jeudi 29 février 2024

Un exemplaire censuré du Courtisan de Baldassare Castiglione (1537)

Le comte Baldassare Castiglione, né à Mantoue en 1478 et décédé à Tolède en 1529, était militaire, diplomate mais aussi poète et écrivain à ses heures ; Il servit plusieurs cours d'Italie du Nord : Milan, Mantoue, Urbino. C'est dans cette dernière ville, en 1504, qu'il fit la connaissance de Raphaël Sanzio et qu’il devint son ami. Envoyé à Rome comme ambassadeur, il y retrouva le peintre qui exécuta son portrait vers 1514-1515. Raphael a donné de son ami l'image de la perfection, celle du plus parfait gentilhomme, considéré par tous comme l'arbitre des élégances.

Page de titre de l'édition du Courtisan par Jehan Longis

Le portrait de Baldassare Castiglione par Raphael 
Huile sur toile, 82 x 67 m (Paris, Musée du Louvre)
Cy commence le premier livre...

En 1528, il publia à Venise, chez Alde Manuce, un manuel de savoir-vivre : Le Livre du courtisan (Il Cortegiano) qui connut un grand succès. Il y décrit les qualités nécessaires à la vie de cour. Parmi ses conseils, il préconise de fuir l'affectation, d’user en toute chose d'une certaine désinvolture pour donner l’impression que tout est simple et ne demande aucun effort.

L’ouvrage est conçu sous forme de dialogue ; Il s’agit d’une suite de conversations, étalées sur quatre soirées, échangées entre amis dans le cadre enchanteur du palais ducal d’Urbino, siège de la cour des Montefeltre, l’une des plus raffinées d’Italie. Parmi les interlocuteurs, on rencontre la duchesse Elisabeth d’Urbino, le cardinal Bibbiena, évidemment Pietro Bembo, Julien de Médicis et l’Arétin. Il s’agit de former en paroles un courtisan parfait. Les sujets abordés sont nombreux : vie en société, politique, problème de la langue, musique, arts, femme et amour. Loin d’un simple manuel de savoir-vivre, il s’agit d’un véritable traité philosophique sur l’idéal de la société de cour. 

Le livre premier s’attache à décrire le courtisan au physique tandis que le livre second détaille son comportement. Le tiers livre s’intéresse aux dames de cour et Castiglione observe que l’égalité entre homme et femme est inscrite dans la nature et dans l’histoire. Enfin le quart livre conclue sur le Prince idéal qui est l’apex du courtisan.

François 1er fut séduit par le personnage et l’aurait incité à finir son ouvrage. Si les guerres d’Italie n’avaient pas contrarié les relations entre la France et les principautés italiennes, il aurait pu être le dédicataire du livre [1]. L'auteur lui fit toutefois présenter un exemplaire par l'intermédiaire de Lodovico Canossa, ambassadeur de France à Venise.

Comme la mode était aux traductions en français pour donner à cette langue le statut de langue littéraire, Francois 1er demanda à Jacques Colin d’Auxerre, secrétaire de la chambre du roi, une traduction de l'ouvrage.

Et c’est là que l’histoire éditoriale de cette œuvre est intéressante à démêler car ce n’est pas Jacques Colin qui entama l’entreprise de traduction mais un certain Jehan Chaperon, obscur poète, pour lequel nous n’avons aucun détail biographique. Il a écrit des poésies en langue populaire qui ne manquent pas de charme, notamment des noëls et des cantiques et il a donné quelques traductions. Il se surnommait le "Lassé de Repos" et sa devise était "Tout par soulas". Mais il n’avait certainement pas ses entrées à la Cour et sa langue, proche du parler populaire, n’était pas vraiment adaptée à la traduction de l’œuvre, alors que la langue de Castiglione riche et d'une harmonieuse sobriété est l’une des expressions les plus pures de la Renaissance italienne. 

Pour une raison inconnue, peut-être la lenteur de son travail ou sa difficulté à retranscrire l’élégance de Baldassare Castiglione, Jehan Chaperon ne traduisit que le premier des quatre livres du Courtisan. Jacques Colin prit la suite et le style de l’œuvre s’en ressent nettement [2].

Le début des livres trois et quatre.

Huitain du Lassé de Repos, alias Jehan Chaperon.

L’édition originale partielle [3] de la traduction française parut en avril 1537 chez Jehan Longis, titulaire du privilège, associé à Vincent Sertenas avec les caractères de Nicolas Cousteau (B 96 et B 82). Les deux associés tenaient boutique au Palais, dans la galerie qui mène à la Chancellerie. C’est un recueil in-8 de 228 ff., composé en lettres gothiques, une bâtarde peu élégante qui souleva la juste critique de François Juste, libraire lyonnais qui préparait concomitamment une édition avec Etienne Dolet sur la base d’un autre manuscrit en circulation.

Voyant qu’il avait été pris de vitesse – sa propre édition ne paraitra qu’en 1538 après une révision par Melin de Saint Gelais – et sans doute furieux de voir ses efforts ruinés par un concurrent parisien, il ne put s’empêcher de critiquer vertement l’édition originale qui, selon lui, était remplie de fautes, bâclée et tout simplement affreuse car les lettres gothiques étaient très démodées pour ce genre de littérature :

Cestoit d’une aultre traduction encore quasi inelegante et mal correcte […], procedant non du traducteur, mais par la faulte, comme il est aisé a veoir, de l’impression qui est de lours et gros caracteres, desquels desja a long temps on n’use plus aux bons auteurs imprimer [4]

A l’en croire, la lourdeur de la typographie plus que la lourdeur de la traduction rend nécessaire une autre édition. Pour se démarquer François Juste soigne la présentation, son édition est enrichie d’élégantes bordures à l’italienne gravées sur bois qui offre au lecteur un spécimen du nouvel art du livre.

Jehan Longis avait-il eu connaissance de cette critique ? C’est possible dans la mesure où il était en relation avec le milieu lyonnais, notamment avec Denis de Harsy à qui il céda son privilège dès 1537. Toujours est-il qu’il fit paraitre, très peu de temps après l’édition gothique, une seconde édition, en lettres rondes, complétée d’un prologue de l’auteur de 11 pages (adressé, ce qui n’est pas mentionné, à Michel de Silva évêque de Visée [5]), d’une petite poésie de Jehan Chaperon et de substantiels ajouts dans le livre 2, ce qui fait de cette édition en lettres rondes la première à présenter une version intégrale du texte [6].

Le feuillet final (p2) porte la marque de libraire de Longis au verso. Deux saintes bergères tiennent la Sainte Lance de Longinus, le soldat romain qui transperça le flan droit du Christ.  la marque semble manquer aux quelques exemplaires répertoriés (parfois marqués comme feuillet blanc manquant).

Cette édition parisienne est différente de l’édition lyonnaise en lettres rondes de Denis de Harsy parue cette même année 1537 par cession du privilège de Jehan Longis. L’édition à la marque d’Icare, de Denis de Harsy, possède un titre distinct (Les Quatre Livres du Courtisan) et utilise des lettrines et des caractères propres. Par ailleurs l’édition lyonnaise corrige de nombreuses fautes, comme par exemple, au début du prologue, le nom du duc François Marie de la Duchesne Roncere (?) en François Marie de la Rovere. Ce qui permet de déduire que l’édition parisienne en lettres rondes est antérieure à l’édition lyonnaise.

Cession du privilège de Jehan Longis à Denis de Harsy
 (exemplaire de la Bibliothèque de l'Etat de Bavière - Google Books 2009)

La Bibliothèque nationale ne possède que l'édition imprimée en caractères gothiques et Guy Bechtel ne signale pas celle en caractères ronds, qui n'est décrite par les exégètes qu'à partir d'un seul exemplaire, conservé à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel (cote 123.6 Pol.) et identifié par Klesczewski [7]. Un autre exemplaire, vendu il y a quelques années, est décrit dans les archives de la Librairie Larchandet [8]. Il pourrait en exister 7 exemplaires en tout, en comptant celui de la Bibliotheca Textoriana.

L’ouvrage est en 2 parties en un voume in-12 de 146 feuillets signés a-s8 et t2 (t2 blanc) et 114 feuillets signés a-o8 et p2 (p2 signalé parfois comme blanc mais contenant au verso la marque de l’imprimeur Jehan Longis). L’œil aiguisé de Benoit Galland (Librairie Trois Plumes, Angers) a permis de découvrir qu’il manquait à notre exemplaire le feuillet 88 dans le cahier L mais que ce manque ne résultait pas d’un feuillet en déficit, puisque le texte se suit parfaitement, mais d’une recomposition du cahier au cours de l’impression.

En comparant le texte de notre édition avec celui qui a été numérisé à la bibliothèque Casanata de Rome, il apparait que le texte du feuillet 85 a entièrement disparu. Il contenait un commentaire acerbe sur les pratiques à la cour de France :

Et si vous prenez garde à la court de France (laquelle est aujourd’hui une des plus nobles de chrétieneté) vous trouverez que tous ceulx qui y ont grace, universellement tiennent du presumptueux, & non seulement lung avecques laultre : mais encores avecques le Roy mesmes. Ne dictes poinct cela dict messire Federic….

Mais le protagoniste réplique et étaye son raisonnement avec une comparaison entre les cours de France et d’Espagne.

Pour supprimer ce passage sur la Cour de France il a fallu supprimer tout le feuillet 85 recto-verso, tout en maintenant la continuité du texte, ce qui a conduit à retoucher le début du feuillet suivant (f°86). Ainsi, sur l’exemplaire numérisé, le f°85 recto commence par : … [mo]dération, quant à moy ie nen congnois pas ung… etc, et le f°86 recto commence par |sa]donner a chercher grace ou faueur par voyes indeues ou vicieuſes, etc . Sur notre exemplaire, le f°84 se termine de la même manière : …mo [dération] et le f.85 commence par : [mo]deratiõ a chercher grace ou faueur par voyes indeues ou vicieuſes, etc.

Ainsi le feuillet 86 (gratté d’un i pour devenir le 85) a été modifié pour raccorder le texte du feuillet 84 sur le mot modération. Il a juste fallu transformer le premier mot du feuillet 86 [sa] donner en [mo ] dératiõ.

Comme le texte entier du feuillet 85 avait été supprimé, la pagination ne se suivait plus. Les folios 86, 87 et 88 anciens ont donc été grattés d’un i et il bien fallu sauter un numéro pour ne pas à avoir à refaire toute la numérotation jusqu’à la fin du livre ; c’est donc le numéro du folio 88 nouveau qui a disparu. Ainsi, il n’y a pas de saut de numérotation dans le cahier mais uniquement au changement de cahier, probablement pour que le cahier soit plus facile à classer pour le relieur.

Quelques images rendent les choses plus faciles à comprendre qu’une longue explication :

Feuillet 85 ancien de l'exemplaire de Rome. (Google Books)

Feuillet 85 nouveau de l'exemplaire de la bibliotheca Textoriana

Il semble clair que le passage a été censuré non par un lecteur mais dans l’atelier même de l’imprimeur, ce qui en fait une seconde émission par rapport à l’état premier de l’édition en lettres rondes.

Jehan Longis acceptait toutes les critiques du livre de Baldassare Castiglione tant qu’il s’agissait des cours d’Italie mais il aurait sans doute été dangereux de laisser passer une critique qui touchait directement la cour de France et notamment le roi lui-même. L’affaire des placards (1534) et sa terrible répression était encore dans tous les esprits. L’imprimeur Augereau, étranglé et brûlé place Maubert, en avait fait les frais. Etienne Dolet, éditeur de la traduction lyonnaise du Courtisan, n’allait pas tarder à subir le même sort, non pour avoir publié le Courtisan mais pour des motifs religieux. Dans tous les cas, il valait mieux rester prudent.

La censure peut se comprendre, en revanche nous voyons mal pourquoi Jehan Longis aurait attendu d’imprimer une première version en caractères ronds avant d’effectuer cette modification du texte. Ce passage lui avait-il initialement échappé ? Avait-il eu des remords tardifs ? Y avait-il eu plainte ? Fut-il obligé de se plier à un jugement du Chatelet ? Ou bien, s’agissait-il d’un exemplaire unique spécialement destiné à un haut personnage particulièrement susceptible ?  Voilà du travail pour de futurs chercheurs. Pour répondre à ces questions, il conviendrait de collationner tous les exemplaires de l’édition en lettres rondes, afin de savoir combien d’exemplaires de cette édition, déjà très rare, sont en version expurgée du feuillet 85. L’entreprise est possible mais couteuse en frais de déplacement car les exemplaires identifiables comme étant en lettres rondes sont à Madrid, Munich, New York, Rome, Wolfenbüttel et peut-être un 6ème exemplaire à Grenoble.

Mais c’est tout le charme de la bibliophilie que de nous faire voyager dans le temps et dans l’espace.

Bonne Journée,

Textor



[1] Voir Defaux (G.), "De la traduction du Courtisan à celle de l'Hecatomphile : François Ier, Jacques Colin, Mellin de Saint-Gelais et le Ms. BnF Fr. 2335", BHR, LXIV, (2002), p. 513-548.

[2] Mais les spécialistes s’accordent à dire que c’est la 4ème traduction, celle de Gabriel Chappuy, qui est à la plus fidèle au style du Castiglione.

[3] Cette édition ne comprend ni le « Prologue au lecteur », ni une partie du Livre II. (Mazarine, Rés. 28 212 ; BNF, rés. *E 592).

[4] Épître de François Juste à Jean du Peirat, dans Castiglione, Le Courtisan, Lyon, François Juste, 1538, f. 59v° (numérisation et transcription disponible sur le site des BVH) rapporté par Remi Jimenès in Défense et illustration de la typographie française : le romain, l’italique et le maniérisme sous les presses parisiennes à la fin du règne de François Ier. Poco a Poco. L’apport de l’édition italienne dans la culture francophone, Brepols, pp.223-261, 2020, 978-2-503-59028-8. Hal-02955969.

[5] Don Miguel Da Sylva (Evora vers 1480 - Rome 1556), conseiller de João III, 'Escrivão da puridade', évêque de Visée en 1526, futur cardinal ; sans doute devenu ami de Castiglione en fréquentant la Curie de Clément VII. Pourtant, hors du prologue initial, Castiglione n'en parle plus, les 4 livres étant dédiés 'in texto' au défunt « carissimo » Alfonso Ariosto (1475-1525), cousin de l'Arioste. Voir à ce sujet Cortegiano et cortes ão. Baldassarre Castiglione e D. Miguel da Silva de Rita Marnoto, CIEP Genève

[6] Provenances de notre exemplaire : « E.C. », XIXe, qui a laissé une note en garde ; H Fonteneau, bibliophile parisien (quatrième vente, 15-18 mars 1906, n°111) ; André Lebey (1877-1938), écrivain, avec la note autographe « acheté trop cher - 28f ! Vente Fonteneau 15/03/05 ALebey ».

[7] R. Klesczewski, Die französischen Übersetzungen des « Cortegiano » von Baldassare Castiglione, Heidelberg, 1966, 177,n°2.

[8] Voir la notice dans les archives de la librairie : https://www.lardanchet.fr/castiglione-b..-fr.html


lundi 29 janvier 2024

Antoine Favre, Président du Sénat de Savoie

Les œuvres du jurisconsulte Antoine Favre (1557-1624) font partie de ces livres qui ne sont plus très recherchés aujourd’hui mais qui constituaient pourtant un must dans les bibliothèques du Duché de Savoie sous l’Ancien Régime. Elles ont été rééditées à de nombreuses reprises et je me devais d’en placer quelques échantillons dans ma bibliothèque savoyarde.  

Cet austère magistrat, infatigable travailleur, acquit une réputation qui dépassa largement les frontières du petit Etat de Savoie. On le surnommait le Prince des Jurisconsultes et il parait qu’à l’occasion d’une rentrée du Parlement de Paris, l’Avocat Général qui portait la parole demanda à ses confrères de ne jamais citer une opinion de Favre sans mettre la main au bonnet.

L’édition originale des Conjectures d’Antoine Favre (1581)

Les Conjectures, Début du Livre Premier

Dédicace à René de Lyobard du Chatelard

Il est vrai que sa pensée était claire et synthétique et qu’il eut le mérite de trouver des chemins nouveaux dans cette matière du droit romain qu’on étudiait depuis mille ans et où il paraissait que tout avait déjà été dit. Parmi les nouveautés figure la codification de la pratique, autrement dit la mise forme des recueils de jurisprudence, notamment celle du Sénat de Savoie dont il allait devenir le Premier Président.

La Savoie avait ceci de particulier que d’avoir un Sénat souverain, c’est-à-dire une sorte de Cour Suprême qui édictait les lois et les appliquait tout en même temps.

Ce privilège avait été obtenu du duc - et les Chambériens n’en étaient pas peu fiers - à l’issue de la longue occupation française du duché de Savoie (1536-1559) sur la souche d’un parlement établi sur le modèle capétien du Conseil Résident, remontant au XIIIe siècle. Le Sénat de Savoie représentait l’aînée des quatre autres cours souveraines de justice de Turin, de Nice, de Casal et de Gènes établies à sa suite par la Maison de Savoie dans les possessions continentales de ses Etats.

Ce qui était décidé par le Sénat un jour pouvait être modifié le lendemain. Rien ne pouvait le lier, pas même sa propre jurisprudence et il n’avait pas l’obligation de motiver ses arrêts qui constituaient la loi. Il va sans dire que toutes ses décisions étaient scrutées et abondamment commentées dans de volumineux grimoires que l’imprimeur Geoffroy Dufour, tenant boutique dans une rue proche du Senat, couchait sur du beau papier avec vignettes et frontispices. Les publications juridiques avaient généralement au titre la qualification de Bref recueil ou d’Abrégé pour faire oublier qu’elles ne contenaient jamais moins de 600 pages.

Brief recueil des Edicts (1642)

Antoine Favre, grâce à son autorité et ses compétences, parvint à la tête de ce Sénat de Savoie après une carrière fulgurante. Il était né dans la Bresse, alors en territoire savoyard, d’une famille de haut magistrat et il avait fait ses études au collège de Clermont à Paris puis à l’université de Turin.

À 22 ans, en 1579, il est avocat et docteur en droit. Il publie sa première œuvre deux ans plus tard, en 1581, chez Jean II de Tournes à Lyon. Ce sont les trois premiers livres des Conjectures du droit civil. Il aurait pu faire imprimer l’ouvrage à Chambéry mais pour une raison que nous ne connaissons pas – peut-être parce que le seul imprimeur de la ville ne parvenait pas à satisfaire cet homme pressé - il choisit de se rendre à Lyon, où les imprimeurs abondaient et où la qualité de leur travail n’était plus à démontrer.

Jean II de Tournes rendit une copie parfaite. Le titre Conjecturarum juris Civiis Libri III figure dans un encadrement architectural classique, typique des pages de titre de cette période. Ce que la lecture des Conjectures peut avoir de rébarbative pour le bibliophile d’aujourd’hui est largement compensée par la belle typographie et les subtiles mises en page de l’imprimeur.   

Le privilège accordé à Jean de Tournes pour dix ans, 
rédigé en caractères de civilité. 

La dédicace du Livre Second à Claude Guichard

Conjectures, Livre III

Le livre débute par une longue préface de 12 pages adressée à René de Lyobard, seigneur du Chastelard, conseiller d’Etat de Son Altesse et président du Souverain Sénat de Savoie, en date du 1er février 1581. La teneur du texte et l’identité de son destinataire nous renseigne sur les ambitions du jeune juriste dont tout porte à croire qu’il a préparé son livre dès l’époque de ses études toutes récentes. Dès l’entame, Antoine Favre tape fort ; Il n’hésite pas à écrire qu’il regrette qu’on ne puisse remettre en cause l’opinion des éminents prédécesseurs qui ne sont exempts ni de lacunes ni d’erreurs. A quoi servirait l’édition de nouveaux livres si on doit répéter ce qui a déjà été écrit, juste à gonfler le profit des imprimeurs ? [1]

Une préface qui donne une idée du caractère et de l’autorité de l’auteur !

 Elle est suivie par un extrait du privilège d'imprimer, rédigé en caractère de civilité, consenti à Jean de Tournes, libraire et imprimeur de sa Majesté, pour dix ans. La date indiquée sur ce privilège est 1574, ce qui n’est guère possible car Antoine Favre ne pouvait pas avoir écrit ce livre avant d’avoir terminé ses études de droit, aussi doué soit-il. L’achevé d’imprimé est du 21 Juillet 1581.

Chacun des trois livres de ce volume est adressé à un dédicataire différent : le Livre Premier au professeur de droit Jean-Antoine Manuce de l’université de Turin qui enseigna probablement le droit à Antoine Favre ; Le Livre Second, à Claude Guichard, Maitre des Requêtes puis Grand Référendaire et Historiographe de Savoie, plus connu aujourd’hui pour son célèbre ouvrage sur les Funérailles et diverses manières d'ensevelir des Romains, grecs et autres nations, paru cette même année 1581 chez Jean II de Tournes, lequel va utiliser le même encadrement au titre, en forme de portique romain. Claude Guichard, né à Saint Rambert-en-Bugey, était un compatriote de Favre qui le considère comme son ami au-delà des joutes verbales et des controverses doctrinales qui semblent les avoir opposés, d’après ce qu’il en dit dans sa dédicace.

Le troisième et dernier livre est dédié au sage et docte Pierre II de Boissat (1556-1613) érudit du Dauphiné, vice-bailli de Vienne, qui étudia son droit à Valence sous Cujas. Féru de grec, il est souvent confondu  avec son fils Pierre III de Boissat (1603-1662), l’un des premiers académiciens, bien oublié aujourd’hui au point de devenir la cible de railleries dans le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostang.[2]

Quant au corps de l’ouvrage, il est divisé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une conjecture. Chacune débute par l’idée que veut développer l’auteur ; l’argumentaire suit, puis la conclusion. Les conjectures relève les dissentions, les lieux communs (Generaliae sententiae) avec pour but de proposer de nouvelles interprétations, de découvrir des principes généraux, de résoudre des contradictions, de défendre ou de nier des opinions, et surtout de traquer les interpolations afin de corriger le Corpus Juris Civilis.


L'édition de 1581 est recouverte d'un curieux vélin marron 
sur lequel on devine par transparence qu'il s'agit d'un vélin de réemploi manuscrit.  

En 1584, à tout juste 27 ans - soit avant l'âge requis – Favre est nommé juge-mage de la Bresse et du Bugey, puis il entre au service du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie. Il fixe alors sa résidence à Chambéry. Trois ans plus tard, il rejoint le souverain Sénat de Savoie, juste après avoir fait publier la suite des Conjectures juridiques, soient les livres 4, 5 et 6.

Le second volume des Conjectures chez B. Honorat (1586)
 La page de titre contient un ex-dono de l’auteur (Ab Auctore donatus) qui pourrait bien être de la main d’Antoine Favre lui-même.

L’ouvrage parait encore à Lyon, comme les trois premiers livres, mais cette fois-ci chez Barthélémy Honorat car, dans l’intervalle, Jean II de Tournes avait quitté la ville pour fuir les persécutions que subissaient les Protestants.

Bathélémy Honorat suit le format in-quarto et la présentation du premier ouvrage. Chaque livre, dédié à un nouveau personnage éminent, débute sur une grande lettrine historiée. L’une d’elle provient de la série aux oiseaux, gravée par Pierre Eskrich [3] ; Cette fois-ci les dédicataires sont Louis Milliet, Premier Président du Sénat, Chancelier de Savoie, Baron de Faverges et seigneur de Challes, Charles Velliet, Premier Président du Sénat et enfin René de Lucinge, seigneur des Allymes dans le Bugey qui avait fait son droit à Turin dans les mêmes années que Favre et qui était, par son mariage, seigneur de Montrosat dans les Dombes.

Début du Quart Livre adressé à Louis Millet

Dans une ville, capitale de la Savoie, à l’étroit dans ses murailles, le Sénat était hébergé dans les locaux du couvent des Dominicains, près du Marché Couvert. Le lieu possédait deux cloitres, le premier réservé aux ecclésiastiques et le second aux gens de robe. Antoine Favre s’installe dans une maison de la rue Saint Antoine, quartier un peu à l’écart, presqu’un faubourg à l’époque, mais à deux encablures du Sénat.  

Gabriel Pérouse archiviste de la Savoie, se plait à imaginer Antoine Favre à sa table, travaillant inlassablement sur son œuvre principale, qu’on appellera le Codex Fabriani : « Le jour, il y a sous ses fenêtres une certaine animation : ce sont les voyageurs, marchands, maraîchers et plaideurs qui viennent du côté d'Aix et par la route de Genève. Mais, au soleil couché, c'est le silence et la solitude... Les amis de Favre, les solliciteurs, les collègues sont partis. La Présidente, et les enfants, encore présents, se sont retirés. Tout près, de l'autre côté de la rue Macornet, chez les Jésuites, tout dort. La porte du Reclus s'est fermée et ne s'ouvrira qu'à l'aube. La ville est close. Dans le cabinet du Président, on n'entend que le bruit de sa plume, plume d'oie qui grince sur le beau papier du temps[4]»

Le dernier ouvrage de ma bibliothèque illustrant l’œuvre du grand juriste est un petit opuscule posthume, en français, le seul texte qu’Antoine Favre aurait écrit dans cette langue et qui a fait douter à certains qu’il en soit l’auteur. Pourtant on retrouve dans cet écrit qui parut pour la première fois à Genève, en 1627, chez Jacques Chouët, l’esprit de l’auteur renvoyant sans cesse les praticiens aux maximes et principes.  L’édition de 1627 contient une préface anonyme : "Tu y apprendras une science entiere de la practique, là où plusieurs autrement ci-devant ne sçavoyent que c’estoit de la Practique que par la practique mesme  & comme  on  dit,  par  routine." Il est probable qu’il s’agisse d’extraits d’écrits inédits à la mort de l’auteur.

Toujours est-il que ce livre eut beaucoup de succès, pas moins de 6 éditions différentes entre 1627 et 1699 [5].  

Le livre s’intitule dans la première édition : Abrégé De La Practique Judiciaire Et Civile, De Mre Antoine Favre, Conseiller d'Estat, & premier Président au Souverain Senat de Savoye, utile et nécessaire, non seulement à tous ceux qui estudient en droict: mais aussi à tous Magistrats, juges, Aduocats… etc. Le titre de la seconde édition est transformé en Thresor de la Practique etc….

C’est un livre qui visiblement devait être dans toutes les poches des avocats de Chambéry compte tenu de son caractère pratique et synthétique. Les exemplaires conservés ont mal supporté ce passage de poche en poche.

Je possède un exemplaire des deux premières éditions avec un doute pour l’exemplaire paru chez Jacques Chouët car la page de titre est tronquée [6]. On n’aperçoit qu’un petit tiers de la marque de l’imprimeur. Il pourrait donc s’agir de l’édition originale de 1627. Seulement voilà, l’exemplaire consulté à la BNF présente le même nombre de feuillets mais avec de menues variantes dans la mise en page et quelques fautes qui démontre qu’il s’agit d’une autre émission. Par exemple au titre du premier chapitre, le mot Abrégé est avec un seul B alors qu’il a 2 B sur mon exemplaire, et le bandeau est différent. Le problème est qu’il n’y a pas d’autre édition répertoriée à l’adresse de Jacques Chouet [7]. L’édition suivante, de 1634, n’est pas imprimée chez Jacques Chouët mais à Chambéry par Louys du Four. Il reste donc quelques recherches à faire pour savoir si l’édition de Chouët est une seconde émission de 1627, inconnue des bibliographes, ou bien une édition postérieure qui reste à identifier.

L'abrégé de la Practique à la page de titre tronquée, édition de 1627 ?
 (Bibliotheca Textoriana) 

L'abrégé de la Practique, édition de 1627
 (Exemplaire BNF)


La comparaison de la page 1 de l'Abrégé de la Practique montre des différences entre l'exemplaire Textoriana et celui de la BNF. 

L’exemplaire imprimé par Louys Du Four en 1634 [8] a ceci de particulier qu’un de ses premiers possesseurs a relié à ce texte imprimé, sous le même vélin, vers 1672, quatre-vingt-seize feuillets blancs portant une table des matières très développée et complétée de commentaires variés, des tarifs pour les diligences des auxiliaires de justice, une petite étude sur les arrêts de Monsieur de Gerpene (?), des textes de lois et des extraits de formulaires manuscrits. Certains actes font référence à la ville et aux édiles de Thonon et un modèle de formulaire est prérempli au nom de Louys Matthieu, docteur ès-droict, avocat au Sénat de Savoie et juge ordinaire dudict lieu, qui pourrait bien être l’auteur des notes.

Il serait possible de faire une étude exhaustive des revenus des gens de justice car chaque émolument est soigneusement détaillé. On apprend que les huissiers du Senat vacquant ès ville touchent 5 ff. contre 70 ff. s’ils vaquent hors la ville à cheval, oultre leurs dépens pour le louage du cheval. La vacation du seigneur président est tout simplement hors de prix, étant donné qu’il vaque à quatre chevaux.

A nous mandé par devant nous Louys Matthieu, 
docteur es droict, et juge ordinaire dudit lieu un tel pour etc….

Arrêt sur les écorces, Thonon 1672.

C’est un témoignage émouvant et inédit de la pratique d’un juriste à Thonon. Parmi les arrêts qui faisaient l’actualité cette année-là, on lit ceci : Le 30 Mars 1672, Le Senat a inhibé à toutes sortes de personnes d’enlever ou faire enlever des escorses de toutes sortes d’arbres et icelles vendre tant dans les Estats que dehors, à peine de cinq cents livres et du fouet et plus grande (peine) s’il estait (nécessaire) a requeste de Messieurs de Thonon.

Gageons que les arbres ont dû conserver leur écorce….

Bonne Journée,

Textor


[1] « Illorum certe pusillanimitas, & inhonesta verecundia excusari non potest, qui rumores, ut dici solet, ante salutem ponũt: Sed horum præcipue diligentia reprehenda est, publicis Iurisprudentiæ studýs longe magis perniciosa, quibus tot librorum millia nocent potius, nec nisi ornandis, aut verius onerandus Typographorũ officinis proficiunt ».

[2] « L’Académie est là ? Mais j’en vois plus d’un membre, / Voici Boudu, Boissat et Cureau de la Chambre, / Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud. / Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau. » (E.Rostand, in Cyrano de Bergerac)

[3] Voir l’article Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires. (1520-1590) du 08 Décembre 2020 sur ce site.

[4] Gabriel Pérouse, Causerie sur l'Histoire littéraire de la Savoie T1, Chambéry Dardel, 1934.

[5] Jacques Chouët, Genève 1627, puis Du Four, Chambéry 1634. D'autres éditions paraitront en 1650 (Genève, Pierre Chouët) 1660 et 1680 (Chambéry, Riondet) et 1699 (Annecy, Fontaine).

[6] In-12 de (8) 165 pp. (1) pp.bl sign. a-k8, l3.

[7] Une édition de 1650 est à l’adresse de Pierre Chouet (et non Jacques) mais la collation des exemplaires n’est pas disponible. Je ne sais pas si la même marque est utilisée au titre. (BM Amiens et BM de Bourg en Bresse).

[8] Petit in-8 (de taille in-12) comprenant un blason de la Savoie en page de titre, 3 ff.n.c. 166 pp. et environ 150 pages en feuilles blanches avec remarques et commentaires d'une écriture du temps.

Les Oeuvres de Favre


lundi 1 janvier 2024

La Bibliotheca Textoriana vous souhaite une bonne et heureuse année 2024.

L'Usage des globes céleste et terrestre, et des spheres 
suivant les différens systêmes du monde . Précédé d'un traité de cosmographie, 
par Nicolas Bion. (1717)
 

lundi 4 décembre 2023

Les Œuvres Poétiques des Dames des Roches (1579)

Madeleine Neveu et sa fille Catherine Fradonnet, dites les Dames des Roches, sont célèbres pour avoir animé un cercle littéraire à Poitiers vers 1570 et composé des œuvres dont les sujets sont tirés d’événements liés à ce cercle. Elles figurent ainsi parmi les rares femmes de lettres de la Renaissance, au côté de Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madeleine de l’Aubépine et quelques autres.

Page de titre des Oeuvres poétiques de Mes-Dames des Roches de Poetiers Mère et Fille, seconde édition. Avec une coquille sur la date (MCLXXIX pour MDLXXIX)

Epitre à Ma Fille de Madeleine Des Roches

Jean-Paul Barbier Mueller avait déclaré à propos de cet ouvrage, dont il possédait l’édition originale de 1578 : « Je serai content que ce mince volume fasse aussi plaisir à son futur possesseur qu’à moi, si heureux de l’avoir déniché [1]». Je comprends ce commentaire car je ne suis pas mécontent non plus d’avoir déniché un exemplaire de la seconde édition de 1579, en partie originale, de l’œuvre poétique des Dames des Roches. Volume certes imparfait mais, selon Jean Balsamo, il ne resterait que 7 exemplaires de l’édition de 1578 et 22 exemplaires de celles de 1579 dans les institutions publiques de par le monde [2].

Madeleine Neveu naquit vers 1520 dans les environs de Châtellerault où sa famille possédait des terres, notamment la métairie des Roches. Elle épousa un procureur originaire de Montmorillon, André Fradonnet et ils eurent ensemble 3 enfants dont seule Catherine, née à Poitiers en 1542, survécut.   Nous savons peu de chose de l’éducation de Madeleine mais il est certain qu’elle était inhabituelle pour une femme de la bourgeoisie de son époque.

Madeleine épousa en secondes noces François Eboissard, seigneur de La Villée, un gentilhomme breton, avocat au présidial de Poitiers qui lui assura une certaine aisance matérielle jusqu’à sa mort en 1558. Suivirent alors des difficultés financières aggravées par la perte de plusieurs propriétés des faubourgs de Poitiers, brulées durant les guerres de religion. (Ces maisons pouvaient bien valoir deux mille livres / Plus que ne m’ont valu ma plume n’y mes livres.)

Malgré ces vicissitudes, Madeleine poursuivit son objectif entièrement tourné vers l’éducation de sa fille qui montrait des dispositions singulières pour les études. Elle maitrisait l’italien et le latin au point d’être capable de traduire plusieurs textes latins, dont deux inédits en traduction, les Symboles de Pythagore et le Ravissement de Proserpine de Claudien [3]. Sa mère ambitionnait de la voir briller dans le domaine des lettres et elle y parviendra. [4]

Epitre à ma Mère de Catherine des Roches

Tobie, Tragi-comédie écrite par Catherine

 Le passage de la Cour à Poitiers en 1577 sera l’occasion pour les deux femmes de se faire connaitre. Les dames des Roches participent à différentes fêtes organisées pour l’évènement et composent des vers. Cette brusque faveur mondaine et non plus seulement savante les incite à publier leurs textes. Elles choisissent pour cela un tout jeune imprimeur parisien, issu d’une lignée déjà connue dans le métier du livre : Abel L’Angelier [5].

L’Angelier publie un premier recueil de 109 pièces en 1578 [6] : odes, sonnets, chansons et épitaphes, en rassemblant les poèmes de la mère en première partie puis ceux de la fille. La seconde édition ne tarde pas à paraitre l’année suivante sous le même privilège, preuve du succès du livre. Aux textes précédents sont ajoutés une Requête Au Roy et six sonnets de Madeleine, complétés par Catherine d’Un Acte de la Tragi-comédie de Tobie, de six sonnets et d’une chanson, soit 124 pièces. Jean Balsamo fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’un simple retirage de la première émission, augmentée des cahiers supplémentaires, mais bien d’une réimpression ligne pour ligne, avec d’autres caractères et d’autres ornements, présentant de notables variantes de ponctuation et d’orthographe et il regrette que, dans son édition critique, Anne Larsen n’ait pas véritablement étudié les liens entre les deux éditions, s’étant appuyée essentiellement sur la seconde [7].

Ecrit à quatre mains, et d’inspiration très ronsardienne, les poèmes n’en comportent pas moins une signature stylistique bien distincte. La mère est férue d’auteurs classiques, notamment d’Ovide et ses références mythologiques sont nombreuses et parfois pédantes. Elle préfère l'ode en hexa-, hepta- ou octosyllabes, et le sonnet en décasyllabes ou en alexandrins. Le style de sa fille est plus enjoué et plus naturel. Si les vers sont mieux tournés c’est aussi parce qu’une génération les sépare et que le français évolue vers plus de netteté. Elle s’essaie à une grande variété de genres où figurent surtout le sonnet, la chanson, le dialogue et le poème narratif. C’est Catherine qui est au centre de toutes les attentions. Les contemporains vantent autant son esprit que sa beauté. Si le cercle de Poitiers est l’œuvre de Madeleine, son succès est certainement dû à Catherine.  

En 1579, les dames des Roches parviennent au faîte de leur notoriété. Cette année-là voit débarquer à Poitiers une centaine de membres du Parlement de Paris, sous la présidence d’Achille de Harlay, afin de réformer les textes juridiques. Ce sont les Grands Jours qui vont durer du 10 septembre au 18 décembre 1579. Entre les séances de travail et pour se divertir, ces sévères juristes fréquentent le cercle des Dames des Roches. On connait l’anecdote fameuse de la puce que l’œil grivois d’un Estienne Pasquier, avocat du roi, découvrit sur le sein de Catherine [8]. Il s’ensuivit un bon mot que la compagnie repris en diverses variantes et joutes poétiques. Le tout fut recueilli par le poitevin Jacques de Sourdrai dans un recueil collectif paru en 1582 sous le titre La Puce de Madame des Roches. Ces Chantes-puce étaient des magistrats ou de doctes professeurs qu’on n’attend pas dans cet exercice, tel Barnabé Brisson, futur Président du Parlement, Joseph Scaliger, Odet de Turnèbe, Nicolas Rapin, Agrippa d’Aubigné, etc. Madeleine et Catherine des Roches y contribuèrent en donnant onze poèmes.

Au-delà de la qualité indéniable de leur style littéraire, les Dames des Roches s’inscrivent dans un mouvement que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Mesdames Desroches mère & fille ont cassé la glace et monstré le chemin à leur sexe de faire bien un vers dira François Le Poulchre de la Motte-Messemé dans son Passe-temps, dédié aux Amis de la Vertu. (1595)

Epitre aux Dames

Elles ont conscience qu’elles sont un exemple pour leur sexe et dès l’épitre introductive adressée aux Dames, Madeleine répond à celles qui lui conseillent le silence : Et si vous m'advisez que le silence, ornement de la femme, peut couvrir les fautes de la langue et de l'entendement, je respondray qu'il peut bien empescher la honte, mais non pas accroistre l'honneur, aussi que le parler nous separe des animaux sans raison. Elle enchaine avec une première ode sur le même thème : Noz parens ont de loüables coustumes, / Pour nous tollir l’usage de raison, / De nous tenir closes dans la maison / Et nous donner le fuzeau pour la plume.

Poème A ma Quenouille 
sur le dilemne pour une femme de devoir tenir son ménage ou la plume.

Chanson des Amazones

A la suite, plusieurs pièces du recueil sont des allusions plus ou moins directes à la difficulté rencontrée par les femmes à l’époque de composer et de se voir publiées dans une société presqu’exclusivement masculine. En réaction, elles revendiquent le droit de tenir la plume en même temps que le fuseau et Catherine écrit de jolis vers à ce sujet dans le poème La Quenouille : Mais quenoille m’amie il ne faut pas pourtant / Que pour vous estimer et pour vous aimer tant / Je délaisse du tout cette honnête coutume / D’écrire quelque fois, en écrivant ainsi / J’écris de vos valeurs, quenouille mon souci, / Ayant dedans la main, le fuseau et la plume.

Cette plume symbolise autant la plume de l’écritoire que la plume de l’aile de la liberté.

Elles font de cette revendication un combat conjugués au pluriel sur le thème des guerrières mythologiques dans la Mascarade des Amazones et la Chanson des Amazones : Nous faisons la guerre / Aux Rois de la terre / Bravant les plus glorieux, / Par notre prudence / Et notre vaillance.

Dialogue de la Pauvreté et de la Faim

Catherine surenchérit par l'intermédiaire de son héroïne calomniée Agnodice : Car en despit de toy j’animeray les âmes / Des maris, qui seront les tyrans de leurs femmes, / Et qui leur deffendant le livre & le sçavoir, / Leur osteront aussi de vivre le pouvoir…. Des hommes qui voyans leurs femmes doctes-belles / Desirent effacer de leur entendement / Les lettres, des beautez le plus digne ornement : / Et ne voulant laisser chose qui leur agrée / Leur ostent le plaisir où l’âme se recrée / Que ce fust à l’envie une grand’cruauté / De martirer ainsi cette douce beauté.

Liberté d’écrire mais aussi liberté sexuelle. La poétique amoureuse de Catherine révèle un esprit contestataire nouveau. Elle soutient que la relation homme/ femme ne doit pas être tournée vers le seul désir masculin et le mariage. Il est presque étrange que l’ouvrage ait passé la censure avec de telles idées ! Elle se met en scène dans le Dialogue de Sincero et de Charite où Charité (La Grâce) refuse la sujétion conjugale. L’amoureux transi Sincero n’est que le faire-valoir de la belle, prétexte à des jeux de l’esprit [9]. Ce manifeste sera mis en pratique dans la vie réelle puisque Catherine, pour se vouer à ses écrits, ne se maria pas.   

Autre thème qui ne manque pas de surprendre, Catherine s’intéresse aux plus démunis dans le Dialogue de la Pauvreté et de la Faim qui dresse un tableau réaliste des disparités entre riches et pauvres en cette période troublée par les misères de la guerre civile. La Faim déclare :  Je m’en vais chez les paysans du Poitou ; il semble qu’ils vivent de faim comme les autres en meurent : depuis que la guerre m’y mena, je n’en ai guère bougé.

Après une dernière édition des Œuvres et des Secondes Œuvres parue à Rouen en 1604, les écrits des Dames des Roches vont tomber dans l'oubli pour n’être redécouverts qu’au siècle dernier. Aujourd’hui, elles ont retrouvé leur juste place : Les idées novatrices traitées dans les poèmes, le charme de la langue et cette complicité littéraire entre une mère et sa fille, en font un cas unique pour le XVIème siècle. Complicité qui se termine étrangement le même jour, par la mort des deux poétesses lors d’une épidémie de Peste à Poitiers, en Octobre 1587.

Bonne Journée,

Textor



[1] Commentaires cités dans le catalogue Christie’s de la première vente Barbier-Mueller du 23 Mars 2021 à propos du lot 19, un exemplaire de l’édition originale de 1578.

[2] Jean Basalmo, Abel Langelier et ses dames…. In Des femmes et des livres. Publication de l’Ecole des Chartes, 1999 (en ligne). N. Ducimetière porte ce nombre à 25. (In Mignonne, Allons Voir… – Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller n°72)

[3] Catherine aurait pu aussi être à l’origine de la traduction des Offices de Cicéron, œuvre bilingue parue à Chambéry chez François Pomar en 1569. Le traducteur signe la préface des initiales CDR et Jean-Paul Fontaine y voit la signature de Catherine des Roches, mais la spécialiste américaine des Dames des Roches, Anne Larsen, en doute car elle ne reconnait pas son style.

[4] George Diller - Les Dames des Roches. Étude sur la vie littéraire à Poitiers dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Paris, Droz, 1936.

[5] Jean Balsamo pense que c’est l’imprimeur parisien qui est venu les solliciter et non pas l’inverse mais il n’en explique pas la raison sinon par le fait qu’Abel Langelier débutait et était un parfait inconnu vu depuis Poitiers. 

[6] J. P. Barbier-Mueller, MBP, IV-5, 54 ; Brunet, IV, 1342. N. Ducimetière, Mignonne…, 72 ; Diane Barbier-Mueller, Inventaire…, 211 ; Tchemerzine, II, 908a ; Balsamo-Simonin, Abel L’Angelier , n° 26 ; FVB - 1565b.

[7] Anne R. Larsen in Madeleine et Catherine des Roches, Les Œuvres, Edition critique - Genève, Droz éditeur, 1993.

[8] Estienne Pasquier a profité du grand retour du décolleté carré dans la mode féminine du début des années 1580, après 20 ans de col monté qui se termine par une fraise en dentelle.  Il est donc possible que l’anecdote de la puce ne soit pas apocryphe.

[9] Selon Nicolas Ducimetière, suivant George E. Diller, Sincero, qui occupe une bonne place dans l’œuvre de Catherine des Roches, pourrait être Claude Pellejay, conseiller du Roi et maître ordinaire en la chambre des Comptes, l’un des admirateurs érudits qui fréquenta le Cénacle de Poitiers.

La marque au sacrifice d'Abel. 
Un livre imprimé avec soin par Abel L'Angelier avec des caractères qui paraissent neufs.