lundi 29 janvier 2024

Antoine Favre, Président du Sénat de Savoie

Les œuvres du jurisconsulte Antoine Favre (1557-1624) font partie de ces livres qui ne sont plus très recherchés aujourd’hui mais qui constituaient pourtant un must dans les bibliothèques du Duché de Savoie sous l’Ancien Régime. Elles ont été rééditées à de nombreuses reprises et je me devais d’en placer quelques échantillons dans ma bibliothèque savoyarde.  

Cet austère magistrat, infatigable travailleur, acquit une réputation qui dépassa largement les frontières du petit Etat de Savoie. On le surnommait le Prince des Jurisconsultes et il parait qu’à l’occasion d’une rentrée du Parlement de Paris, l’Avocat Général qui portait la parole demanda à ses confrères de ne jamais citer une opinion de Favre sans mettre la main au bonnet.

L’édition originale des Conjectures d’Antoine Favre (1581)

Les Conjectures, Début du Livre Premier

Dédicace à René de Lyobard du Chatelard

Il est vrai que sa pensée était claire et synthétique et qu’il eut le mérite de trouver des chemins nouveaux dans cette matière du droit romain qu’on étudiait depuis mille ans et où il paraissait que tout avait déjà été dit. Parmi les nouveautés figure la codification de la pratique, autrement dit la mise forme des recueils de jurisprudence, notamment celle du Sénat de Savoie dont il allait devenir le Premier Président.

La Savoie avait ceci de particulier que d’avoir un Sénat souverain, c’est-à-dire une sorte de Cour Suprême qui édictait les lois et les appliquait tout en même temps.

Ce privilège avait été obtenu du duc - et les Chambériens n’en étaient pas peu fiers - à l’issue de la longue occupation française du duché de Savoie (1536-1559) sur la souche d’un parlement établi sur le modèle capétien du Conseil Résident, remontant au XIIIe siècle. Le Sénat de Savoie représentait l’aînée des quatre autres cours souveraines de justice de Turin, de Nice, de Casal et de Gènes établies à sa suite par la Maison de Savoie dans les possessions continentales de ses Etats.

Ce qui était décidé par le Sénat un jour pouvait être modifié le lendemain. Rien ne pouvait le lier, pas même sa propre jurisprudence et il n’avait pas l’obligation de motiver ses arrêts qui constituaient la loi. Il va sans dire que toutes ses décisions étaient scrutées et abondamment commentées dans de volumineux grimoires que l’imprimeur Geoffroy Dufour, tenant boutique dans une rue proche du Senat, couchait sur du beau papier avec vignettes et frontispices. Les publications juridiques avaient généralement au titre la qualification de Bref recueil ou d’Abrégé pour faire oublier qu’elles ne contenaient jamais moins de 600 pages.

Brief recueil des Edicts (1642)

Antoine Favre, grâce à son autorité et ses compétences, parvint à la tête de ce Sénat de Savoie après une carrière fulgurante. Il était né dans la Bresse, alors en territoire savoyard, d’une famille de haut magistrat et il avait fait ses études au collège de Clermont à Paris puis à l’université de Turin.

À 22 ans, en 1579, il est avocat et docteur en droit. Il publie sa première œuvre deux ans plus tard, en 1581, chez Jean II de Tournes à Lyon. Ce sont les trois premiers livres des Conjectures du droit civil. Il aurait pu faire imprimer l’ouvrage à Chambéry mais pour une raison que nous ne connaissons pas – peut-être parce que le seul imprimeur de la ville ne parvenait pas à satisfaire cet homme pressé - il choisit de se rendre à Lyon, où les imprimeurs abondaient et où la qualité de leur travail n’était plus à démontrer.

Jean II de Tournes rendit une copie parfaite. Le titre Conjecturarum juris Civiis Libri III figure dans un encadrement architectural classique, typique des pages de titre de cette période. Ce que la lecture des Conjectures peut avoir de rébarbative pour le bibliophile d’aujourd’hui est largement compensée par la belle typographie et les subtiles mises en page de l’imprimeur.   

Le privilège accordé à Jean de Tournes pour dix ans, 
rédigé en caractères de civilité. 

La dédicace du Livre Second à Claude Guichard

Conjectures, Livre III

Le livre débute par une longue préface de 12 pages adressée à René de Lyobard, seigneur du Chastelard, conseiller d’Etat de Son Altesse et président du Souverain Sénat de Savoie, en date du 1er février 1581. La teneur du texte et l’identité de son destinataire nous renseigne sur les ambitions du jeune juriste dont tout porte à croire qu’il a préparé son livre dès l’époque de ses études toutes récentes. Dès l’entame, Antoine Favre tape fort ; Il n’hésite pas à écrire qu’il regrette qu’on ne puisse remettre en cause l’opinion des éminents prédécesseurs qui ne sont exempts ni de lacunes ni d’erreurs. A quoi servirait l’édition de nouveaux livres si on doit répéter ce qui a déjà été écrit, juste à gonfler le profit des imprimeurs ? [1]

Une préface qui donne une idée du caractère et de l’autorité de l’auteur !

 Elle est suivie par un extrait du privilège d'imprimer, rédigé en caractère de civilité, consenti à Jean de Tournes, libraire et imprimeur de sa Majesté, pour dix ans. La date indiquée sur ce privilège est 1574, ce qui n’est guère possible car Antoine Favre ne pouvait pas avoir écrit ce livre avant d’avoir terminé ses études de droit, aussi doué soit-il. L’achevé d’imprimé est du 21 Juillet 1581.

Chacun des trois livres de ce volume est adressé à un dédicataire différent : le Livre Premier au professeur de droit Jean-Antoine Manuce de l’université de Turin qui enseigna probablement le droit à Antoine Favre ; Le Livre Second, à Claude Guichard, Maitre des Requêtes puis Grand Référendaire et Historiographe de Savoie, plus connu aujourd’hui pour son célèbre ouvrage sur les Funérailles et diverses manières d'ensevelir des Romains, grecs et autres nations, paru cette même année 1581 chez Jean II de Tournes, lequel va utiliser le même encadrement au titre, en forme de portique romain. Claude Guichard, né à Saint Rambert-en-Bugey, était un compatriote de Favre qui le considère comme son ami au-delà des joutes verbales et des controverses doctrinales qui semblent les avoir opposés, d’après ce qu’il en dit dans sa dédicace.

Le troisième et dernier livre est dédié au sage et docte Pierre II de Boissat (1556-1613) érudit du Dauphiné, vice-bailli de Vienne, qui étudia son droit à Valence sous Cujas. Féru de grec, il est souvent confondu  avec son fils Pierre III de Boissat (1603-1662), l’un des premiers académiciens, bien oublié aujourd’hui au point de devenir la cible de railleries dans le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostang.[2]

Quant au corps de l’ouvrage, il est divisé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une conjecture. Chacune débute par l’idée que veut développer l’auteur ; l’argumentaire suit, puis la conclusion. Les conjectures relève les dissentions, les lieux communs (Generaliae sententiae) avec pour but de proposer de nouvelles interprétations, de découvrir des principes généraux, de résoudre des contradictions, de défendre ou de nier des opinions, et surtout de traquer les interpolations afin de corriger le Corpus Juris Civilis.


L'édition de 1581 est recouverte d'un curieux vélin marron 
sur lequel on devine par transparence qu'il s'agit d'un vélin de réemploi manuscrit.  

En 1584, à tout juste 27 ans - soit avant l'âge requis – Favre est nommé juge-mage de la Bresse et du Bugey, puis il entre au service du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie. Il fixe alors sa résidence à Chambéry. Trois ans plus tard, il rejoint le souverain Sénat de Savoie, juste après avoir fait publier la suite des Conjectures juridiques, soient les livres 4, 5 et 6.

Le second volume des Conjectures chez B. Honorat (1586)
 La page de titre contient un ex-dono de l’auteur (Ab Auctore donatus) qui pourrait bien être de la main d’Antoine Favre lui-même.

L’ouvrage parait encore à Lyon, comme les trois premiers livres, mais cette fois-ci chez Barthélémy Honorat car, dans l’intervalle, Jean II de Tournes avait quitté la ville pour fuir les persécutions que subissaient les Protestants.

Bathélémy Honorat suit le format in-quarto et la présentation du premier ouvrage. Chaque livre, dédié à un nouveau personnage éminent, débute sur une grande lettrine historiée. L’une d’elle provient de la série aux oiseaux, gravée par Pierre Eskrich [3] ; Cette fois-ci les dédicataires sont Louis Milliet, Premier Président du Sénat, Chancelier de Savoie, Baron de Faverges et seigneur de Challes, Charles Velliet, Premier Président du Sénat et enfin René de Lucinge, seigneur des Allymes dans le Bugey qui avait fait son droit à Turin dans les mêmes années que Favre et qui était, par son mariage, seigneur de Montrosat dans les Dombes.

Début du Quart Livre adressé à Louis Millet

Dans une ville, capitale de la Savoie, à l’étroit dans ses murailles, le Sénat était hébergé dans les locaux du couvent des Dominicains, près du Marché Couvert. Le lieu possédait deux cloitres, le premier réservé aux ecclésiastiques et le second aux gens de robe. Antoine Favre s’installe dans une maison de la rue Saint Antoine, quartier un peu à l’écart, presqu’un faubourg à l’époque, mais à deux encablures du Sénat.  

Gabriel Pérouse archiviste de la Savoie, se plait à imaginer Antoine Favre à sa table, travaillant inlassablement sur son œuvre principale, qu’on appellera le Codex Fabriani : « Le jour, il y a sous ses fenêtres une certaine animation : ce sont les voyageurs, marchands, maraîchers et plaideurs qui viennent du côté d'Aix et par la route de Genève. Mais, au soleil couché, c'est le silence et la solitude... Les amis de Favre, les solliciteurs, les collègues sont partis. La Présidente, et les enfants, encore présents, se sont retirés. Tout près, de l'autre côté de la rue Macornet, chez les Jésuites, tout dort. La porte du Reclus s'est fermée et ne s'ouvrira qu'à l'aube. La ville est close. Dans le cabinet du Président, on n'entend que le bruit de sa plume, plume d'oie qui grince sur le beau papier du temps[4]»

Le dernier ouvrage de ma bibliothèque illustrant l’œuvre du grand juriste est un petit opuscule posthume, en français, le seul texte qu’Antoine Favre aurait écrit dans cette langue et qui a fait douter à certains qu’il en soit l’auteur. Pourtant on retrouve dans cet écrit qui parut pour la première fois à Genève, en 1627, chez Jacques Chouët, l’esprit de l’auteur renvoyant sans cesse les praticiens aux maximes et principes.  L’édition de 1627 contient une préface anonyme : "Tu y apprendras une science entiere de la practique, là où plusieurs autrement ci-devant ne sçavoyent que c’estoit de la Practique que par la practique mesme  & comme  on  dit,  par  routine." Il est probable qu’il s’agisse d’extraits d’écrits inédits à la mort de l’auteur.

Toujours est-il que ce livre eut beaucoup de succès, pas moins de 6 éditions différentes entre 1627 et 1699 [5].  

Le livre s’intitule dans la première édition : Abrégé De La Practique Judiciaire Et Civile, De Mre Antoine Favre, Conseiller d'Estat, & premier Président au Souverain Senat de Savoye, utile et nécessaire, non seulement à tous ceux qui estudient en droict: mais aussi à tous Magistrats, juges, Aduocats… etc. Le titre de la seconde édition est transformé en Thresor de la Practique etc….

C’est un livre qui visiblement devait être dans toutes les poches des avocats de Chambéry compte tenu de son caractère pratique et synthétique. Les exemplaires conservés ont mal supporté ce passage de poche en poche.

Je possède un exemplaire des deux premières éditions avec un doute pour l’exemplaire paru chez Jacques Chouët car la page de titre est tronquée [6]. On n’aperçoit qu’un petit tiers de la marque de l’imprimeur. Il pourrait donc s’agir de l’édition originale de 1627. Seulement voilà, l’exemplaire consulté à la BNF présente le même nombre de feuillets mais avec de menues variantes dans la mise en page et quelques fautes qui démontre qu’il s’agit d’une autre émission. Par exemple au titre du premier chapitre, le mot Abrégé est avec un seul B alors qu’il a 2 B sur mon exemplaire, et le bandeau est différent. Le problème est qu’il n’y a pas d’autre édition répertoriée à l’adresse de Jacques Chouet [7]. L’édition suivante, de 1634, n’est pas imprimée chez Jacques Chouët mais à Chambéry par Louys du Four. Il reste donc quelques recherches à faire pour savoir si l’édition de Chouët est une seconde émission de 1627, inconnue des bibliographes, ou bien une édition postérieure qui reste à identifier.

L'abrégé de la Practique à la page de titre tronquée, édition de 1627 ?
 (Bibliotheca Textoriana) 

L'abrégé de la Practique, édition de 1627
 (Exemplaire BNF)


La comparaison de la page 1 de l'Abrégé de la Practique montre des différences entre l'exemplaire Textoriana et celui de la BNF. 

L’exemplaire imprimé par Louys Du Four en 1634 [8] a ceci de particulier qu’un de ses premiers possesseurs a relié à ce texte imprimé, sous le même vélin, vers 1672, quatre-vingt-seize feuillets blancs portant une table des matières très développée et complétée de commentaires variés, des tarifs pour les diligences des auxiliaires de justice, une petite étude sur les arrêts de Monsieur de Gerpene (?), des textes de lois et des extraits de formulaires manuscrits. Certains actes font référence à la ville et aux édiles de Thonon et un modèle de formulaire est prérempli au nom de Louys Matthieu, docteur ès-droict, avocat au Sénat de Savoie et juge ordinaire dudict lieu, qui pourrait bien être l’auteur des notes.

Il serait possible de faire une étude exhaustive des revenus des gens de justice car chaque émolument est soigneusement détaillé. On apprend que les huissiers du Senat vacquant ès ville touchent 5 ff. contre 70 ff. s’ils vaquent hors la ville à cheval, oultre leurs dépens pour le louage du cheval. La vacation du seigneur président est tout simplement hors de prix, étant donné qu’il vaque à quatre chevaux.

A nous mandé par devant nous Louys Matthieu, 
docteur es droict, et juge ordinaire dudit lieu un tel pour etc….

Arrêt sur les écorces, Thonon 1672.

C’est un témoignage émouvant et inédit de la pratique d’un juriste à Thonon. Parmi les arrêts qui faisaient l’actualité cette année-là, on lit ceci : Le 30 Mars 1672, Le Senat a inhibé à toutes sortes de personnes d’enlever ou faire enlever des escorses de toutes sortes d’arbres et icelles vendre tant dans les Estats que dehors, à peine de cinq cents livres et du fouet et plus grande (peine) s’il estait (nécessaire) a requeste de Messieurs de Thonon.

Gageons que les arbres ont dû conserver leur écorce….

Bonne Journée,

Textor


[1] « Illorum certe pusillanimitas, & inhonesta verecundia excusari non potest, qui rumores, ut dici solet, ante salutem ponũt: Sed horum præcipue diligentia reprehenda est, publicis Iurisprudentiæ studýs longe magis perniciosa, quibus tot librorum millia nocent potius, nec nisi ornandis, aut verius onerandus Typographorũ officinis proficiunt ».

[2] « L’Académie est là ? Mais j’en vois plus d’un membre, / Voici Boudu, Boissat et Cureau de la Chambre, / Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud. / Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau. » (E.Rostand, in Cyrano de Bergerac)

[3] Voir l’article Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires. (1520-1590) du 08 Décembre 2020 sur ce site.

[4] Gabriel Pérouse, Causerie sur l'Histoire littéraire de la Savoie T1, Chambéry Dardel, 1934.

[5] Jacques Chouët, Genève 1627, puis Du Four, Chambéry 1634. D'autres éditions paraitront en 1650 (Genève, Pierre Chouët) 1660 et 1680 (Chambéry, Riondet) et 1699 (Annecy, Fontaine).

[6] In-12 de (8) 165 pp. (1) pp.bl sign. a-k8, l3.

[7] Une édition de 1650 est à l’adresse de Pierre Chouet (et non Jacques) mais la collation des exemplaires n’est pas disponible. Je ne sais pas si la même marque est utilisée au titre. (BM Amiens et BM de Bourg en Bresse).

[8] Petit in-8 (de taille in-12) comprenant un blason de la Savoie en page de titre, 3 ff.n.c. 166 pp. et environ 150 pages en feuilles blanches avec remarques et commentaires d'une écriture du temps.

Les Oeuvres de Favre


lundi 1 janvier 2024

La Bibliotheca Textoriana vous souhaite une bonne et heureuse année 2024.

L'Usage des globes céleste et terrestre, et des spheres 
suivant les différens systêmes du monde . Précédé d'un traité de cosmographie, 
par Nicolas Bion. (1717)