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samedi 14 janvier 2023

Histoire du Royaume de Naples par Michele Riccio (1507)

Le petit ouvrage que fit publier Michele Riccio à Paris, en Aout 1507, chez l’imprimeur Josse Bade, a pour titre Histoire Condensée et Véridique des Rois Très Chrétiens Par Leurs Conseillers et Suppliants (Comme On Dit) [1]. C’est un ensemble de cinq livres qui s’attache à présenter l’histoire des dynasties qui ont successivement régné sur le royaume de Naples.

L’histoire du Royaume de Naples au XVème siècle est particulièrement mouvementée. Ancienne colonie grecque, Neapolis (La ville nouvelle) devient très tôt un carrefour stratégique et l’une des cités les plus peuplée d’Europe ; elle attire les convoitises.

La cité a vu passer, après les grecs et les romains, les normands qui fondent le royaume de Sicile incluant une bonne partie de l’Italie du sud, puis les angevins au XIIIème siècle, après la scission du royaume de Sicile, suivis des espagnols d’Alphonse V d’Aragon, qui prennent possession de Naples en 1443 après leur victoire contre René d’Anjou. René d’Anjou est le légitime héritier du Royaume de Naples mais après 4 ans de bagarres et de tractations, il finit par rentrer en France, ne gardant que le titre de Roi de Jérusalem et de Sicile. Alphonse V fait alors de Naples un foyer de la Renaissance italienne où des artistes comme Antonello da Messina, Jacopo Sannazaro ou Ange Policien y exercent leurs talents.

Page de titre du De Regibus Christianis.

C’est durant cette période faste que nait à Castellammare di Stabia autour de l'année 1445 Michele Riccio (1445-1515), fils de Nicholas de Ritii et Mariella Correale. Il eut comme précepteur l’humaniste Pietro Summonte qui l’orienta vers la carrière juridique. Ferdinand 1er d’Aragon, alors roi de Naples, le nomme professeur de droit à l’université du Royaume.

Lors de la première guerre d’Italie (1494-1497), Charles VIII de Valois, allié au duché de Milan, estime avoir des droits héréditaires sur le royaume de Naples. Il passe le col de Montgenèvre et envahit Naples sous le prétexte de mener une nouvelle croisade contre l'Empire ottoman et délivrer Jérusalem. À la mi-février 1495, le roi Alphonse II de Naples abdique et Ferdinand II lui succède. Ce dernier doit fuir devant l’arrivée des troupes françaises le 22 février 1495. C’est alors que des nobles italiens, nostalgiques de la période angevine et convaincus de la justesse des prétentions de Charles VIII, se rallient à lui avec leurs hommes d'armes. Michele Riccio est au nombre de ceux qui participent à ces ralliements. Il profite de la prise de Naples pour se placer sous la protection des Valois. Il devient ainsi Avocat fiscal, diplomate et conseiller du roi et il occupe différentes fonctions politiques qui l’impliquent dans les guerres d’Italie.

La conquête est de courte durée car les exactions des occupants provoquent l’hostilité de la population et une alliance anti-française connue sous le nom de la Ligue de Venise organise la résistance. Charles VIII choisit de battre en retraite et Michele Riccio le suit dans son retour en France. Il reçoit la charge de Conseiller du Roi au Grand Conseil.

Il entreprend alors la rédaction d’une histoire de l’expédition de Charles VIII (Historia profectionis Caroli VIII) dont le manuscrit daté de Juillet 1496 est conservé à la Bibliothèque Nationale de France.[2] Il s’agit d’un compte rendu de la première guerre d'Italie dans lequel Riccio prend parti sans nuance pour son protecteur. Cet ouvrage n’a pas bénéficié à l’époque d’une édition imprimée.[3]

Au décès de Charles VIII, son cousin Louis d’Orléans, devenu Louis XII, hérite des droits des Valois sur le royaume de Naples et poursuit les rêves de conquête. Il commence par reprendre le duché de Milan et nomme Michele Riccio, premier sénateur de la ville en 1498. Ce dernier entre ainsi à Milan en Octobre 1499 avec le cardinal d'Amboise pour répondre à une harangue des Milanais. Puis Louis XII se tourne vers le royaume de Naples. Le 11 novembre 1500, il signe le traité de Grenade avec Ferdinand II d'Aragon réglant le partage du royaume : les Pouilles et la Calabre pour l’Aragon, Naples, le Labour et les Abruzzes pour la France. Par la suite, Louis XII va confier à Riccio plusieurs missions diplomatiques, ce qui le conduit à prononcer un discours officiel d’obédience à Jules II lors d’une ambassade à Rome, en 1505, au côté de Guillaume Budé, discours qui sera publié d’abord à Rome [4] puis par Josse Bade.

Le royaume de Naples reste encore 4 ans aux mains des Français mais après les défaites de Seminara, de Cérignole et du Garigliano contre Gonzalve de Cordoue, la France renonce définitivement à ses prétentions sur Naples en 1504.

Premier livre de l'Histoire de France

Fin de l’histoire française à Naples et début des chroniques historiographiques de Michele Riccio qui entame l’écriture du De Regis Francorum, un résumé des dynasties qui se sont succédées en France de Pharamond jusqu’à Louis XII. Jacques Le Long dans sa Bibliothèque Historique de la France [5] nous dit que le style de l’auteur est travaillé mais qu’il ne fait qu’effleurer les principaux évènements tant ils sont abrégés. Il est certain que condenser l’histoire de France en 25 feuillets requiert un bon esprit de synthèse. Il s’inspire en cela du Compendium qu’avait rédigé quelques années auparavant Robert Gaguin sur l’histoire de France.

La première édition parait à Rome en 1505 sous le titre Michaelis Riccii Neapolitani ludovico XII regi a consilis, de Regibus Francorum a Pharamundo usque ad Ludovicum XII. L’édition est citée par plusieurs bibliographes du 17ème siècle (Le Long, Lenglet Dufrenoy, etc) mais je n’en ai pas retrouvé trace dans les bibliothèques publiques. Son existence est néanmoins très plausible puisque cette date correspond à celle des deux pièces liminaires figurant dans les deux premières éditions collectives, à savoir celle de Milan (Impressum Mediolani per Joannem de Castelliono, 1506) puis celle de Paris. (Josse Bade, 1507). Ces deux éditions regroupent le De Regibus Francorum avec d’autres opuscules consacrés aux autres dynasties ayant régné sur Naples. On trouve donc à la suite du De Regibus Francorum libri III (f°I à XXV) soit 50 pp. :

-         De Regibus Hispaniae lib. III. (Du Royaume d’Espagne en 3 livres ). f° XXVI à XLIII, soit 36 pp.

-         De Regibus Hierosolymorum lib. I. (Du Royaume de Jérusalem en 1 livre). f° XLIV à XLVI, soit 6 pp.

-         De Regibus Neapolis et Siciliae lib. IV. (Du Royaume de Naples et de Sicile en 4 livres). f° XLVII à LXXX, soit 48 pp.

-         De Regibus Ungariae lib. II. (Du Royaume de Hongrie en 2 livres). f°LXXXI à CVII, soit 54 pp.

Certains bibliographes [6] prétendent que ces autres opuscules avaient aussi paru séparément en 1505, mais là encore, je n’en ai trouvé aucun qui soit cité comme opuscule séparé dans une quelconque bibliothèque publique. Il faudrait sans doute creuser davantage car, à vrai dire, la recherche des différentes éditions anciennes est ardue, les catalogues retenant un nom d’auteur très variable selon le pays ou la période [7].

Débuts des livres sur l'Histoire de Jérusalem et l'Histoire de Sicile

Par ailleurs, il apparait que les quatre premiers opuscules forment un tout dans la mesure où ils mettent en lumière les droits des différents souverains sur le royaume de Naples.  Riccio a développé en priorité l’histoire de France, puis celle du royaume de Naples en elle-même, tandis que l’histoire d’Espagne et surtout celle du royaume de Jérusalem sont traitées plus succinctement. L’histoire de la Hongrie, qui n’a pas de rapport immédiat avec le royaume de Naples, semble-t-il, a fait l’objet d’un titre de transition : Sequitur Gibus (sic !) Ungariae, pouvant vouloir marquer une distinction par rapport aux autres livres.

Les opuscules sont précédés de deux pièces liminaires qui figuraient déjà dans l’édition de Milan de l’année précédente : La première est une épître du professeur Gianpaolo Parasio (Alias Aulus Janus Parrhasius), de Cosenza, à l'auteur datée du 1er Octobre 1505. Ce fils d’un conseiller au Sénat de Naples avait fui à Rome lors de l’invasion française. La seconde épître est rédigée par l’auteur à l’attention de Guy de Rochefort, grand chancelier de France [8].

L’édition de Josse Bade contient, outre les deux pièces liminaires déjà citées, une épigramme originale dans laquelle l’éditeur loue le travail de Michele Riccio et met l’accent sur le fil rouge de l’ouvrage, à savoir les revendications héréditaires sur le Royaume de Naples, faisant au passage un certain amalgame entre les espagnols, la conquête arabe et la nécessaire reprise des lieux saints.

Lettre de Gianpaolo Parisio à Michele Riccio


L'épigramme de Josse Bade

En voici une libre traduction :

Epigramme de Jodoc. Badius sur ce qui suit à propos des royaumes chrétiens :

Si la noblesse connaissait la lignée des familles royales / cela les aiderait à avoir une vision globale (à voir tout en un) / Lisez les livres de Riccio, parmi les meilleurs sur l'histoire. / En effet, à partir de ceux-ci vous apprendrez l'origine des célèbres Francs / Ils ont atteint les sommets des rois chrétiens / Un rival des Francs, par le sang duquel les Ibères ont été menés, / Bethyca (La Bétique) [9] a soumis leurs royaumes à son sceptre. / Et par cette parthénopée, les rois sont rejetons des Sicules (Siciliens) / Ils disent qu'ils détiennent seuls les droits de Soliman / Le chef de ceux qui ont orné le Christ d'une couronne / Ou alors ravissent quelques sceptres par jour. / Et enfin, les rois de Hongrie sont nés du sang / Des guerres horribles et dures entre les hommes / Et par cette union ou parthénopée de sang / La Hongrie revendique le sceptre pannonien. [10]

Le livre sur l'histoire de Hongrie

Le Praelium Ascensianum est connu pour être un foyer important de la diffusion de l’humanisme italien en langue latine. Josse Bade a voyagé en Italie, à Ferrare, à Mantoue ; il a suivi les cours de Philippe Beroalde, dont il éditera à plusieurs reprises les œuvres. Ses auteurs de référence sont notamment Petrarque, Ange Policien, Marcile Ficin, Lorenzo Valla, Nicolo Perotti. Il semble donc naturel que Michele Riccio se soit adressé à lui pour faire rééditer son compendium.

Cette édition parisienne a été imprimée en caractères romains. Les majuscules du texte sont rubriquées en jaune et le début des livres agrémentée de lettrines foliacées. Le titre, typographié en rouge, est inséré dans la célèbre marque gravée du Prælum Ascensianum de l’éditeur [11], figurant l’intérieur d’un atelier d’imprimerie.

Il faut noter une particularité qu’on ne retrouve pas dans les autres exemplaires consultés : le (mal nommé) dernier feuillet blanc contient au verso une reprise à l’identique du texte en rouge figurant sur le premier feuillet, à l’exception de la marque de l’imprimeur. Il s’agit sans doute d’une erreur au moment de la mise en page ou de la reliure mais cela nous donne une indication sur la manière dont Josse Bade composait son titre. A l’inverse des gravures avant la lettre, Il commençait par typographier la page de titre en lettres rouges et surimposait ensuite sa marque.

Verso du dernier feuillet "blanc"

L’édition collective [12] des traités sur les royaumes chrétiens aura beaucoup de succès, peut-être en raison de son caractère synthétique qui la rendait pratique aux étudiants. Elle sera encore publiée par Froben en 1517 puis en 1534 (C’est l’édition que l’on trouve le plus souvent en bibliothèque), traduite en italien (Venise, Vincenzo Vaugris, 1543), puis reprise en entier ou seulement par fascicules insérés dans d’autres ouvrages jusqu’au milieu du 17ème siècle (par exemple Naples, 1645).

Michele Riccio a ouvert ainsi la voie à d’autres historiographes comme son compatriote Paolo Emilio, pensionné par Charles VIII dès 1489 comme orateur et chroniqueur du roi, qui écrira à son tour une Chronique de France bien plus développée (De rebus gestis Francorum, Libri IIII ) qui sera publié également par Josse Bade à partir de 1517.

Bonne Journée

Textor

Colophon de Josse Bade


[1] D. Michaelis Ritii a. consilio et ab requaestis (ut ajunt) regii : Compendiosi & veridici de regibus christianis fere libelli. Ouvrage de 107 feuillets (mal chiffré CIII) signés A4, B-O8, P4.

[2] Paris, lat. 6200.

[3] Texte publié en fragments in Arthur de Boislisle, Notice biographique et historique sur Étienne de Vesc, sénéchal de Beaucaire, pour servir à l'histoire des expéditions d'Italie, Paris et Nogent-le-Rotrou, 1884, p. 258-270.

[4] Oratio ad Julium II. in obedientia illi praestita per Ludovico XII, per Michaelem Ritium. (Romae : E. Silber, s. d.)

[5] Bibliothèque Historique de la France T II, p. 47 (Paris, J.T. Herissant 1769).

[6] Voir Brunet IV 1314. Lequel se trompe aussi sur le format de l’édition de Bade puisqu’il écrit In-quarto alors que c’est un in-octavo.

[7] Michele Riccio pour la BNF mais Michael Riccio pour la British Library, en latin Michaelis Ritius, on trouve aussi Michele Ricci ou Rezzo, parfois francisé en Michel de Ris, du Rit ou de Rys, chez les anciens bibliographes.

[8] L’édition de Milan contient aussi deux autres pièces qui n’ont pas été reprises par Josse Bade : Martianus Aries cremonensis a manu Jani studiosis. S.P.D. ; et, au fol. VIII v° : Clarissimi senatoris et juriscon. Michaelis Ritii de Regibus Neapolis historia.

[9] La Bétique couvre le sud de l'actuelle Espagne et correspond à peu près à l'actuelle Andalousie. Elle tire son nom du nom latin du fleuve Guadalquivir, Baetis.

[10] Janus Pannonius, humaniste et poète Hungaro-Croate, voir l’article du 25 juil. 2021 sur ce site.

[11] Marque 1, état 1 de Josse Bade Ascensius, reproduite par Ph. Renouard dans sa bibliographie de Josse Bade, Paris 1908 (Gravure Pl. B3 n°77).

[12] La BNF dénombre 18 exemplaires de l’édition de Josse Bade, 1507 dont 7 en France, mais la liste n’est pas exhaustive.

lundi 19 juillet 2021

La première traduction latine des Histoires de Polybe. (1498)

Polybe (vers 208 av. J.-C. – 126 av. J.-C.) est le grand historien grec sans qui nous ne saurions pas grand-chose des évènements liés à la seconde guerre punique et aux péripéties qui ont amené Hannibal et ses éléphants à franchir les Alpes.

Il est né dans une famille vouée à la politique dans une petite bourgade agricole (en dépit de son curieux nom de Mégalopolis). Homme de guerre, chef de la Ligue Achéenne, il assiste impuissant à la suprématie de Rome sur le monde grec. Pris comme otage à la bataille de Persée, il est envoyé à Rome et devient le précepteur personnel de Scipion Émilien avec lequel il se lie d’amitié. Jouant de l’influence des Scipion, il cherche alors à intégrer la Grèce Centrale à la République romaine et se rend indispensable comme stratège de guerre.

Les Histoires de Polybe dans la traduction de Niccolo Perotti. 
La page de titre.


Lettrine d'entame du livre premier.

 Fasciné par la puissance de son vainqueur et cherchant dans la Constitution romaine les raisons de ses succès, son séjour en Italie lui permet de faire une étude approfondie des institutions romaines comme des techniques militaires des Romains. C’est donc à Rome que Polybe conçoit le projet des Histoires. Sa documentation est inestimable : il combine son expérience politique personnelle, ses souvenirs (Il avait assisté en témoin direct à la destruction de Carthage), les témoignages de ses contemporains et les observations recueillies au cours de ses nombreux voyages car les guerres romaines lui font découvrir toute l’Italie, les Alpes, la Gaule du sud et l’Espagne. Il est ainsi le premier auteur ancien à faire une description de la Péninsule Ibérique qu’il visite deux fois avec son ami Scipion Émilien.

On pense que c’est en Grèce, après sa libération vers -150 av JC., qu’il commence la rédaction de son œuvre, entre deux retours à Rome. Son projet est de montrer comment la conquête romaine a été rendue possible, en seulement 53 ans.   

Il rédige en tout quarante volumes dont il ne nous reste que cinq complets et quelques fragments pour les autres. La partie subsistante étant le début du livre, nous avons des développements en forme de préface en tête des livres I, II et IV et un sommaire de l'œuvre entière au livre III.

Les livres I et II constituent un résumé des évènements survenus entre -264 et -220 (Première Guerre punique, Première Guerre d'Illyrie, histoire de la Confédération achaïenne jusqu'à la guerre de Cléomène). Les livres III, IV et V retracent l'histoire de la 140e Olympiade (-220 à -216), en particulier le début de la Deuxième Guerre punique et l'histoire du monde hellénistique jusqu'à la bataille de Raphia.

Fin de la préface de Nicolas Perotti et début des Histoires de Polybe qui permettent d'apprécier la mise en page serrée.

Les premiers paragraphes des livres 2 à 5.

La Renaissance a su préserver et diffuser le texte de Polybe. Il faut insister sur l’intérêt de la première traduction latine des Histoires, dont nous avons seize manuscrits[1] et qui, publiée seule, puis associée au texte grec dès l’editio princeps en 1530, au moins dix-sept fois jusqu’en 1608, a favorisé la diffusion d’une œuvre si importante dans la pensée politique européenne à la Renaissance, en particulier chez Machiavel.

Pour cela il fallait un auteur pétri de culture grecque. Cet auteur est Niccolò Perotti (1429-1480). Arrivé à Rome en 1446, il devient secrétaire du cardinal Bessarion, humaniste byzantin, avec lequel il perfectionna son grec. Dès 1449, Perotti se fit connaître comme traducteur, d’abord de Basile (De invidia) puis de Plutarque (De invidia et odio). Il suivit à Bologne le cardinal Bessarion qui était devenu le légat du pape de 1450 à 1455, et fréquenta l'université de Bologne où il a probablement enseigné la rhétorique et la poétique. À Bologne, il poursuivit ses travaux de traduction afin d'attirer l'attention du pape Nicolas V, qui finit par le distinguer du titre de traducteur pour le grec. C’est donc à la demande du pape que Perotti se consacra à sa grande traduction, celle des cinq premiers livres de Polybe, du début 1452 à l’été 1454.

L'ouvrage est protégé par une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle.

L’édition de ma bibliothèque, la seconde après celle de Rome chez Conrad Sweynheym et Arnold Pannartz du 31 Dec. 1473 (i.e.1472), fut imprimée à Venise par Bernard Venetus de Vitalibus, en 1498[2]. Cet incunable est assez rare ; inconnu de Brunet, qui ne cite que l’édition de Rome. L’ISTC en recense moins de cinquante exemplaires dans les institutions publiques dont six aux Etats-Unis, quatre en Grande Bretagne et aucun en France.

Elle comporte une introduction à l’Histoire de Polybe par Perotti (Nicolai Perotti in Polybii Historiarum libros proœmium), une préface de l’auteur adressée au Pape Nicolas V (Ad Nicolaum Quintum Pontificem Maximum. Polybii Historiarum libri Quinq[ue]: Nicolaus Perottus Pont. Sypontinus e græco traduxit) et elle se termine par une pièce sans rapport avec l’histoire de Polybe, une élégie du poète Hongrois Janus Pannonius dont nous aurons à reparler dans un autre billet.

Le manuscrit de la traduction latine, que Perotti avait conservé pour lui, a été identifiée comme étant le Vaticanus Latinus 1808. Il est précédé de deux brefs du pape Nicolas V à Perotti (29 août 1452 et 3 janvier 1454) et suivie d’une lettre de N. Volpe à Perotti sans date. Les pièces liminaires qui furent finalement publiées sont donc différentes du manuscrit original.

La préface de Nicolas Perotti adressée au Pape Nicolas V.

Certes, cette traduction n’est pas exempte de défauts, on lui a reproché d’être trop libre [3], mais on relativisera ces critiques en tenant compte du mode de traduction de l’époque et des difficultés pour obtenir un original non corrompu. La correspondance de Perotti montre qu’il a eu du mal à avoir accès à un manuscrit grec de Polybe conservé au Vatican, alors qu’il travaillait à partir d’un autre manuscrit tardif et mutilé [4]. Il ne cache pas dans une lettre du 27 février 1452 [5], qu’il s’est appuyé largement sur une traduction précédente, datant de 1421, de Leonardo Bruni, traduction limitée au livre I et au début du livre II. Effectivement, on retrouve dans ces livres les altérations ou les additions qui sont dans Leonardo Bruni. Toutefois, bien qu’assez libre, la traduction a ses mérites et les traducteurs successifs, tel Casaubon, s’y référeront [6]. J-L Charlet a montré, à partir de la lettre dédicace au pape Nicolas V et de la traduction elle-même, que, dans ce cas particulier, il y avait convergence entre l’intention de l’auteur et les attentes du mécène et du public [7].



Le filigrane du premier feuillet blanc 

L’ouvrage, sorti des presses de Venetus de Vitalibus, est sobre, imprimé en 44 lignes sur un beau papier fort. Il est agrémenté de lettrines gravées sur bois pour chacun des livres. Seule la préface contient une lettre d’attente destinée à être enluminées et laissées en blanc dans cet exemplaire.

Cet imprimeur, encore appelé Bernardo ou Bernardino de Vitali, est actif à Venise de 1494 à 1539 environ. Si les données de la BNF sont exactes, il aurait eu une longue période de production, à moins que Bernardino ne soit son fils. Il imprime des ouvrages de musique en association avec Matteo de Vitali entre 1523 et 1529, parfois sous la raison : "Albanesoti".

Le premier feuillet blanc porte un beau filigrane en forme de tête de bœuf surmontée d’une croix autour de laquelle s’enroule un serpent. Il est similaire au Briquet 15374 que cet auteur attribue à un atelier d’Innsbruck et date de 1488. Il n’apparait que sur ce premier feuillet, pour les autres feuillets, on entraperçoit un motif géométrique plus difficile à identifier. Il peut paraitre curieux pour un imprimeur vénitien d’aller chercher son papier à 300 km de là, dans le Saint Empire, mais peut-être y avait-il à cette époque des routes commerciales entre les deux villes permettant de l’expliquer.

L'exemplaire est conservé dans une reliure en plein vélin rigide, apparemment ancien. Ayant quelques hésitations sur la date de la reliure qui n’est évidemment pas d’origine, j’ai interrogé les experts de mon réseau social. Les avis diffèrent et donne un période allant du XVIIIème siècle au pastiche XXème. 

Un libraire dit avoir eu en main une reliure similaire qui était italienne, probablement de la région Milan ou Venise et qu’il date vers 1790-1800. D’autres avis abondent en ce sens mais certains y voient une reliure pastiche moderne, à base de vélin ancien, en s’appuyant sur la pièce de titre qui revendique le statut d’incunable. On y lit « Venit. 1498 », ce qui ne serait pas habituelle au XVIIIème siècle où l’on pourrait trouver à la rigueur une inscription en queue. 

Cette revendication du statut d’incunable signerait une reliure du XXème siècle et serait confirmée par le style du tranchefile. Cet avis n’est pas partagé par un autre libraire qui précise que le statut de préciosité de l'incunable apparait déjà au XVIIIe. Il en donne pour preuve un recueil en reliure XVIIIe typique, avec deux 2 pièces de titre portant indication de l’antiquité du livre. (Rob. delit // Sermones // Gregoriu // Margari sur la première et ediotione // antiquae // abisq. ann sur la deuxieme, c’est-à-dire "édition antique sans date"). L'abbé Périchon collectionnait déjà les incunables au milieu du XVIIIe, il en avait plus de 100 et le recueil en question portait le numero 124 de sa bibliothèque désignée ainsi par lui dans son catalogue Roberti de Litio sermones varii (editio vetus absque ullâ indicatione loci, anni et impressoris). - Gregorius in moralibus (sine loci et anni indicatione, sed cum nomine Frederici Creusner, typographi. - Liber qui dicitur Margarita, compilatus à fratre Guidone Vincentino, ordinis Praedicatorum episcopo Ferrariensi (sine loci, anni et impressoris indicatione), in fol. V. fauve ». (Catalogue de 1791).

A mon avis, ayant le livre en main, ce qui est plus facile pour juger de la date d'une reliure et compte tenu des mentions manuscrites du contreplat, la reliure n'est pas un pastiche mais bien une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle, possiblement de Venise ou de Milan.

Comme quoi, les débats passionnés et passionnants autour du livre ancien continuent d’agiter les amateurs. 

Bonne journée,

Textor

Le colophon de Bernardo de Vitali.




[1] Dont Genova, Gastini 36; Venezia, Marc. Zan. Lat. 361 (1554); Vat. Pal. Lat. 911; Vatt. Ross. 550; Vat. Chigi J VI 219 et J VIII 281; Vandoeuvres, Fondation Bodmer 139.

[2] In-folio de (1) bl (102) ff rubriqué a–o6 p–r4 s6

[3] Jean-Louis Charlet, « La culture grecque de Niccolò Perotti », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25 | 2013, 259-280.

[4] Hadot prouve que Perotti a travaillé à partir du Marc. Gr.261 copié par Bessarion lui-même après le 23 avril 1449, et peut-être aussi à partir d’un parent du Vat. Gr. 2231. L’autre manuscrit de Bessarion, auquel Perotti ne peut avoir accès (lettre du 27 février 1452), est peut-être le Vat. Gr. 326. Hadot 1987, pp. 327–329

[5] « Niccolo Perotti, humaniste du Quattrocento, bibliographie critique » par Jean-louis Charlet, Nordic Journal of Renaissance Studies, 2011.

[6] Les traductions latines en éditions anciennes sont celles de Casaubon (Paris, 1609), de Jacques Gronovius (Leyde, 1670), de Schweigheuser (Leipzig, 1792, 8 vol. in-8-), réimprimée par F. Didot avec des notes inédites puis celle de C. Muller (1840, grand in-8), enfin celle de Becker (Berlin, 1844). La première traduction française de Polybe est due à Louis Maigret (1542), suivie de celle de dom Thuillier (1727-1730) (en 6 vol. In-4), avec des commentaires de Folard.

[7] Jean-Louis Charlet, Colloque “Mecenati, artisti e pubblico nel Rinascimento” - Chianciano, juillet 2009.