dimanche 14 février 2021

L’Histoire singulière de l’abbaye de la Novalaise, en Savoie piémontaise, par Jean-Louis Rochex, religieux de Lemenc. (1670)

L’abbaye de la Novalaise au pied du col du Mont Cenis, dans la vallée du Cenischia, proche de Suse, est une importante abbaye bénédictine, fondée vers l’an 720, par Abbon [1], un haut fonctionnaire du royaume franc, au nom des pouvoirs publics que lui conférait son titre de recteur de Maurienne et de Suse, patrice de Viennoise. La donation est confirmée par son testament daté du 5 mai 739, dont une copie du début du XIIe siècle a été insérée dans le cartulaire dit de saint Hugues, évêque de Grenoble [2]. Ses possessions s’étendaient jusqu’à Vienne, à Lyon et au Mâconnais, avec des établissements en Maurienne et dans la région de l’Ainan.




Le site était alors un avant-poste franc sur la route d’Italie mais quelques éléments architecturaux et des morceaux de statues des 1er et 2ème siècle confirme une implantation romaine préalable [3]. La fondation correspond sans doute à une stratégie politique de gestion de la frontière et Abbon ne le cache pas, évoquant dans son testament la stabilité du royaume franc (Stabiletas regno Francorum). L’abbaye est d’ailleurs devenue rapidement abbaye royale, protégée par Charlemagne, et elle connut son heure de gloire pendant la période carolingienne, lorsqu'elle fut administrée par l'un de ses pères abbés, Eldrade, originaire du petit village d'Ambel, en Dauphiné, qui fut ensuite canonisé. L’abbaye était alors un des centres culturels les plus importants du haut Moyen Âge et sa bibliothèque comptait plus de 6000 ouvrages selon Menabrea.

Ensuite, l’abbaye connut des périodes de déclin et de renouveau, partiellement détruite après l’invasion sarrasine de 906 - la bibliothèque fut dispersée à cette occasion - la communauté partit se réfugier à Brème et la Novalaise devint par la suite une dépendance administrée par des abbés commendataires nommés par le Duc de Savoie.

Jean-Louis Rochex, religieux de la congrégation réformée de St Bernard, ordre de Citeaux, et prieur à l’église St Pierre de Lemenc à Chambéry, séjourna à la Novalaise vers 1665. A l'époque de son passage à l’abbaye il ne restait plus qu'un seul moine appartenant à l'Ordre cistercien primitif, il éprouva donc le besoin de collecter des documents et de raconter ce qu'avait été la glorieuse histoire de l'abbaye dans le passé, tant d’un point de vue religieux qu’économique et politique. Ce livre fut publié chez Louis Dufour, imprimeur à Chambéry, en 1670, et malgré un plan brouillon et des repères chronologiques fantaisistes, c’est donc une source importante pour l’histoire de l’abbaye et la ville de Chambéry.

« Il s’y rencontrera, écrit Rochex, quantité de pièces choisies, dont les espris curieux feront état comme d’un trésors précieux, caché par quantité d’années ». 

Il est vrai qu’il eut accès à des documents qui ont disparu aujourd’hui et rien qu’à ce titre, il aurait dû recevoir plus de considération et intéresser les historiens de l’abbaye.  Il utilisa deux sources principales : une ancienne chronique du temps de Charlemagne, malheureusement aujourd'hui perdue, et celle contenue dans une légende épique, le « Chronicon Novaliciense », œuvre d'un ancien moine de l’abbaye, écrite aux alentours de 1050 et conservée actuellement aux archives de Turin.

Mais il dut consulter aussi d’autres archives qui avaient survécu à l’exil de Breme, un sanctoral et des pièces administratives. Ces documents sont retranscrits en partie dans son propre texte, comme la liste des abbés qui se succédèrent dans l'abbaye jusqu’en 1321, apportant quelques informations précieuses sur leur travail.  Tout n’ayant pas été imprimés, il est probable que les premier et quatrième chapitres de son livre, restés manuscrits, devaient évoquer de manière encore plus développée l'histoire de l'abbaye depuis ses origines jusqu'en 1040.  

L’état actuel de l’église et du cloître est le résultat d’une reconstruction du 18ème siècle qui a conservé les dispositions architecturales et une partie non négligeable des élévations du monastère roman, notamment de magnifiques fresques du 11ème siècle.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie et de la formation de Jean-Louis Rochex ; Il est très probablement originaire de Maurienne puisqu'il dit parler le français de Maurienne, mais il n'a fait à ce jour l'objet d'aucune étude universitaire de fond [4]. Pire, les auteurs du 19ème siècle le traiterons avec beaucoup de mépris. Timoléon Chapperon mentionne dans son livre Chambéry au XIVème sècle : « Nous n'avons pas d'ouvrage complet sur Chambéry. Rochex, moine de Lémenc, seul parmi les anciens, s'est occupé de cette ville d'une manière un peu étendue. Mais son livre, intitulé La Gloire de la Novalaise, avec un discours sur la Savoie et sur l’origine de Chambéry, in-4, 1670, est un tissu de fables qui n'ont de remarquable que leur singularité ». Ce qui est loin d’être exact.

Il est vrai que notre auteur est déroutant car il a un esprit en marche d’escalier, passant d’un sujet à l’autre sans transition, faisant d’innombrables disgressions et des retours en arrière. Le plan même de l’ouvrage qu’il expose dans son préambule nous échappe. Il faut dire qu’après avoir annoncé qu’il traiterait de l’histoire de l’abbaye en quatre parties, il décide, sans raison connue [5], de ne pas traiter de la première partie et de commencer son ouvrage au livre 2. Cette section, la plus longue du livre, est entrecoupée de différents sujets qui ont leur titre propre et qui ne sont parfois même pas paginé, ce qui indique qu’il avait apporté des compléments en cours d’impression à Louis Dufour, comme le fera La Bruyère quelques années après avec son imprimeur Michallet. On trouve ainsi un chapitre sur la Teneur de la constitution d'Abbon-Patrice, (p.42) une Réflexion sur ces paroles Ipso Sancto Loco.(p.52) avant un Retournons aux abbez de cette Abbaye (p.53) puis il s'attarde longuement sur la vie de Saint Eldrad et sur les miracles qu'il aurait accomplis.  

Un chapitre sur la vie de Saint Eldrad

Après quoi, il ouvre un livre 3 qu’il intitule Accomplissement de la gloire de l’abbaye de Novalese. Malgré ce titre, il n’y est plus question de l’abbaye mais de l’histoire et de l’ancienneté de Chambéry. Le lien entre l’Abbaye et la Ville n’est pas évident, si ce n’est qu’entretemps Rochex a dû repartir à Chambéry et qu’il n’avait plus à sa disposition les archives lui permettant de continuer son histoire de la Novalaise.

Il annonce un livre 4, dont il donne le plan et où il aurait conté l'histoire de toutes les possessions anciennes de l’abbaye : « J’y feray aussi particulière mention de la Maurienne et de l’ancienneté et générosité de son peuple, … Il y sera aussi prouvé plus amplement comment la Savoye et ces trois Gaules Cisalpines desquelles j’ay fait mention en divers endroits, n’étaient qu’un même Royaume ». Voilà qui aurait été fort intéressant à lire mais malheureusement, et malgré ce plan détaillé qui indique qu’il avait dû en commencer l’écriture, le texte ne fut jamais publié et l’ensemble des écrits de Jean-Louis Rochex conservés aujourd’hui se résume donc à ces deux parties distinctes, l’une sur les origines de l’abbaye de la Novalaise et l’autre sur l’origine de Chambéry avec une brève description de ses établissements religieux.

La note sur les errata est à l'image de tout l'ouvrage, quelque peu brouillonne...

Cette section montre que Rochex tient à ce que le lecteur
 fasse confiance au sérieux de ses recherches.

J-L. Rochex ajoute une addition à son livre 
car pendant l'impression la liste des syndics de la ville a changé !

Notre auteur parait cultivé comme on peut le déduire de ses nombreuses citations de textes d'Horace, Cicéron, Ammien Marcellin, Pline l'Ancien ou Plaute. Il n'était certainement pas étranger aux œuvres des humanistes et écrivains de son temps et des siècles précédents.  Même si l'on constate souvent son manque de sens critique dans le choix et la compréhension des informations tirées des nombreux auteurs qu'il cite, il faut cependant lui reconnaître un grand effort de recherche et une certaine démarche scientifique, fondée sur la comparaison entre les époques dont il traite et le monde dans lequel il vit. Il porte aussi un regard critique sur l’intelligentsia parisienne et a conscience d’utiliser un langage qui est celui du « français de Maurienne », différent du français parlé à Paris par des écrivains plus savants et raffinés (et il fait lui-même une comparaison entre les deux langues quand il raconte l'histoire du miracle de Saint Eldrad, tirée d'un livre écrit à Paris en français par un prédicateur à la mode.)

Peut-être souffrait-il même d’un certain complexe d’infériorité comme parait l’indiquer l’avis aux Lecteurs : « Ma plume s’est contentée d'exprimer mes pensées dans la simplicité religieuse sans s’être amusée de rechercher la pureté du langage dont à présent quantité se servent, plus propre pour la Cour que non pas à une personne de ma condition qui ne recherche que la pureté des choses, sans les embellir par un discours fardé. »

Louis Dufour lui-même se sent obligé de venir à la rescousse de son auteur en ajoutant un étonnant propos liminaire intitulé « L’imprimeur aux Catons de ce Temps » dans lequel il répond par avance aux critiques sur la langue utilisée par Rochex. « Messieurs qui comme des autres Momus …. n’avez autre employ que de critiquer sur toutes choses, & trouver à redire jusques à la moindre parole qu'on met en avant, j’ay crû que vous ne manqueriez pas de critiquer cette pièce que je mets au jour et ne trouvant à redire au sujet, pour votre satisfaction, vous luy donnerez du blâme  en disant que le langage n’est pas à la mode , & que c’est  un vieux Gaulois, qui ne mérite l’attention du lecteur. A cela, je feray dire que la Langue Gauloise, comme étant la plus noble, & la première, doit être en vénération & haute estime, ayant pris son origine de Dieu, qui la donna à Adam notre premier Père, dans le Paradis Terrestre. »

Etant savoyard moi-même, je manque de recul pour apprécier si la langue est aussi mauvaise qu’ils le disent, j’en comprends tous les mots….

Il resterait à faire quelques recherches dans les archives ecclésiastiques pour retrouver des éléments sur la vie de Jean-Louis Rochex et, qui sait, les chapitres manuscrits manquants de son livre.

Bonne Journée

Textor



[1] Une charte d’immunité est concédée le 30 janvier 726 par Abbon.

[2] Léon Menabrea, Des origines féodales dans les Alpes occidentales, Imprimerie royale, 1865.

[3] Voir l’article « Locus Novalicii, avant l’abbaye bénédictine de Novalaise » par Gisella Cantino Wataghin in Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2016.

[4] L’ouvrage a donné lieu à une reproduction en fac-similé et une traduction en italien, accompagnée de notes de bas de page et d’une petite introduction par Elena Cignetti Garetto, édition Centro Culturale Diocesano Susa, 2004.

[5] A la demande de ses amis, dit-il.

1 commentaire:

  1. Commentaire Hors blog d’Emmanuel Coux, administrateur du Groupe FB Histoire de Savoie.
    Les liens entre la Novalaise et St Pierre de Lémenc peuvent s’expliquer par le fait que ces deux prieurés étaient devenus des abbayes de Feuillants au XVIIème siècle (1616 pour le prieuré de Lémenc et 1646 pour la Novalaise). Le départ des moines pour Turin puis Brème, proche de Pavie, la capitale du Royaume de Lombardie, aurait été provoqué par les razzias sarrasines selon la Chronique de la Novalaise, mais il faut prendre en compte une revendication territoriale de la vallée de Suse contestée entre le Royaume de Bourgogne et celui de Lombardie. L'abbaye de la Novalaise était une sorte de poste avancé des évêques de Maurienne qui s'y faisaient enterrer. Ce n'est qu'une fois le sort du Royaume de Bourgogne réglé, par l'Empereur Conrad après 1037, et que sont résolus les différents territoriaux entre l'évêque de Maurienne et celui de Turin qu'est fondé un prieuré dépendant de l'abbaye de Brême, sur le territoire de l'ancienne abbaye de la Novalaise.

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