ses monnaies de billon et sur quelques-unes est placé le chiffre romain VIII, ou le mot Octavus, première indication du rang qu'il a occupé dans la série des ducs de Savoie. In Te Domine Confido est la seule légende qu'il ait employée ; elle a été conservée par sept de ses successeurs, et a subsisté plus d'un siècle et demi sur les monnaies des Princes. La lettre initiale de l'atelier de frappe et celle du nom du maître qui y a battu commencent à être placées sur quelques pièces. Par exemple, les initiales CF en fin de légende de l'avers nous indiquent que le monnayeur était François Savoie de l'atelier monétaire de Chambéry.

Un Parpaïolle de 1497.

Quelques unes des nombreuses émissions de Charles II.

Philibert ne régna que jusqu’en 1503 et fut remplacé par Charles, second du nom, lequel exerça le pouvoir pendant plus de 48 ans, dans une période troublée au cours de laquelle la Savoie perdit une grande partie de ses territoires, notamment le Genevois.  Cette instabilité politique s’accompagna d’une instabilité économique et la dépréciation de la monnaie conduit à frapper de nouvelles valeurs d’où une abondance de types de pièces qui font aujourd’hui la joie des numismates.


Un cornabot de Savoie. 

Une pièce émise par le Marquisat de Montferrat.


Charles II a apporté une grande variété dans les formules, les dessins et la valeur de ses monnaies, qui sont bien inférieures en qualité à celles de ses prédécesseurs. Ses légendes sont assez variées : Sanctvs Mavricivs Dvx Thoer, sur des pièces de 5 gros de 1526 et des tallards de 1553.  In Te Domine Confido - Lavs Tibi Domine, sur de nombreuses pièces de métaux différents, à diverses époques de son règne, et Nihil Deest Timentibvs Devm, légende qui lui est restée personnelle, sur des parpaïoles de 1519. Il a également étendu et varié ses formules : Princeps marchio in Italia ou Sacri Romani Imp princeps vicar perpet.[3]

Avec Charles II, les dates d'émission paraissent pour la première fois sur les monnaies. Nous retrouvons sur quelques-unes les dates de 1546,1552,1553. Sur des pièces de billon de 24 au ducat, de l'ordonnance de 1535, le champ des deux faces de la pièce est occupé par une croix formée d'un côté des cinq écussons suivants : Savoie au centre, Empire, Suse, Chablais, Aoste, formant les bras accostés des lettres de la devise FERT. La croix du revers est formée de quatre fleurons ornés, avec, au centre, une marguerite. Sur trois de ses monnaies d'or et d'argent, l'écu de Savoie a pour tenants deux lions, disposition qui ne reparaît que sous Charles-Emmanuel II. Il a également fait figurer sur des gros de Piémont l'écu de Savoie accosté d'un lion rampant, premières armes des cadets de Savoie, qui apparaît sur les sceaux de Thomas II, de Pierre, d'Aymon, seigneur de Chillon, et d'Amédée V, alors qu'il n'avait aucune espérance d'arriver au trône. On voit l'écu de Savoie placé au milieu d'une croix de saint Maurice sur un quart de gros de 1541 ; le cheval fit son apparition sur des pièces dites cavalots, frappés suite de l'ordonnance de 1551, que notre livre ne représente pas puisqu’il fut imprimé en 1544.



L’ouvrage de Lambrecht se termine par une série de tables de conversion fort utiles pour s’y retrouver. A vos calculettes !

Bonne Journée

Textor



[1] "Les diverses parties de cette publication, à l'usage des négociants se trouvent si rarement réunies que je n'en ai pas rencontré un seul exemplaire complet, c-à-d. qui renfermât les cinq recueils que nous venons de décrire. Du reste, primitivement on les vendait à part" (Bibliothèque Gantoise)

[2] Collation des 5 opuscules : In-8 de 170 ff se décomposant comme suit :

a) Opuscule en 46 ff intitulé De valuwacge vanden gauden, avec nombreuses empreintes de monnaies. Au titre la marque n°3  Les 6 premiers feuillets, après le titre, contiennent le calendrier, les nombres d'or, les fêtes mobiles, etc., et le suivant une curieuse figure anatomique. b) D'onghevaluweirde gauden ende zelverê munte… Sign. Aiiij.-Hiiij., (64 ff). Au titre la marque n°3 el le privil. pour quatre ans. Sans adresse. c) De droghe/ natte/ ende langhe maten….Ghedruckt te Ghend leghenover tstadhuus by Joos Lambrecht Lettersteker. Jnt iaer / M. D. XLIIII. Sign. Aij.-Dv., 34 ff., goth. Au titre la marque n° 3. d) Een guldê Register …. by Joos Lambrecht Lettersteker, int Jaer ons Heeren  M. D. Xliiij. , Sign. E-H4., 32 ff., goth.à 2 col. e) Hier volghen de Jaermaertten, Sign. j-ij, 4 ff., goth., à 2 col.; sans date.

[3] Voir Le Monnayage en Savoie sous les Princes de cette maison par André Perrin, in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, T13, 1872 et le Catalogue du médaillier de Savoie, Mémoires et Documents ... / par André Perrin, Chambéry, Bottero 1883.

Monnaie de Savoie.