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lundi 4 décembre 2023

Les Œuvres Poétiques des Dames des Roches (1579)

Madeleine Neveu et sa fille Catherine Fradonnet, dites les Dames des Roches, sont célèbres pour avoir animé un cercle littéraire à Poitiers vers 1570 et composé des œuvres dont les sujets sont tirés d’événements liés à ce cercle. Elles figurent ainsi parmi les rares femmes de lettres de la Renaissance, au côté de Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madeleine de l’Aubépine et quelques autres.

Page de titre des Oeuvres poétiques de Mes-Dames des Roches de Poetiers Mère et Fille, seconde édition. Avec une coquille sur la date (MCLXXIX pour MDLXXIX)

Epitre à Ma Fille de Madeleine Des Roches

Jean-Paul Barbier Mueller avait déclaré à propos de cet ouvrage, dont il possédait l’édition originale de 1578 : « Je serai content que ce mince volume fasse aussi plaisir à son futur possesseur qu’à moi, si heureux de l’avoir déniché [1]». Je comprends ce commentaire car je ne suis pas mécontent non plus d’avoir déniché un exemplaire de la seconde édition de 1579, en partie originale, de l’œuvre poétique des Dames des Roches. Volume certes imparfait mais, selon Jean Balsamo, il ne resterait que 7 exemplaires de l’édition de 1578 et 22 exemplaires de celles de 1579 dans les institutions publiques de par le monde [2].

Madeleine Neveu naquit vers 1520 dans les environs de Châtellerault où sa famille possédait des terres, notamment la métairie des Roches. Elle épousa un procureur originaire de Montmorillon, André Fradonnet et ils eurent ensemble 3 enfants dont seule Catherine, née à Poitiers en 1542, survécut.   Nous savons peu de chose de l’éducation de Madeleine mais il est certain qu’elle était inhabituelle pour une femme de la bourgeoisie de son époque.

Madeleine épousa en secondes noces François Eboissard, seigneur de La Villée, un gentilhomme breton, avocat au présidial de Poitiers qui lui assura une certaine aisance matérielle jusqu’à sa mort en 1558. Suivirent alors des difficultés financières aggravées par la perte de plusieurs propriétés des faubourgs de Poitiers, brulées durant les guerres de religion. (Ces maisons pouvaient bien valoir deux mille livres / Plus que ne m’ont valu ma plume n’y mes livres.)

Malgré ces vicissitudes, Madeleine poursuivit son objectif entièrement tourné vers l’éducation de sa fille qui montrait des dispositions singulières pour les études. Elle maitrisait l’italien et le latin au point d’être capable de traduire plusieurs textes latins, dont deux inédits en traduction, les Symboles de Pythagore et le Ravissement de Proserpine de Claudien [3]. Sa mère ambitionnait de la voir briller dans le domaine des lettres et elle y parviendra. [4]

Epitre à ma Mère de Catherine des Roches

Tobie, Tragi-comédie écrite par Catherine

 Le passage de la Cour à Poitiers en 1577 sera l’occasion pour les deux femmes de se faire connaitre. Les dames des Roches participent à différentes fêtes organisées pour l’évènement et composent des vers. Cette brusque faveur mondaine et non plus seulement savante les incite à publier leurs textes. Elles choisissent pour cela un tout jeune imprimeur parisien, issu d’une lignée déjà connue dans le métier du livre : Abel L’Angelier [5].

L’Angelier publie un premier recueil de 109 pièces en 1578 [6] : odes, sonnets, chansons et épitaphes, en rassemblant les poèmes de la mère en première partie puis ceux de la fille. La seconde édition ne tarde pas à paraitre l’année suivante sous le même privilège, preuve du succès du livre. Aux textes précédents sont ajoutés une Requête Au Roy et six sonnets de Madeleine, complétés par Catherine d’Un Acte de la Tragi-comédie de Tobie, de six sonnets et d’une chanson, soit 124 pièces. Jean Balsamo fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’un simple retirage de la première émission, augmentée des cahiers supplémentaires, mais bien d’une réimpression ligne pour ligne, avec d’autres caractères et d’autres ornements, présentant de notables variantes de ponctuation et d’orthographe et il regrette que, dans son édition critique, Anne Larsen n’ait pas véritablement étudié les liens entre les deux éditions, s’étant appuyée essentiellement sur la seconde [7].

Ecrit à quatre mains, et d’inspiration très ronsardienne, les poèmes n’en comportent pas moins une signature stylistique bien distincte. La mère est férue d’auteurs classiques, notamment d’Ovide et ses références mythologiques sont nombreuses et parfois pédantes. Elle préfère l'ode en hexa-, hepta- ou octosyllabes, et le sonnet en décasyllabes ou en alexandrins. Le style de sa fille est plus enjoué et plus naturel. Si les vers sont mieux tournés c’est aussi parce qu’une génération les sépare et que le français évolue vers plus de netteté. Elle s’essaie à une grande variété de genres où figurent surtout le sonnet, la chanson, le dialogue et le poème narratif. C’est Catherine qui est au centre de toutes les attentions. Les contemporains vantent autant son esprit que sa beauté. Si le cercle de Poitiers est l’œuvre de Madeleine, son succès est certainement dû à Catherine.  

En 1579, les dames des Roches parviennent au faîte de leur notoriété. Cette année-là voit débarquer à Poitiers une centaine de membres du Parlement de Paris, sous la présidence d’Achille de Harlay, afin de réformer les textes juridiques. Ce sont les Grands Jours qui vont durer du 10 septembre au 18 décembre 1579. Entre les séances de travail et pour se divertir, ces sévères juristes fréquentent le cercle des Dames des Roches. On connait l’anecdote fameuse de la puce que l’œil grivois d’un Estienne Pasquier, avocat du roi, découvrit sur le sein de Catherine [8]. Il s’ensuivit un bon mot que la compagnie repris en diverses variantes et joutes poétiques. Le tout fut recueilli par le poitevin Jacques de Sourdrai dans un recueil collectif paru en 1582 sous le titre La Puce de Madame des Roches. Ces Chantes-puce étaient des magistrats ou de doctes professeurs qu’on n’attend pas dans cet exercice, tel Barnabé Brisson, futur Président du Parlement, Joseph Scaliger, Odet de Turnèbe, Nicolas Rapin, Agrippa d’Aubigné, etc. Madeleine et Catherine des Roches y contribuèrent en donnant onze poèmes.

Au-delà de la qualité indéniable de leur style littéraire, les Dames des Roches s’inscrivent dans un mouvement que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Mesdames Desroches mère & fille ont cassé la glace et monstré le chemin à leur sexe de faire bien un vers dira François Le Poulchre de la Motte-Messemé dans son Passe-temps, dédié aux Amis de la Vertu. (1595)

Epitre aux Dames

Elles ont conscience qu’elles sont un exemple pour leur sexe et dès l’épitre introductive adressée aux Dames, Madeleine répond à celles qui lui conseillent le silence : Et si vous m'advisez que le silence, ornement de la femme, peut couvrir les fautes de la langue et de l'entendement, je respondray qu'il peut bien empescher la honte, mais non pas accroistre l'honneur, aussi que le parler nous separe des animaux sans raison. Elle enchaine avec une première ode sur le même thème : Noz parens ont de loüables coustumes, / Pour nous tollir l’usage de raison, / De nous tenir closes dans la maison / Et nous donner le fuzeau pour la plume.

Poème A ma Quenouille 
sur le dilemne pour une femme de devoir tenir son ménage ou la plume.

Chanson des Amazones

A la suite, plusieurs pièces du recueil sont des allusions plus ou moins directes à la difficulté rencontrée par les femmes à l’époque de composer et de se voir publiées dans une société presqu’exclusivement masculine. En réaction, elles revendiquent le droit de tenir la plume en même temps que le fuseau et Catherine écrit de jolis vers à ce sujet dans le poème La Quenouille : Mais quenoille m’amie il ne faut pas pourtant / Que pour vous estimer et pour vous aimer tant / Je délaisse du tout cette honnête coutume / D’écrire quelque fois, en écrivant ainsi / J’écris de vos valeurs, quenouille mon souci, / Ayant dedans la main, le fuseau et la plume.

Cette plume symbolise autant la plume de l’écritoire que la plume de l’aile de la liberté.

Elles font de cette revendication un combat conjugués au pluriel sur le thème des guerrières mythologiques dans la Mascarade des Amazones et la Chanson des Amazones : Nous faisons la guerre / Aux Rois de la terre / Bravant les plus glorieux, / Par notre prudence / Et notre vaillance.

Dialogue de la Pauvreté et de la Faim

Catherine surenchérit par l'intermédiaire de son héroïne calomniée Agnodice : Car en despit de toy j’animeray les âmes / Des maris, qui seront les tyrans de leurs femmes, / Et qui leur deffendant le livre & le sçavoir, / Leur osteront aussi de vivre le pouvoir…. Des hommes qui voyans leurs femmes doctes-belles / Desirent effacer de leur entendement / Les lettres, des beautez le plus digne ornement : / Et ne voulant laisser chose qui leur agrée / Leur ostent le plaisir où l’âme se recrée / Que ce fust à l’envie une grand’cruauté / De martirer ainsi cette douce beauté.

Liberté d’écrire mais aussi liberté sexuelle. La poétique amoureuse de Catherine révèle un esprit contestataire nouveau. Elle soutient que la relation homme/ femme ne doit pas être tournée vers le seul désir masculin et le mariage. Il est presque étrange que l’ouvrage ait passé la censure avec de telles idées ! Elle se met en scène dans le Dialogue de Sincero et de Charite où Charité (La Grâce) refuse la sujétion conjugale. L’amoureux transi Sincero n’est que le faire-valoir de la belle, prétexte à des jeux de l’esprit [9]. Ce manifeste sera mis en pratique dans la vie réelle puisque Catherine, pour se vouer à ses écrits, ne se maria pas.   

Autre thème qui ne manque pas de surprendre, Catherine s’intéresse aux plus démunis dans le Dialogue de la Pauvreté et de la Faim qui dresse un tableau réaliste des disparités entre riches et pauvres en cette période troublée par les misères de la guerre civile. La Faim déclare :  Je m’en vais chez les paysans du Poitou ; il semble qu’ils vivent de faim comme les autres en meurent : depuis que la guerre m’y mena, je n’en ai guère bougé.

Après une dernière édition des Œuvres et des Secondes Œuvres parue à Rouen en 1604, les écrits des Dames des Roches vont tomber dans l'oubli pour n’être redécouverts qu’au siècle dernier. Aujourd’hui, elles ont retrouvé leur juste place : Les idées novatrices traitées dans les poèmes, le charme de la langue et cette complicité littéraire entre une mère et sa fille, en font un cas unique pour le XVIème siècle. Complicité qui se termine étrangement le même jour, par la mort des deux poétesses lors d’une épidémie de Peste à Poitiers, en Octobre 1587.

Bonne Journée,

Textor



[1] Commentaires cités dans le catalogue Christie’s de la première vente Barbier-Mueller du 23 Mars 2021 à propos du lot 19, un exemplaire de l’édition originale de 1578.

[2] Jean Basalmo, Abel Langelier et ses dames…. In Des femmes et des livres. Publication de l’Ecole des Chartes, 1999 (en ligne). N. Ducimetière porte ce nombre à 25. (In Mignonne, Allons Voir… – Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller n°72)

[3] Catherine aurait pu aussi être à l’origine de la traduction des Offices de Cicéron, œuvre bilingue parue à Chambéry chez François Pomar en 1569. Le traducteur signe la préface des initiales CDR et Jean-Paul Fontaine y voit la signature de Catherine des Roches, mais la spécialiste américaine des Dames des Roches, Anne Larsen, en doute car elle ne reconnait pas son style.

[4] George Diller - Les Dames des Roches. Étude sur la vie littéraire à Poitiers dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Paris, Droz, 1936.

[5] Jean Balsamo pense que c’est l’imprimeur parisien qui est venu les solliciter et non pas l’inverse mais il n’en explique pas la raison sinon par le fait qu’Abel Langelier débutait et était un parfait inconnu vu depuis Poitiers. 

[6] J. P. Barbier-Mueller, MBP, IV-5, 54 ; Brunet, IV, 1342. N. Ducimetière, Mignonne…, 72 ; Diane Barbier-Mueller, Inventaire…, 211 ; Tchemerzine, II, 908a ; Balsamo-Simonin, Abel L’Angelier , n° 26 ; FVB - 1565b.

[7] Anne R. Larsen in Madeleine et Catherine des Roches, Les Œuvres, Edition critique - Genève, Droz éditeur, 1993.

[8] Estienne Pasquier a profité du grand retour du décolleté carré dans la mode féminine du début des années 1580, après 20 ans de col monté qui se termine par une fraise en dentelle.  Il est donc possible que l’anecdote de la puce ne soit pas apocryphe.

[9] Selon Nicolas Ducimetière, suivant George E. Diller, Sincero, qui occupe une bonne place dans l’œuvre de Catherine des Roches, pourrait être Claude Pellejay, conseiller du Roi et maître ordinaire en la chambre des Comptes, l’un des admirateurs érudits qui fréquenta le Cénacle de Poitiers.

La marque au sacrifice d'Abel. 
Un livre imprimé avec soin par Abel L'Angelier avec des caractères qui paraissent neufs.  


jeudi 13 juillet 2023

Benedetto Varchi, l’ami des peintres et des sculpteurs (1555)

J’aurais pu intituler ce papier Les Vélins de Varchi puisque c’est dans cette modeste condition que se présentent deux petits ouvrages illustrant la présence dans ma bibliothèque d’un poète notable de la Renaissance italienne, Benedetto Varchi, surtout connu pour ses sonnets, dont voici la première édition collective. 

Reliures des deux oeuvres de Varchi. 

Page de titre des Sonetti 

Benedetto Varchi (Florence 1503 – 1565) avait étudié le droit à Pise mais n’exerça pas très longtemps le métier de notaire préférant les belles lettres aux beaux contrats. Brillant touche à tout, il produisit aussi bien des ouvrages historiques comme son Histoire de Florence, une commande du Grand-Duc, que des œuvres philologiques, philosophiques, des poésies ou des traductions. Ardant défenseur de la langue toscane, devenue la base de la langue italienne moderne. Il affirmait que ls toscan devrait être utilisée pour les œuvres littéraires en Italie, plutôt que le latin, suivant ainsi le mouvement d’autres humanistes de son temps, tel que Pietro Bembo.

C’est avec cet objectif qu’il intégra l’Académie Florentine, un groupe d'intellectuels qui se consacraient à l'étude et à la promotion de la langue et de la littérature italiennes. L’Accademia fiorentina avait été créée en décembre 1540 sous la tutelle du Duc Cosme 1er. Elle se proclamait Institution d’Etat pour enlever toute ambiguïté sur sa destination politique et offrait un cadre aux débats des intellectuels. Société savante, c’était la gardienne du temple de la théorie philosophique, de la poésie et des grandes œuvres du patrimoine toscan, production des années fastes de la dynastie médicéenne du siècle précédent.

 Dans ce cadre, Varchi fut amené à participer à la polémique connue sous le nom de Paragone (ou parallèle des arts, en français ; Qual sia piu Nobile, o la Scultura o la Pittura, paragone ) consistant à chercher à savoir quel art l'emportait sur l'autre, en majesté et en puissance, entre la peinture ou la sculpture.

Au début de l’année 1547, il entreprend de consulter les artistes de sa ville. Il s’agit, pour lui, de collecter quelques avis d’autorité pour préparer un discours annoncé à l’Académie le troisième dimanche de Carême. L’humaniste reçoit huit réponses d’artistes aussi célèbres que Pontormo, Cellini, Vasari, Bronzino ou Michel-Ange sous forme de lettres – ce qui permettra leur publication deux ans plus tard. Chacun fournit les arguments les plus aptes à promouvoir son art de prédilection, exprimant originalité, conformisme ou ironie, selon les personnalités.

Cet exercice le conduisit à rencontrer de nombreux artistes alors présents à Florence. Il entretint par la suite une abondante correspondance et se lia d’amitié avec plusieurs d’entre eux. Il leur dédiera des poèmes que l’on retrouve dans le recueil des Sonetti.

Varchi avait notamment des liens avec le peintre Bronzino [1] bien avant la disputatio du Paragone. Dès 1528, il lui avait passé commande du portrait de son amant, le jeune Lorenzo Lenzi [2] dans lequel Bronzino insère sur les pages du livre ouvert que tient le jeune homme un sonnet de Pétrarque et un sonnet de Varchi.

Les Sonetti contiennent 535 sonnets. Varchi avait prévu d’en éditer davantage et de diviser l’édition en deux tomes, d’où la mention prima parte sur le titre. Mais le projet ne vit pas immédiatement le jour et seul le premier tome fut publié en 1555. Il faudra attendre 1557 pour voir apparaitre une seconda parte, chez le même éditeur.

Les pièces sont regroupées selon une organisation thématique : les pièces amoureuses d’inspiration pétrarquiste qui sont adressées à Lorenzo Lenzi qu’il appelle Lauro, (Le laurier) comme Pétrarque avait chanté son amour pour la belle Laura.


Sonnet à Lorenzo Lenzi. Caro Lenzi mio…

Suivent des sonnets pastoraux puis des sonnets épistolaires, qui constituent le véritable intérêt du recueil car ils sont adressés à de nombreux lettrés du temps, des professeurs, comme Lodovico Boccadiferro, des érudits, comme l’emphatique Giorgio Dati, des musiciens tel Giovanni di Daniello. Il leur adjoint pêle-mêle des hommes politiques et des militaires mais en prenant toujours le soin de respecter leur hiérarchie sociale, et en commençant, comme il se doit, par le premier d’entre eux, François de Medicis (1541-1587), fils de Cosme Ier, grand-duc de Florence. La variété des dédicataires montrent l’importance du réseau d’intellectuels que le poète avait su tisser autour de lui.

Les sonnets adressés au Bronzino prolongent le débat du Paragone et forment une série rhétoriquement cohérente. Dans ces textes, Varchi rénove le modèle pétrarquéen. A l’issue d’une belle pirouette dialectique (néoplatonicienne !), Varchi conclue qu’entre peinture et sculpture, l’art majeur reste …la poésie [3].

Poème à Bronzino

Les vers de Varchi sont appréciés diversement par la critique. Certains affirment qu’ils sont célèbres pour leur grande élégance et leur musicalité quand d’autres les trouvent médiocres et sans intérêt ! Le mieux est sans doute de se faire une opinion par soi-même en les lisant :  

Pastor, che leggi in questa scorza e ’n quella / Filli scritto, e Damon, che Filli honora, / Sappi, che tanto fu pietosa allora / Filli a Damon, quant’hor gl’è cruda, e fella [4]

Etc…

Sonnet Pastor che leggi

Parmi ses nombreux talents Varchi avait aussi celui de produire de belles traductions. Il a traduit des œuvres de Platon, Aristote et Érasme en italien. Parmi ces traductions, j’ai en rayon la Consolation de la Philosophie de Boèce [5].

Page de titre du De consolatione de Boèce traduit par Benedetto Varchi
 dans sa seconde édition de 1562. 


Le De consolatione philosophiæ de Sévère Boèce est un dialogue entremêlé d’hymnes que l’auteur, emprisonné par le roi des Goth Théodoric, avait écrit dans sa geôle, en attendant d’être exécuté. Cette œuvre majeure de la pensée antique tardive, réunissant Platon et Aristote, n’avait cessé d’être lue et admirée pendant tout le Moyen-âge et à la Renaissance. Pétrarque l’avait paraphrasé dans le De remediis utriusque fortunæ et Dante le plaça au Paradis.  Elle fut traduite en italien par Anselmo Tanza (Milan, 1520).

Afin de répondre à un souhait formulé par Charles-Quint, Cosme de Médicis (1519-1574) lança une sorte de concours pour obtenir une nouvelle traduction. Benedetto Varchi releva le défi et en moins de 10 jours, dès le 20 avril 1549, le poète présentait un premier essai de sa version, limité au premier livre du dialogue. Il acheva son travail le 9 janvier 1550 et le fit publier en 1551 chez Torrentino. D’autres artistes s’essayèrent à l’exercice tels que Luigi Domenichi ou Cosimo Bartoli. Leurs versions du texte furent publiées par le même Torrentino, en 1550 et en 1551. Benedetto Varchi fait allusion à ce concours dans son hommage au grand-duc, en préface de son livre. Varchi sut rendre le distique élégiaque des vers latins par une gamme très variée de solutions métriques italiennes. Il fut loué pour la pureté de son style tandis que Bartoli le fut pour la précision de sa traduction…

Réimprimée en 1562, cette traduction fut à nouveau éditée par Benedetto Titti, de San Sepolcro, en 1572, après la mort de Varchi, augmentée d’annotations transmises par l’auteur.

Reliure au Phoenix (armes non identifiées)

En bon lettré, Varchi avait une bibliothèque richement pourvue et il n’hésitait pas à laisser son nom dans les ouvrages en guise d’ex-libris.  Quatre-vingt-cinq ouvrages annotés par lui ont survécus jusqu’à nos jours, ce qui permet de se faire une idée de ses gouts et de ses lectures. A l’occasion, il offrait ses livres à ses amis. L’un d’eux, un ouvrage scientifique, s’est ainsi retrouvé entre les mains de Lelio Bonsi, membre de l’Accademia fiorentina, dont il fut procureur en 1552. Varchi l’avait mis en lumière dans son dialogue l’Ercolano. A sa mort la bibliothèque de Varchi fut léguée à Lorenzo Lenzi.

Bonne Journée,

Textor



[1] Agnolo Bronzino (Florence 1503-1572)

[2] Aujourd’hui à Milan, Château Sforza.

[3] Voir Selene Maria Vatteroni : Painting, poetry, and immortality in Benedetto Varchi’s sonnets Pages 426-436 | Published online: 03 Dec 2019 et V. Mérieux : La contribution d’Agnolo Bronzino à l’enquête de Benedetto Varchi ou l’insoluble oxymore entre cadrage académique et intime conviction.

[4] Sonnet 12 à Ruberto de Rossi – p. 185 de cette édition de 1555.

[5] In-12 [124] feuillets signés *12 A4 B-K12 paginés [XXX-II bl.] 214 [II bl.]. Caractères italiques pour les pièces en vers, romains pour le dialogue.Mention d’appartenance : collegii lugdun(ien-sis) soc(ietatis) Jesu catal(ogo). Inscript(is). 1615 n° 3118. La bibliothèque des jésuites qui dirigeaient le collège de la Trinité de Lyon a constitué le fonds de la bibliothèque municipale de Lyon après les saisies révolutionnaires.

lundi 6 février 2023

Si périssable est toute chose née : L’Olive de Joachim du Bellay (1569)

Le Recueil de sonnets que Joachim du Bellay intitule L’Olive est mon ouvrage préféré du poète. C’est une poésie élégante et raffinée d’une grande beauté formelle à travers laquelle il nous démontre que le français bien maitrisé parvient à être une langue littéraire, illustrant ainsi sa publication précédente, la deffence et illustration de la langue francoise.


Page de titre du recueil L'Olive

Joachim du Bellay a 27 ans lorsque parait l’Olive. Il a quitté son petit Liré pour entamer des études de droit à Poitiers. C’est dans cette ville qu’il commence à s’intéresser à la versification et se lie à des poètes tels que Jean de La Péruse, Jacques Peletier du Mans, tous deux futurs membres de la Pléiade, mais aussi Pierre de Ronsard, dont il fit la connaissance en 1547, et qui devait devenir son meilleur ami et son plus grand rival en poésie.

Avec ce dernier, il gagne alors Paris pour entrer au collège de Coqueret, où il rencontre encore Jean Antoine de Baïf. Ce collège de la montagne Sainte Geneviève est alors dominé par la personnalité de son proviseur, Jean Dorat, fervent admirateur des Anciens, grecs et romains, et qui devait rejoindre plus tard le groupe de la Pléiade à l’invitation de Ronsard.

La principale occupation de ce groupe de lettrés est l’étude des auteurs grecs et latins et des poètes italiens. Le cercle, baptisé d’abord La Brigade, puis plus poétiquement La Pléiade, expose pour la première fois une véritable théorie littéraire après la publication de l’Art poétique (1548) de Thomas Sébillet, qui préconisait l’usage aussi bien des formes médiévales françaises que des formes antiques.

En réponse à Thomas Sébillet, du Bellay rédige une sorte d’art poétique, la Deffence et Illustration de la langue française, généralement considéré comme le manifeste de la Pléiade. Le poète y plaide, l’usage de la langue française en poésie contre les défenseurs du latin. Il appelle à enrichir le vocabulaire par la création de termes nouveaux, quitte à emprunter à d’autres langues, régionales ou étrangères, à condition que les mots choisis soient adaptés en français. Du Bellay recommande aussi d’abandonner les formes poétiques médiévales employées jusqu’à Clément Marot et préconise l’imitation des genres en usage dans l’Antiquité, tels que l’élégie, le sonnet, l’épopée ou l’ode lyrique.

 


Dédicace à Marguerite de Navarre et Adresse au Lecteur

L’art du poète, selon du Bellay, consiste donc à se consacrer à l’imitation des Anciens, tout en respectant certaines règles de versification spécifiquement françaises.  L’Olive, recueil paru la même année que la Deffence, est une application de sa théorie poétique, à cette différence près que l’imitation n’est pas celle des Anciens mais du poète italien Pétrarque qui chante la beauté de Laura. Pétrarque joue avec le nom de sa muse qui se transforme en laurier en s'enfuyant devant Apollon. Du Bellay francise le mythe gréco-latin et remplace le laurier d'Apollon, florissant sur l'Acropole, par l'olivier, l'emblème d'Athéna à laquelle était assimilée Marguerite de France.

 Si Laura est une jeune femme bien réelle, Olive est plus évanescente, voire même très ambiguë, mi femme mi plante, sans contour ni caractère bien précis. Nous saurons simplement qu’elle a des tresses blondes et un regard de feu. Pour le reste, c’est un idéal de beauté, un remède à l’emprisonnement du poète sur terre, une raison pour s’élever au plus haut ciel, vers l’inaccessible et ainsi échapper à la fugacité du temps, comme l'illustre admirablement le sonnet 113 :  

Si notre vie est moins qu’une journée / En l’éternel, si l’an qui fait le tour / Chasse nos jours sans espoir de retour, / Si périssable est toute chose née, / Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? / Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour, / Si pour voler en un plus clair séjour, / Tu as au dos l’aile bien empennée ? / ….. Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, / Tu y pourras reconnaître l’Idée / De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

Une beauté plus qu’humaine donc et une adoration-fascination où le vocabulaire amoureux et le vocabulaire religieux s’entremêlent et prolongent une tradition remontant au Cantique des Cantiques, comme l’a démontré Corinne Noirot-Maguire [1]. Joachim Du Bellay se complait à idolâtrer Olive. Elle est l’antique feu [2] ou l’amour païen, qui mue, altère, et ravit (s)a nature [3] . Transformé en phénix au sonnet XXXVI, l’amant dépend même de la pitié de la dame pour le faire renaître de ses cendres.



L'Olive, Sonnet 113

 Nous retrouvons cette quête de la beauté inaccessible dans un autre sonnet très connu du poète [4] qui a pour thème la belle matineuse dont la beauté éclipse le soleil qui se lève. Du Bellay évoque la caverne de Platon et la quête de l'Idée platonicienne dont la beauté des créatures terrestres n'est que l'ombre portée :

Déjà la nuit en son parc amassait / Un grand troupeau d'étoiles vagabondes, / Et, pour entrer aux cavernes profondes, / Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ; / Déjà le ciel aux Indes rougissait, / Et l'aube encor de ses tresses tant blondes /Faisant grêler mille perlettes rondes, / De ses trésors les prés enrichissait …

 

L'Olive, sonnet 83

Publié pour la première fois en 1549 chez Arnoul L’Angelier sous le titre L'Olive et quelques autres œuvres poeticques. Le contenu de ce livre. Cinquante sonnetz à la louange de l'Olive. L'Anterotique de la vieille, & de la jeune amye. Vers lyriques, il parait à nouveau en 1550 chez Gilles Corrozet et les Angeliers, passant de 50 à 115 pièces avec un titre annonçant cette augmentation :  L'olive augmentee depuis la premiere édition. La Musagnoeomachie & aultres œuvres poëtiques.

L’Olive paraitra ensuite seul ou avec la Deffence et Illustration de la Langue Française en 1553, 1554, 1561.

Puis Federic Morel succède aux Angelier et sort en 1561 au format in-4 La Defense et illustration de la langue francoise, avec l'Olive de nouveau augmentee, la Musagnoeomachie, l'Anterotique de la vieille & de la jeune amie. Vers lyriques, etc. Le tout par Joach. Du Bellay ang. Avant de faire paraitre toute la production de du Bellay en fascicule séparé durant les années 1568 et 1569 lesquels seront regroupés en un recueil factice qui constituera la première édition collective, avec une pagination séparée et un titre propre à chaque fascicule. Elle n’aura de pagination continue qu’à partir de 1573. Seul le titre général porte la date de 1569, chacune des huit parties (L’Olive compte pour une partie) ayant son titre propre, à la date de 1568 ou 1569.

La Musagnoloemachie

Louange de la France et du Roy Henry II

Nous avons trouvé des exemplaires de cette édition collective où l’Olive porte la date de 1568 ou 1569. Notre exemplaire est daté de 1569 mais cela ne permet pas de savoir s’il avait été vendu tel quel, comme ouvrage unique, ou s’il a été détaché par la suite d’une édition collective. C’est l’ex-libris qu’il contient qui permet de savoir qu’il ne provenait pas d’un exemplaire démembré de l’édition collective car son premier possesseur, un certain Grenet a laissé une marque d’appartenance dans l’Olive : Je suis à René Grenet, seigneur du bois Desfourches et une autre mention avec son nom dans le fascicule de la Deffence, qu’il avait acheté la même année. Il n’aurait probablement pas inscrit deux ex-libris si les fascicules avaient été reliés ensemble dans l’édition collective.

René Grenet faisait partie d’une des plus anciennes familles de Chartres ; un de ses membres prit part à la première croisade. En 1423, Jean Grenet était lieutenant général du pays chartrain. En 1462, cette place était occupée par Michel Grenet, sieur du Bois-des-Fourches. C’est lui qui publia à Nogent le Rotrou l’ordonnance royale de 1462 qui abolissait le péage sur la rivière. Plus bas dans la généalogie, on trouve un Claude Grenet, sieur du Bois-des-Fourches, receveur des aides à Chartres qui épousa, le 15 janvier 1554 à St-Martin-le-Viandier, Marie Acarie, fille de Gilles, seigneur d'Estauville. Son fils est René Grenet, né vers 1555. C’est le probable auteur de l’ex-libris. Il est receveur des décimes, cet impôt exceptionnel prélevé sur le clergé, justifié par la guerre contre les huguenots mais qui aura tendance à devenir régulier. René Grenet se maria avec Claude Cheron et eut un fils prénommé aussi René qui devint greffier du grenier à sel de Chartres.  Ce dernier étant né en 1594, un peu tard, compte tenu du style d’écriture (une écriture typique du XVIème siècle) pour lui attribuer l’ex-libris.

Le receveur des aides, un percepteur donc, devait avoir l’âme romantique pour goûter la poésie de Du Bellay …

Bonne Journée,

Textor


[1] Olive de 1550 : l'épreuve de la fascination idolâtre, par Corinne Noirot-Maguire in L'information littéraire 2008/1 (Vol. 60), pages 44 à 51.

[2] Ode XXIV.

[3] Ode XXXVIII v.8

[4] Sonnet LXXXIII


jeudi 29 décembre 2022

La Savoye, poème de Jacques Peletier du Mans (1572)

Pour terminer l’année 2022 en fanfare, je vous présente un poème de Jacques Peletier du Mans entièrement consacré à la gloire de la Savoie, le pays de mes ancêtres. Ce petit ouvrage intitulé La Savoye de Jaques Peletier du Mans [1], devenu rare [2], fut imprimé à Annecy en 1572 par Jacques Bertrand qui était alors le seul imprimeur de la ville. Bien que le savoyard Guillaume Fichet eut été l’un des pionniers de l’imprimerie, la nouvelle invention mit du temps à se diffuser en deçà des Monts et on ne compte guère plus d’un ou deux imprimeurs par génération au 16ème siècle à Chambéry et Annecy. L’attraction des foyers intellectuels qu’étaient Lyon et Genève faisait que la plupart des livres lus dans le duché provenait de ces deux villes.

Page de titre de la Savoye

Jacques Peletier du Mans n’est sans doute pas le plus connu des poètes de la Pléiade, peut-être parce qu’il est difficile à cerner. Tout à la fois humaniste et poète, grammairien et philosophe, mathématicien et médecin, Il est surtout un infatigable voyageur qui fera dire à Ronsard :  Et Peletier le docte a vagué comme Ulysse.

Celui qui avait pris comme doctrine Moins et meilleur passera sa vie à sillonner la France, la Suisse ou l’Italie au gré de ses études ou de ses fonctions. Gilles Ménage au siècle suivant avait écrit une biographie sur Peletier malheureusement perdue et les différentes phases de sa vie sont assez confuses et variables selon les biographes : D’abord étudiant au collège de Navarre à Paris, où son frère ainé enseigne la philosophie, il est poussé par son père, lui-même avocat, vers les études de droit et la théologie et il apprend le grec et le latin. Il a peut-être exercé le droit au Mans de 1538 à 1543 mais il n’a pas laissé d’œuvres juridiques.

Il confiera à son frère : J'ai employé presque cinq années entières à l'étude des lois. Pendant un certain temps cette occupation, par sa nouveauté, ne me déplut pas. Mais, quand j'eus commencé d'acquérir quelque maturité et que je pus disposer de moi-même, je fus épouvanté par la vanité des affaires juridiques et je revins à la philosophie [3]. Nous ne savons pas très bien ce qu’il met derrière le terme philosophie mais il aime l’observation du monde et plus particulièrement les sciences, les mathématiques et la médecine. C’est dans ces domaines qu’il écrira le plus.

L'ouvrage est dédié à Marguerite de France, 
Duchesse de Savoie,protectrice des poètes de la Pléiade.

Au Mans, vers 1539, étant secrétaire de l'évêque René du Bellay, grand cousin du poète, il se lie alors d'amitié avec Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, un peu plus jeunes que lui. Il fait la connaissance du premier puis du second avant même qu'ils n'entrent au collège de Coqueret et il leur prodigue ses conseils. C’est à lui que Ronsard montre ses essais d’odes horatiennes dès le printemps 1543 et c’est de lui que Du Bellay, en 1546, reçoit le conseil de cultiver de préférence l’ode et le sonnet. Il préside ainsi aux origines de la Pléiade sur laquelle son influence est certaine. En 1545, Jacques Peletier publie, quatre ans avant la Deffence et Illustration de la Langue Française de Du Bellay, un premier manifeste pour l’usage du français, en préface de la traduction française de l'Art Poétique d'Horace. Joachim Du Bellay le reconnaîtra et saluera son influence. Par la suite, quoiqu’éloigné de Paris, il restera en contact constant avec le groupe.

Après avoir brièvement enseigné au collège de Bayeux, à Paris, où venaient étudier les boursiers du Maine, il entame une existence vagabonde, ne restant jamais très longtemps dans la même ville. Trente-deux ans d’errance où chaque séjour est l’occasion de rencontres. Il séjourne ainsi à Poitiers où il échange avec un autre passionné de médecine, François Rabelais.  Puis, à Bordeaux, il exerce la médecine et se fait héberger un temps par Montaigne. Plus tard, entre 1553 et 1557, alors qu’il est en villégiature à Lyon, il fréquente les poètes et les humanistes du cercle Lyonnais, dont Maurice Scève, Louise Labé, Olivier de Magny et Pontus de Tyard.

Livre Second et tiers livre

Après quoi, en 1570, il rejoint la Savoie, d’une part pour fuir la France dévastée par les malheurs de la guerre, mais d’autre part, sans doute aussi appelé par son ancienne protectrice, la duchesse Marguerite de France [4] qui, lorsqu’elle séjournait à Paris, avait soutenu les poètes de la Pléiade et qui, contrainte de rejoindre la Savoie après son mariage avec Emmanuel-Philibert, entretenait autour d'elle une cour de lettrés et de poètes.

Je vá & vien par volontaire fuite, / Pour contempler le Monde en divers lieus, / En évitant, à tout le moins des yeus, / Tant de malheurs, dont la France est détruite.

En Savoie, il retrouve le poète Marc-Claude de Buttet, avec lequel il se lie d’amitié. Il l’avait déjà croisé autrefois à Paris alors qu’il enseignait au collège de Bayeux. Buttet lui ouvre son cercle littéraire à Chambéry et à Tresserve où il croisera Antoine Baptendier, avocat au parlement de Chambéry et ancien juge-mage de Maurienne, de suffisance egale / En Poesie & science legale [5], le vertueux Claude Lambert, gentilhomme de Miolans [6], Jehan de Piochet de Salins, seigneur de Mérande et de Monterminod [7], parent de Marc-Claude de Buttet et admirateur de Ronsard, Amé Du Coudray, etc. Tous auront droit à quelques vers et Marc-Claude de Buttet à des louanges appuyées :

De Chamberi , le chef de la Province, / Ce ne seroit raison que je previnse / Le bien disant Butet, qui en n’áquit, / A qui en touche & l’honneur & l’aquit. [8]

Le poète savoisien lui répondra d'un ton tout aussi louangeur, comparant Peletier à Orphée dans son Amathée de 1575.

L'hommage à Marc-Claude de Buttet

L’accueil qu’il reçut et la beauté du paysage lui firent prolonger son séjour qui dura deux ans et cinquante-cinq hivers [9] et l’incita à écrire ce long poème en trois livres dédié à sa protectrice.

Le sujet du poème est le pays de Savoie lui-même dont Peletier du Mans décrit en détail toutes les richesses. Lui qui ne connaissait que les Alpes Mancelles fut certainement impressionné par la géographie montagnarde. Il oppose l’humeur paisible de ses habitants et leur cadre farouche composé de rochers abrupts et d’abîmes tumultueux, de glaciers et d’avalanches, de marmoteines et d’ours arpus.

Fait très rare pour l’époque, il semble avoir réellement visité les lieux dont il parle et la nature est décrite telle qu'il l'observe et non telle qu'elle devrait être d'après les Anciens. Quand il cite les étendues d’eau, il fait une différence entre les grands lacs poissonneux et les lacs d’altitude froids et sans poisson. Il a noté que le Lavaret meurt à peine sorti de l’eau. En passionné de médecine, il s’émerveille devant toutes ces plantes médicinales dont il donne pour chacune d’elle la vertu cardinale.

Tu as, Savoye, un ornement ancore, / Qui ton renom de rarité décore. / Entre les dons de Nature estimez, / Sont les effetz aus Herbes imprimez. / Onq cete ouvriere, à produire ententive, / Ne se montra si riche & inventive, / Qu’en ces hauz Mons, si noblement herbuz, / Qu’on les diroit boutiques de Phebus.

 Commence alors une longue litanie dans laquelle il n’oublie ni la Gentiane amer ni l’Alquimine, ni le Fiel de Terre ou le Saxifrage exquise aulx graveleux, le Martagon semblable aux lys et les Aconiz, dont tant de bestes meurent, Renars, & Louz, & les fiers Liepars, etc …

Reliure en maroquin aubergine, décor à la Du Seuil,
 fleuron doré au centre, dos orné, tranches dorées 
(Reliure de la seconde moitié du XIXe siècle)

Il avait dû remonter jusqu’au fond des vallées de la Maurienne et de la Tarentaise avec crampons acerez franchissant / Ce dur chemin perilleus & glissant, pour pouvoir décrire des bourgades qui ne devaient pas être bien importantes de son temps, comme Bonneval sur Arc [10] ou Bessans. En ethnographe, il découvre une population heureuse qui a su s’accommoder de la dureté de la nature. Il s’étonne qu’elle puisse rester bloquée par la neige tout un hiver sans chercher à partir ailleurs. Pour autant, il convient qu’elle mène une vie simple, dans les montagnes, sans avoir été pervertie par l’ambition ou l’envie, de bons sauvages en quelque sorte qui annoncent déjà Jean-Jacques Rousseau :

Celui qui est hors de la tourbe vile, / Et tout un Monde estime estre une Vile, / Eureus est-il, si ici & ailleurs / Il rend ses faitz & ditz tousjours meilleurs. / Mais si l’aler & le voir, nous attise / De veins obgetz tousjours la convoitise, / Meilleur seroit du Berger le parti, / Qui n’est jamais des Montagnes parti.

Mais c’est au chapitre des fromages que Jacques Peletier du Mans nous surprend le plus et qu’il démontre qu’il a observé par lui-même, en parcourant les alpages, les techniques de fabrication au lieu de se contenter de recopier dans une bibliothèque les écrits d’un Pline l’Ancien ou d’un Columelle. Il nous dit que les paysans tirent de la transformation du lait trois profits : la crémeuse graisse, la faisselle et le sérac [11]. C'est là peut-être l'une des premières évocations de la fabrication du fromage en chalet. Il les a vu presser la pâte molle des tommes et cuire les Beauforts au chaudron afin de pouvoir les conserver et les descendre dans la vallée lorsque le vent d’Automne desséchant flétrit la verdure des champs.

 Bons, ou meilleurs, ainsi qu’est la páture, / Et sont partout de semblable facture: / Fors que souvent le fourmage mollet / Ils font plus gras, sans ebeurrer le lait. / Mais le tiers gaing, qu’en Savoye ilz en tirent, / Est le Serat, que du Latin ilz dirent: / Au païsan de grande utilité, / De peu de coút, & grand’ facilité.

Ex-libris Barbier-Mueller

L’ouvrage est bien imprimé en lettres italiques et dans une orthographe conforme à l’usage de l’époque et non pas dans celle qu’avait inventée Peletier du Mans. En effet notre mathématicien-poète s’était passionné un temps pour la réforme de l'orthographe et, comme l’avait fait de son côté Antoine de Baïf ou Pierre Maigret, il avait proposé dans son Dialogue de l'ortografe e prononciation françoese de 1550 un système graphique nouveau, proche de la phonétique, qui n'aura aucun succès, mais qu'il adoptera lui-même dans ses œuvres, ce qui entraine quelques difficultés de lecture pour nous qui sommes habitués  à lire d’un coup d’œil un ensemble de mots dans une phrase et non pas les syllabes les unes à la suite des autres [12].

Heureusement, l’imprimeur Jacques Bertrand tenait un petit atelier à Annecy dans lequel il imprimait peu et avec un matériel réduit.  Si bien que Peletier du Mans dut renoncer à lui faire utiliser les caractères spéciaux correspondant à la graphie moderne qu’il avait inventée à Paris, faute de matériel adapté. La seule particularité du texte est la suppression quasi systématique du doublement des consonnes.

Nous ne savons pas pourquoi, il choisit de rester en Savoie jusqu’à l’impression du livre pour retourner à Paris à peine l’édition publiée et en pleine Saint Barthélémy. Il aurait pu tout aussi bien rentrer avec son manuscrit pour le faire imprimer plus commodément dans la capitale. A vrai dire, il était déjà passé à autre chose, c’est un recueil de géométrie en latin dédié à Charles-Emmanuel de Savoie, fils de sa protectrice, le De Usu geometriae liber unus [13] auquel il consacra ses efforts durant les mois de son retour avant de repartir enseigner les mathématiques à Poitiers, loin des marmottes et des ours.

Bonne Journée,

Textor



[1] Titre complet : La Savoye de Jaques Peletier du Mans, A tresillustre Princesse Marguerite de France, Duchesse de Savoye & de Berry. Moins & meilleur. A Anecy, Par Jaques Bertrand. M.D.LXXII. Collation : In-8 de 79, [1 bl.] p. (sig. A-E8). L’exemplaire présenté provient de la collection Jean-Paul Barbier-Mueller avec son ex-libris et une mention d’achat en Octobre 2014 à Auxerre (Vente Auxerre Enchères 27 Sept. 2014).

[2] La Savoye a connu 2 rééditions : i) Par Joseph Dessaix (in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie T. 1 Chambéry, 1856) ; ii) Par Charles Pagès (Bibl. savoyarde, Moutiers Tarentaise, Ducloz, 1897). L’exemplaire de la BM de Tours a été numérisé par le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes. http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=848

[3] Lettre en latin à son frère Jean Peletier dans les pièces du In Euclidis Elementa geometrica... (Lyon, de Tournes, 1557, in -fol.).

[4] Marguerite de France (1523-1574) duchesse de Savoie et du Berry, fille de François 1er, dont la grand-mère maternelle était Anne de Bretagne et la grand-mère paternelle, Louise de Savoie.

[5] Livre Second, p.42.

[6] Son frère Jean-Gaspard Lambert était un ami de Marc-Claude de Buttet mais il serait décédé avant 1569 et c’est donc plus vraisemblablement Claude que Jacques Peletier a pu rencontrer.

[7] La vie de Jehan de Piochet (1532-1624), cousin de de Buttet, est bien documentée grâce à ses dix livres de raison et son livre de comptes de 1568 conservés aujourd’hui aux Archives départementales de la Savoie. Piochet poursuivit des études de droit à Avignon avec Amé Du Coudray mais choisit une carrière d’armes. Il est capitaine du château de Chambéry à partir de 1569, quand Jacques Peletier arrive en Savoie. Voir R. Devos et P. Le Blanc de Cernex, Un ‘humaniste’ chambérien au XVIe siècle: Jehan Piochet de Salins d'après ses livres de raison, in Vie quotidienne en Savoie, Actes du VIIe Congrès des Sociétés Savantes de Savoie, Conflans, 1976.

[8] Livre Second, p 44.

[9] Tiers Livre, p.75 : Apres l’avoir deus ans entiers hantee, Et aiant vu cinquantecinq hyvers, ….

[10] Peut-être mentionne-t-il ce village pour sa chapelle dédiée à Sainte Marguerite, sainte patronne de sa protectrice.

[11] Livre second, p. 36. 

[12] Un exemple de son illisible graphie :  Madamɇ, lɇ grand dɇſir quɇ j’auoę̀ dɇ deſſe̱ruir (a toutɇ ma poßibilite) la gracɇ ſouuɇreinɇ dɇ feuɇ la Reinɇ votrɇ tre dɇbonnerɇ e tre rɇgretteɇ merɇ, m’auoè̱t induìt a lui vouloę̀r dedier un mien Dialoguɇ dɇ l’Ortografɇ e Prononciation Françoȩſɇ.

[13] Parisiis, apud E. Gorbinum, octobre 1572 - In-4°, pièces limin., 44 p., fig.