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lundi 3 mars 2025

Epithalame sur le mariage de Philibert-Emmanuel de Savoie par Joachim du Bellay (1559)

 Au XVème et XVIème siècle, les guerres d’Italie furent une longue suite de conflits menés par Charles VIII et ses successeurs pour faire valoir ce qu'ils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan. La Savoie, prise entre les deux territoires, fut alors envahie par les français à maintes reprises, conduisant les souverains de Savoie à se tourner vers les Habsbourg.

Philibert-Emmanuel de Savoie qui avait seize ans en 1544 quand François 1er occupa la Savoie, voulut reconquérir les territoires perdus par son père et se montra un vaillant capitaine au service de Charles Quint. Après des conquêtes et des revers, financièrement épuisée, la France voulait en finir, d’autant qu’elle avait désormais d’autres préoccupations avec la montée du protestantisme. Elle conclue une trêve qui lui était assez favorable, célébrée par Joachim du Bellay, la trêve de Vaucelles [1], rapidement rompue par les intrigues du pape Paul IV Carafa (1555-1559). Henri II se lança donc à nouveau dans la bataille mais la défaite de Saint Quentin mit fin à la onzième et dernière guerre d’Italie. Le 2 avril 1559, la France signait le traité avec l'Angleterre et le 3 avril celui avec l'Espagne et le duché de Savoie : c'est la paix du Cateau-Cambrésis.

Page de titre de l’épithalame

Premiers vers de l'Epithalame 

Comme en France tout se termine par un banquet, il fut décidé de célébrer la paix retrouvée par un double mariage : La fille ainée de Henri II, Elisabeth, fut offerte à Philippe II d’Espagne et la sœur du roi, Marguerite de France, à Philibert-Emmanuel de Savoie. C’était une manière diplomatique de resserrer les liens entre les trois pays. Pour Marguerite, le projet de fiançailles datait de plus de sept ans déjà.

La princesse, qui n’était plus toute jeune, était fort instruite et protectrice des poètes. Joachim du Bellay, tout juste rentré de son exil romain, fut choisi pour écrire un épithalame qui devait être joué par les trois filles de son ami Jean de Morel au cours du banquet de mariage. La docte Camille, l’ainée, vêtue en Amazone, aurait donné la réplique à sa sœur Lucrèce déguisée en dame romaine et à Diane figurant la déesse de la chasse, arc et flèches au poing, tandis que leur frère Isaac jouait le rôle du poète [2].

Joachim du Bellay était un familier du couple formé par Jean de Morel et Antoinette de Loynes [3]. Il fréquentait le salon littéraire que ceux-ci tenaient rue Pavée (actuelle rue Séguier), proche de saint-André-des-Arts. Il y croisait Salmon Macrin, George Buchanan, Michel de L'Hospital, Scévole de Sainte-Marthe, Nicolas Denisot…

Mais tout ne se passa pas comme prévu. Henri II ayant reçu un éclat de lance fatal dans l’œil au cours d’un tournoi organisé pour les festivités, la cérémonie de mariage fut précipitée et les réjouissances annulées. L’épithalame ne fut donc pas représenté. Du Bellay dut en avoir des regrets car Jean de Morel proposa qu’il soit joué dans sa maison au cours d’une représentation privée à laquelle, parait-il, assista Ronsard. Maigre consolation pour celui qui attendait certainement une autre exposition médiatique, voire une récompense de la princesse de Savoie pour laquelle il vouait une admiration qui n’était pas feinte. [5]  

Pièce donnée par Charles Utenhove tout à la gloire du poète angevin

Un épithalame est un poème nuptial destiné à célébrer le couple de mariés. Exercice courant à la Renaissance et souvent très convenu. Joachim du Bellay aurait pu en faire un texte purement politique, comme l’avait été la Trêve de Vaucelles. Mais il choisit de donner à son poème un tour léger et intimiste, voire discrètement érotique, dans lequel les trois filles de Jean de Morel tiennent une place non négligeable, à croire que le poète souhaitait autant flatter son ami que Marguerite de France. En effet, du Bellay se montre très admiratif devant leur beauté autant que devant leur éducation. Il fait différentes allusions à leur aspect physique digne de déesses et, ainsi qu’il l’explique dans l’avis au lecteur, il n’a même pas eu besoin de changer leur prénom puisqu’elles portent déjà des noms de divinités. 

La saynète débute curieusement dans la chambre même des jeunes filles, encore couchées dans leur lit, réveillées par leur mère, surprises par le poète, trois vierges haletantes aux tresses blondes. Nous ne connaissons pas l’âge des filles de Jean de Morel mais il apparait que du Bellay ne les considère plus comme des enfants : Trois vierges bien peignees, / Vierges bien enseignees, … Leurs tresses blondoyantes / Voletoient ondoyantes / Sur leur col blanchissant / Leurs yeux, comme planettes, / Sur leur faces brunettes / Alloient resplendissant….Leur poictrine haletante / Pousse une voix tremblante, / Qui doulcement fend l’air / Et semblent les craintives / Trois joncs, que sur leurs rives / Un doulx vent fait branler.

Exemplaire dont Jean-Paul Barbier avait souligné l’exceptionnelle grandeur des marges
 (Hauteur 229 mm)

Puis les jeunes filles quittent leur maisonnée et traversent la Seine pour le palais des rois, lieu de la cérémonie :  Allez trouver la plaine, / Ou le Dieu de la Seine / Recourbe tant de fois, / De son onde écumeuse / Bat ceste Isle fameuse, / Le sejour de noz Roys.

Alors, confrontées au monde de la Cour princière, le style devient plus solennel, chacune tient un rôle distinct : Diane, la plus jeune, traite de la délicatesse de la Duchesse de Savoie, Lucrèce développe le thème de l'amour nuptial et Camille, d’une voix guerrière, appelle le Duc à mettre ses talents militaires au service de la religion, c’est-à-dire la lutte contre les protestants.    

C’est le moment pour du Bellay de placer quelques messages politiques, louer Henri II et Philippe II, leur stratégie d’alliance et de défense de la foi catholique. L’union du couple princier synthétise cette politique au service de la paix retrouvée. Le mot de la fin est laissé au dieu Mercure :

Pour dechasser Bellonne, / Et sa troppe felonne, / Bannie pour jamais, / Des Dieux la prevoyance /  Gardoit ceste alliance, / Instrument de la paix : / Afin qu’avec l’Espaigne / La France s’accompaigne, / Pour, d’un commun accord, / D’Europe, Asie, Afrique, / L’adversaire publique / Repousser dans son fort.

A la suite de l’épithalame proprement dit, l’ouvrage contient deux autres pièces inédites de du Bellay, l’une commençant par Comme un vase ayant etroicte bouche, et l’autre est un dystique latin dont l’incipit est Qualia virtuti, virtus si nuberet ipsaA ces textes, Fédéric Morel a fait ajouter une pièce du poète et humaniste gantois Charles Utenhove, qui avait été le précepteur de Camille, Lucrèce et Diane. Elle est présentée comme étant sur le même sujet mais c’est davantage une louange de du Bellay lui-même que du couple princier !    

 

Reliure en maroquin janséniste grenat signée René Aussourd (1884-1966)

De son coté, Ronsard aurait bien voulu célébrer aussi l’évènement mais il avait été en quelque sort pris de vitesse par Du Bellay, à moins qu’il ait jugé plus décent d’attendre quelques temps avant de publier ses propres poèmes compte tenu du décès tragique d’Henri II. Arrivant après la noce, il lui fallait trouver un angle différent.  Cela donnera le Discours à treshault et trespuissant Prince, Monseigneur le duc de Savoie et le Chant pastoral à Madame Marguerite, Duchesse de Savoie. Deux textes sévères et didactiques qui semblent prendre le contrepied de la pièce composée par du Bellay, Autant le poème de l’angevin était léger et plein d’allégresse, autant ceux de Ronsard sont sombres et convenus. Il se montre même très critique vis-à-vis de la royauté, déçu de n’avoir pas eu le soutien qu’il attendait des princes et peut-être aussi quelque peu jaloux de la belle prestation de du Bellay [4].

Bonne Journée,

Textor


[1] Lire ici un précédent article de ce blog sur la Trêve de Vaucelles https://textoriana.blogspot.com/2021/08/la-treve-de-vaucelles-ou-la-conscience.html

[2] Pierre de Nolhac a retrouvé à la Bibliothèque Nationale le synopsis de la représentation (Nolhac 1, 177 n1)

[3] Il était le parrain d’un des enfants issus d’un premier mariage d’Antoinette de Loynes.

[4] Pour une analyse détaillée de l’épithalame, voir Adeline Lionetto. “ Le mariage de Marguerite de France et du duc de Savoie : du triomphe de l’épithalame de Du Bellay au Contre-Hyménée de Ronsard ”. L’Année Ronsardienne, 2021, 3.

[5] Nicolas Ducimetière nous rappelle que plusieurs poèmes des Regrets sont consacrés à Marguerite de France et que le poète éprouvait une réelle tristesse à être séparé de sa protectrice pendant tout son séjour à Rome. Cf. Mignonne, Allons voir… n°92.


jeudi 19 décembre 2024

Guillaume des Autels : Repos de plus grand travail (1550)

Que diriez-vous, pour finir l’année, d’un poète de la Pléiade ?

Voici l’édition originale du premier recueil poétique de Guillaume des Autels, typique de la production de celui qui fut en relation avec Ronsard et ses condisciples, et qui, comme eux, souhaitait réformer la langue française et la rapprocher des modèles de la littérature antique. 

Né en 1529 en Bourgogne, peut-être à Charolles puisqu’il signait parfois Des Autels, gentilhomme charolois, ou au château familial de Vernoble, il passa une partie de sa jeunesse à Romans-sur-Isère et fit ses études de littérature et de droit à Valence pour venir ensuite exercer comme avocat à Lyon. Pour se délasser de ces ennuyeux travaux judiciaires, il écrivait des vers inspirés par Horace et Pétrarque.

Page de titre du recueil à la marque de Jean de Tournes

Pontus de Tyard, son parent, introduira Guillaume des Autels dans les milieux littéraires lyonnais. Le brillant bourguignon s'intéressait aux réformes orthographiques, sujet à la mode qui agitait le monde intellectuel de l’époque.  Il s'opposa ainsi à Louis Meigret et publia en 1549 un traité intitulé Réplique aux furieuses attaques de Louis Meigret. Ce dernier, grammairien lyonnais, réformateur de la langue française avait proposé une simplification du français écrit en introduisant notamment des symboles nouveaux et en favorisant une orthographe phonétique. Il sera, à ce titre, violemment attaqué par Guillaume des Autels qui préférait l’ancien style. 

Il se rapprocha néanmoins du groupe des jeunes poètes réformateurs qui évoluait autour de Ronsard. Il aura l’occasion de rencontrer Joachim du Bellay qui s’arrêta à Lyon lors de son voyage à Rome et Etienne Jodelle qui séjourna dans la ville en 1551. C’est pourquoi, les biographes le rattachent au mouvement de la Pléiade bien que son passage soit fugitif, entre 1553 (Élégie à Jean de La Péruse) et 1555 (Hymne de Henri II) date à laquelle son nom disparaissait de la liste, La Péruse étant décédé et Des Autels, effacé, tandis que Peletier du Mans et Rémi Belleau firent leur apparition. 


 La lettre dédicace introductive 
qui se termine par la devise de des Autels « Travail en repos ».

Ses gouts ne le portaient pas vers trop de modernité. Admirateur de Marot, il aurait souhaité que le groupe garde une position mesurée et qu’il existe des rapprochements entre les nouveaux poètes et ceux de la génération précédente. Ains je n’ay poinct rejetté les bonnes inventions de noz anciens français. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Ronsard l’exclut du groupe ? Pour autant, Des Autels admirait Ronsard et leurs positions vis-à-vis des dangers de la Réforme les rapprochaient. Ronsard lui dédia une pièce politique, publiée en 1560, dans laquelle il s’adressa à Des Autels en tant que partisan des Guise, engagé dans le conflit à l’encontre des protestants. 

De son côté, en homme de compromis, Des Autels serait intervenu en faveur de la réconciliation de Ronsard et de Mellin de Saint-Gelais et il fit paraitre De l’accord de messieurs de Saingelais, et de Ronsart [1]. Un rapprochement, tout relatif, qui sera principalement l’œuvre de Michel de L’Hospital et Jean Morel… Pour l'heure, dans le Repos, Guillaume des Autels adresse à Mellin de Saint Gelais un dizain élogieux.

Dizain à Saint Gelais

Quoiqu’il en soit des rapports assez ambigus entre Ronsard et Des Autels, le bourguignon participa pleinement à cette décennie exceptionnelle dans l’histoire de la poésie comme dans celle de la langue en faisant paraitre à Lyon, chez Jean de Tournes, entre 1549 et 1552, trois volumes de poésie amoureuse. Il publia successivement Le Repos de Plus Grand Travail (1550), puis La Suite du Repos (Lyon, Jean de Tournes et Guillaume Gazeau, 1551) et L'Amoureux Repos de Guillaume des Autelz, Gentilhomme Charrolois (Lyon, Jean Temporal, 1553). C’est dans ce dernier recueil qu’on trouve le seul portrait connu de l’auteur, accompagné du portait de sa Sainte, la jeune fille idéale.

En effet, Guillaume des Autels se choisit une maitresse poétique en imitant ainsi l’Hélène de Ronsard ou l’Olive de Du Bellay. Il l’appelait Sa Sainte. Son modèle est sans doute cette Denise Mahé, une jeune fille qu’il avait connue à Romans dans sa jeunesse et dont il était tombé follement amoureux. Plusieurs poèmes du recueil évoquent son prénom : Trois femmes sont, par l’heur des Destinées, / (Femmes non pas, mais bien Déesses) nées, / Jeanne je dis, Marguerite, et Denise

Une autre pièce est adressée à Dame Denyse l’hoste (p.20) ce qui fit dire aux experts que le jeune Guillaume avait peut-être été hébergé dans la famille de la jeune fille à Romans sur Isère. Ce qualificatif un peu curieux de Sainte est expliqué par Des Autels lui-même dans son introduction : La contemplation de la femme aimée est une voie directe vers la connaissance du Créateur admirable de l’univers. Contemplation qui ne l’empêche pas de s’intéresser aussi à sa cousine Jeanne à la blonde chevelure…. 

Epigrammes à la Sainte

Le Repos est une œuvre de jeunesse qu’il présenta lui-même dans la lettre dédicace introductive au recueil comme la collection de petites compositions de ma première jeunesse, entre quinze et vingt ans. Il avait conscience qu’elles n’étaient pas dépourvues de puérilité, et il anticipait déjà les critiques de l’audacieux raillard et mesdisant qui en jasera mais il justifia ses vers en ce que c’est à sa dame que sont dus les labeurs du temps passé et à venir. 

La composition du recueil comprend, après la lettre dédicace de l’auteur à sa Sainte (pp.3-5) un poème de Charles Fontaine à la sainte de l’autheur (p.6) suivi des pièces de l’œuvre proprement dit (pp.7-61), des épigrammes, des sonnets, un dizain, des odes adressés à la Sainte mais aussi à différentes personnes de son entourage (Frère, tuteur, précepteur) et aux poètes du cercle lyonnais Maurice Sceve, Pontus de Tyard, Charles Fontaine….

L’ouvrage se clôt sur deux dialogues moraux, pièces de circonstance pour un évènement théâtral religieux : Dialogue moral entre Vouloir Divin, Ignorance, Temps et Vérité sur le point de savoir qui a fait naitre tant d’hérétiques et qui illuminera les infidèles. (pp. 62-96) et Autre Dialogue Moral sus la devise de Monsieur le Révérendissime Cardinal de Tournon, Non quae super terram, joué à Valence, devant luy, le dimanche de my Careme 1549. Dialogue entre le Ciel, l’Esprit, la Terre, la Chair et l’Homme. (pp. 97- 141)

Le style poétique de Guillaume des Autels n’a pas la légèreté brillante et rythmée du Prince des Poètes mais lui-même est assez satisfait de ce qu’il produit : 

Vous m'avez dit madamoiselle / Des fois je ne scay pas combien, / Que ma façon n'est pas fort belle, /  Que du tout je ne danse rien. / Je respons, qu'il y ha un bien / (Ne vous desplaise) à faire ainsi : / Car si je ne danse pas bien, / Je ne danse pas mal aussi.


Reliure janséniste en maroquin signée Godillot [2]

C’est une caractéristique des jeunes poètes de la Pléiade de se considérer comme élus par les Muses et à ce titre au-dessus du commun des mortels. Le poète charolais affiche d’emblée son ambition de conquérir la gloire littéraire par ses écrits. Y est-il parvenu ? Il mériterait sans doute plus d’audience aujourd'hui, sa poésie n’étant pas dénuée de jolis passages :  

Toutes les fois qu’au travail de l’étude, / Me reposant tout endormi je veille : / Et que de loin sa voix doucement rude, / Ou le tintin des clés qu’elle appareille, / Transmet un air sonnant à mon oreille, / Tant me ravit sa recordation, / Que mon esprit de l’étude s’éveille, / Pour s’endormir en contemplation. 

Mais le chemin de la gloire est parfois pavé d’embûches et les Muses font des jalouses. Visiblement Jeanne La Bruyère, son épouse, n’appréciait guère la métaphore poétique.  Après avoir conclue l’Amoureux Repos sur une sorte de promesse de ne plus écrire de pièces amoureuses à sa Sainte pour préserver sa vie conjugale, Guillaume des Autels est coupé de son inspiratrice. Il faudra attendre six années avant qu’il ne trouve une nouvelle raison d’écrire des vers. Il publiera à partir de 1559 des œuvres plus engagées politiquement, Harengue au peuple français après la rébellion (la conjuration d’Amboise) ou Epitre au Tigre de la France (Le Cardinal de Guise).  

C’est ce poète plus engagé que Ronsard célébrera dans son Elégie à Guillaume des Autels poète Charolais. Au terme d’un développement sur l’ingratitude de la France à l’égard de ses propres enfants, Ronsard écrit :  Pour exemple te soit ce docte des Autels qui a ton los a faict des livres immortels. 

Bonnes Fêtes,

Textor

___________________

 [1] Voir à ce sujet Claire Sicard in Commentaire du titre de l’élégie sur les troubles d’Amboise, adressée à Guillaume Des Autels charolois. Site Hypothèses. Ainsi que Claire Sicard in D’une prétendue réconciliation de Ronsard et Saint-Gelais en 1553. Olivier Halévy; Jean Vignes. Audaces et innovations poétiques, Honoré Champion, pp. 315-334, 2021. hal-02279606

[2] Exemplaire Barbier-Mueller avec son ex-libris. Voir Ducimetière, Mignonne…, 38

Reliure signée M(arcel) Godillot



jeudi 20 juin 2024

Eloge d’un imprimeur : Le Tombeau littéraire pour Adrien Turnèbe. (1565)

Mise à jour le 12 Juillet 2024

La Renaissance voit l’apparition d’un genre nouveau : le tombeau littéraire ou tumulus. Ce terme désigne un ouvrage collectif dans lequel les auteurs donnent un texte à la gloire d’un défunt [1]. Le regroupement de ces textes dans un ordre déterminé érige en quelque sorte le livre en véritable monument funéraire. Cette œuvre de circonstance s’est grandement multipliée au fil du XVIème siècle avec le développement d’une rhétorique du courtisan. Si nous trouvons évidemment des pièces funéraires dans des ouvrages antérieurs, le premier véritable tombeau recensé date de 1531, c’est celui dédié à Louise de Savoie, mère de François 1er.

Les tumulus rassemblent diverses formes poétiques comme le sonnet, l’épitaphe, l’ode, le distique, l’élégie, etc. Souvent écrits en plusieurs langues, le latin, le français et le grec, mais parfois l’hébreu, l’italien, l’espagnol, etc. Un bon exemple du genre est donné par le Tombeau donné à Marguerite de Valois, sœur de François 1er par les sœurs Seymour en 1551.[2] Le recueil s’articule autour d’une centaine de distiques latins composés par les sœurs Anne, Marguerite et Jane Seymour, filles du duc de Somerset. Chacun d’entre eux est accompagné d’une version en grec par Jean Dorat, d’une traduction en italien par Jean-Pierre de Mesmes, et de deux ou trois traductions en français par Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Nicolas Denisot ou encore Antoinette de Loynes.

Page de titre du tumulus pour Adrien Turnèbe

Tombeau donné à Marguerite de Valois (1551)

En 1565, la pratique est presque devenue un exercice obligé au décès d’une personnalité marquante. Adrien Turnèbe, décédé le 12 Juin 1565, a donc eu droit à son tombeau. Cet humaniste né aux Andelys en 1512 d’une famille de hobereaux écossais du nom de Turnbull (ce qui donna en français tantôt Tourneboeuf ou Tourneboue, tantôt Turnebus ou plus fréquemment Turnèbe) fut visiblement très admiré de ses condisciples. Il avait des prédispositions pour les études et son professeur l’helléniste Jacques Toussaint lui transmit son savoir. Il devint professeur d’humanités à Toulouse puis, protégé par le cardinal de Chatillon, accéda au collège des lecteurs royaux, à Paris, à la place de son ancien professeur Jacques Toussaint.

En 1551, il fut nommé imprimeur du roi pour le grec tout en conservant sa chaire au Collège Royal.[3] Ce double rôle de professeur du Collège Royal et d’imprimeur lui permit non seulement de publier les textes pédagogiques qu’il enseignait, mais aussi de mettre en avant son intérêt pour l’humanisme grec, et en particulier pour le courant néoplatonicien. Au cours des années 1551-55, il fut responsable d’une vingtaine d’éditions grecques. Il s’attacha à publier des documents qui n’étaient pas encore parus (certains provenant de manuscrits de la Bibliothèque Royale) et à proposer des versions améliorées des éditions précédentes. Il publia également un certain nombre de livres qui peuvent être liés à l’enseignement, tels que l’Enchiridion de Metris et Poemate de Hephaestion Alexandrinus, une édition des Sententiae, les tragédies de Sophocle, l’Iliade d’Homère, De piscatu et De Venatione d’Oppianus, ainsi que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

En réalité, il fit surtout œuvre d’éditeur scientifique plus que d’imprimeur car il avait confié les "Grecs du Roi" à l’imprimeur parisien Guillaume Morel avec lequel il s’était associé et ce dernier imprimera tous les ouvrages portant le nom d'Adrien Turnèbe.

Turnèbe devait néanmoins superviser l’impression car les éditions portant son nom ont une qualité typographique remarquable.  Nous avons sur nos rayons une édition, latine cette fois-ci, du De Agrorum conditionibus et constitutionibus limitum, livre d’arpentage romain, soigneusement imprimé en 1554 par Guillaume Morel mais portant le seul nom d’Adrien Turnèbe [4].

Page de titre du livre d’arpentage publié par Turnèbe

Le reprise des types "Grecs du Roi" par Turnèbe n’avait pas été une mince affaire. On sait que ces caractères d’imprimerie avaient été forgés par Claude Garamont mais ils étaient la propriété du trésor royal et les imprimeurs ne recevaient pas les poinçons mais seulement des matrices justifiées par Garamont. Lorsque Robert Estienne détenteur de la charge dut s’enfuir à Genève pour échapper aux poursuites des théologiens de l’université, il emporta les matrices. Son successeur Adrien Turnèbe envoya les huissiers chez Charles Estienne, fils de Robert, pour récupérer l’importante masse de caractères abandonnée sur place. Deux saisies seront nécessaires pour reprendre l’ensemble du stock.[5]

Mais revenons au Tumulus. L’ouvrage est intitulé Adriani Turnebi […], Tumulus, A Doctis quibusdam viris, è Graeco, Latino, & Gallico carmine excitatus. Il est imprimé par Fédéric Morel, tenant boutique au Franc Murier, rue Jean de Beauvais. Ce sont des poèmes inédits organisés dans une sorte de joute poétique. Les auteurs se doivent broder sur un thème unique : la personne du défunt et chacun rivalise en éloges et en finesse. Certains ont plus de facilité que d’autres. Dans le Tumulus de Turnèbe, c’est, nous semble-t-il, Pierre de Ronsard qui s’en sort le mieux ; Il donne un sonnet d’une grande beauté formelle : Comme la Mer, sa louange est sans rive. / Sans bord son los, qui luit comme un flambeau ; / D'un si grand homme il ne faut qu'on écrive, / Sans nos écrits son nom est assez beau ; / Les bouts du monde où le Soleil arrive / Grands comme lui, lui servent de Tombeau.

Sonnet de P. de Ronsard sur le Trespas d’Adrien Turnebe

La composition de l’exemplaire Barbier-Mueller est curieuse. Il rassemble 20 feuillets sur le même thème mais la signature des cahiers et le texte composé en losange qui fait office de colophon ne coïncide pas avec l’ensemble.  Un premier ‘’cahier’’ de 4 feuillets A4 regroupent en Ai la page de titre et au verso une poésie posthume inédite de Joachim du Bellay. Le deuxième feuillet n’est pas signé et contient une autre poésie latine de Du Bellay [6] et un poème en grec de Jean Dorat au verso. Le troisième feuillet est signé Aii et il contient au recto la traduction latine du poème de Dorat en regard de la version grecque, et au verso la suite en grec du même poème. Il y a donc une continuité du texte malgré l’interposition du feuillet non signé [7]. Le dernier feuillet non signé contient une composition de Jean Passerat au recto et une autre de Ronsard, au verso. L’ensemble semble être complet en 4 feuillets si on le compare aux deux exemplaires numérisés, celui de la BNF et celui de la Bibliothèque de Rome, ces exemplaires se terminant tous les deux par le sonnet de Ronsard.

Dans notre exemplaire, des pièces suivent le poème de Ronsard, signées B4, C2. Nous retrouvons cette suite dans un opuscule conservé à la BNF sous le titre In Adriani Turnebi obitum Joannis Passeratii Elegia, ad Dionysium Lambinum. (Complainte sur le trespas de Adrien Turnebe, par Jean Passerat Troïen, à Denis Lambin). A ceci près que le cahier A contenant l’élégie latine de Passerat n’a pas été conservée puisque notre exemplaire commence avec le cahier B.

Nous avons donc affaire à un exemplaire composite du tombeau d’Adrien Turnèbe regroupant des pièces parues séparément.

De fait, Geneviève Demerson a identifié 5 fascicules parue à l’occasion de la mort d’Adrien Turnebe qu’elle a classés en 3 catégories :

1/ Un premier ouvrage sans page de titre mais visiblement publié par Robert Estienne avec les lettres grecques issues de la fonte de Claude Garamont qu’il n’avait pas restituées au nouvel imprimeur royal pour le grec lorsqu’il quitta Paris pour Genève. Dans le contexte du litige entre Les Estienne et Turnèbe, on peut comprendre que Robert Estienne n’ait pas voulu voir son nom apparaitre sur l’hommage posthume, mais cela ne l’empêcha pas d’honorer la commande.

2/ un ensemble de trois plaquettes, toutes parues à Paris chez Fédéric Morel, composées par les professeurs royaux Jean Dorat, Denis Lambin et leurs amis.

3/ un cinquième fascicule composé par Leger du Chesnes également publié chez Fédéric Morel [8].

A notre avis, les trois plaquettes sorties des presses de Morel étaient faites pour paraitre regroupées en un seul volume puisque qu’un texte en forme de colophon cite l’ensemble de leurs auteurs (Sauf Du Bellay) [9].

Colophon : Distingué professeur… Jean Dorat et Denis Lambin, ses collègues, Pierre de Ronsard, Germain Vaillant de Pimpont, Jean Passerat, Alphonse Delbène, Nicolas Vergèce, ont, dans leur tristesse, érigé ce tombeau poétique en grec, en latin et en français le 18 Juin 1565

S’il y eut autant de pièces différentes pour un même tombeau, imprimées chez des éditeurs différents c’est que la mort de Turnebe entraina une vive polémique. En effet il avait choisi par testament d’être enterré sobrement dans le caveau des pauvres écoliers ce qui fit dire à certains, en plein conflit religieux, qu’il avait adopté la religion réformée. Une même polémique avait suivi la mort de Marc-Claude de Buttet sur le simple motif qu’il était décédé à Genève dans les bras de Théodore de Beze [10].

Des vers latins, où cette disposition du testament était paraphrasée parurent et furent affichés dans Paris. Un certain Gabriel Goniard de Soissons y répondit par d’autres vers latins[11] et la polémique s’amplifia. Vivant Turnèbe était un exemple, mort il pouvait devenir un instrument de propagande au service de chacun des deux camps : Chacun revendiquait le mort, écrira plus tard Jacques-Antoine de Thou, les tenants de l’ancienne religion et ceux qui professaient la nouvelle disaient qu’en mourant il avait penché vers tel ou tel parti et pensaient que son adhésion serait un argument de poids pour leur parti respectif[12]

Adrien Turnebe eut donc droit à plusieurs hommages rédigés par les différents partis.  On y inséra même des vers posthumes de Joachim du Bellay qui avait eu la curieuse idée, de s’amuser de la gloire de Turnèbe, quelques années auparavant. Ces vers latins sont inédits.

Vers de Joachim Du Bellay

Jadis Joachim du Bellay s’est amusé à faire ces vers sur Adrien Turnèbe : - Si Hermès nous accordait la gloire de l’éloquence, Pallas la science, les Piérides l’art des vers, je ne désirerais pas la parole aisée de Démosthène, je ne souhaiterais pas être ce que Platon fut lui-même, Je ne demanderais pas la muse du Méonien. - Alors quoi donc ? – Le triple titre de gloire du seul Turnèbe [13].

Jean Passerat donna pour ce recueil une longue et pesante élégie. Pourtant, il avait été le premier à se moquer de ces poèmes ampoulés qui n’apportaient rien à la gloire du disparu : S’il faut que maintenant en la fosse je tombe, / Qui ai toujours aimé la paix et le repos, / Afin que rien ne pèse à ma cendre et les os, / Amis, de mauvais vers ne chargez point ma tombe.

La pièce la plus intéressante de ce Tumulus est probablement le texte donné par Jean Dorat en grec, puis traduite en latin, intitulée Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort .[14] Il aurait été amusant que la pièce soit typographiée avec les "Grecs du Roi" que Turnèbe avait saisi chez Charles Etienne mais il semble qu’il s’agisse d’une autre police [15]. Les matrices de Robert Estienne resteront à Genève jusqu’à sa mort et retourneront en France qu’au XVIIème siècle. Entre temps les meilleurs graveurs imitèrent les "Grecs du Roi" et de nombreuses polices seront en circulation, comme celles de Granjon ou de Haultin.[16] En l'espèce, il semble bien qu'il s'agisse des Saint-Augustin grecs d'Antoine Augereau, gravés en 1532. Michel de Vascosan, le beau-père de Fédéric Morel, utilisait déjà ce caractère. [17]

Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort par Jean Dorat

Jean Dorat tente de calmer le débat. En face des deux clans rivaux, le professeur royal bat le rappel des humanistes, qui, par leurs célébrations doivent effacer le pénible sentiment causé par l’esprit revendicatif des deux confessions. Il évite toute référence religieuse et fait appel à Orphée et aux penseurs grecs : Il (Adrien Turnèbe) accompagne Orphée, Musée, Hésiode, Homère et les autres hommes de science qui sont aux bienheureux séjours. Peut-être même, au milieu d’eux, sous l’ombre épaisse d’un platane élyséen, son ombre se plaint-elle du sacrilège qu’elle a subi. Mais l’identité de la souffrance d’Orphée et de la sienne suffit à le consoler : leurs mœurs étaient semblables, leurs morts le sont aussi.

Pièces de Passerat, Vergèce et Delbene.

L’ouvrage donne aussi l’occasion à quelques versificateurs inconnus de sortir de l’anonymat. Ainsi Alphonse Delbene, abbé commendataire de l’Abbaye de Hautecombe en Savoie, ami de Ronsard et qui avait fait ses classes à Bourges avec Jean Passerat, offrit une prosopopée d’Adrien Turnèbe.

Dans ce recueil factice, c’est Nicolas Vergèce, grec crétois, autre ami de Ronsard qui aura le mot de la fin : Turnèbe vivra glorieux, et son œuvre avec lui, tant que les fleuves iront à la mer. (Vivet Turnebus inclytus, Ejúsque suscepti labores, In mare dum fluvii vehentur.)

Bonne journée,

Textor



[1] Voir Castonguay Bélanger, J. (2002). L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil. Études françaises, 38(3), 55–69. https://doi.org/10.7202/008383ar

[2] Voir Bibliotheca Textoriana 28 Avril 2021 - Quand les sœurs Seymour inspiraient les poètes de la Pléiade.

[3] Voir Natasha Constantinidou. Libri Graeci: Les livres grecs à Paris au XVIe siècle. Histoire du livre. Paris 2020. En ligne sur Hypothèses. https://histoirelivre.hypotheses.org/6422

[4] Voir Bibliotheca Textoriana du 12 Juillet 2020 - Un livre d’arpentage romain, …, l’exemplaire de William Cecil.

[5] Stock impressionnant, cf Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, Editions des Cendres 2022 pp. 154-158

[6] Ce feuillet n’est pas à sa place dans l’exemplaire collationné par Geneviève Demerson car il ne suit pas le premier poème de Du Bellay alors que le texte mentionne Ejusdem et qu’il doit donc venir à la suite.

[7] Geneviève Demerson signale des pages interverties dans l’exemplaire BNF qu’elle a consulté (Rés mYc 925). Les poèmes de Du Bellay ne se suivent pas – Le texte grec de Dorat est dans le désordre et deux poèmes de Leger du Chesne sont inclus dans le fascicule de Lambin, mais ces erreurs ne se retrouvent pas dans notre exemplaire. Geneviève Demerson, Polémiques autour de la mort de Turnèbe, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur la Réforme et la Contre-Réforme, In Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°2, 1975.

[8] Distingué des autres par Geneviève Demerson en ce qu’il apparait comme une œuvre prenant plus ouvertement le parti des Catholiques tandis que les autres recueils parus chez Morel sont l’œuvre d’humanistes plus ‘’neutres’’. Leger du Chesne (ou Duchesne) que l’on retrouve souvent dans les tombeaux littéraires de son époque, avait pour nom latin Leodegarius a Quercu ou Ludovicus Querculus. Né à Paris, il enseigna au collège de Bourgogne puis au collège Sainte Barbe.

[9] Il est possible qu’une autre plaquette ait été projetée ou qu’elle ait parue et se soit perdue depuis car le texte de Germain Vaillant de Pimpont n’apparait dans aucun de ces opuscules, à notre connaissance.  

[10] Cf Bibliotheca Textoriana, L’Amalthée de Marc-Claude de Buttet, gentilhomme savoisien. Mai 2024.

[11] Réimprimés par John Henry Seelen, dans la Dissertation sur la religion de Turnèbe, insérée dans ses Selecta litteraria (Lubeck, Boeckmann, 1726, in-8°.)

[12] J.A. de Thou, Historia sui Temporis, Londres 1733, II p. 467.

[13] Traduction Geneviève Demerson. Op. Cit.

[14] Traduction de Geneviève Demerson, Op.Cit. p. 100-103.

[15] Fédéric Morel avait commencé sa carrière comme correcteur dans l'imprimerie de Charlotte Guillard. Il y prépare notamment la publication du Lexicon graecolatinum de Toussaint (1552). En novembre 1552, il épouse Jeanne, la fille de l'imprimeur Michel de Vascosan. Cette alliance lui permet de s'établir imprimeur à Paris, rue Jean-de-Beauvais. Il publie de nombreux livres grecs, mais ne parait pas avoir détenu les Grecs du Roi

[16] Cf. Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, op. cit.

[17] Type de 90mm pour 20 lignes. Cf. Vervliet, Conspectus n° 345. Information aimablement communiquée par Rémi Jimenès. 

lundi 4 décembre 2023

Les Œuvres Poétiques des Dames des Roches (1579)

Madeleine Neveu et sa fille Catherine Fradonnet, dites les Dames des Roches, sont célèbres pour avoir animé un cercle littéraire à Poitiers vers 1570 et composé des œuvres dont les sujets sont tirés d’événements liés à ce cercle. Elles figurent ainsi parmi les rares femmes de lettres de la Renaissance, au côté de Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madeleine de l’Aubépine et quelques autres.

Page de titre des Oeuvres poétiques de Mes-Dames des Roches de Poetiers Mère et Fille, seconde édition. Avec une coquille sur la date (MCLXXIX pour MDLXXIX)

Epitre à Ma Fille de Madeleine Des Roches

Jean-Paul Barbier Mueller avait déclaré à propos de cet ouvrage, dont il possédait l’édition originale de 1578 : « Je serai content que ce mince volume fasse aussi plaisir à son futur possesseur qu’à moi, si heureux de l’avoir déniché [1]». Je comprends ce commentaire car je ne suis pas mécontent non plus d’avoir déniché un exemplaire de la seconde édition de 1579, en partie originale, de l’œuvre poétique des Dames des Roches. Volume certes imparfait mais, selon Jean Balsamo, il ne resterait que 7 exemplaires de l’édition de 1578 et 22 exemplaires de celles de 1579 dans les institutions publiques de par le monde [2].

Madeleine Neveu naquit vers 1520 dans les environs de Châtellerault où sa famille possédait des terres, notamment la métairie des Roches. Elle épousa un procureur originaire de Montmorillon, André Fradonnet et ils eurent ensemble 3 enfants dont seule Catherine, née à Poitiers en 1542, survécut.   Nous savons peu de chose de l’éducation de Madeleine mais il est certain qu’elle était inhabituelle pour une femme de la bourgeoisie de son époque.

Madeleine épousa en secondes noces François Eboissard, seigneur de La Villée, un gentilhomme breton, avocat au présidial de Poitiers qui lui assura une certaine aisance matérielle jusqu’à sa mort en 1558. Suivirent alors des difficultés financières aggravées par la perte de plusieurs propriétés des faubourgs de Poitiers, brulées durant les guerres de religion. (Ces maisons pouvaient bien valoir deux mille livres / Plus que ne m’ont valu ma plume n’y mes livres.)

Malgré ces vicissitudes, Madeleine poursuivit son objectif entièrement tourné vers l’éducation de sa fille qui montrait des dispositions singulières pour les études. Elle maitrisait l’italien et le latin au point d’être capable de traduire plusieurs textes latins, dont deux inédits en traduction, les Symboles de Pythagore et le Ravissement de Proserpine de Claudien [3]. Sa mère ambitionnait de la voir briller dans le domaine des lettres et elle y parviendra. [4]

Epitre à ma Mère de Catherine des Roches

Tobie, Tragi-comédie écrite par Catherine

 Le passage de la Cour à Poitiers en 1577 sera l’occasion pour les deux femmes de se faire connaitre. Les dames des Roches participent à différentes fêtes organisées pour l’évènement et composent des vers. Cette brusque faveur mondaine et non plus seulement savante les incite à publier leurs textes. Elles choisissent pour cela un tout jeune imprimeur parisien, issu d’une lignée déjà connue dans le métier du livre : Abel L’Angelier [5].

L’Angelier publie un premier recueil de 109 pièces en 1578 [6] : odes, sonnets, chansons et épitaphes, en rassemblant les poèmes de la mère en première partie puis ceux de la fille. La seconde édition ne tarde pas à paraitre l’année suivante sous le même privilège, preuve du succès du livre. Aux textes précédents sont ajoutés une Requête Au Roy et six sonnets de Madeleine, complétés par Catherine d’Un Acte de la Tragi-comédie de Tobie, de six sonnets et d’une chanson, soit 124 pièces. Jean Balsamo fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’un simple retirage de la première émission, augmentée des cahiers supplémentaires, mais bien d’une réimpression ligne pour ligne, avec d’autres caractères et d’autres ornements, présentant de notables variantes de ponctuation et d’orthographe et il regrette que, dans son édition critique, Anne Larsen n’ait pas véritablement étudié les liens entre les deux éditions, s’étant appuyée essentiellement sur la seconde [7].

Ecrit à quatre mains, et d’inspiration très ronsardienne, les poèmes n’en comportent pas moins une signature stylistique bien distincte. La mère est férue d’auteurs classiques, notamment d’Ovide et ses références mythologiques sont nombreuses et parfois pédantes. Elle préfère l'ode en hexa-, hepta- ou octosyllabes, et le sonnet en décasyllabes ou en alexandrins. Le style de sa fille est plus enjoué et plus naturel. Si les vers sont mieux tournés c’est aussi parce qu’une génération les sépare et que le français évolue vers plus de netteté. Elle s’essaie à une grande variété de genres où figurent surtout le sonnet, la chanson, le dialogue et le poème narratif. C’est Catherine qui est au centre de toutes les attentions. Les contemporains vantent autant son esprit que sa beauté. Si le cercle de Poitiers est l’œuvre de Madeleine, son succès est certainement dû à Catherine.  

En 1579, les dames des Roches parviennent au faîte de leur notoriété. Cette année-là voit débarquer à Poitiers une centaine de membres du Parlement de Paris, sous la présidence d’Achille de Harlay, afin de réformer les textes juridiques. Ce sont les Grands Jours qui vont durer du 10 septembre au 18 décembre 1579. Entre les séances de travail et pour se divertir, ces sévères juristes fréquentent le cercle des Dames des Roches. On connait l’anecdote fameuse de la puce que l’œil grivois d’un Estienne Pasquier, avocat du roi, découvrit sur le sein de Catherine [8]. Il s’ensuivit un bon mot que la compagnie repris en diverses variantes et joutes poétiques. Le tout fut recueilli par le poitevin Jacques de Sourdrai dans un recueil collectif paru en 1582 sous le titre La Puce de Madame des Roches. Ces Chantes-puce étaient des magistrats ou de doctes professeurs qu’on n’attend pas dans cet exercice, tel Barnabé Brisson, futur Président du Parlement, Joseph Scaliger, Odet de Turnèbe, Nicolas Rapin, Agrippa d’Aubigné, etc. Madeleine et Catherine des Roches y contribuèrent en donnant onze poèmes.

Au-delà de la qualité indéniable de leur style littéraire, les Dames des Roches s’inscrivent dans un mouvement que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Mesdames Desroches mère & fille ont cassé la glace et monstré le chemin à leur sexe de faire bien un vers dira François Le Poulchre de la Motte-Messemé dans son Passe-temps, dédié aux Amis de la Vertu. (1595)

Epitre aux Dames

Elles ont conscience qu’elles sont un exemple pour leur sexe et dès l’épitre introductive adressée aux Dames, Madeleine répond à celles qui lui conseillent le silence : Et si vous m'advisez que le silence, ornement de la femme, peut couvrir les fautes de la langue et de l'entendement, je respondray qu'il peut bien empescher la honte, mais non pas accroistre l'honneur, aussi que le parler nous separe des animaux sans raison. Elle enchaine avec une première ode sur le même thème : Noz parens ont de loüables coustumes, / Pour nous tollir l’usage de raison, / De nous tenir closes dans la maison / Et nous donner le fuzeau pour la plume.

Poème A ma Quenouille 
sur le dilemne pour une femme de devoir tenir son ménage ou la plume.

Chanson des Amazones

A la suite, plusieurs pièces du recueil sont des allusions plus ou moins directes à la difficulté rencontrée par les femmes à l’époque de composer et de se voir publiées dans une société presqu’exclusivement masculine. En réaction, elles revendiquent le droit de tenir la plume en même temps que le fuseau et Catherine écrit de jolis vers à ce sujet dans le poème La Quenouille : Mais quenoille m’amie il ne faut pas pourtant / Que pour vous estimer et pour vous aimer tant / Je délaisse du tout cette honnête coutume / D’écrire quelque fois, en écrivant ainsi / J’écris de vos valeurs, quenouille mon souci, / Ayant dedans la main, le fuseau et la plume.

Cette plume symbolise autant la plume de l’écritoire que la plume de l’aile de la liberté.

Elles font de cette revendication un combat conjugués au pluriel sur le thème des guerrières mythologiques dans la Mascarade des Amazones et la Chanson des Amazones : Nous faisons la guerre / Aux Rois de la terre / Bravant les plus glorieux, / Par notre prudence / Et notre vaillance.

Dialogue de la Pauvreté et de la Faim

Catherine surenchérit par l'intermédiaire de son héroïne calomniée Agnodice : Car en despit de toy j’animeray les âmes / Des maris, qui seront les tyrans de leurs femmes, / Et qui leur deffendant le livre & le sçavoir, / Leur osteront aussi de vivre le pouvoir…. Des hommes qui voyans leurs femmes doctes-belles / Desirent effacer de leur entendement / Les lettres, des beautez le plus digne ornement : / Et ne voulant laisser chose qui leur agrée / Leur ostent le plaisir où l’âme se recrée / Que ce fust à l’envie une grand’cruauté / De martirer ainsi cette douce beauté.

Liberté d’écrire mais aussi liberté sexuelle. La poétique amoureuse de Catherine révèle un esprit contestataire nouveau. Elle soutient que la relation homme/ femme ne doit pas être tournée vers le seul désir masculin et le mariage. Il est presque étrange que l’ouvrage ait passé la censure avec de telles idées ! Elle se met en scène dans le Dialogue de Sincero et de Charite où Charité (La Grâce) refuse la sujétion conjugale. L’amoureux transi Sincero n’est que le faire-valoir de la belle, prétexte à des jeux de l’esprit [9]. Ce manifeste sera mis en pratique dans la vie réelle puisque Catherine, pour se vouer à ses écrits, ne se maria pas.   

Autre thème qui ne manque pas de surprendre, Catherine s’intéresse aux plus démunis dans le Dialogue de la Pauvreté et de la Faim qui dresse un tableau réaliste des disparités entre riches et pauvres en cette période troublée par les misères de la guerre civile. La Faim déclare :  Je m’en vais chez les paysans du Poitou ; il semble qu’ils vivent de faim comme les autres en meurent : depuis que la guerre m’y mena, je n’en ai guère bougé.

Après une dernière édition des Œuvres et des Secondes Œuvres parue à Rouen en 1604, les écrits des Dames des Roches vont tomber dans l'oubli pour n’être redécouverts qu’au siècle dernier. Aujourd’hui, elles ont retrouvé leur juste place : Les idées novatrices traitées dans les poèmes, le charme de la langue et cette complicité littéraire entre une mère et sa fille, en font un cas unique pour le XVIème siècle. Complicité qui se termine étrangement le même jour, par la mort des deux poétesses lors d’une épidémie de Peste à Poitiers, en Octobre 1587.

Bonne Journée,

Textor



[1] Commentaires cités dans le catalogue Christie’s de la première vente Barbier-Mueller du 23 Mars 2021 à propos du lot 19, un exemplaire de l’édition originale de 1578.

[2] Jean Basalmo, Abel Langelier et ses dames…. In Des femmes et des livres. Publication de l’Ecole des Chartes, 1999 (en ligne). N. Ducimetière porte ce nombre à 25. (In Mignonne, Allons Voir… – Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller n°72)

[3] Catherine aurait pu aussi être à l’origine de la traduction des Offices de Cicéron, œuvre bilingue parue à Chambéry chez François Pomar en 1569. Le traducteur signe la préface des initiales CDR et Jean-Paul Fontaine y voit la signature de Catherine des Roches, mais la spécialiste américaine des Dames des Roches, Anne Larsen, en doute car elle ne reconnait pas son style.

[4] George Diller - Les Dames des Roches. Étude sur la vie littéraire à Poitiers dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Paris, Droz, 1936.

[5] Jean Balsamo pense que c’est l’imprimeur parisien qui est venu les solliciter et non pas l’inverse mais il n’en explique pas la raison sinon par le fait qu’Abel Langelier débutait et était un parfait inconnu vu depuis Poitiers. 

[6] J. P. Barbier-Mueller, MBP, IV-5, 54 ; Brunet, IV, 1342. N. Ducimetière, Mignonne…, 72 ; Diane Barbier-Mueller, Inventaire…, 211 ; Tchemerzine, II, 908a ; Balsamo-Simonin, Abel L’Angelier , n° 26 ; FVB - 1565b.

[7] Anne R. Larsen in Madeleine et Catherine des Roches, Les Œuvres, Edition critique - Genève, Droz éditeur, 1993.

[8] Estienne Pasquier a profité du grand retour du décolleté carré dans la mode féminine du début des années 1580, après 20 ans de col monté qui se termine par une fraise en dentelle.  Il est donc possible que l’anecdote de la puce ne soit pas apocryphe.

[9] Selon Nicolas Ducimetière, suivant George E. Diller, Sincero, qui occupe une bonne place dans l’œuvre de Catherine des Roches, pourrait être Claude Pellejay, conseiller du Roi et maître ordinaire en la chambre des Comptes, l’un des admirateurs érudits qui fréquenta le Cénacle de Poitiers.

La marque au sacrifice d'Abel. 
Un livre imprimé avec soin par Abel L'Angelier avec des caractères qui paraissent neufs.