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samedi 23 août 2025

Luca di Domenico, imprimeur à Venise au XVème siècle.

Un bel in-folio imprimé à Venise en 1482 a rejoint la bibliothèque des incunables. L'ouvrage rassemble les Sermons du pape Léon 1er dit le Grand (Toscane, vers 390 – Rome, 461),  père de l’église et grand orateur, canonisé à la fois par l'Église catholique et l'Église orthodoxe, connu pour être l’auteur de nombreux sermons et lettres dogmatiques et pour avoir participé au concile de Chalcédoine en 451. L'histoire a retenu sa rencontre avec Attila, roi des Huns, afin de l'empêcher qu’il ne marche sur Rome.

Les Sermons de Léon le Grand, Venise 1482. 

La typographie de Luca di Domenico

La lettre introductive de Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II.

Il s’agit de la 6ème édition incunable après celle publiée à Rome par Sweynheim et Pannartz en 1470 ; Elle n’est pas particulièrement rare, il en est conservé 126 exemplaires dans les institutions publiques, principalement en Italie.

L’ouvrage de 128 feuillets à 38 lignes, chiffrés a-c10 d-o8 p10, est à grande marge (295x204 mm) avec des espaces de 2 à 8 lignes laissés libres pour les initiales peintes. Certains ont été remplis récemment par un calligraphe maladroit, heureusement limités à quelques feuillets.

Le premier feuillet est blanc, sans titre, suivi au feuillet chiffré a1 de l'épître dédicatoire de l’éditeur scientifique Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II. Elle figurait déjà dans l'édition romaine de 1470. Ce lombard d’origine se fait remarquer par le cardinal Bessarion et devient Evêque d’Accia puis d’Aléria en Corse, sans jamais accoster dans l’Ile de Beauté. Il est connu pour avoir été proche des imprimeurs Arnold Pannartz et Conrad Sweynheim et avoir recherché les manuscrits de l’Antiquité pour les corriger et les faire imprimer, ce qui lui valut le poste de bibliothécaire de la Bibliothèque Vaticane créée par le pape Nicolas V et agrandie par ses successeurs.

Au feuillet p2v, après les sermons de Léon 1er et quelques lettres, figure le Symbole de Nicée (Symbolum Nicenum) autrement dit le crédo chrétien, accompagné d’un commentaire sur ce texte.

Au feuillet p10r, l’imprimeur a laissé au colophon la mention suivante : Divi leonis papae viri Eloquentissimi ac sanctissimi sermones Lucas Venetus Dominici filius Librariae artis pitissimus solita diligentia impraessit. Venetiis Anno Salutis MCCCLXXXII Septimo idus Augusti.

Colophon

Beaucoup d'éditions imprimées par Luca di Domenico
 ont un registre final présenté sous cette forme. 

Cette édition est l'œuvre de Luca di Domenico (Lucas Venetus), imprimeur issu d’une vieille famille vénitienne qui fut très actif à Venise à partir de l’année 1480 pendant une période assez courte. Il s'est distingué par la production de romans de chevalerie en vers (En ottava rima) de textes de dévotion ou théologiques et de quelques œuvres de classiques latins ou grecs.

L’utilisation de l’expression artiste pitoyable a de quoi surprend et pourrait laisser penser qu’il y a une coquille pour piissimus, artiste très pieux, ce qui serait plus en rapport avec le thème de l’ouvrage. Toutefois, dans les Commentaires de Pierre Lombard par Aegidius Romanus imprimé en gothique textura quelques mois auparavant, en Mai 1482, Luca di Domenico reprend ce qualificatif de pitoyable (Lucas Venetus Dominici filius librarie artis pitissimus) tout en ajoutant qu’il l’a imprimé avec grand soin et diligence (summa cura et diligentia). Il ne s’agit donc pas d’une coquille mais d’une marque d’humilité, sans doute, pour un artisan qui, par ailleurs, n’hésite pas à louer l’art magnifique des imprimeurs.

Luca di Domenico n’a, semble-t-il, pas beaucoup intéressé les biographes jusqu’à présent et il est bien difficile de trouver des informations à son sujet. La seule chose certaine est qu’il est né dans la cité des Doges, d’un père lui-même vénitien appartenant sans doute à la meilleure société de la ville. Ce n’est pas si courant dans ces premières décennies de l’imprimerie où les imprimeurs exerçant à Venise sont pour la plupart d’origine extérieure à l7a ville. La majorité d’entre eux sont germaniques, à l’image du premier imprimeur vénitien, Johann de Spire, mais d’autres communautés étrangères ont également contribué au développement de l’imprimerie, les milanais, les florentins, ceux de Montferrat ou encore le français Nicolas Jenson.

Même son nom n’est pas fixé de manière uniforme dans les grandes bibliothèques mondiales. Il faut dire que ses impressions sont rares, moins d’u7ne vingtaine de titres sont recensés par l’ISTC [1] sur une très courte période allant de 1480 à 1485. 

Les anciennes bibliographies d’incunables (Goff L134; HC 10012, etc) lui donnent différents noms :  Lucas Dominici - Lucas Dominici filius, Venetus - Lucas Venetus - Luca di Domenico ou encore Maestro Luca.

La Bibliothèque Nationale de France a choisi de le dénommer Luca di Domenico, faisant ainsi du prénom de son père un patronyme. La British Library l’a enregistré plus prudemment sous la dénomination qui figure sur la plupart des éditions en latin : Lucas Venetus Dominici filius. (Lucas de Venise, fils de Domenico). Dans plusieurs colophons filius est abrégé en un simple f.  Son nom est presque toujours associé à celui de son père dont il parle au passé et qui avait dû mourir quelques temps avant qu’il ne s’installe.

Dans les ouvrages imprimés en italien, il se fait appeler Luca Veneziano, Luc de Venise, ce qui semble démontrer que le nom Domenico n’était pas un patronyme, mais il est vrai que l’on trouve dans la Vita della Vergine Maria (Vie de la Vierge Marie) d’Antonio Cornazzano du 17 Février 1481 : Maestro Luca di dominico Venetiano in Venetia.

L’examen des colophons est intéressant car ils diffèrent sensiblement d’un livre à l’autre, l’imprimeur adaptant son texte à chaque ouvrage, nous donne ainsi quelques brides d’information sur son travail ou sur lui-même.

Dans le poème narratif il Filostrato de Boccace publié vers 1481, la fin du texte suit la forme de l’œuvre c’est-à-dire l’ottava rima pour glorifier le nom de l’imprimeur :

Mirabil cosa e cierto la pictura / & quella che subantiquo era in gran pregio / larchitectura dico in ciascun canto / ma cui l'efecto de l'arte prochura / meritan gli impressori un nobil segio / tra quali maestro Luca porta il vanto.

Que nous pourrions traduire approximativement par : La peinture est une chose vraiment admirable / et celle qui, dans l'Antiquité, était très appréciée / l'architecture, je le dis dans chaque chant / mais l'effet de leur art procure aux imprimeurs une place noble / parmi lesquels le maître Luca porte la gloire.

Nous retrouvons cette même intégration de son nom au poème dans une autre œuvre en ottava rima : Oger le Danois. Une épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne. Là encore la dernière strophe est une sorte de colophon donnant le nom de l’imprimeur : Luca l’imprima de sa propre main / subtile d’esprit et encore plus d’inventivité / Domenico était son père vénitien / et si vous voulez savoir l’année, / en l'an mil quatre cent quatre-vingt, le troisième jour d'octobre, on le chante.[2]

La production de Luca di Domenico touche trois domaines distincts, de nature très variée pour ne pas dire contradictoire : D’un côté les épopées en vers italiens (Ottava rima), sorte de romans de chevalerie versifiés, très en vogue à la fin du XVème siècle, de l’autre des classiques latins destinés aux universitaires. Enfin, des textes religieux et des livres de dévotion.

Qu’y a-t-il de plus éloigné de l’humanisme que la chevalerie ? Le renouveau des lettres antiques, et l’éloge des armes médiévales ne font pas bon ménage, et d’ailleurs les humanistes ne se sont pas privés de condamner la culture chevaleresque, produit grossier de l’âge « gothique » qui fait suite à la chute de Rome aux mains des barbares.

Quoiqu’il en soit, dès les débuts de son activité Luca di Domenico parait se spécialiser dans ce genre de l’épopée en vers. Les ouvrages que nous pouvons inclure sous ce thème représentent la moitié de sa production (10 titres). Nous y trouvons l’Histoire de Merlin (1480), et les aventures d’Ogier le Danois (1480). Tous deux au format in-folio, format qu’il abandonnera pour cette catégorie de textes. Suivrons le Philostrate de Boccace (1481) en ottava rima, et du même auteur la Nymphe de Fiesole (1482), le Libro chiamato Dama Rovenza (1482) du cycle de Charlemagne et Renaud de Montauban, toujours en vers italiens, dont il ne reste plus qu’un seul exemplaire dans la Bibliothèque du Vatican. Il poursuit sur sa lancée en 1483 et 1484 en publiant l’Histoire de Troie et un ouvrage aujourd’hui perdu dont le titre était peut-être Libro chiamato Persiano quall tratta de Carlo Magno et de tutti li paladini, ou bien simplement Persiano figliuolo di Altobello (Le Persan, fils d’Altobello) de Francesco Cieco Da Firenze.

Cette édition, citée par Brunet [3], aurait été imprimée pour la première fois par Luca di Domenico en 1483 mais aucun exemplaire n’existe dans aucune bibliothèque du Monde. La seule référence à l’ouvrage est la stance ajoutée par l’imprimeur Christophorus de Pensis de Mandello, dix ans plus tard en 1493, puis reprise dans les éditions successives :

Sachez, Bonnes gens, que Maitre Luca fils de Domenico l’a vraiment imprimé pour que s’accordent à tort la Rose (de Venise) et le Lys (Rouge de Florence - il Giglio) et il était aussi compétent et prudent dans cet art / (qu'il) abordait tout avec sagesse, gentillesse et humanité / (car) il était Vénitien de sang ancien. Et cette belle histoire fut transcrite en l’an mille quatre cents quatre-vingt-trois.[4]

Page finale du Persiano figliuolo di Altobello imprimé par Christophorus de Pensis en 1493, citant l’édition antérieure de Luca di Domenico. (Image numérisée par la BEIC)

Après les Romans de Chevalerie, ce sont les livres religieux qui représentent le plus grand nombre d’éditions (7 titres). Des livres de dévotion, au format in-quarto comme la vie de la Vierge Marie (1481) ou un confessionnal, des textes des pères de l’Eglise incluant les œuvres de Saint Cyprien ou les Commentaires des Sentences de Pierre Lombard (1482). Sans oublier les Sermons du Pape Léon le Grand, publiés cette même année 1482, année de sa plus grande production avec pas moins de 6 impressions.

Enfin, la dernière catégorie, en nombre très limité (4 titres) est représentée par les deux éditions successives des Declamationes de Quintilien, par le Traité d’Hermétique du pseudo Hermès Trismégiste édité pour la première fois par Marcile Ficin en 1471 et par un ouvrage d’un juriste contemporain, Laelianus Justus.

Visiblement Luca di Domenico ne travaillait pas pour l’Université mais trouvait sa clientèle chez les familles patriciennes de Venise friandes de romans courtois.

Il avait à cœur de soigner son travail et de rechercher le meilleur support pour l’impression de ses textes. Les Sermons de Léon 1er en attestent. L’imprimeur a utilisé un papier fort, à vergeures serrées, caractéristique du papier italien. Ces feuillets proviennent de sources diverses. Nous avons identifié au moins trois filigranes distincts indiquant qu’il se fournissait localement soit à Venise même, soit dans le pourtour de la lagune.

Ainsi une lettre L apparait à plusieurs reprises sur le premier tiers de l’ouvrage et sur le premier feuillet blanc. Presque tous les papiers portant ce logo sont d’origine italienne nous dit Briquet.  On le retrouve dans des documents datés de 1477 et 1479 et plus spécifiquement à Venise.[5]

Un autre filigrane en croissant de lune pourrait avoir été fabriqué dans la ville voisine de Trévise. Trévise est un centre typographique de faible importance, 113 éditions ont été recensées entre 1471 et 1500 compte tenu de la concurrence de la cité des Doges. En revanche, ce fut un centre de production de papier important dès le XIVème siècle, stimulé par le développement de l’industrie typographique de sa voisine.  Ce croissant de lune fortement bombé n’est pas dans le Briquet, il est proche du n°5208.


Filigranes des papiers utilisés par Luca di Domenico

Enfin une dernière marque dans le papier apparait vers la fin de l’ouvrage. C’est un volatile aux pattes palmées qui est très proche de Briquet n° 12133. Là encore, ce filigrane se retrouve dans des documents de Trévise de 1481. Donc, un papier de fabrication récente, aussitôt utilisé par l’imprimeur.

L’activité de Luca di Domenico s’interrompt brusquement en 1485, avec, il est vrai, une nette diminution des parutions dans les deux années précédentes.

A-t-il rencontré des difficultés financières ? Une concurrence de confrères plus efficaces ? La guerre commerciale semble rude dans la cité des Doges. Dès la mort de Johann de Spire en 1470, de très nombreux ateliers s’installent dans la lagune. Dans les années 1480 plus d’une cinquantaine d’officines sont actives simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuelles, parfois plus.

Quand Luca di Domenico publie Uberto et Filomena, un autre imprimeur de Venise, Antonio de Strata, venait de sortir le même titre moins d’un an auparavant. L’activité de ces ateliers est extrêmement instable et précaire, comme le montre le grand nombre d’imprimeurs qui ne poursuivent par leur activité dans la ville au-delà d’un an [6].

Peut-être, simplement, Luca di Domenico est-il mort de la peste qui sévissait dans la cité cette année-là et qui emporta le Doge Giovanni Mocenigo ? Nous n’en savons rien. Il ne nous reste que son travail soigné, ces belles pages aux caractères typographiques parfaitement alignées.

Bonne Journée,

Textor



[1] Incunabula Short Title Catalogue de la British Library à l’entrée Lucas Venetus

[2] Luca limpresse con sua propria mano / Domenico fu il padre venitiano / et se voi saver lano/  del mille quattro cento con otanta / el zorno terzo de octubre si canta.

[3] Brunet cite l’édition de 1493 tout en donnant une mention qui n’y figure pas et qu’il a dû prendre dans une édition postérieure : Luca di Domenico figlio lo stampo in prima nel mille quattrocento ottante trene. Voir Brunet Manuel du Libraire pp. 322, à l’entrée Francesco da Fiorenza.

[4] Perché voi sapiate o bona gente / maistro luca de dominico fiolo / Si la fatto in stampa veramente / perché s’acorda a torto la rosa [i.e. Venise] e ‘l ziglio [i.e. Florence] ed era in questa arte saputo e prudente / ad ogni cosa darebbe di piglio / sapiente, piacevole e umano / del sangue antico egli è veneziano.  / i stralata fu la bella storia / Nel mile quatrocento ottenta trene….

[5] La lettre L est répertoriée par Briquet au numéro 8282.

[6] Voir la thèse de Catherine Rideau Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Champ Vallon, 2018.


Annexe : Liste des éditions de Luca di Domenico 


jeudi 14 septembre 2023

Une presse éphémère : l’imprimerie de la collégiale Saint Victor près de Mayence. (1549)

 Il y a une dizaine d’années, la librairie Paul Jammes, à Paris, avait consacré un catalogue entier aux presses privées installées chez un particulier ou dans une institution religieuse [1]. L’exemple le plus connu de ces presses est celui de la Correrie, dans le monastère de la Grande-Chartreuse, qui fonctionna sous l’impulsion de Dom Innocent Le Masson pendant une vingtaine d’années.

Il en existe bien d’autres, le catalogue réunissait 132 lots, comme cette imprimerie du couvent de St François de Cuburien, près de Morlaix, en Bretagne (1575), l’imprimerie Huguenote de Duplessy-Mornay dans son château de la Forest-sur-Sèvres (1624), les impressions du Chasteau de Richelieu réalisé sous l’impulsion de Jean Desmaret de Saint-Sorlin pour le frère du Cardinal (1653), les productions de l’abbé Gerbert issues de son abbaye de Saint Blaise en Forêt Noire (1758), la Strawberry Hill Press de M. Horace Walpole (1772),  la presse privée de Benjamin Franklin à Passy (1781), l’imprimerie de Du Pont, député de Nemours, en son hotel de Bretonvilliers, Isle St Louis (1791), la presse privée de la Duchesse de Luynes à Montmorency (1800), l’imprimerie particulière de M. Thomassin à Besançon, dont Charles Nodier collectionnait les exemplaires,  etc … Le catalogue y associe même les ouvrages composés avec les nouveaux caractères de Pierre Moreau (1640) car ils sont cités dans le catalogue de Lottin. 

La marque au Pélican de François Behem

L’adresse de Saint Victor près de Mayence

Imprimeries Particulières, Catalogue Paul Jammes, Paris

Auguste-Martin Lottin, imprimeur du Roi, avait fait installer en Mai 1765 une petite presse typographique à Versailles pour enseigner au Dauphin, futur Louis XVI, l’art typographique. Il rédigea ensuite un Catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de Paris (1789) dans lequel une douzaine de colonnes sont consacrées aux imprimeries particulières.

Emmanuelle Toulet [2] nous propose une définition de ces ateliers fugitifs qui fonctionnaient souvent sans privilège ni autorisation du pouvoir royal et sans souci de rentabilité. Ils étaient établis par des personnalités qui n’appartenaient pas au milieu de l’imprimerie et n’avaient pas de compétence technique. Ces personnalités choisissaient les textes, assuraient le financement, réunissaient le matériel nécessaire, l’installaient dans un lieu privé, recrutaient les ouvriers qualifiés, organisaient les opérations et décidaient des tirages, généralement peu élevés.

Ces presses étaient tolérées mais n’avaient aucune existence légale. En France, un arrêt de 1630, qui ne fut pas vraiment appliqué, précisait même que « sa Majesté fait défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, à tous chefs et supérieurs des collèges, couvents et communautés d’avoir à tenir dans aucune maison particulière … aucunes presses et imprimeries… ».

Bien qu’assorti, pour certains titres, du privilège impérial, c’est à cette catégorie des presses particulières que nous pouvons rattacher une série d’ouvrages religieux parus entre 1540 et 1552, portant tous l’adresse de la collégiale Saint Victor près de Mayence (Allemagne) et pour lesquels, il semble que l’initiateur en ait été uniquement un certain Johan Dobneck, dit Cochlaeus. 

Page de titre du De Haerici de Conrad Braun


La reliure monastique de l'ouvrage, une demie peau de truie estampée.

La collégiale Saint-Victor avait été fondée à la fin du Xe siècle, à Weisenau près de Mayence. Elle disposait déjà de tours et de fortes murailles qui remontaient à l'époque romaine ou au haut Moyen Âge lorsque L'archevêque Baudouin de Luxembourg (1328–1336) la fit fortifier parce qu’elle se trouvaient à l’extérieur de l’enceinte de la ville.

En pleine controverse religieuse et pour remplir son dessein évangélique, la congrégation s’adjoignit un imprimeur de la ville, François Behem, originaire de Meissen, qui transporta ses presses dans l’enceinte de l’abbaye, en 1539. Behem avait un lien de parenté avec Cochlaeus puisque son épouse était la nièce de celui-ci. [3]

Saint Victor pouvait s’enorgueillir d’un célèbre précédent en matière typographique car parmi la liste des membres des confréries rattachées à son chapitre figure le nom d’un certain Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg. [4]

Cette imprimerie eut une activité soutenue jusqu'au 28 Aout 1552, année où l'abbaye, avec toutes ses dépendances, fut pillée et détruite par le margrave Albert II Alcibiade de Brandebourg-Kulmbach pendant la Seconde guerre des Margraves, ce conflit qui opposa les princes luthériens et catholiques du Saint Empire et qui finit par la paix d’Augsbourg en 1555. La Collégiale ne sera jamais reconstruite, mais le chapitre fut déplacé le 21 octobre 1552 à la collégiale Saint-Jean à l'intérieur des murs de Mayence.

François Behem dut alors transférer son atelier typographique à l'intérieur de la ville, dans la maison au Mûrier. Il ne put reprendre son activité qu'en 1554 et il était encore actif en 1572. De nombreux exemplaires des livres imprimés à l’abbaye brulèrent ou furent dispersés au moment du pillage, d’où la difficulté d’en trouver aujourd’hui.

8ème imprimeur de Mayence dans l’ordre chronologique, après Gutenberg, Il avait obtenu, après le décès d'Yves Schoeffer, le neveu de Johannes Schoeffer, associé de Gutenberg, le privilège impérial exclusif, que ce dernier et ses prédécesseurs avaient eu, avant lui, d'imprimer les ordonnances impériales et les procès-verbaux des diètes de l'Empire.

Il était très habile dans son art et ses productions sont très soignées. Il employa plusieurs marques typographiques, dont celle au Pélican est la plus connue et la plus spectaculaire. Un Pélican qui se sacrifie pour ses petits, symbole du Christ, avec la devise Sic His Qui Diligunt. (Comme pour ceux qui aiment).


Quelques exemples du travail de François Behem

Les années 1545-1550 ont été celles d’une intense production pour l’abbaye sous l’impulsion de Johan Cochleaus qui édita, mis en forme ou commenta pas moins d’une vingtaine de titres au cours de ces années, essentiellement des textes visant à défendre la Saint Eglise catholique contre les hérétiques de tous bords, Luthériens, Hussites, Donatistes, Iconoclastes, dans un contexte de réaction à la Réforme protestante et à l’occasion du Concile de Trente qui avait débuté en 1545.

En voici une petite liste, non exhaustive, tirée de la Chronologie des Anciennes Impressions de Mayence [5] et du catalogue de la BNF :

Johannes Cochlaeus, De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX solida ac merito irrefragabilia, etc… Moguntiae F Behem 1545 ; opuscule de 46 ff. n.ch.

Statuta et Decreta Synodi Dioces. Argentorat. Moguntiae F Behem, 1546 in-Fol. Statuts émanant de l’évèque Erasme de Limbourg.

Johannes Cochlaeus, De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX solida ac merito irrefragabilia, Mogunt. Ad D Vict. Impr. Per Franc Behem, 1546. Seconde edition in-8.

Johannes Chrysotomus Mess auf Teutsch, Meynz F Behem 1546 in-4

Georgius Wicelius Form und Anzeigung Form und Anzeigung, welcher gestalt die heilige, apostolische, und catholische Kyrche Gottes, vor Tausent mehr oder weniger jaren, in der gantzen Christenheit ... Meyntz, Frantz Behem, 1546 in-8.

Jo. Cochlei Commentaria de actis et scriptis Mart. Lutheri chronographicè ab anno 1517. ad annum 1546. Apud S. Victorem prope Moguntiam 1549. In-fol.,

Johannes Cochlaeus, Joannis Calvini in acta Synodi Tridentinae Censura et eiusdem brevis confutatio Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex officina Francisci Behem Typographi, 1548, opuscule de 40 ff. que Jean Cochlée adresse à Erasme Strenberg, chanoine de Trente.

Catalogus brevis eorum quae contra novas sectas scripsit Joannes Cochlaeus Apud S. Victorem prope Moguntiam : per F. Behem , 1548

De Caeremoniis capitula tria D. Con. Bruni,... e tribus ejus libris I, III, et VI, excerpta. Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548

Breve D. Conradi Bruni,... Introductorium de haereticis, e sex libris ejus excerptum... tribus capitulis comprehensum (autore Johanne Cochlaeo) Apud S. Victorem Moguntiae : per F. Behem , 1548

De Legationibus capitula tria D. Conradi Bruni,... excerpta e libro ejus secundo, cap. IX, X et XI (Francisci Behem studio)" Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548

Un curieux recueil de 99 ff. Domine aperi oculos istorum ut uidebant, toujours de l’infatigable Cochlée et dédié à Philippe, évêque de Spire.  A la fin on lit : Apud S. Victorem prope Moguntiam excudebat Franciscus Behem, Die 30 martij 1548.

De imaginibus liber D. Conradi Bruni ... aduersus Iconoclastas.. S. Victorem prope Moguntiam, Aout 1548

Speculum antiquae devotionis circa missam et omnem alium cultum Dei, in-fol., Apud S. Victorem extra muros Moguntiae : ex officina F. Behem , 1549

Historiae Hussitarum Libri Dvodecim Cochlaeus, Johannes, Apud S. Victorem prope Moguntiam, 1549

De Interim brevis responsio Joan. Cochlaei, ad prolixum convitiorum et calumniarum librum Joannis Calvini (1549) Apud S. Victorem prope Moguntiam : excudebat F. Behem, 1549

Commentaria Joannis Cochlaei de actis et scriptis Martini Lutheri,... chronographice, ex ordine, ab anno... 1517 usque ad annum 1546... conscripta, adjunctis duobus indicibus et edicto Vuormaciensi...in-fol, Apud S. Victorem prope Moguntiam : ex officina F. Behem , 1549

L’ouvrage qui illustre cet article : D. Conradi Bruni,... libri sex de haereticis in genere. D. Optati Afri episcopi quondam Milevitani libri sex de Donatistis in specie, nominatim in Parmenianum, ex bibliotheca Cusana. Plura D. Bruni opera utpote de seditiosis libri sex, de calumniis libri tres, de universali concilio libri novem... Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex oficina Francisci Behem Typographi, 1549.

Martini Cromeri oratio in synodo Cracoviensi nuper habita... (In lucem edidit J. Cochlaeus.) In-8° , 28 ff. Moguntiae : ex off. F. Behem , 1550.

Je mentionne pour l’anecdote un petit opuscule qui se distingue de cette production presque uniquement dédiée à la Contre-Réforme : Bergellanus (Joannes Arnoldus). De Chalcographiae Inventione poema encomiasticum (Moguntiae) cum privilegio Caesareo, 1541. C’est un poème de 11 feuillets à la gloire de la nouvelle invention typographique, dédicacé au Cardinal Albert, Electeur de Mayence, dont la page de titre représente trois imprimeurs au travail [6]. On lit au colophon : Moguntiae, ad divum Victorem, execudebat, Franciscus Behem.

Jean Cochlaeus au Lecteur

La plupart de ces titres, produits à l’abbaye, associe le nom de Cochleaus. Johan Dobneck, (dit Cochlaeus - enroulé en spirale ! - selon le surnom que lui donnèrent ses condisciples humanistes), est né en 1479 à Raubersried près de Nuremberg (Franconie) et il est mort en 1552 à Breslau, actuelle Wroclaw (Pologne). Il fut d'abord un pédagogue, recteur d'une des écoles de Nuremberg et auteur de divers manuels sur la grammaire, la musique, la nature. C'est d'ailleurs à ce dernier titre qu'il se révèle original, introduisant la philosophie de la nature dans le cursus préuniversitaire, avec sa Meteorologia et sa Cosmographia. 

Malgré une certaine sympathie pour les positions luthériennes du départ, notamment la critique de certains abus de l'Église, très vite et avant les autres, Cochlaeus vit dans le Réformateur de Wittenberg une menace pour la paix sociale, l'unité de l'Église et la civilisation des lettres que représentait l'humanisme. Le parti pris favorable envers Luther se maintint jusqu'à la Diète de Worms en 1521 où il lui fut donné de le rencontrer et de se mesurer à lui. A partir de là, Luther devint l'adversaire à abattre, incarnation du mal à éradiquer par tous les moyens que la controverse et la polémique mettait à sa disposition. Le pédagogue, revenu prêtre de son voyage à Rome, et gradué de l'Université, se lança dans le combat de la défense de l'Église catholique à laquelle il se consacra jusqu'à la fin.

Le Traité contre les Hérétiques de Conrad Braun (ou Conrad Bruni, 1491-1563) est un parfait exemple des productions de Saint Victor. Braun est un juriste, il a enseigné le droit public à l'université de Tübingen en 1521 et publié plusieurs ouvrages juridiques consacrés au Schisme, aux coutumes et aux ambassades. Ce traité contre les hérétiques, divisé en six livres, se présente comme une suite de six monographies sur le thème de l'hérésie : quid est de haereticorum moribus, quid est de malis et impietatibus, quid est de remediis, quid est de iudiciis, quid est de poenis haereticorumt.

Les pièces liminaires de Cochlaeus sont une nouvelle occasion de critiquer les sectes maudites (c’est-à-dire les protestants) qui, à son avis, rendent incertain l’avenir de l’Allemagne et oppose à leurs protagonistes (tels que Luther et Melanchthon), que Cochlaeus qualifie d’ennemis de l’Eglise et d’auteurs d’écrits pestilentiels, la saine doctrine de Braun ainsi que sa piété et son honnêteté. Cochlaeus et Braun se connaissaient personnellement ; ils s’étaient rencontrés probablement en 1540-1541, à l’occasion d’un débat sur les questions religieuses à Worms [7].

Le Traité d'Optat de Milève en deux exemplaires reliés ensemble. 

Un des filigranes du papier.

Le second ouvrage, rattaché au traité de Conrad Braun et annoncé au titre, est le traité des 6 livres contre les Donatistes par Saint Optat de Milève. Il est déjà considéré comme très rare au XIXème siècle. Les catalogues anciens notent que cette pièce se trouve très rarement à la suite du Traité des Hérétiques et Clément, dans sa Bibliothèque Curieuse Historique, fait le commentaire suivant : "Monsieur Meermann qui a acquis les ouvrages de Conradi Brunus m’écrit avec raison qu’ils sont fort rares et très estimés des Curieux et qu’on les joint ordinairement aux Ecrits de Jean Colchée. Il remarque en particulier sur ce traité que l’ouvrage d’Optatus Milevitanus ne se trouve pas dans son exemplaire, ni dans les autres qu’il a eu entre les mains, et il conclut que le contenu ne répond pas au titre. J’ai trouvé le même défaut dans notre Bibliothèque Royale ; et je crois que le Traité d’Optatus Milevitanus s’est vendu séparément, parce qu’il a son titre particulier et qu’il a la forme d’un livre singulier, ou que quelques personnes l’auront joint aux ouvrages de Colchée parce que c’est à ce dernier que nous en sommes redevables, comme on le verra dans un moment. Quoiqu’il en soit, il existe à la suite de l’exemplaire de M. Brunemann et porte le titre Optati Milevitani …. " [8].

L’histoire n’a pas retenu la raison pour laquelle, dans mon exemplaire, le texte d’Optat de Milève, dont il est dit partout qu’il est rarement relié à la suite du texte de Bruni, a été relié ici en deux exemplaires identiques, à la suite l’un de l’autre….

Il est possible que la reliure de cet ouvrage ait été aussi fabriquée dans le Monastère par les moines de St Victor car c’est un exemple typique des productions monastiques du Saint Empire : Une demie peau de truie estampée à froid avec réutilisation pour les plats d’un manuscrit du XIVe ou XVème siècle. Les moines devaient avoir à disposition un stock important de manuscrits sur place et chacun des cartons est donc constitué d’une quinzaine de feuillets d’un manuscrit collé les uns aux autres. Cette opération, sacrilège pour un bibliophile d’aujourd’hui, a eu pour avantage de sauver un important fragment de ce livre (pas moins de 64 pages !) alors qu’on ne sait pas ce qu’il est advenu des autres manuscrits, sans doute brulés avec la bibliothèque de l’abbaye.

Bonne Journée,

Textor


Le Petit-Séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet (disparu vers 1900) photographié par Atget, d’où provient l’exemplaire présenté, remplacé aujourd'hui par la Maison de la Mutualité.



[1] Catalogue intitulé Presses privées. Imprimeries particulières et secrètes.

[2] Emmanuelle Toulet, Imprimeries privées françaises (XVe – XIXe siècles), choix d’ouvrages tirés de la collection du duc d’Aumale. Exposition présentée dans le Cabinet des livres du Château de Chantilly en 2002.

[3] Dans l’une de ses lettres, datée du 28 avril 1548, Cochlaeus dit au sujet de ce typographe : cui uxor est neptis mea, cf. Buschbell 1909, p. 815.

[4] cf Bruderschaftsbusch St. Viktor, Hessisches Staatsarchiv, Darmstadt Abt. C1 D, Nr. 35, fol. 7’, fol. 12’, cité par Karin Emmrich, St. Viktor bei Mainz, der römische Pfründenmarkt und der frühe Buchdruck – Klerikerkarrieren im Umfeld Johannes Gutenbergs qui précise que la signature autographe de Gutenberg a été prélevée pour être gardée dans des archives spécifiques.

[5] In le Messager des sciences historiques de Belgique ..., Gand, 1842, Volume 4 p. 124 ;

[6] Cité par Prosper Marchand (p 11-17) dans son Histoire de la Typographie.

[7] Voir Braun, Guido. « Les cinq livres sur les ambassades » de Conrad Braun In : De l’ambassadeur : Les écrits relatifs à l’ambassadeur et à l’art de négocier du Moyen Âge au début du xixe siècle [en ligne]. Rome : Publications de l’École française de Rome, 2015 pp.

[8] Encore aujourd’hui la Bibl. de l’Université de Berkeley note : The additional works by K. Braun called for on t.p. do not appear in this and most other copies, except BM. Leur collation en [28], 358, [18], 69, [3] pages parait erronée car la marque d'imprimeur est à rattacher au premier ouvrage (Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, [2d]A-F⁶.) Tandis que le nôtre se présente comme suit :  [28], 358, [2] - [16], 69, [2], [16], 69, [1]   pages ; - Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, A-E⁶ F5.


 

vendredi 25 août 2023

Erasme et la censure (1542)

Un nom d’auteur biffé sur la page de titre d’une édition ancienne d’Erasme nous rappelle combien fut grande et dérangeante l’influence de l’humaniste de Rotterdam. Ce sont les mots Des.(iderii) Erasmi Rot.(erdami) qui ont été caviardés sur ce titre. L’acidité de l’encre ayant terminé l’œuvre du censeur.

Page de titre censurée du De Conscribendi epistolis opus publié chez Gryphe en 1542.

Un énorme malentendu a longtemps plané sur le catholicisme érasmien. Il n’y a plus débat aujourd’hui sur le fait qu’il était bien du côté de l’Eglise catholique et non pas du côté de la réforme mais la liberté qu’il s’était donné à juger les pratiques sclérosées du clergé, pratiques entachés de formalisme, voire même de superstition, les jugements sévères qu’il portait sur les débats théologique futiles des scholastiques et son désir de moderniser l’humanisme chrétien dans le cadre d’une pensée complexe et nuancée, ont conduit à une certaine incompréhension de ses pairs tout au long de sa vie puis à la censure pure et simple de ses œuvres, même longtemps après sa mort (1536).

La reliure de l’ouvrage présente quelques similitudes avec celles qui ornaient les ouvrages du bibliophile Marcus Fugger : Double filets encadrant les plats avec une dextrochère comme motif central et quatre fleurons d’angle. Toutefois sa signature n’apparait pas ou n’a pas été conservée car les gardes ont été renouvelées. Marcus Fugger faisait fabriquer ses reliures dans un atelier parisien.

Frère Erasme a choisi de vivre en marge des Augustins, obtenant la permission du Pape en 1517 de ne pas porter l’habit de son ordre et de vivre hors du couvent, en prêtre séculier. Un pas de côté qui lui permet de juger librement les pratiques religieuses qu’il considère comme datées. Son texte de 1522 sur l’interdiction de manger de la viande pendant le Carême ( Epistolae Apologetica de interdictio esu carnium) dans lequel il condamne le jeûne, estimant qu’il faut adapter ces anciennes prescriptions aux habitudes du temps, ne fait qu’augmenter le malentendu avec l’Eglise. Il estime encore qu’il y a trop de fêtes religieuses et de jours chômés néfastes à l’économie, que la loi sur le célibat ne faisait qu’entrainer nombre de prêtres vers la religion réformée et que par ailleurs le système des indulgences, permettant de racheter ses fautes, ne profite qu’aux riches tout en corrompant le clergé !

La critique des indulgences aurait pu laisser penser qu’il y avait une communauté de vue entre Erasme et Luther mais leurs échanges épistolaires, d’abord via Spalatin, chapelain de Frederic de Saxe, puis directement à l’initiative de Melanchthon, révèle rapidement des divergences philosophiques qui seront définitivement consommées en 1524 après la réponse aux diatribes d’Ulrich von Hutte, militant luthérien. (Spongia adversus aspergines Hutteni).  Luther échoue à rallier Erasme à sa cause évangélique. Dans ses Propos de Table il mentionne même qu’il interdira par testament à ses enfants de lire les Colloques, qui, sous un masque de piété, bafoue le christianisme.

Il est pour le moins paradoxal qu’Erasme ait été à la fois protégé par le Pape Paul III qui va jusqu’à lui proposer la pourpre cardinalice et dans le même temps soumis aux attaques incessantes des censeurs de la Sorbonne et de Louvain.

La faculté de théologie de Paris a été la première à entamer dès 1523 des procédures contre lui. Cette année-là vit la publication d’une partie des Colloques (Colloquia) dans lesquels le dialogue intitulé le Naufrage [1] (Naufragium), basé sur une histoire vraie, constitue un bel exemple des raisons qui entrainèrent la désapprobation de l’Eglise.

Il met en scène des voyageurs à bord d’un bateau pendant une tempête, dont certains seront sauvés et d’autres noyés. Le dialogue est prétexte à présenter différentes réactions et attitudes humaines face au danger, notamment les comportements religieux jugés hypocrites voire intéressés : les prières véhémentes aux saints ou à la Vierge plutôt qu’au Christ, les promesses d’ex-voto qui seront oubliées sinon moquées une fois le danger passé, l’égoïsme des religieux qui ne montrent pas beaucoup de sérénité ni de confiance en Dieu et qui, au lieu de prendre en charge les passagers, laissent une jeune mère secourir ses semblables, etc.

La protection de François 1er et de Marguerite de Navarre retarde l’exécution de la condamnation des écrits d’Erasme jusqu’en 1526 mais le zèle combatif du syndic de la faculté, Noël Breda, un normand fanatique et sans doute jaloux, finit par porter ses fruits. Les Colloques et les Paraphrases sont les premières œuvres condamnées, malgré les tentatives d’Erasme de justifier ses propos dans une lettre adressée aux censeurs de la Sorbonne [2] . Mais c’est plus fort que lui, quand il essaie d’entourer ses commentaires de mille précautions, il ne peut s’empêcher de lancer une pique ironique.  Dans son Du libre arbitre, Erasme écrit :  Je me rangerais sans peine à l’avis des sceptiques partout où cela est permis par l’autorité des Saintes Écritures et les décrets de l’Église auxquels je me plie en tout, que je comprenne ou non ce qu’elle ordonne. Il n’en fallait pas plus pour que Breda voit rouge [3].

La liste des livres interdits ne fait qu’augmenter après l’affaire des Placards (1534) jusqu’à contenir 500 condamnations dans lesquelles figuraient la plupart des titres d’Erasme, du Manuel du Soldat Chrétien (Enchiridion Militis Christiani) jusqu’à l’Eloge de la Folie (Enconium Moriae) sans oublier le sulfureux De interdictu esu carnium.

Les Pays-Bas ne furent pas en reste mais de manière plus nuancée. L’université de Louvain, sous la houlette de l’Inquisiteur de la Foi Nicolas Baechem, éplucha la première édition collective de Froben (Erasmi Opera Omnia, Bale, 1540) et finit par condamner 2 traductions de De Amabili Concordia montrant ainsi une certaine clémence à l’égard des idées du grand homme.

De son côté, le premier index romain (1559), à l’initiative du nouveau Pape Cafara (Paul IV) place Erasme parmi les auteurs hérétiques de première classe. Plus tard, l’index qui suit le Concile de Trente est pour le moins ambigu. A l’entrée ‘’Erasmus’’ l’intégralité de l’œuvre est prohibée alors qu’à l’entrée ‘’Desiderius‘’ il est considéré comme un auteur de seconde classe dont sept titres seulement sont interdits de vente et de lecture !

Lettre d'Erasme à Nicolas Béroalde.

Une lettrine de l'ouvrage.

Quand parait à Lyon chez Sébastien Gryphe, en 1542, une nouvelle édition du De Conscribendi Epistolis Opus qui avait été édité pour la première fois en 1522, les condamnations pour hérésie sont déjà prononcées et il peut paraitre étonnant que l’imprimeur lyonnais n’en tienne pas compte. Il s’est même donné pour rôle de rééditer la plupart des œuvres de l’humaniste de Rotterdam, sous forme de petits ouvrages portatifs qui tranchent sur les grands in-folio Frobien. Pas moins de 5 à 15 titres d’Erasme sortent annuellement de ses presses entre 1528 et 1558 [4].

Le De Conscribendi Epistolis Opus, ou Traité sur l’Art d’Ecrire des Lettres n’est certes pas le plus satyrique des écrits du Maitre de Rotterdam. C’est un ouvrage important dans la mesure où pour la première fois à la Renaissance un auteur se penche sur le sujet et théorise sur l’art d’écrire des lettres, mais il n’y a rien dans ces pages qui pourrait déclencher une polémique.

Pétrarque le premier, en découvrant fortuitement un manuscrit des lettres de Cicéron à Lucilius commence à classer et corriger les siennes en vue d’une publication. La lettre sort ainsi de la sphère privée pour devenir un genre littéraire à part entière. Erasme utilise le format de la lettre pour diffuser sa pensée. Il donne la permission qu'elles soient recopiées et distribuées quand il n’en planifie pas lui-même soigneusement la publication en différents recueils.

Puis il s’interroge dans le De Conscribendi Epistolis sur la valeur de ces recueils car il convient au préalable de convenir de ce qu’est une lettre, tant celle-ci peut prendre des formes multiples, d’un billet griffonné à un mémoire plus ample et structuré. C’est une chose si diverse, dira Erasme dans son livre, qu’elle varie presque à l’infini (Res tam multiplex propeque ad infinitum varia). Il estime qu’il existe autant de style de lettres que de destinataires. En introduisant dans la lettre ce principe d'infini, Il en fait un style d’écriture à part entière, d’une grande liberté et prétend même bousculer le cercle où des pédants barbares voulaient enfermer le genre épistolaire.

L’ouvrage est conséquent ; Pas moins de 360 pages dans cette édition, au fil desquelles sont passées en revue tous les types de missives : lettres de louanges, lettres de remerciements aux louanges, lettres d’exhortation, même les lettres d’amour, qu’illustre de nombreux exemples imaginés par l’auteur ou tirés des écrits des anciens telles que les lettres de Cicéron ou les lettres de Pline. L’introduction de cet ensemble sur l’art d’écrire est bien évidemment… une lettre adressée par Erasme à Nicolas Béroalde datée de Bâle, du 8 Juin 1522.

Erasme se pose des questions qui ne nous serait même pas venu à l’idée, comme la correcte latinisation des noms propres. Comment s’adresser correctement dans une lettre à Pic de la Mirandole ? Picus de Mirandula, Picus Mirandolanus, Picus à Mirandula ? (page 67). Il donne sa préférence comme le fait aujourd’hui le catalogue de la Bibliothèque Nationale sur les formes retenues et rejetées des noms d’auteurs.

L’épineux problème de la latinisation des noms propres français.

Qu’aurait eu à redire l’Eglise sur ce sujet ? Probablement rien. Mais le premier possesseur de l’exemplaire que j’ai en mains, ou plus tard un quelconque bibliothécaire qui le conserva, s’est imaginé qu’il était plus prudent de rayer le nom de l’auteur hérétique. D’autres exemplaires de ce titre ont subi le même sort.[5] Dans le nôtre seule la page de titre a subi la rage du censeur alors que le nom d’Erasme a été conservé sur les pages liminaires. Mise en conformité à la censure très symbolique, donc.

Bonne Journée,

Textor

Dextrochère 



[1] Voir Jean-Claude Margolin, Les éléments satyriques dans le Naufragium in La Satyre au temps de la Renaissance, Paris, Touzot 1986, p 153-185.

[2] Dans une lettre intitulée Declarationes Des. Erasmi Roterodami ad Censuras Lutetiae vulgatas sub nomine Facultatis Parisiensis (Froben, Fév. 1532)

[3] Voir Jean-Pierre Vanden Branden : Érasme fut-il un contestataire ? in Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers 2018/1 (L), pages 119 à 141.

[4] Voir Étude de la production éditoriale de Sébastien Gryphe sur deux années caractéristiques : 1538 et 1550. Mémoire de recherche de Raphaëlle Bats, Coralie Miachon, Marie-Laure Monthaluc, Roseline Schmauch-Bleny sous la direction de Raphaële Mouren, ENSSIB Juin 2006.

[5] Notamment une impression de S. Gryphe, Lyon 1536, intitulée Conscribendarum epistolarum ratio, passée en vente chez la SVV Arenberg en Belgique, en mars 2021 et dont le nom de l’auteur avait été rayé par trois fois. On trouvera deux autres exemples pour une traduction d’Euripide dans le Catalogue "Alde Manuce (1450 - 1515) Une collection" de la Vente Pierre Bergé. Genève, 2004. (Lot 66 et 67)