mercredi 1 novembre 2023

La boutique d’un libraire parisien, au XVIIIème siècle, sur le Pont au Change.

Un libraire installé à Rennes [1], à l’ombre du Parlement de Bretagne, m’a offert l’autre jour une petite vignette gravée qu’il venait de découvrir comme marque-page d’un dictionnaire des synonymes. Rien ne me fait plus plaisir que ce genre d’attention car la gravure est fort belle. Elle représente l’intérieur d’une boutique du Pont au Change à Paris et elle nous plonge immédiatement dans le monde de la librairie sous Louis XV.

Vignette du Libraire Théodore de Hansy.

C’est une étiquette du libraire Théodore de Hansy (1700-1770) [2] qu’il insérait dans les ouvrages vendus afin de s’assurer une certaine publicité : THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend les Livres / Nouveaux.

Il existe plusieurs tirages de cette vignette avec des textes différents dans le cartouche selon la réclame du moment :

- THEODORE DE HANSY / Libraire à Paris sur le Pont / au Change à St Nicolas / Vend toutes sortes de Livres / et Heures Nouvelles (vers 1739, signé de Humblot).

- THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend le Véritable / Paroissien

- DE HANSY LIBRAIRE / a Paris sur le Pont au Change / Vend toutes sortes de / Livres et Heures / Nouvelles. Cette vignette est une autre version de la gravure, au dessin très maladroit et simplifié, peut-être une copie postérieure qui a perdu le charme de l’originale.

La gravure est de taille modeste (105 x 55 mm) mais suffisamment fine pour qu’il soit possible d’en décrire les trois plans : Au premier plan, la marque du libraire, à l’enseigne de Saint Nicolas que l’on voit figuré dans le cartouche en pied. La scène représente Saint Nicolas sauvant trois enfants démembrés dans un saloir, entouré de la Religion et de la Science, les pieds posés sur une pile de livres. On retrouve cette marque sur les pages de titre des ouvrages de Théodore De Hansy [3] ; Au second plan, une scène de la boutique qui n’est pas sans rappeler le tableau d’Antoine Watteau, l’Enseigne de Guersaint ; Au dernier plan, un paysage parisien vu depuis la fenêtre de l’échoppe.

Le Pont au Change est l’un des plus anciens ponts de Paris, il donne aujourd’hui sur la place du Chatelet, rive droite et devant la Tour de l’Horloge sur l’ile de la Cité.  Il s’appelait à l’origine le Grand-Pont pour le distinguer du Petit-Pont car il enjambait le grand bras de la Seine. Il avait été construit en bois et s’effondrait assez régulièrement au XIIIème siècle dès qu’il y avait une crue importante du fleuve.

Extrait du plan de Jaillot 1772 sur lequel on voit le pont au change
 qui se termine par une fourche de deux rues coté rive droite
 sur laquelle était accolé la statue des souverains.

Au XVIème siècle, un nouveau Grand-Pont le remplace, en bois et en pierre, financé par les changeurs et les orfèvres qui avaient investi les lieux. Il se nomme désormais le Pont-aux-changeurs, doublé par le Pont aux Meuniers réservés à des moulins établis sur le pont ou accrochés aux piliers. Les piles de ces deux ponts ne sont pas alignées créant, avec l’encombrement des barges, un goulet d’étranglement qui accélère le courant. Ce passage jusqu'au pont Neuf est appelé "la Vallée de la Misère" par les mariniers. C’est le nom de l’enseigne qu’avait choisi l’imprimeur Pierre Moreau dont il était question dans mon billet précédent et qui habitait non loin de là.

A la suite d’un incendie accidentel survenu sur le Pont aux Meuniers, le Pont au Change est à nouveau détruit en octobre 1621. Ils seront remplacés tous deux par un pont unique de 7 arches portant 106 boutiques surmontées de 4 étages de logements, construit par Jean Androuet du Cerceau entre 1639 et 1647, aux frais des changeurs. Avec ses 38 mètres de large, il est alors le plus spacieux de Paris.

De fait, la boutique de Théodore de Hansy parait assez spacieuse. Elle se situe dans une maison du milieu du pont. Le visiteur trouve en entrant deux comptoirs disposés de part et d’autre de la salle derrière lesquels les livres sont exposés sur des rayonnages qui montent jusqu’au plafond. Des employées derrière les comptoirs vont chercher l’ouvrage désiré. Il n’y a pas d’accès direct à la marchandise comme aujourd’hui. Ces deux employées sont des jeunes femmes élégamment habillées ; l’une d’elle parait avoir une sorte de dentelle aux manches et il semble bien que l’un des clients se laisse distraire de son ouvrage pour admirer la taille cambrée de la seconde vendeuse.

La famille de Hansy est installée sur le pont au Change depuis une quarantaine d’années déjà [4]. Claude II de Hansy (1666 – 1715) y avait exercé de 1700 à 1715 et s’était spécialisé dans les ouvrages religieux. Autrement dit, c’est déjà une institution lorsque son fils Théodore prend les rênes de la boutique, après avoir intégré l’association formée pour l'impression des usages du diocèse de Paris [5]. La vignette rappelle cette spécialisation puisque les deux clients assis représentent la clientèle habituelle de la maison, à savoir le clergé séculier figuré par un curé et le clergé régulier, symbolisé par un moine.

Il se dégage de la gravure une ambiance chaleureuse. Il semble faire bon venir dans la librairie de M. de Hansy. La salle est élégamment décorée avec des pilastres et des stucs, conforme au style d’Androuet du Cerceau.  Le client peut s’asseoir sur d’authentiques fauteuils d’époque transition et feuilleter à son aise les ouvrages qui l’intéresse ou simplement admirer la vue sur la Seine par la large baie au fond de la salle qui donne de la lumière tout en permettant de voir le fleuve ce qui n’est pas si facile à l’époque où la vue est généralement obstruée par les maisons. Seul le Pont-Neuf que l’on voit par la fenêtre est libre d’habitation – ce qui contribua largement à son succès – à l’exception d’une construction édifiée à son extrémité nord : la pompe de la Samaritaine.

Comparé avec une gravure plus détaillée de cette Samaritaine trouvée dans un recueil d’estampes gravées par Nicolas de Fer [6], le bâtiment abritant la pompe est correctement figuré avec sa décoration de statues, son horloge surmontée d’un élégant clocheton. On aperçoit même à gauche la Grande Galerie du Louvre qui se situe dans la perspective de la Samaritaine.

On doit ce travail de précision au dessinateur Antoine Humblot (16..-1758) dont la signature apparait sur certains tirages des vignettes. Ce dessinateur et marchand d’estampes aime reproduire des scènes de la vie parisienne avec beaucoup de détails. Son estampe de la rue Quincampoix où il s’attache à montrer l’agitation de la rue et les devantures des échoppes en est un bon exemple [7].

Gravure de Nicolas de Fer : la pompe de la Samaritaine. (1716)

En sortant de la boutique du libraire pour se diriger chez le relieur, rive droite, le visiteur, muni de son précieux paquet de livres brochés, tombe sur un groupe de statues de bronze sur fond de marbre noir représentant Louis XIII en compagnie d’Anne d'Autriche et du petit dauphin, futur Louis XIV, groupe sculpté par François Guillain et placé, lors de la reconstruction du pont en 1647, au-dessus de la boutique d’un marchand, qui fait l’angle de deux rues. En effet, au bout du pont, la rue se partageait en deux étroites voies. Ce groupe en bronze est là pour rappeler que le Pont au Change était le lieu traditionnel des entrées royales depuis Isabeau de Bavière, et accessoirement le passage obligé lorsque la famille royale veut se rendre du Louvre à Notre-Dame [8].

Quels ouvrages emportent les clients de Théodore de Hansy ? Il est facile de le savoir pour l’année 1754 car la Bibliothèque de l’Arsenal conserve le catalogue des livres vendus cette année-là.[9]

Pour les autres années, il faut s’en tenir à la liste donnée par la Bibliothèque Nationale :

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année de Gouget (1734)

-        Les confessions de S. Augustin, traduites en français sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur. (1737)

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année, avec une prière et des pratiques à la fin de chaque vie. (1737)

-         Le Bréviaire de l'ordre sacré des FF. prêcheurs. (1743)

-         Heures royales, contenant l'office de la vierge. (1756)

-         Les Heures militaires dédiées à la noblesse (1759)

-     Les soliloques, Les méditations, et Le manuel de S. Augustin. Traduction nouvelle sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur (1752)

Les heures Nouvelles de Louis Sénault (1690)



La dédicace à la Dauphine

Les fameuses sirènes de la page 210

Frontispice


Mais l’ouvrage qui se vend le mieux, dont Théodore est le plus fier et qui est souvent réédité, s’intitule Les Heures Présentées A Madame La Dauphine de Louis Senault. Toute la cour veut le sien et le fait relier dans de fins maroquins.  La première édition avait été diffusée par Claude de Hansy, en 1690 sous le titre d'Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture dont il existe deux tirages selon qu’on préfère voir les seins des sirènes ou pas. Mon exemplaire est la version sans les seins. C’est l’un des plus beaux livres gravés de la fin du XVIIème siècle. Son fils Théodore en fait une nouvelle édition en 1745 dédiée à Marie-Thérèse d'Espagne, dauphine de France par son mariage avec Louis de France, après avoir modifié le titre-frontispice et ajouté 6 gravures hors-texte gravées par Soubeyran et Raymond d'après les tableaux de Le Sueur, Dulin, Coypel, Guido Reni, Champaigne et Mignard.

Pour conserver cette vignette et qu’elle ne se perde pas entre les pages d’un livre quelconque, il conviendrait de la placer sur la garde d’un ouvrage sorti de la boutique du Pont au Change. Problème, je n’en possède pas. Il serait un peu anachronique de la coller dans les Heures Nouvelles, d’autant que les gardes sont en tissu de soie. Il ne me reste donc plus qu’à trouver une belle édition de Théodore de Hansy….

Bonne Journée,

Textor


[1] Sylvain Langlois, librairie Exercice de Style, 18 rue Victor Hugo, Rennes.

[2] La BNF orthographie son nom Dehansy.

[3] Par exemple, l'office de la semaine Sainte en Latin dédié à la Reine, 1749 ou encore le Dictionnaire iconologique par Honoré Lacombe de Prézel, 1756. Dans le petit Paroissien contenant l’office de l’Eglise Latin et Français de 1745, la gravure est utilisée en guise de frontispice vis-à-vis la page de titre.

[4] Parisiis, apud Claudium de Hansy, sub ponte Campsorum, vulgo, au Change, ad insigne S. Nicolai. M. DCCVI. Cum privilegio Regis. Le musée Carnavalet donne la date de 1739 pour la gravure.

[5] Association formée en conséquence du privilège royal accordé le 31 déc. 1734 pour l'impression des usages du diocèse de Paris à Pierre Simon, Jean-Baptiste III Coignard, Claude-Jean-Baptiste I Hérissant et Jean Desaint, auxquels s'adjoignent par acte du 17 fév. 1735 Antoine-Chrétien Boudet et Jean-Thomas I Hérissant, puis en 1736 Théodore Dehansy.

[6] Planche 42 tirée de L'Atlas Curieux ou le Monde représenté dans des cartes générales et particulières…etc. (1716) par Nicolas de Fer.

[7] Rue / Quinquempoix / en l’année 1720 - Musée Carnavalet, eau-forte, 408x500 mm)

[8] Ce groupe de bronze est aujourd’hui abrité par le musée du Louvre, c’est le seul vestige subsistant du Pont au Change du XVIIème siècle.

[9] Catalogue des livres de Dehansy, libraire à Paris sur le Pont-au-Change, à Saint Nicolas, 1754. In-4 de (3) pp. Cote -H-8880 (25) - Pièce n ° 25 ; Recueil factice.