mercredi 11 juin 2025

Noël du Fail ou lorsqu’un conteur breton compile les arrêts notables du Parlement de Bretagne (1579)

Noël du Fail, seigneur de la Hérissaye, est un truculant conteur breton, souvent comparé à Rabelais qui l’avait certainement inspiré.  Il n’a pas son pareil pour décrire la vie du petit peuple des campagnes, les fêtes villageoises, les jalousies entre hameaux voisins, quand ceux de Vindelles s’en prennent aux archers de Flameaux.

Au mois de Mai que les ébats amoureux commencent à se remettre aux champs, ceux de Flameaux firent une archerie, où toutes les fêtes s’exerçaient fort, tellement qu’on ne parlait que d’eux dans tout le pays, et à leur grand avantage.

Ceux de Vindelles (comme vous savez prochains voisins), conspirèrent une haine couverte et viennent leur chercher querelle. Ils sont reçus avec des moqueries par ceux de Flameaux : « Allez, allez ; vous êtes ivres de lait caillé » [1] Tout cela ne pouvait finir qu’en bagarre générale, dont le vacarme attira les femmes qui ne furent pas les dernières à rentrer dans la mêlée.

A la nuit tombée, toutes égratignées, les robes défaites et les cheveux Dieu sait comment accoutrés, le conflit se poursuivit à coups de jurons : Par le moyen de la nuit survenue, commencèrent à belles injures, comme putains, vesses, ribaudes, paillardes, prêtresses, bordelières, tripières, lorpidons, vieilles édentées, méchantes, larronesses…. Et tellement criaient et braillaient ces déesses, que tout le bois de la Touche en retentissait.

Page de titre des Mémoires recueillis et extraicts des plus notables 
et solennels Arrests du Parlement de Bretagne

La gravure de la page de titre n’est pas la marque typographique de Julien du Clos
 mais représente sans doute le manoir de Château Létard à Saint Erblon dans la campagne rennaise. Le hérisson entre les chiens est une allusion au domaine de la Hérissaye.

Noël du Fail eut une vie tout aussi agitée. Il naquit vers 1520 dans le manoir familial de Château Létard, à Saint-Erblon (Aujourd'hui en Ille et Vilaine) au sud de Rennes. Il était issu de la petite noblesse de Haute Bretagne. Vers 1540, il quitta sa famille pour entreprendre des études juridiques, la coutume de Bretagne sous un bras et le mousqueton sous l’autre. On le retrouve dans les universités de Poitiers, d'Angers, de Bourges, de Toulouse [2]. Son humeur joyeuse ne parait pas avoir été affectée par ses embarras financiers qui l’obligèrent à entrer dans l’armée. Il participa en 1544 à la bataille de Cerisoles durant les guerres d’Italie. 

Rentré de la guerre, il termina sa formation universitaire à Lyon où il y publia, en 1547, chez Jean de Tournes, ses Propos rustiques de maistre Léon Ladulfi, champenois [3].

Le livre eut un succès certain qui l’incita à lui donner deux suites. Il fit paraitre successivement :

- Les Baliverneries d'Eutrapel (Imprimé à Paris pour Pierre Trepperel. 1548. Trepperel était alors libraire à Orléans)

- Les Contes et Discours d’Eutrapel (Rennes, Noël Glamet de Quinpercorentin [4],1585, in-8°)

Les Propos Rustiques de Léon Ladulfi, Orléans, Eloy Gibier, 1582. 
Rare édition qui contient encore le texte d’origine avant les remaniements de l’édition de 1732.

L’ensemble constitue un témoignage unique sur la société rurale du XVIe siècle. C’est sans doute parce qu’il avait vu tant d’autres régions qu’il sut si bien observer et décrire les petites habitudes des campagnes du pays de Rennes. Ce n’est pas une description de la vie rustique en général, faite d'imagination et ornée de souvenirs classiques, comme on en rencontre souvent au XVIème siècle, mais une suite d’anecdotes d'après nature qui sentent le vécu.

Que racontent les vieux ? Ils regrettent le temps passé et se souviennent des vieilles coutumes du village, quand c’était mieux avant. Au temps ancien, il estoit mal ajsé voir passer une simple feste que quelqu’un du village n’eust invité tout le reste à disner, à manger sa poulie, son oyson, son jambon. Les invités ne venaient point les mains vides, ils apportaient chez leur hôte toutes leurs bribes et les mettaient en commun pour faire le festin plus beau.

Ses pérégrinations universitaires avaient dû le conduire aussi à Paris car il cite les noms de plusieurs libraires chez qui ses maîtres l’envoyaient chercher des ouvrages. Déjà à l’époque, il était difficile de discuter le prix du livre :  Eutrapel dit que, lorsque maistre Jehan Ricaut, Jean Boucher, Jean Reffait, Gaillard, dom Bertrand Touschais, dom Jacques Mellet, tous savans pédagogues, l'envoyaient, et ses compagnons aussi, quérir quelques livres chez Collinet [5], Robert Estienne son gendre, Vascosan, Wechel, libraires de Paris, il ne fallait aucunement disputer ni contester du prix, car autant en avait bon marché l'enfant comme le plus crotté et advisé maistre aux arts de l'Université. Et estre le vray moyen de s'enrichir, gagner petit mais souvent.[6].

Devenu licencié en droit, Noël du Fail rentra en Bretagne et fit un beau mariage, ce qui lui permit de financer l’achat d’une charge au Présidial de Rennes (en 1552) puis au Parlement de Bretagne (en 1572). Parallèlement à ses éditions de Contes et Baliverneries, il publia un recueil de jurisprudence intitulé Mémoires recueillis et extraicts des plus notables et solennels Arrests du Parlement de Bretagne, divisez en trois livres : le premier contient les arrests donnez en l'Audience, le second ceux des Chambres, le tiers les Meslanges, A Rennes, de l'imprimerie de Julien du Clos, imprimeur du Roy. Ce genre de littérature est généralement austère et réservé à un public de juristes avertis. Mais sous la plume de notre conteur, les arrêts du Parlement de Bretagne deviennent des épisodes de la guerre Picrocholine. …

Livre Premier des Mémoires sur les arrêts notables.

Introduction du Livre Second des Mémoires.

Il ne recopie pas les arrêts du Parlement, il en expose les faits dans un résumé à sa manière, souvent très concis en quelques lignes puis il donne le point de droit à trancher, analyse les prétentions et les moyens des parties et finalement la solution retenue. Le tout ne tient souvent qu’en quelques lignes. Il se souvient certainement des cours de son professeur Eguiner-François Baron, à Bourges, qui se plaignait des commentaires sans fin des glossateurs [7].

Parfois, lorsque l’affaire le mérite, il en détaille les circonstances et cela devient un petit tableau qui aurait trouvé toute sa place dans les Baliverneries d’Eutrapel. Par exemple, cette audience du 19 octobre 1566 entre Jean Le Moine et Nicole Tilon. Le mari catholique, la femme huguenote ou quand les dissentions religieuses troublent la paix du ménage :  Le mаrу ne voulait que sa femme allast à l'exhortation mais à la messe. Elle, au contraire. Y a plusieurs débats. II dit qu'elle l’а injurié, qu'elle luy faict mille maux. Elle estoit pauvre, se voyant avec luy homme riche, elle est devenue insolente. Elle va en des lieux qui ne luy sont agréables…  Elle dit que c'est luy qui faict tout le mal. Il l'a battue revenant de la presche, il luy a fermé la porte. Elle luy porte honneur et révérence. Si elle s'est courroucée, il faut qu'il sache formicoe esse suam iram; qu'il excuse l'infirmité du sexe; qu'il se montre le plus parfaict. Ce sont maladies communes des femmes, quarum mores nosse oportet, non odisse. La Court, corrigeant le jugement, ordonne que l'intimée retournera à son Mаrу, auquel ladicte Court enjoinct la bien traicter : et à elle aussi de se comporter avec son mаrу comme une bonne et honneste femme doit faire. Et leur a permis et permet, suyvant l'édict du Roy, de vivre, pour le regard de la religion, chacun d'eux en la liberté de leurs consciences.[8]

Une brouille conjugale, sur fond de guerre de religion, 
tranchée en faveur du mari, l’affaire Jean le Moyne contre Nicole Tilon.

Du Fail s’amuse aussi à relever des décisions qui ne paraissent pas très importantes mais qui en disent long sur les habitudes et comportements des gens de justice : Du 18 Aoust 1572. Defend la Court aux advocats d'icelle d'estre longs, prolixes et superflus en leurs plaidoyez : mais leur enjoinct de les abréger sans user de répétitions et redites, ou dire chose qui ne serve à la cause [9]. L'ouvrage débute sur une affaire tout aussi insignifiante d'un litige du 20 Septembre 1554 entre l'un des quatre notaires de la ville du Grand-Fougeray avec ceux de Nantes. 

Le recueil des arrêts est complété de différentes pièces liminaires et de poèmes de ses amis [10].

Notons, en passant, que, les trois distiques latins placés en tête du volume pourraient donner quelques présomptions sur le lieu de naissance de Noel Du Fail, sur lequel tous les biographes ne s’accordent pas. Ce poème commence ainsi : Natalis Rhedonae decus altum, ingensque Senatus, Et magna Armorici gloria lausque soli, etc. [11]

Chacun des trois livres possède sa préface, la première, dédiée à Louis de Rohan, Prince de Guemené, est datée du 1er février 1576, l’occasion de rappeler que l’idée de rassembler ces décisions judiciaires est née de la réforme de la coutume annoncée pour le 2 Mars de cette même année. Cette préface est très étendue (22 pages) et constitue en elle-même un petit exposé de sa philosophie sociale, que nous pourrions qualifier de très conservatrice. Du Fail fait l’éloge de la Bretagne, la province aussi entière et moins meslée et bigarrée de sang et familles estrangères qu'autre qui soit aux environs d'elle : ayant depuis onze cens ans en çà subsisté et soy tenue debout, sans estre courue ni pillée de ces peuples septentrionaux et Allemans, qui sont venuz habiter et occuper les Gaulles, Hespagnes et Italie, juxtement après la rupture et dissolution de l'Empire Romain.

La préface du second livre est dédiée aux Etats de Bretagne en 1578.

Discours sur la Corruption de notre temps.

Le troisième livre est introduit par un long poème intitulé Discours sur la corruption de notre temps qui porte in fine pour signature Le Fol N'a Dieu, anagramme de Noel Du Fail. Il met en rimes une conversation tenue en sa présence par les deux premiers avocats de Rennes, Maitre Nicolas Bernard et Maitre Pépin de la Barbaie :

Quoy donc, dira quelqu'un, que servira ton livre, / Ton recueil des Arrests, qu'il ne faudra plus suivre / Quand ce beau temps viendra qu'on gardera la foy / Et le noble sera de son subject la loy? / Ce sera un tableau où l'on verra portraitte, / Tandis que nous vivrons, la faulte qu'on a faicte. / Cependant, si ton age à le voir ne suffit, / Pren ce livre tousjours et en fay ton profit.

Il y exprime une certaine critique de la société de son temps, ses principaux défauts et ses aspects les meilleurs. Il s’en dégage une certaine nostalgie du passé, un respect pour les jugements anciens et une fierté de l’œuvre accomplie par les bretons, vertueux et doués de savoir et sagesse

L’ouvrage aura un certain succès et sera réédité à Rennes chez Vatar en 1653, puis encore en 1737 avec une révision de Michel Sauvageau, preuve que son recueil d’arrêts est resté une référence du droit coutumier breton pendant cent cinquante ans.

Bonne Journée,

Textor

 

Filigrane du papier, une main au pouce écarté, avec ligne de vie et un cœur horizontal au centre, surmontée d’une fleur. Non retrouvé à l’identique dans le Briquet.

Concert par une belle soirée d’été au Château Létard.




[1] Le lait ribot est un lait caillé qui est encore bu aujourd’hui dans les campagnes mais qui monte assez peu à la tête…

[2] Ses œuvres citent le nom des professeurs dont il avait suivi les cours et d’autres évènements qui démontrent son séjour dans ces villes.

[3] Une seconde édition fut faite la même année à Paris, par Estienne Groulleau demeurant en la rue neuve Notre Dame, à l’enseigne de Saint Jean Baptiste.

[4] Arthur De la Borderie avait effectué des recherches approfondies sur cet imprimeur tout entier dévoué à la seule impression des 9 éditions des Contes d’Eutrapel. Au final le matériel typographique parait être celui de Jean Richer, imprimeur à Paris, comme l’avait démontré Louis Loviot dans son article l’imprimeur des "Contes d'Eutrapel, 1585 in Revue des livres anciens, T. II, fasc. 3, 1916, p. 313.

[5] Il s’agit de Simon Collines qui mourut en 1546.

[6] Les Contes et Discours d’Eutrapel, f° 177 de l’édition de Quimpercorentin 1597.

[7] Voir l’article à paraitre sur Eguinaire Baron in Bibliotheca Textoriana.

[8] Du Fail, Mémoires… p. 78. Les féministes n'apprécieront sans doute pas les termes 'infirmité du sexe', mais il faut rappeler que nous sommes 450 ans avant le mouvement MeToo.

[9] Du Fail, Mémoires… p. 292.

[10] Dont une épitre de P. Mahé et une ode signée J.D.G.

[11] Ce qui pourrait être traduit librement par : L'honneur de Noel, de Rennes, était grand, et le Sénat était vaste, et la gloire et les louanges de toute l'Armorique étaient grandes.


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