dimanche 9 octobre 2022

Claude Garamont et les Grecs du Roy (1551)

 La belle exposition qui se tient actuellement à la Bibliothèque Mazarine sur Claude Garamont [1] me donne l’occasion d’évoquer ce typographe hors norme pour lequel les recherches récentes de Rémi Jimenes apportent un éclairage intéressant et des informations nouvelles [2].

Claude Garamont était tailleur de lettres et fondeur de caractères typographiques ; il a fourni nombre de ses confrères du quartier de la rue St Jacques à Paris, si bien que nous avons souvent dans nos bibliothèques, sans toujours le savoir, des ouvrages issus de son travail ou de celui de ses imitateurs. Universellement connu, le caractère typographique Garamond (avec un d) a eu un destin étonnant, au fil des attributions erronées, des renaissances, de multiples réinterprétations.

Les Grecs du Roy

Claude Garamont

Dans cette décennie 1525-1535, l’imprimerie est en plein essor, protégée par le roi lui-même qui s’attache à doter son pays d’une lettre typiquement française. Ainsi progressivement, les ouvrages imprimés le sont de moins en moins en lettres gothiques pour adopter le style humaniste venu d’Italie : le romain. Garamont accompagnera pleinement cette volonté politique.

Claude Garamont est né à Paris d’un père certainement breton qui s’appelait Yvon Garamour, patronyme qui se rencontre parfois dans le pays léonard. Son père travaillait déjà comme ouvrier dans les ateliers d’imprimerie de la capitale et il plaça tout naturellement son fils chez un maitre de cette corporation : Antoine Augereau, lui-même ancien élève d’André Bocard, dont les lettrines historiées sont célèbres [3].

Dans un mémoire rédigé à la fin de sa vie, en 1643, Guillaume Le Bé indique que les lettres romaines de bas de casse utilisées à Venise par Alde Manuce furent imitées par les Français à partir de 1480 environ ; il cite Antoine Augereau parmi les promoteurs de cette innovation et signale qu'en 1510 Claude Garamont était son apprenti. Cette date parait bien précoce, d’autant que le nom d’Augereau, en qualité d'imprimeur, n’apparaît pour la première fois qu’en 1532, sur la première partie d'une traduction d'Aristote par Sepulveda, publiée par Jean II Petit. L'année suivante, en 1533, après le décès de son beau-père André Bocard et désireux de faire une carrière d'éditeur indépendant, Augereau s'installe rue Saint-Jacques. Il est proche du milieu réformiste, éditant, entre autres, le Miroir de l'âme pécheresse de Marguerite de Navarre ainsi que d'autres ouvrages jugés hérétiques qui vont le conduire au bûcher en 1534, lors de l’affaire des Placards.

Après la brutale interruption des presses d’Augereau, Garamont se trouve sans maitre de stage. Il est possible qu’il ait continué sa formation chez Simon de Colines, comme le croit Vervliet, car cet imprimeur travaillait fréquemment en collaboration avec Augereau, à moins qu’il ne soit devenu financièrement indépendant comme le pense Rémi Jimenes car il est déjà marié, ce qui n’est pas autorisé aux apprentis, et il a déjà les moyens financiers de racheter le matériel typographique d’Augereau.

Le métier de graveur et de fondeur de lettres est un métier délicat qui demande des années d’apprentissage et de pratique. Le plomb est un métal très tendre, qui ne supporterait pas la pression d'une presse typographique. Aussi y ajoute-t-on de l'antimoine, afin d'obtenir un alliage plus dur. Le mélange du plomb et de l'antimoine étant incompatible, il faut rajouter de l'étain. Le plomb typographique est donc un alliage d’environ 70 % de plomb, 25 % d'étain et 5% d'antimoine variable d’un fondeur à l’autre. Mal dosé, le caractère typographique peut rétrécir en refroidissant. Les Maitre-fondeurs sont donc très recherchés par les imprimeurs et Claude Chevallon ou son épouse Charlotte Guillard, une des rares femme du XVIème siècle à diriger une imprimerie [4], recrute Claude Garamont dans l’atelier du Soleil d’Or vers le milieu des années 1530. Il exerce plus précisément dans une dépendance de l’atelier, une maison à l’enseigne de la Queue de Renart, en face de St Benoist le Bétourné. Sans doute que les clients, protes et correcteurs n’appréciaient guère les vapeurs de plomb.

Le style des lettres Garamond est reconnaissable entre tous, ce sont des types de la famille des garaldes d’une grande finesse qui donnent une ligne fluide et équilibrée. Parmi les caractéristiques uniques de ses lettres pour le romain, on trouve la petite panse du « a » ou le petit œil du « e ». Cette police possède aussi l’avantage d’être économe en encre. Mais c’est avec la police des lettres grecques que Garamont s’est fait connaitre.

Lettrine tout droit sortie des décors de Fontainebleau

La Gravure des Grecs du Roy s’inscrit dans un ambitieux chantier éditorial lancé par le conseiller du roi Pierre du Chastel à la fin des années 1530 : Publier l’ensemble des textes manuscrits de la Bibliothèque du Roi pour préparer la création d'un futur collège royal. François 1er ordonne le 17 janvier 1539 la création d'une imprimerie financée par le Trésor et spécifiquement dédiée à l'impression des textes grecs. Il en confie la gestion à un humaniste d'origine allemande, Conrad Néobar, qui exerçait jusqu'alors une activité de correcteur dans l'imprimerie de Chrétien Wechel. Néobar devient ainsi le premier imprimeur du roi en langue grecque. Grâce à la recommandation de l'aumônier du roi, Jean de Gagny, Claude Garamont est chargé d'accompagner la création de cette imprimerie : tous les caractères de Conrad Néobar seront ainsi fondus par ses soins, il s’agit de lettres sur corps de Saint Augustin (l’équivalent d’un corps 13) très largement inspirés d’un caractère gravé en 1532 par son maitre Augereau. L’équipe est installée par le pouvoir royal dans l’hotel de Nesle, situé sur les bords de Seine, face au Louvre, à l’emplacement où se dresse aujourd’hui le pavillon ouest de la Bibliothèque Mazarine.

Néobar n’aura pas l’occasion de faire un grand usage des poinçons de Garamont puisqu’il meure l’année même de leur création et le titre d’imprimeur pour le grec passe à Robert Estienne, tandis que la première police de Grecs est reprise par André Bogard, un neveu de Charlotte Guillard. Garamont reçoit donc une nouvelle commande de caractères dont le contrat précise qu’ils doivent imiter l’écriture d’un copiste crétois recruté pour le projet : Ange Vegèce. Cette police est le chef d’œuvre de Garamont  

Pour illustrer les grecs du Roy, voici un exemplaire de l’Histoire Romaine de Dion Cassius, publié en 1551 par Robert Estienne. Entièrement en grec, excepté le titre, grec et latin, et l'adresse de l'imprimeur, c’est un exemplaire de premier tirage du dernier livre imprimé par Robert Estienne à Paris, avant son exil à Genève. Sur le second tirage, le nom d'Estienne disparaît du titre. Il s’agit de l’editio princeps de l'Epitome de Dion Cassius, composée par le moine Jean Xiphilin au XIème siècle, elle constitue la seule source historique pour les livres LXI à LXXX de Dion de Nicée, qui ont été perdus ; ils traitent des années 54 à 229 de l'Empire Romain, couvrant la fin du règne de Claudius et l'avènement de Néron jusqu'à la fin du règne d'Alexandre Sévère, en passant par les règnes de Galba et Othon, Vespasien et Titus, Domitien, Nerva et Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux, Marc Aurèle, Commode, etc.

Nous retrouvons sur la page de titre de cet ouvrage les mentions qui apparaissent sur tous les titres de la série : L’indication que la copie imprimée provient directement d’un manuscrit de la Bibliothèque du Roi, « Ex Bibliotheca Regia ». (Pour le Dion Cassius, la mention est même rappelée par le doreur sur le titre au dos de la reliure !). Son caractère exclusif est indiqué par la formule « Cum privilegio regis », avec le statut de l’imprimeur (« Typographi Regii ») et l’origine de la typographie (« Regiis Typis »). La page de titre comporte aussi la marque de l’imprimeur royal, un basilic, symbole qui joue sur la traduction grecque du mot « Roi » (Basilius).

Page de titre du Dion Cassius

Marque au basilic

Titre du dos de la reliure

L'ouvrage est remarquablement imprimé en Grecs du Roi, dans une fonte Gros-Romain 118 (équivalent à un corps 16), police achevée en 1543. C’est seulement en 1546 que Garamont termine la gravure du deuxième corps de Grecs, un Cicero de corps 9, utilisé pour l’impression du Novum Testamentum de Robert Estienne de 1546 qui décline en très petit format les innovations graphiques précédentes. 

Sur le plan esthétique les Grecs du Roy constituent une réussite totale. Les lettrines mêmes sont une véritable innovation sur le plan ornemental : « Dépourvues d’encadrement, elles sont ornées d’un décor de rinceaux blancs exubérants déposé sur un fond de même couleur. La lettrine affiche ainsi un ‘‘gris typographique’’ c’est-à-dire un rapport entre le noir de l’encre et la blancheur du papier, identique à celui du texte, créant une harmonie parfaite de la mise en page [5]».

Un document nous apprend que les éléments décoratifs utilisés par Robert Estienne, « lettres grises et chapiteaux » (Bandeaux) ainsi que les marques typographiques de l’imprimeur sont la propriété du roi, au même titre que les poinçons et les matrices. Anna Baydova a pu attribuer formellement certains éléments de ces décors au peintre Jean Cousin, notamment les encadrements des Canons d’Eusèbe et du Novum Testamentum de 1550. [6] Ce style bellifontain sera souvent imité pendant toute la seconde moitié du XVIème siècle.

Bandeau tout en arabesque et lettrine agrémentée de grotesque.

Il est rare que j’achète un livre dans une langue que je ne parviens pas à lire. J’ai fait une exception pour ce Dion Cassius pour une seule raison : l’esthétique de la page.

Bonne journée,

Textor


[1] De Garamont aux Garamond(s) une aventure typographique. Bibliothèque Mazarine du 30 Septembre au 30 Décembre 2022.

[2] Rémi Jimenes, Claude Garamont, typographe de l’humanisme. Avant-propos d’André Jammes. Edition des Cendres, 2022.

[3] Voir Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. Atelier Perrousseaux, 2005, p.153.

[4] Lire la passionnante biographie que Rémi Jimenes a consacré à Charlotte Guillard : Charlotte Guillard - Une femme imprimeur à la Renaissance – Préface de Roger Chartier - Presse Universitaire François Rabelais, 2018

[5] Rémi Jimenes op. cit. p. 149.

[6] Anna Baydova, Illustrer le livre. Peintres et enlumineurs dans l’édition parisienne de la Renaissance. Tours, Presse Universitaire François Rabelais. (A paraitre)