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samedi 22 novembre 2025

La Divination des démons par saint Augustin (1491)

La maison de ventes aux enchères Ader proposera mercredi prochain un exemplaire des œuvres de Saint Augustin dans la première édition de Martin Flach publiée à Strasbourg en 1489.

Il s’agit de l'une des deux éditions publiées par cet imprimeur, imprimées en caractères gothiques sur deux colonnes, à 49 lignes. L’exemplaire a retenu mon attention car il se trouve que la Bibliotheca Textoriana conserve la seconde édition parue seulement deux ans plus tard, le 11 août 1491. 

Incipit de l'opuscule

Le traité sur les démons occupe 5 pages dans cette édition. 

L’ouvrage intitulé Aurelii Augustini Opuscula Plurima renferme l'essentiel de l'œuvre de saint Augustin, notamment les Meditationes, les Soliloquia, mais sans la Cité de Dieu (De civitate deis) ainsi que divers opuscules attribués à l’évêque d’Hippone mais qui ont été écrits par d’autres auteurs qu’il est parfois difficile d’identifier. En annexe de cet article, figure la liste des 32 traités et leur attribution possible.

Parmi ces traités, le rédacteur de la notice de la vente a mis en avant un texte particulier : La Divination des démons (De divinatione demonum). C’est un petit traité de saint Augustin, court mais dense, rédigé vraisemblablement autour de 406–411 qui s’inscrit dans le vaste ensemble des œuvres antipaïennes du Père de l’Église.

Un matin, pendant nos saints jours d’octaves, un certain nombre de nos frères laïques se trouvaient chez moi réunis au lieu habituel de nos séances, quand la conversation tomba sur notre sainte religion comparée à cette science si présomptueuse des païens, qu’on nous présente comme étonnante et vraiment sérieuse. J’ai cru devoir rédiger par écrit et même compléter les souvenirs que cette conversation m’a laissés. Je tairai cependant le nom de mes honorables contradicteurs, bien qu’ils fussent de vrais chrétiens, et que leurs objections eussent plutôt pour but d’arriver à mieux connaître ce qu’il faut répondre aux païens [1].

Explicit de la Divination des Démons

L’enjeu du texte est de déterminer si les démons sont capables de divination et, si oui, en quel sens et jusqu’à quel point ils peuvent prédire l’avenir. Vaste question qui passionne encore aujourd’hui les bibliophiles amateurs d’ésotérisme.

Il faut se souvenir qu’à l’époque d’Augustin, au sortir de l’époque romaine, la religion et la divination sont étroitement liés. On ne part pas au combat sans avoir consulté les dieux et on ne vote pas aux élections avant l’examen des entrailles d’un poulet. Les prédictions extraordinaires, les augures, les oracles, les prodiges et les pressentiments sont attribués par ses contemporains à une capacité surnaturelle des esprits ; Augustin veut montrer que les démons ne savent jamais réellement l’avenir mais qu’ils manipulent les hommes par ruse, observation, illusion et tromperie.

Ce traité constitue un moment important de la réflexion augustinienne sur le discernement des esprits, sur la nature du mal, et sur le rapport de la liberté humaine aux influences spirituelles :

Dieu permet que les démons devinent, et qu’il leur soit rendu un certain culte : mais il ne suit pas de là que ces divinations et ce culte soient dans l’ordre [2].

Reliure de peau de truie estampée sur hais de bois. 

Ce qui fait tout le piquant du texte à notre époque matérialiste c’est qu’Augustin ne remet pas en cause l’existence des démons mais qu’il s’appuie sur la tradition chrétienne et les Ecritures pour contester leurs pouvoirs réels. Les démons sont des créatures spirituelles, des anges déchus qui, par leur révolte, ont perdu la béatitude mais non leurs facultés naturelles. Ils restent des esprits intelligents, capables de se déplacer avec une vitesse et une précision bien supérieure à celles des humains. Des super-héros en quelque sorte. Ils ne peuvent pas être mauvais en soi, puisque Dieu ne crée rien de mauvais, mais ils ont mis leur intelligence au service des passions exacerbées.

La question centrale de ce traité est de savoir si les démons peuvent prédire l’avenir ? La réponse est simple : Ils ne connaissent pas le futur, car seul Dieu le connaît. Les créatures, même spirituelles, ne voient l’avenir qu'à travers des indices présents. Les démons n’ont donc aucune vision directe du futur.

Mais alors, si les démons ne sont pas omniscients, comment expliquer que certaines de leurs prédictions se réalisent ? En fait, les démons sont de très bons observateurs. Ils voient ce que les humains ne voient pas : les mouvements subtils des corps ; les signes invisibles annonçant un événement naturel ; les pensées ou émotions qui transparaissent dans un visage, un geste, une attitude. Ils peuvent donc prédire ce que l’esprit humain, même très habile, ne pourrait deviner.

De plus, ils sont capables d’avoir une action sur les choses matérielles, comme faire tomber les livres de la bibliothèque, par exemple.

La pensée de Saint Augustin reste encore d’actualité à notre époque de sur-information pour comprendre ce qu’il appelle la curiositas, cette tentation humaine de dépasser les limites légitimes du savoir. Le traité pose ainsi une question universelle : qu’est-ce qui pousse l’homme à se tourner vers des illusions plutôt que vers le factuel ?

Je conclurais cette rapide présentation du De divinatione demonum, en conseillant de se garder des démons, de rester vigilant et d’acheter des traités comme cet incunable de Martin Flach, si possible pendant le Black Friday, pour savoir reconnaitre les signes….

Bonne journée,

Textor



Annexe : La liste des traités contenus dans l’Aurelii Augustini opuscula plurima de Martin Flach, édition de 1491.

1- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Meditationes (incipit Domine deus da cordi meo. ).

2- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Soliloquia (incipit Cognoscam te. ).

3- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Manuale (version augmentée : cap. 1-36)

4- Augustin d'Hippone. Enchiridion de fide, spe et caritate

5- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Patrice, évêque de Dublin ?). De triplici habitaculo,

6- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Guigues II, prieur de Chartreuse). Scala paradisi

7- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De duodecim abusionum gradibus

8- Augustin d'Hippone. De beata vita

9- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De assumptione Beatae Virginis Mariae

10- Augustin d'Hippone. De divinatione daemonum contra paganos,

11- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). [De fuga mulierum : ] De honestate mulierum,

12- Augustin d'Hippone. De cura pro mortuis gerenda,

13- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De vera et falsa poenitentia,

14- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De contritione cordis,

15- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De contemptu mundi,

16-Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). De convenientia decem praeceptorum et decem plagarum Aegypti,

17- Augustin d'Hippone [Pseudo]. (= Honorius d'Augsbourg). De cognitione verae vitae,

18- Augustin d'Hippone. Confessiones

19- Augustin d'Hippone. De doctrina christiana (lib. I-IV),

20- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Fulgence de Ruspe). De fide ad Petrum,

21- Augustin d'Hippone. Sermones de vita et moribus clericorum (I-II)

22- Augustin d'Hippone. De vera religione

23- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De spiritu et anima,

24- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Pelage ?). De vita christiana,

25- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Gennade de Marseille). De ecclesiaticis dogmatibus (1ère recension augmentée)

26- Augustin d'Hippone. De disciplina christiana,

27- Augustin d'Hippone. Sermo de caritate,

28- Augustin d'Hippone. Sermo de decem chordis,

29- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). De ebrietate (incipit Frequenter caritatem vestram. ),

30- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De vanitate saeculi,

31- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Jérôme de Strydon). De Oboedientia et humilitate,

32- Augustin d'Hippone. De agone christiano,

La vie d'Augustin par Possidius occupe les f 259r2 à 267v2

Par rapport à la première édition, l’imprimeur a supprimé deux textes concernant la règle de St Augustin : De bono discipline et le Regula de communi vita clericorum

 


[1]Traduction tirée des Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie, 1868 (p. 271-279).

[2] Raulx, 1868 op. cit.

samedi 23 août 2025

Luca di Domenico, imprimeur à Venise au XVème siècle.

Un bel in-folio imprimé à Venise en 1482 a rejoint la bibliothèque des incunables. L'ouvrage rassemble les Sermons du pape Léon 1er dit le Grand (Toscane, vers 390 – Rome, 461),  père de l’église et grand orateur, canonisé à la fois par l'Église catholique et l'Église orthodoxe, connu pour être l’auteur de nombreux sermons et lettres dogmatiques et pour avoir participé au concile de Chalcédoine en 451. L'histoire a retenu sa rencontre avec Attila, roi des Huns, afin de l'empêcher qu’il ne marche sur Rome.

Les Sermons de Léon le Grand, Venise 1482. 

La typographie de Luca di Domenico

La lettre introductive de Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II.

Il s’agit de la 6ème édition incunable après celle publiée à Rome par Sweynheim et Pannartz en 1470 ; Elle n’est pas particulièrement rare, il en est conservé 126 exemplaires dans les institutions publiques, principalement en Italie.

L’ouvrage de 128 feuillets à 38 lignes, chiffrés a-c10 d-o8 p10, est à grande marge (295x204 mm) avec des espaces de 2 à 8 lignes laissés libres pour les initiales peintes. Certains ont été remplis récemment par un calligraphe maladroit, heureusement limités à quelques feuillets.

Le premier feuillet est blanc, sans titre, suivi au feuillet chiffré a1 de l'épître dédicatoire de l’éditeur scientifique Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II. Elle figurait déjà dans l'édition romaine de 1470. Ce lombard d’origine se fait remarquer par le cardinal Bessarion et devient Evêque d’Accia puis d’Aléria en Corse, sans jamais accoster dans l’Ile de Beauté. Il est connu pour avoir été proche des imprimeurs Arnold Pannartz et Conrad Sweynheim et avoir recherché les manuscrits de l’Antiquité pour les corriger et les faire imprimer, ce qui lui valut le poste de bibliothécaire de la Bibliothèque Vaticane créée par le pape Nicolas V et agrandie par ses successeurs.

Au feuillet p2v, après les sermons de Léon 1er et quelques lettres, figure le Symbole de Nicée (Symbolum Nicenum) autrement dit le crédo chrétien, accompagné d’un commentaire sur ce texte.

Au feuillet p10r, l’imprimeur a laissé au colophon la mention suivante : Divi leonis papae viri Eloquentissimi ac sanctissimi sermones Lucas Venetus Dominici filius Librariae artis pitissimus solita diligentia impraessit. Venetiis Anno Salutis MCCCLXXXII Septimo idus Augusti.

Colophon

Beaucoup d'éditions imprimées par Luca di Domenico
 ont un registre final présenté sous cette forme. 

Cette édition est l'œuvre de Luca di Domenico (Lucas Venetus), imprimeur issu d’une vieille famille vénitienne qui fut très actif à Venise à partir de l’année 1480 pendant une période assez courte. Il s'est distingué par la production de romans de chevalerie en vers (En ottava rima) de textes de dévotion ou théologiques et de quelques œuvres de classiques latins ou grecs.

L’utilisation de l’expression artiste pitoyable a de quoi surprend et pourrait laisser penser qu’il y a une coquille pour piissimus, artiste très pieux, ce qui serait plus en rapport avec le thème de l’ouvrage. Toutefois, dans les Commentaires de Pierre Lombard par Aegidius Romanus imprimé en gothique textura quelques mois auparavant, en Mai 1482, Luca di Domenico reprend ce qualificatif de pitoyable (Lucas Venetus Dominici filius librarie artis pitissimus) tout en ajoutant qu’il l’a imprimé avec grand soin et diligence (summa cura et diligentia). Il ne s’agit donc pas d’une coquille mais d’une marque d’humilité, sans doute, pour un artisan qui, par ailleurs, n’hésite pas à louer l’art magnifique des imprimeurs.

Luca di Domenico n’a, semble-t-il, pas beaucoup intéressé les biographes jusqu’à présent et il est bien difficile de trouver des informations à son sujet. La seule chose certaine est qu’il est né dans la cité des Doges, d’un père lui-même vénitien appartenant sans doute à la meilleure société de la ville. Ce n’est pas si courant dans ces premières décennies de l’imprimerie où les imprimeurs exerçant à Venise sont pour la plupart d’origine extérieure à l7a ville. La majorité d’entre eux sont germaniques, à l’image du premier imprimeur vénitien, Johann de Spire, mais d’autres communautés étrangères ont également contribué au développement de l’imprimerie, les milanais, les florentins, ceux de Montferrat ou encore le français Nicolas Jenson.

Même son nom n’est pas fixé de manière uniforme dans les grandes bibliothèques mondiales. Il faut dire que ses impressions sont rares, moins d’u7ne vingtaine de titres sont recensés par l’ISTC [1] sur une très courte période allant de 1480 à 1485. 

Les anciennes bibliographies d’incunables (Goff L134; HC 10012, etc) lui donnent différents noms :  Lucas Dominici - Lucas Dominici filius, Venetus - Lucas Venetus - Luca di Domenico ou encore Maestro Luca.

La Bibliothèque Nationale de France a choisi de le dénommer Luca di Domenico, faisant ainsi du prénom de son père un patronyme. La British Library l’a enregistré plus prudemment sous la dénomination qui figure sur la plupart des éditions en latin : Lucas Venetus Dominici filius. (Lucas de Venise, fils de Domenico). Dans plusieurs colophons filius est abrégé en un simple f.  Son nom est presque toujours associé à celui de son père dont il parle au passé et qui avait dû mourir quelques temps avant qu’il ne s’installe.

Dans les ouvrages imprimés en italien, il se fait appeler Luca Veneziano, Luc de Venise, ce qui semble démontrer que le nom Domenico n’était pas un patronyme, mais il est vrai que l’on trouve dans la Vita della Vergine Maria (Vie de la Vierge Marie) d’Antonio Cornazzano du 17 Février 1481 : Maestro Luca di dominico Venetiano in Venetia.

L’examen des colophons est intéressant car ils diffèrent sensiblement d’un livre à l’autre, l’imprimeur adaptant son texte à chaque ouvrage, nous donne ainsi quelques brides d’information sur son travail ou sur lui-même.

Dans le poème narratif il Filostrato de Boccace publié vers 1481, la fin du texte suit la forme de l’œuvre c’est-à-dire l’ottava rima pour glorifier le nom de l’imprimeur :

Mirabil cosa e cierto la pictura / & quella che subantiquo era in gran pregio / larchitectura dico in ciascun canto / ma cui l'efecto de l'arte prochura / meritan gli impressori un nobil segio / tra quali maestro Luca porta il vanto.

Que nous pourrions traduire approximativement par : La peinture est une chose vraiment admirable / et celle qui, dans l'Antiquité, était très appréciée / l'architecture, je le dis dans chaque chant / mais l'effet de leur art procure aux imprimeurs une place noble / parmi lesquels le maître Luca porte la gloire.

Nous retrouvons cette même intégration de son nom au poème dans une autre œuvre en ottava rima : Oger le Danois. Une épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne. Là encore la dernière strophe est une sorte de colophon donnant le nom de l’imprimeur : Luca l’imprima de sa propre main / subtile d’esprit et encore plus d’inventivité / Domenico était son père vénitien / et si vous voulez savoir l’année, / en l'an mil quatre cent quatre-vingt, le troisième jour d'octobre, on le chante.[2]

La production de Luca di Domenico touche trois domaines distincts, de nature très variée pour ne pas dire contradictoire : D’un côté les épopées en vers italiens (Ottava rima), sorte de romans de chevalerie versifiés, très en vogue à la fin du XVème siècle, de l’autre des classiques latins destinés aux universitaires. Enfin, des textes religieux et des livres de dévotion.

Qu’y a-t-il de plus éloigné de l’humanisme que la chevalerie ? Le renouveau des lettres antiques, et l’éloge des armes médiévales ne font pas bon ménage, et d’ailleurs les humanistes ne se sont pas privés de condamner la culture chevaleresque, produit grossier de l’âge « gothique » qui fait suite à la chute de Rome aux mains des barbares.

Quoiqu’il en soit, dès les débuts de son activité Luca di Domenico parait se spécialiser dans ce genre de l’épopée en vers. Les ouvrages que nous pouvons inclure sous ce thème représentent la moitié de sa production (10 titres). Nous y trouvons l’Histoire de Merlin (1480), et les aventures d’Ogier le Danois (1480). Tous deux au format in-folio, format qu’il abandonnera pour cette catégorie de textes. Suivrons le Philostrate de Boccace (1481) en ottava rima, et du même auteur la Nymphe de Fiesole (1482), le Libro chiamato Dama Rovenza (1482) du cycle de Charlemagne et Renaud de Montauban, toujours en vers italiens, dont il ne reste plus qu’un seul exemplaire dans la Bibliothèque du Vatican. Il poursuit sur sa lancée en 1483 et 1484 en publiant l’Histoire de Troie et un ouvrage aujourd’hui perdu dont le titre était peut-être Libro chiamato Persiano quall tratta de Carlo Magno et de tutti li paladini, ou bien simplement Persiano figliuolo di Altobello (Le Persan, fils d’Altobello) de Francesco Cieco Da Firenze.

Cette édition, citée par Brunet [3], aurait été imprimée pour la première fois par Luca di Domenico en 1483 mais aucun exemplaire n’existe dans aucune bibliothèque du Monde. La seule référence à l’ouvrage est la stance ajoutée par l’imprimeur Christophorus de Pensis de Mandello, dix ans plus tard en 1493, puis reprise dans les éditions successives :

Sachez, Bonnes gens, que Maitre Luca fils de Domenico l’a vraiment imprimé pour que s’accordent à tort la Rose (de Venise) et le Lys (Rouge de Florence - il Giglio) et il était aussi compétent et prudent dans cet art / (qu'il) abordait tout avec sagesse, gentillesse et humanité / (car) il était Vénitien de sang ancien. Et cette belle histoire fut transcrite en l’an mille quatre cents quatre-vingt-trois.[4]

Page finale du Persiano figliuolo di Altobello imprimé par Christophorus de Pensis en 1493, citant l’édition antérieure de Luca di Domenico. (Image numérisée par la BEIC)

Après les Romans de Chevalerie, ce sont les livres religieux qui représentent le plus grand nombre d’éditions (7 titres). Des livres de dévotion, au format in-quarto comme la vie de la Vierge Marie (1481) ou un confessionnal, des textes des pères de l’Eglise incluant les œuvres de Saint Cyprien ou les Commentaires des Sentences de Pierre Lombard (1482). Sans oublier les Sermons du Pape Léon le Grand, publiés cette même année 1482, année de sa plus grande production avec pas moins de 6 impressions.

Enfin, la dernière catégorie, en nombre très limité (4 titres) est représentée par les deux éditions successives des Declamationes de Quintilien, par le Traité d’Hermétique du pseudo Hermès Trismégiste édité pour la première fois par Marcile Ficin en 1471 et par un ouvrage d’un juriste contemporain, Laelianus Justus.

Visiblement Luca di Domenico ne travaillait pas pour l’Université mais trouvait sa clientèle chez les familles patriciennes de Venise friandes de romans courtois.

Il avait à cœur de soigner son travail et de rechercher le meilleur support pour l’impression de ses textes. Les Sermons de Léon 1er en attestent. L’imprimeur a utilisé un papier fort, à vergeures serrées, caractéristique du papier italien. Ces feuillets proviennent de sources diverses. Nous avons identifié au moins trois filigranes distincts indiquant qu’il se fournissait localement soit à Venise même, soit dans le pourtour de la lagune.

Ainsi une lettre L apparait à plusieurs reprises sur le premier tiers de l’ouvrage et sur le premier feuillet blanc. Presque tous les papiers portant ce logo sont d’origine italienne nous dit Briquet.  On le retrouve dans des documents datés de 1477 et 1479 et plus spécifiquement à Venise.[5]

Un autre filigrane en croissant de lune pourrait avoir été fabriqué dans la ville voisine de Trévise. Trévise est un centre typographique de faible importance, 113 éditions ont été recensées entre 1471 et 1500 compte tenu de la concurrence de la cité des Doges. En revanche, ce fut un centre de production de papier important dès le XIVème siècle, stimulé par le développement de l’industrie typographique de sa voisine.  Ce croissant de lune fortement bombé n’est pas dans le Briquet, il est proche du n°5208.


Filigranes des papiers utilisés par Luca di Domenico

Enfin une dernière marque dans le papier apparait vers la fin de l’ouvrage. C’est un volatile aux pattes palmées qui est très proche de Briquet n° 12133. Là encore, ce filigrane se retrouve dans des documents de Trévise de 1481. Donc, un papier de fabrication récente, aussitôt utilisé par l’imprimeur.

L’activité de Luca di Domenico s’interrompt brusquement en 1485, avec, il est vrai, une nette diminution des parutions dans les deux années précédentes.

A-t-il rencontré des difficultés financières ? Une concurrence de confrères plus efficaces ? La guerre commerciale semble rude dans la cité des Doges. Dès la mort de Johann de Spire en 1470, de très nombreux ateliers s’installent dans la lagune. Dans les années 1480 plus d’une cinquantaine d’officines sont actives simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuelles, parfois plus.

Quand Luca di Domenico publie Uberto et Filomena, un autre imprimeur de Venise, Antonio de Strata, venait de sortir le même titre moins d’un an auparavant. L’activité de ces ateliers est extrêmement instable et précaire, comme le montre le grand nombre d’imprimeurs qui ne poursuivent par leur activité dans la ville au-delà d’un an [6].

Peut-être, simplement, Luca di Domenico est-il mort de la peste qui sévissait dans la cité cette année-là et qui emporta le Doge Giovanni Mocenigo ? Nous n’en savons rien. Il ne nous reste que son travail soigné, ces belles pages aux caractères typographiques parfaitement alignées.

Bonne Journée,

Textor



[1] Incunabula Short Title Catalogue de la British Library à l’entrée Lucas Venetus

[2] Luca limpresse con sua propria mano / Domenico fu il padre venitiano / et se voi saver lano/  del mille quattro cento con otanta / el zorno terzo de octubre si canta.

[3] Brunet cite l’édition de 1493 tout en donnant une mention qui n’y figure pas et qu’il a dû prendre dans une édition postérieure : Luca di Domenico figlio lo stampo in prima nel mille quattrocento ottante trene. Voir Brunet Manuel du Libraire pp. 322, à l’entrée Francesco da Fiorenza.

[4] Perché voi sapiate o bona gente / maistro luca de dominico fiolo / Si la fatto in stampa veramente / perché s’acorda a torto la rosa [i.e. Venise] e ‘l ziglio [i.e. Florence] ed era in questa arte saputo e prudente / ad ogni cosa darebbe di piglio / sapiente, piacevole e umano / del sangue antico egli è veneziano.  / i stralata fu la bella storia / Nel mile quatrocento ottenta trene….

[5] La lettre L est répertoriée par Briquet au numéro 8282.

[6] Voir la thèse de Catherine Rideau Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Champ Vallon, 2018.


Annexe : Liste des éditions de Luca di Domenico 


mardi 4 février 2025

L’histoire d’Orose contre les païens (1483)

Tu aimes la guerre, le tumulte, les massacres et les défaites ? Alors lis-moi. Le bandeau d’annonce de l’ouvrage avait de quoi attirer le chaland dans les foires de Champagne. Je ne sais pas si Orose aurait apprécié cette manière radicale de présenter son livre dont le fond est bien plus complexe que la simple description d’une suite de batailles.  L'ouvrage traite de l'histoire du monde comme une preuve concrète des visions apocalyptiques de la Bible. Son importance réside dans le fait qu’il a été le premier auteur chrétien à écrire non pas une histoire de l'Église, mais plutôt une histoire du monde séculier interprétée d'un point de vue chrétien. Son ouvrage est devenu une sorte de manuel d'histoire universelle dont le succès ne se démentira pas pendant tout le Moyen-Age si bien que nous en avons conservé de multiples versions manuscrites. 

Incipit de l’édition d’Orose par Octaviano Scotto. 
L’ouvrage débute par une dédicace d’Orose à son commanditaire Augustin d’Hippone. 

Colophon et registre de l’édition de 1483 
précédés d’un petit texte repris de l’édition d’Hermannus Liechtenstein de 1475.

C’est le proto-imprimeur d’Augsbourg Johann Schüssler qui en fit la première version imprimée, autour de Juin 1471. Cette édition princeps débute par une table de 9 folios que nous ne retrouvons pas dans les éditions postérieures. Elle est suivie par une autre transcription, plus fidèle du texte d’Orose établie par le prieur de Sainte Croix de Vicence, Aenae Vulpus, sortie des presses d’Hermannus Liechtenstein en 1475. L’impression contient un petit texte valant colophon dans lequel les deux noms de l’éditeur scientifique et de l’imprimeur sont cités à côté de celui d’Orose. 

Dans la version de 1483 [1], quatrième édition incunable après celle de Leonardus Achates de Basilea, toujours à Vicence vers 1481, Octaviano Scotto a conservé ce petit texte en le plaçant au-dessus du colophon [2], après avoir gommé les quatre lignes relatives au travail d’Hermannus Liechtenstein.

La mention complète peut-être traduite à peu près de la manière suivante : 

Comme le titre dans la marge l’enseigne lui-même en premier : / Mon nom est Orose. / Peu importe qu’elles aient été les erreurs des bibliothécaires : / Enée a libéré mon œuvre. / Voilà la place du monde : et celle de notre temps / Depuis l'origine même du monde. / Celui qui veut du tumulte, de la guerre et des massacres. / Et des défaites : qu’il me lise !

Cette édition vénitienne est bien imprimée en lettres rondes et relativement peu courante en France puisque l’ISTC n’en recense que trois exemplaires dans les institutions publiques [3]. L’ouvrage n’a pas de page de titre et débute en a2 par un incipit de Paul Orose à son dédicataire : Pauli Orosii viri doctissimi historiarum initium ad Aurelium Augustinum. Une autre impression de l’œuvre d’Orose sortira de l’atelier d’Octaviano Scotto en 1499 sous la presse de Christoforum de Pensis de Mandello. [4]

Nous n’avons pas beaucoup de détail sur la vie et l’origine de Paul Orose [5], en dehors de ce qu’a bien voulu en dire saint Augustin.

Il est venu d’Espagne en Afrique en 414 pour rencontrer l’évêque d’Hippone et débattre de questions théologiques, notamment du développement des thèses hérétiques de Priscillien dans la péninsule hispanique [6]. Dans le chapitre III de son livre, l’auteur fait allusion à une attaque de son bateau par des barbares ce qui a conduit certains biographes à lui donner une origine plus nordique, la Bretagne ou l’Irlande mais les éléments de preuve sont faibles. [7]

Nous n’avons pas davantage de certitude sur sa date de naissance. Quand il arrive en Afrique en 414, il est, dit saint Augustin, un jeune prêtre, son fils par l'âge. [8] S’il avait alors une trentaine d’années, il serait né vers 375/380.

Saint Augustin l’envoie en mission en Palestine vers 415, pour seconder saint Jérôme dans son combat contre le pélagianisme. Orose participa au synode de Jérusalem (juillet 415) avant de revenir auprès de saint Augustin avec les reliques de saint Etienne. 

L’Histoire contre les Païens (Historiae adversus Paganos) est une œuvre de commande de saint Augustin à son disciple. Au lendemain de la prise de Rome et du sac de la ville par les troupes d'Alaric (août 410), une vive réaction s'est manifestée dans le monde romain. Cette catastrophe, disait-on, serait liée au développement du christianisme. Le culte des dieux traditionnels a été délaissé et ceux-ci punissent Rome. 

Saint Augustin souhaite démontrer que cette rumeur n’est pas fondée et demande alors à Orose de dresser un catalogue sommaire de tous les malheurs qui ont frappé autrefois l'humanité, histoire de démontrer que les Chrétiens ne sont pas à l’origine de toutes les misères du monde.

Orose prend cette commande très au sérieux et ne se contente pas de dresser un catalogue mais il compose sept livres sur l’histoire du Monde depuis l’origine des temps jusqu’à son époque (le livre s'achève en 416). Il n’oublie ni les horreurs de la guerre de Troie, ni les massacres de la première guerre punique, ni les différents incendies de Rome, ni les conquêtes sanglantes de la guerre des Gaules par César. 

Fusionnant l’histoire romaine avec le développement du christianisme, il apporte une vision originale sur les évènements relatés, ajoutant des parallèles avec l’histoire des peuples orientaux. Il sera une source importante pour les compilateurs après lui, de Cassiodore à Paul Diacre en passant par Isidore de Séville et Bède le Vénérable.

Bien que destinataire de la dédicace, saint Augustin n’approuva pas l'œuvre d'Orose pour des raisons théologiques et cela le conduisit à écrire, en 425, dans le livre XVIII de la Cité de Dieu, une réfutation de ses idées sur le déroulement de l’Histoire. 

Pages du Livre 1 sur le rapt d’Hélène 
et le tyran d’Agrigente Phalaris qui faisait rôtir ses victimes dans un taureau d’airain. 

Une page du livre 7. 
L’exemplaire possède des marges correctes (283x210 mm) mais celui de la Boston Library fait 296 x 220 mm.

L’œuvre d’Orose est divisée en trois parties d’importance inégale, le livre I s’étend sur deux feuillets avec la création du Monde et la guerre de Troie. Le livre II en sept feuillets évoque Babylone, Darius le roi des Perse, Cyrius et le livre III en neuf feuillets, les conquêtes d’Alexandre. Dans les livres IV à VI, Orose traite de l'histoire de Rome depuis la guerre de Tarente jusqu'à l'établissement du pouvoir d'Auguste, garant de la paix universelle voulue par Dieu pour la naissance du Christ. Le livre VII correspond à la troisième partie du plan d'Orose : de la Nativité jusqu'au moment où il écrit (416-417), époque qui voit l’émergence de l'Église dans l'Empire romain et son triomphe final.

Orose est avant tout un compilateur d’historiens latins (Tite-Live, Tacite...) pour lesquels il a eu accès à des sources pour nous perdues aujourd’hui. Il a également donné un abrégé de la Guerre des Gaules, croyant emprunter à Suetone, en décrivant de manière assez vivante les conquêtes de César, comme par exemple, dans cette description du siège d'Uxellodunum (Le Puy d’Issolud en Dordogne) au livre VI : 

Cet oppidum était accroché au sommet très élevé d'une montagne, il était entouré aux deux-tiers par un fleuve non négligeable le long de parois abruptes ; assuré, de plus, d'une très abondante source au milieu de la pente et appuyé sur une grande abondance de blé à l'intérieur de la place, il regardait de haut les vaines allées et venues des ennemis dans le lointain.

…. Comme César voyait qu'en raison de ces machines ardentes, le combat était difficile et dangereux pour les siens, il donne l'ordre aux cohortes de se porter rapidement, en se dissimulant, vers l'enceinte de l'oppidum et de pousser soudain de toute part une grande clameur. Cela fait, dans le même temps que ceux de l'oppidum, épouvantés, voulaient revenir en courant pour le défendre, ils se retirèrent de l'attaque de la tour et de la démolition du remblai.

Cependant, les Romains qui perçaient des galeries pour interrompre les alimentations de la source, en sécurité sous la protection du remblai, firent en sorte que les cours d'eau trouvés en profondeur, s'amenuisent en se divisant en multiples fractions et s'y tarissent sur place. Saisis d'un extrême désespoir devant leur source épuisée, les défenseurs de l'oppidum font leur reddition, mais César fit couper les mains à tous ceux qui avaient porté les armes et leur laissa la vie pour que là fût bien attestée aussi pour la postérité la peine encourue par les rebelles . [9]

Hoc oppidum in editissima montis arce pendebat… La prise d’Uxellodunum dont le nom a été tronqué dans cette édition mais que nous retrouvons dans les manuscrits.

Préface du Livre V 

Nous pouvons compter sur les doigts des deux mains, les livres réellement imprimés par Octaviano Scotto alors même que son nom apparait souvent sur les éditions vénitiennes des XVème et XVIème siècle.

Originaire de Monza, près de Milan, il vint établir une presse à Venise en 1480 mais il n’exerça le métier d’imprimeur que jusqu’en 1484, soit pendant à peine quatre ans, avant de sous-traiter cette activité pour se concentrer sur la tâche d’éditeur scientifique en même temps que de marchand-libraire, laissant à Bonetus Locatellus et à d’autres artisans le soin de réaliser les travaux d’impression. A partir de 1498, ses héritiers poursuivent l’activité éditoriale sous la raison sociale : "Heredes Octaviani Scoti Modoetiensis" et cela pendant une bonne partie du XVIème siècle. 

Pour l’édition d’Orose de 1483, année où régnait le doge Giovanni Mocenico (1478-1485), Octaviano Scotto indique encore qu’il est l’auteur de l’impression et qu’il a édité l’ouvrage à ses frais. (Opera et expensis Octaviani Scoti Mondoetiensis).

Marque d’Octaviano Scotto dans une édition de Thomas d’Aquin de 1516

Photo de la tombe d’Octaviano Scotto
sur laquelle figure sa marque d'imprimeur

Il meurt en 1498 et se fait enterrer dans le cloitre de l’abbaye San Francesco della Vinea. Sur sa tombe qui a subsisté, il a fait sculpter sa marque d’imprimeur à côté de ses armoiries, en y ajoutant ces mots : (Ci-git) Noble Octaviano Scotto de Monza, marchand-libraire et imprimeur pour lui-même et sa famille défunte 24 Décembre 1498. [10]

Bonne Journée,
Textor

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 [1] Historiae adversus paganos. Ed: Aeneas Vulpes – Venise, Octavianus Scotus, 30 Juillet 1483. Goff O98 ; HC 12102*; Pell Ms 8788 (8653). In folio de 76/78 ff. – Signature : a⁸ b-m⁶ n⁴ (Folio a1 (blanc) et a8 en deficit). 41 lignes par page plus le faux-titre du types 106R(a), 106R(b) de 217 (224) x 149 mm.  Provenance : Vente de la Bibliothèque de Guy Bechtel, 2015, avec son ex-libris.

 [2] Ce colophon indique : Pauli Orosii viri clarissimi Ad Aurelium Augustinum episcopum & doctorem eximiu[m] libri septimi ac ultimi Finis. Impressi Venetiis: opera & expensis Octaviani scoti Modoetiensis. Anno ab incarnatione domini .M.cccc.lxxxiii. Tertio Kalends sextilis. Ioanne Mocenico inclito Venetiarum duce.

 [3] BNF (2 exempl.) et BM Nice. Mais l’ouvrage n’est pas rare, il en existe encore 115 exemplaires dispersés dans les bibliothèques publiques du monde, selon l’ISTC de la British Library.

 [4] In-folio de 72 ff., sig. a-m6. 

 [5] Paul Orose ne se prénommait pas Paul, c’est une mauvaise interprétation du P. qui précède son nom dans les plus anciens manuscrits et qui veut dire Presbyter (Prêtre).

 [6] Saint Augustin précise : ab ultima Hispania, id est ab Oceani litore

 [7] Histoires (III, 20, 6-7)

 [8] juvenis presbyter, filius aetate.

 [9] Traduction de Marie-Pierre Arnaud-Lindet in Orose, Histoires contre les Païens. 3 Tomes. Paris, Les Belles Lettres 1991.  Texte établi et traduit par M.-P.A.-L.

 [10] Nobilis Octavianus Scotus de/ Modoetia mercator librorum impressor/ sibi et successoribus qui obiit/ XXIV. Decembris. MCCCCLXXXXVIII


vendredi 10 janvier 2025

Les Sept Dormants de la Chronique de Nuremberg (1493)

Un bibliophile des temps passés - peut-être Guy Bechtel, précédent possesseur, ou un autre avant lui - a cru bon coller une gravure sur le feuillet blanc d’un incunable.

Elle a pour titre Septem Dormientes – les Sept Dormants.



Les Sept Dormants d'Éphèse est un récit miraculeux mettant en scène des jeunes gens chrétiens fuyant les persécutions religieuses. L’origine de ce récit est un sermon d’Étienne, évêque d’Éphèse, prononcé en grec, à l’occasion de la découverte vers 448 de sept corps bien conservés dans une caverne, supposant un événement miraculeux. Repris pour la première fois par Jacques de Saroug, évêque de Batna en Syrie dans ses homélies, l’histoire miraculeuse est ensuite relayée par Grégoire de Tours et divers auteurs dont Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée.

L'histoire se déroule au temps de la persécution de l'empereur Dèce (règne de 249 à 251) contre les chrétiens. Sept officiers du palais, originaires de la ville d'Éphèse, sont accusés d’hérésie et se réfugient dans une grotte de la montagne. Tandis qu’ils prennent leur repas du soir, les sept jeunes gens s’endorment mystérieusement et l’empereur les fait emmurer dans la grotte.

Et c’est en 418 qu'un maçon ouvre par hasard la grotte où sont enfermés les Sept Dormants. Ceux-ci se réveillent, inconscients de leur long sommeil. Aussitôt, l'empereur Théodose II accourt et voit dans le miracle une preuve de la résurrection des morts.

En Allemagne, les Sept Dormants d'Éphèse sont fêtés lors du Siebenschläfertag, le 27 juin. Il n’est donc pas étonnant que cette histoire soit évoquée dans la Chronique de Nuremberg, célèbre incunable d’Hartman Schedel publié par Anton Koberger en 1493, simultanément en latin et en allemand sous le titre Liber Chronicarum et Das buch der Chroniken vnnd geschichten mit figuren vld pildnussen von Anbeginn der welt biss auff dise vnsere Zeyt, soit littéralement Le livre des chroniques et histoires avec figures et illustrations depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours [1].

Le folio duquel a été tirée la gravure contrecollée dans mon livre.
 f° 119v de l’exemplaire numérisé Rar. 287 de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.

L’ouvrage est abondamment illustré, l’atelier de Koberger ayant fourni plus de 1 800 illustrations dont certaines pourraient être l’œuvre du jeune Albrecht Durer. Le style de notre gravure étant proche de celles du Liber Chronicarum, une recherche rapide a permis de la retrouver au verso du feuillet 119, dans la section sur le 6ème état du monde.

C’est le seul morceau de la Chronique de Nuremberg en notre possession !

Bonne soirée,

Textor

vendredi 3 janvier 2025

Petite histoire de reliure à cabochons (1478)

 Le cabochon d’une reliure est un clou de protection en cuivre, à tête ornée ou en simple ronde de bosse, qui traverse le bois et le cuir pour faire saillie sur le plat. Lorsqu'il est placé au centre du plat du livre, il est appelé ombilic et bouillon lorsqu'il est situé dans un des coins du plat. 

Initialement prévu à des fins de protection de la couvrure, leur emplacement, leur nombre et leur forme ont variés selon les pays et les époques. Ils peuvent aussi, lorsqu’ils ont été travaillés (notamment par ciselure), prendre une dimension décorative.

Les cabochons sont des ornements des reliures monastiques, très courants au XIV et XVème siècle, ils disparaitront progressivement à partir de la fin du XVe siècle, lorsque les livres commencent à être rangés debout dans les rayonnages de bibliothèque au lieu d'être posé à plat sur les pupitres. Seuls subsistent alors les ferrures des livres liturgiques de grand format, parce qu’ils restent sur un pupitre, ou bien ceux des in-folio de certaines régions (Dans les pays germaniques, notamment). 

Reliure sur ais de bois XVème siècle

Je ne possède qu’un seul représentant de cette catégorie de reliure dans la bibliothèque, que j’ai effectivement toujours eu beaucoup de mal à glisser entre deux autres livres sur son étagère, bien qu’il ait perdu presque tous ses cabochons. Il est promis à une future boite. 

C'est une reliure en peau retournée (daim ou autre animal sauvage, utilisée côté chair et offrant au toucher un contact velouté) sur ais de bois, contemporaine de l'ouvrage qu'elle protège, à savoir une édition vénitienne de 1478. 

La reliure n’a pas traversé ces quelques cinq cent quarante années sans de nombreux dommages. Les vers se sont intéressés au bois des ais (Heureusement un peu moins au papier). Un restaurateur est intervenu pour reboucher les manques laissés par les trous des cabochons, renouveler les gardes et changer la tranchefile. Il a eu la bonne idée de conserver comme feuillets volants les anciennes gardes, ce qui permet de constater tout le mal que les cabochons en cuivre ont pu apporter au papier au fil des siècles par leur acidité. L’oxydation avait troué les gardes aux emplacements des clous et avait même commencé à toucher la page de titre. Il était temps d’intervenir !

Ces anciennes empreintes des éléments métalliques sur le papier permettent de confirmer que la reliure n’est pas rapportée mais qu’elle protégeait ce livre depuis l’origine. 

Page de garde et page de titre du livre avec les traces des cabochons

Accessoirement, les anciennes gardes révèlent aussi le passage du livre dans une bibliothèque italienne au XVIIIème siècle.  Ex Biblioth. q. Mr. Angeli Aloysii de Cella Januensi Medici 1744. Un certain Ange Aloysius de Cella qui était un médecin génois. Quoi de plus naturel pour un livre d’astronomie que d’être dans la bibliothèque d’un médecin ? Il valait mieux avoir une bonne connaissance du mouvement des planètes si on voulait guérir ses patients à l’époque. 

Un acte notarié passé par le supérieur du couvent de San Donato Jan(uensis) (Saint Donat de Gênes) le 7 Juillet 1519, sans rapport apparent avec l’ouvrage, a été relié à la suite du livre. Il donne les noms de notaires et de familles de Gênes, ce qui atteste d’une longue présence de l’ouvrage dans la ville de naissance de Christophe Colomb.  

Sacrobosco : Schéma du mouvement apparent d'une planète 

Si l’ombilic et les bouillons ont une fonction bien identifiée préservant tous frottements sur les plats, je m’explique moins bien la présence de ces petites plaques métalliques placées sur le bord des ais. 




Quatre plaques carrées sciselées à la destination incertaine. 

Ce ne sont pas des cornières de protection, puisqu’elles ne sont pas dans les coins et elles n’ont pas de cabochon saillant. A l’origine il y en avait, semble-t-il, huit, mais seulement quatre, celles du plat inférieur, sont conservées. Celles du plat supérieur ont laissé des traces qui révèlent une forme – a priori - similaire.  Trois présentent des bords droits, la quatrième est découpée en forme d’accolade sur un coté seulement. 

Grâce à l’intelligence artificielle (que je n’utilise jamais pour écrire mes articles !) il est possible aujourd’hui de chercher des images similaires dans les bibliothèques publiques ou dans les catalogues des libraires. Or, je n’ai trouvé aucune pièce métallique similaire à celles-ci sur une reliure. En général, lorsqu’il y a présence de plaques carrées de métal, ce sont les supports des cabochons. La pièce de métal sert alors de renfort pour le cabochon en même temps que de cornière pour ceux qui sont placés proche des angles, comme dans l’exemple de ce croquis qui a l’avantage de nous rappeler les termes techniques de la reliure.

Croquis présentant les différentes parties d’une reliure d’une reliure 
mais sur lequel ont été inversées les positions des tenons et agrafes [1] 

Certainement produite à l’unité, aucune des quatre plaques n’est exactement semblable aux autres. La face apparente a été ciselée d’une bordure hérissée et évidée en son centre de trois trous de forme circulaire et d’un quatrième de forme rectangulaire vers le bord. On pense d’emblée à des tenons mais leur position, joignant le chant de l’ais, sans le dépasser, rend difficile l’attache d’une agrafe (Il n'y a pas de prise pour l'accroche).  Par ailleurs, il y aurait eu quatre points de fermeture, ce qui parait beaucoup pour une seule reliure. 

S’agit-il de simples éléments de décoration ? L'impression d'ensemble est plus curieuse qu'esthétique. Auraient-ils eu une autre fonction ? Le livre ne semble pas avoir été enchainé à un pupitre, la forme laissée par une attache de chaine est caractéristique et elle est toujours sur le premier plat. 

Je penche donc, en définitive mais sans certitude, pour des tenons plutôt que de simples plaques décoratives. S’il était resté un des éléments du plat supérieur, il aurait été facile de trancher : une plaque coinçant une bande de cuir avec une agrafe aurait permis de conclure que les plaques du dessous étaient des tenons.

Car les tenons, comme les étiquettes de titre ou les décorations sont toujours placés sur le plat inférieur. C’est une habitude qui vient de l’époque carolingienne, comme nous l’explique Berthe Van Regemorter qui s’est intéressée aux techniques de couture des reliures médiévales : 

En parlant de la couture de l'époque carolingienne, nous avons dit qu'elle avait le premier ais comme base et commençait par le premier cahier. La reliure achevée, la fin du volume et le second plat se trouvaient au-dessus. Cette chose, qui paraît peu importante, a eu pourtant une conséquence étrange : le volume se posait sur le rayon non seulement à plat, mais avec le second plat au-dessus et c'est le second plat qui recevait le plus souvent l'ornementation la plus belle. Quand le cousoir fut inventé, l'habitude de commencer par le premier cahier était prise et on ne passa pas immédiatement à la couture commençant par le dernier cahier ; on continua également à poser les volumes le second plat au-dessus. Ceci nous explique par exemple la très belle reliure orfévrée de la bibliothèque de Troyes (ms. 2251) dont seul le second plat est orné, le premier plat, en tissu, n'ayant pas la moindre décoration ; les fermoirs en argent attachés au premier plat et s'agrafant au second plat.  [2]

Cela se vérifie avec cette autre reliure portant une étiquette de bibliothèque qui a bien été clouée sur le plat inférieur, tandis que la chaine était sur le plat supérieur.

Reliure enchainée avec étiquette de bibliothèque sur le second plat

Donc nos petites plaques de cuivre seraient des tenons dont il reste à comprendre comment l’agrafe pouvait tenir….

Bonne journée, 

Textor

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 [1] Croquis tiré de : Élisabeth Baras, Jean Irigoin et Jean Vezin, La reliure médiévale : trois conférences d’initiation, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1978, (fig. 31).

 [2] Van Regemorter Berthe. Évolution de la technique de la reliure du VIIIe au XIIe siècle, principalement d'après les mss. d'Autun, d'Auxerre et de Troyes. In :  Scriptorium, Tome 2 n°2, 1948. pp. 275-285.