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mercredi 29 octobre 2025

Le Notitia Dignitatum de Gelenius (1552)

Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre. 

Page de titre de l'édition de Froben, 1552

Le titre complet est Notitia utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora, illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit les principaux postes et administrations des romains.

L’objectif était de déterminer des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses, etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum, duces, comites, etc.).

Les insignes des dignités

Le livre à l'image de l'empereur, symbole du pouvoir judiciaire

Nous savons que l’original remonte à la fin du IVème siècle ou tout début du Vème siècle pour l’empire d’Orient, marqué par la réconciliation entre Honorius et Arcadius, comme le rappelle le titre de notre exemplaire, puis l’ouvrage a pu être envoyé en occident, possiblement autour des années 420, pour être complété. Il s’agit d’une œuvre unique en deux parties.

C’est une source d’information importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent, notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure. Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.

Genelius a puisé dans un manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).

 Genelius a complété ce texte administratif par différentes œuvres sur des sujets connexes :

-         - La Description des provinces d'Illyrie, par Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces liminaires,

-         Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,

-     La topographie de Rome (Descriptio Urbis Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,

-         Une description de Constantinople, d’un auteur inconnu, sur le même principe de l’énumération,

-       Un traité des affaires militaires (De Rebus Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie sur la maitrise de la dépense publique…

-     Enfin, les deux dernières pages constituent la première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes : Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.

Les villes de l'Empire

Une baliste du De Rebus Bellici

Un bateau à roues

Dialogue entre l'Empereur Hadrien et le philosophe Epictète 

L’édition de 1552 de cet ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108 feuillets [1] contiennent une remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].

L’énumération des postes des dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.

Certaines gravures représentent des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS pour Conrad Schnitt [3] ; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach 1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit conservé aujourd'hui à Munich.



Gravure de Conrad Schnitt au monogramme CS. 

Détails des gravures qui sont d'une belle execution 

Conrad Schnitt (1495-1541) qui signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière) est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).

Mais c’est à travers les gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en 1544).

Les gravures présentées ici ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres, de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt ou de celle d’un assistant moins adroit.

Autre intérêt de ce livre qui n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex, avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de détails.

Les multiples représentations du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets) comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique. 

Exemple de reliures antiques sur codex et de rouleaux

Pour une raison difficile à comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon, j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?

Voilà un mystère de plus…

Bonne journée,

Textor



[1] Signés * 8, a-o 6, p 4, q-r 6

[2] La liste des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin, Weidmann, 1876.  La liste des versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/

[3] Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme s’applique à Christoph Schweytzer.

[4] Léon Gruel - Manuel historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert Engelmann-Lahure, 1887.


vendredi 10 janvier 2025

Les Sept Dormants de la Chronique de Nuremberg (1493)

Un bibliophile des temps passés - peut-être Guy Bechtel, précédent possesseur, ou un autre avant lui - a cru bon coller une gravure sur le feuillet blanc d’un incunable.

Elle a pour titre Septem Dormientes – les Sept Dormants.



Les Sept Dormants d'Éphèse est un récit miraculeux mettant en scène des jeunes gens chrétiens fuyant les persécutions religieuses. L’origine de ce récit est un sermon d’Étienne, évêque d’Éphèse, prononcé en grec, à l’occasion de la découverte vers 448 de sept corps bien conservés dans une caverne, supposant un événement miraculeux. Repris pour la première fois par Jacques de Saroug, évêque de Batna en Syrie dans ses homélies, l’histoire miraculeuse est ensuite relayée par Grégoire de Tours et divers auteurs dont Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée.

L'histoire se déroule au temps de la persécution de l'empereur Dèce (règne de 249 à 251) contre les chrétiens. Sept officiers du palais, originaires de la ville d'Éphèse, sont accusés d’hérésie et se réfugient dans une grotte de la montagne. Tandis qu’ils prennent leur repas du soir, les sept jeunes gens s’endorment mystérieusement et l’empereur les fait emmurer dans la grotte.

Et c’est en 418 qu'un maçon ouvre par hasard la grotte où sont enfermés les Sept Dormants. Ceux-ci se réveillent, inconscients de leur long sommeil. Aussitôt, l'empereur Théodose II accourt et voit dans le miracle une preuve de la résurrection des morts.

En Allemagne, les Sept Dormants d'Éphèse sont fêtés lors du Siebenschläfertag, le 27 juin. Il n’est donc pas étonnant que cette histoire soit évoquée dans la Chronique de Nuremberg, célèbre incunable d’Hartman Schedel publié par Anton Koberger en 1493, simultanément en latin et en allemand sous le titre Liber Chronicarum et Das buch der Chroniken vnnd geschichten mit figuren vld pildnussen von Anbeginn der welt biss auff dise vnsere Zeyt, soit littéralement Le livre des chroniques et histoires avec figures et illustrations depuis le commencement du monde jusqu'à nos jours [1].

Le folio duquel a été tirée la gravure contrecollée dans mon livre.
 f° 119v de l’exemplaire numérisé Rar. 287 de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich.

L’ouvrage est abondamment illustré, l’atelier de Koberger ayant fourni plus de 1 800 illustrations dont certaines pourraient être l’œuvre du jeune Albrecht Durer. Le style de notre gravure étant proche de celles du Liber Chronicarum, une recherche rapide a permis de la retrouver au verso du feuillet 119, dans la section sur le 6ème état du monde.

C’est le seul morceau de la Chronique de Nuremberg en notre possession !

Bonne soirée,

Textor

mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon

mercredi 1 novembre 2023

La boutique d’un libraire parisien, au XVIIIème siècle, sur le Pont au Change.

Un libraire installé à Rennes [1], à l’ombre du Parlement de Bretagne, m’a offert l’autre jour une petite vignette gravée qu’il venait de découvrir comme marque-page d’un dictionnaire des synonymes. Rien ne me fait plus plaisir que ce genre d’attention car la gravure est fort belle. Elle représente l’intérieur d’une boutique du Pont au Change à Paris et elle nous plonge immédiatement dans le monde de la librairie sous Louis XV.

Vignette du Libraire Théodore de Hansy.

C’est une étiquette du libraire Théodore de Hansy (1700-1770) [2] qu’il insérait dans les ouvrages vendus afin de s’assurer une certaine publicité : THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend les Livres / Nouveaux.

Il existe plusieurs tirages de cette vignette avec des textes différents dans le cartouche selon la réclame du moment :

- THEODORE DE HANSY / Libraire à Paris sur le Pont / au Change à St Nicolas / Vend toutes sortes de Livres / et Heures Nouvelles (vers 1739, signé de Humblot).

- THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend le Véritable / Paroissien

- DE HANSY LIBRAIRE / a Paris sur le Pont au Change / Vend toutes sortes de / Livres et Heures / Nouvelles. Cette vignette est une autre version de la gravure, au dessin très maladroit et simplifié, peut-être une copie postérieure qui a perdu le charme de l’originale.

La gravure est de taille modeste (105 x 55 mm) mais suffisamment fine pour qu’il soit possible d’en décrire les trois plans : Au premier plan, la marque du libraire, à l’enseigne de Saint Nicolas que l’on voit figuré dans le cartouche en pied. La scène représente Saint Nicolas sauvant trois enfants démembrés dans un saloir, entouré de la Religion et de la Science, les pieds posés sur une pile de livres. On retrouve cette marque sur les pages de titre des ouvrages de Théodore De Hansy [3] ; Au second plan, une scène de la boutique qui n’est pas sans rappeler le tableau d’Antoine Watteau, l’Enseigne de Guersaint ; Au dernier plan, un paysage parisien vu depuis la fenêtre de l’échoppe.

Le Pont au Change est l’un des plus anciens ponts de Paris, il donne aujourd’hui sur la place du Chatelet, rive droite et devant la Tour de l’Horloge sur l’ile de la Cité.  Il s’appelait à l’origine le Grand-Pont pour le distinguer du Petit-Pont car il enjambait le grand bras de la Seine. Il avait été construit en bois et s’effondrait assez régulièrement au XIIIème siècle dès qu’il y avait une crue importante du fleuve.

Extrait du plan de Jaillot 1772 sur lequel on voit le pont au change
 qui se termine par une fourche de deux rues coté rive droite
 sur laquelle était accolée la statue des souverains.

Au XVIème siècle, un nouveau Grand-Pont le remplace, en bois et en pierre, financé par les changeurs et les orfèvres qui avaient investi les lieux. Il se nomme désormais le Pont-aux-changeurs, doublé par le Pont aux Meuniers réservés à des moulins établis sur le pont ou accrochés aux piliers. Les piles de ces deux ponts ne sont pas alignées créant, avec l’encombrement des barges, un goulet d’étranglement qui accélère le courant. Ce passage jusqu'au pont Neuf est appelé "la Vallée de la Misère" par les mariniers. C’est le nom de l’enseigne qu’avait choisi l’imprimeur Pierre Moreau dont il était question dans mon billet précédent et qui habitait non loin de là.

A la suite d’un incendie accidentel survenu sur le Pont aux Meuniers, le Pont au Change est à nouveau détruit en octobre 1621. Ils seront remplacés tous deux par un pont unique de 7 arches portant 106 boutiques surmontées de 4 étages de logements, construit par Jean Androuet du Cerceau entre 1639 et 1647, aux frais des changeurs. Avec ses 38 mètres de large, il est alors le plus spacieux de Paris.

De fait, la boutique de Théodore de Hansy parait assez spacieuse. Elle se situe dans une maison du milieu du pont. Le visiteur trouve en entrant deux comptoirs disposés de part et d’autre de la salle derrière lesquels les livres sont exposés sur des rayonnages qui montent jusqu’au plafond. Des employées derrière les comptoirs vont chercher l’ouvrage désiré. Il n’y a pas d’accès direct à la marchandise comme aujourd’hui. Ces deux employées sont des jeunes femmes élégamment habillées ; l’une d’elle parait avoir une sorte de dentelle aux manches et il semble bien que l’un des clients se laisse distraire de son ouvrage pour admirer la taille cambrée de la seconde vendeuse.

La famille de Hansy est installée sur le pont au Change depuis une quarantaine d’années déjà [4]. Claude II de Hansy (1666 – 1715) y avait exercé de 1700 à 1715 et s’était spécialisé dans les ouvrages religieux. Autrement dit, c’est déjà une institution lorsque son fils Théodore prend les rênes de la boutique, après avoir intégré l’association formée pour l'impression des usages du diocèse de Paris [5]. La vignette rappelle cette spécialisation puisque les deux clients assis représentent la clientèle habituelle de la maison, à savoir le clergé séculier figuré par un curé et le clergé régulier, symbolisé par un moine.

Il se dégage de la gravure une ambiance chaleureuse. Il semble faire bon venir dans la librairie de M. de Hansy. La salle est élégamment décorée avec des pilastres et des stucs, conforme au style d’Androuet du Cerceau.  Le client peut s’asseoir sur d’authentiques fauteuils d’époque transition et feuilleter à son aise les ouvrages qui l’intéresse ou simplement admirer la vue sur la Seine par la large baie au fond de la salle qui donne de la lumière tout en permettant de voir le fleuve ce qui n’est pas si facile à l’époque où la vue est généralement obstruée par les maisons. Seul le Pont-Neuf que l’on voit par la fenêtre est libre d’habitation – ce qui contribua largement à son succès – à l’exception d’une construction édifiée à son extrémité nord : la pompe de la Samaritaine.

Comparé avec une gravure plus détaillée de cette Samaritaine trouvée dans un recueil d’estampes gravées par Nicolas de Fer [6], le bâtiment abritant la pompe est correctement figuré avec sa décoration de statues, son horloge surmontée d’un élégant clocheton. On aperçoit même à gauche la Grande Galerie du Louvre qui se situe dans la perspective de la Samaritaine.

On doit ce travail de précision au dessinateur Antoine Humblot (16..-1758) dont la signature apparait sur certains tirages des vignettes. Ce dessinateur et marchand d’estampes aime reproduire des scènes de la vie parisienne avec beaucoup de détails. Son estampe de la rue Quincampoix où il s’attache à montrer l’agitation de la rue et les devantures des échoppes en est un bon exemple [7].

Gravure de Nicolas de Fer : la pompe de la Samaritaine. (1716)

En sortant de la boutique du libraire pour se diriger chez le relieur, rive droite, le visiteur, muni de son précieux paquet de livres brochés, tombe sur un groupe de statues de bronze sur fond de marbre noir représentant Louis XIII en compagnie d’Anne d'Autriche et du petit dauphin, futur Louis XIV, groupe sculpté par François Guillain et placé, lors de la reconstruction du pont en 1647, au-dessus de la boutique d’un marchand, qui fait l’angle de deux rues. En effet, au bout du pont, la rue se partageait en deux étroites voies. Ce groupe en bronze est là pour rappeler que le Pont au Change était le lieu traditionnel des entrées royales depuis Isabeau de Bavière, et accessoirement le passage obligé lorsque la famille royale veut se rendre du Louvre à Notre-Dame [8].

Quels ouvrages emportent les clients de Théodore de Hansy ? Il est facile de le savoir pour l’année 1754 car la Bibliothèque de l’Arsenal conserve le catalogue des livres vendus cette année-là.[9]

Pour les autres années, il faut s’en tenir à la liste donnée par la Bibliothèque Nationale :

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année de Gouget (1734)

-        Les confessions de S. Augustin, traduites en français sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur. (1737)

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année, avec une prière et des pratiques à la fin de chaque vie. (1737)

-         Le Bréviaire de l'ordre sacré des FF. prêcheurs. (1743)

-         Heures royales, contenant l'office de la vierge. (1756)

-         Les Heures militaires dédiées à la noblesse (1759)

-     Les soliloques, Les méditations, et Le manuel de S. Augustin. Traduction nouvelle sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur (1752)

Les heures Nouvelles de Louis Sénault (1690)



La dédicace à la Dauphine

Les fameuses sirènes de la page 210

Frontispice


Mais l’ouvrage qui se vend le mieux, dont Théodore est le plus fier et qui est souvent réédité, s’intitule Les Heures Présentées A Madame La Dauphine de Louis Senault. Toute la cour veut le sien et le fait relier dans de fins maroquins.  La première édition avait été diffusée par Claude de Hansy, en 1690 sous le titre d'Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture dont il existe deux tirages selon qu’on préfère voir les seins des sirènes ou pas. Mon exemplaire est la version sans les seins. C’est l’un des plus beaux livres gravés de la fin du XVIIème siècle. Son fils Théodore en fait une nouvelle édition en 1745 dédiée à Marie-Thérèse d'Espagne, dauphine de France par son mariage avec Louis de France, après avoir modifié le titre-frontispice et ajouté 6 gravures hors-texte gravées par Soubeyran et Raymond d'après les tableaux de Le Sueur, Dulin, Coypel, Guido Reni, Champaigne et Mignard.

Pour conserver cette vignette et qu’elle ne se perde pas entre les pages d’un livre quelconque, il conviendrait de la placer sur la garde d’un ouvrage sorti de la boutique du Pont au Change. Problème, je n’en possède pas. Il serait un peu anachronique de la coller dans les Heures Nouvelles, d’autant que les gardes sont en tissu de soie. Il ne me reste donc plus qu’à trouver une belle édition de Théodore de Hansy….

Bonne Journée,

Textor


[1] Sylvain Langlois, librairie Exercice de Style, 18 rue Victor Hugo, Rennes.

[2] La BNF orthographie son nom Dehansy.

[3] Par exemple, l'office de la semaine Sainte en Latin dédié à la Reine, 1749 ou encore le Dictionnaire iconologique par Honoré Lacombe de Prézel, 1756. Dans le petit Paroissien contenant l’office de l’Eglise Latin et Français de 1745, la gravure est utilisée en guise de frontispice vis-à-vis la page de titre.

[4] Parisiis, apud Claudium de Hansy, sub ponte Campsorum, vulgo, au Change, ad insigne S. Nicolai. M. DCCVI. Cum privilegio Regis. Le musée Carnavalet donne la date de 1739 pour la gravure.

[5] Association formée en conséquence du privilège royal accordé le 31 déc. 1734 pour l'impression des usages du diocèse de Paris à Pierre Simon, Jean-Baptiste III Coignard, Claude-Jean-Baptiste I Hérissant et Jean Desaint, auxquels s'adjoignent par acte du 17 fév. 1735 Antoine-Chrétien Boudet et Jean-Thomas I Hérissant, puis en 1736 Théodore Dehansy.

[6] Planche 42 tirée de L'Atlas Curieux ou le Monde représenté dans des cartes générales et particulières…etc. (1716) par Nicolas de Fer.

[7] Rue / Quinquempoix / en l’année 1720 - Musée Carnavalet, eau-forte, 408x500 mm)

[8] Ce groupe de bronze est aujourd’hui abrité par le musée du Louvre, c’est le seul vestige subsistant du Pont au Change du XVIIème siècle.

[9] Catalogue des livres de Dehansy, libraire à Paris sur le Pont-au-Change, à Saint Nicolas, 1754. In-4 de (3) pp. Cote -H-8880 (25) - Pièce n ° 25 ; Recueil factice.