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jeudi 13 juillet 2023

Benedetto Varchi, l’ami des peintres et des sculpteurs (1555)

J’aurais pu intituler ce papier Les Vélins de Varchi puisque c’est dans cette modeste condition que se présentent deux petits ouvrages illustrant la présence dans ma bibliothèque d’un poète notable de la Renaissance italienne, Benedetto Varchi, surtout connu pour ses sonnets, dont voici la première édition collective. 

Reliures des deux oeuvres de Varchi. 

Page de titre des Sonetti 

Benedetto Varchi (Florence 1503 – 1565) avait étudié le droit à Pise mais n’exerça pas très longtemps le métier de notaire préférant les belles lettres aux beaux contrats. Brillant touche à tout, il produisit aussi bien des ouvrages historiques comme son Histoire de Florence, une commande du Grand-Duc, que des œuvres philologiques, philosophiques, des poésies ou des traductions. Ardant défenseur de la langue toscane, devenue la base de la langue italienne moderne. Il affirmait que ls toscan devrait être utilisée pour les œuvres littéraires en Italie, plutôt que le latin, suivant ainsi le mouvement d’autres humanistes de son temps, tel que Pietro Bembo.

C’est avec cet objectif qu’il intégra l’Académie Florentine, un groupe d'intellectuels qui se consacraient à l'étude et à la promotion de la langue et de la littérature italiennes. L’Accademia fiorentina avait été créée en décembre 1540 sous la tutelle du Duc Cosme 1er. Elle se proclamait Institution d’Etat pour enlever toute ambiguïté sur sa destination politique et offrait un cadre aux débats des intellectuels. Société savante, c’était la gardienne du temple de la théorie philosophique, de la poésie et des grandes œuvres du patrimoine toscan, production des années fastes de la dynastie médicéenne du siècle précédent.

 Dans ce cadre, Varchi fut amené à participer à la polémique connue sous le nom de Paragone (ou parallèle des arts, en français ; Qual sia piu Nobile, o la Scultura o la Pittura, paragone ) consistant à chercher à savoir quel art l'emportait sur l'autre, en majesté et en puissance, entre la peinture ou la sculpture.

Au début de l’année 1547, il entreprend de consulter les artistes de sa ville. Il s’agit, pour lui, de collecter quelques avis d’autorité pour préparer un discours annoncé à l’Académie le troisième dimanche de Carême. L’humaniste reçoit huit réponses d’artistes aussi célèbres que Pontormo, Cellini, Vasari, Bronzino ou Michel-Ange sous forme de lettres – ce qui permettra leur publication deux ans plus tard. Chacun fournit les arguments les plus aptes à promouvoir son art de prédilection, exprimant originalité, conformisme ou ironie, selon les personnalités.

Cet exercice le conduisit à rencontrer de nombreux artistes alors présents à Florence. Il entretint par la suite une abondante correspondance et se lia d’amitié avec plusieurs d’entre eux. Il leur dédiera des poèmes que l’on retrouve dans le recueil des Sonetti.

Varchi avait notamment des liens avec le peintre Bronzino [1] bien avant la disputatio du Paragone. Dès 1528, il lui avait passé commande du portrait de son amant, le jeune Lorenzo Lenzi [2] dans lequel Bronzino insère sur les pages du livre ouvert que tient le jeune homme un sonnet de Pétrarque et un sonnet de Varchi.

Les Sonetti contiennent 535 sonnets. Varchi avait prévu d’en éditer davantage et de diviser l’édition en deux tomes, d’où la mention prima parte sur le titre. Mais le projet ne vit pas immédiatement le jour et seul le premier tome fut publié en 1555. Il faudra attendre 1557 pour voir apparaitre une seconda parte, chez le même éditeur.

Les pièces sont regroupées selon une organisation thématique : les pièces amoureuses d’inspiration pétrarquiste qui sont adressées à Lorenzo Lenzi qu’il appelle Lauro, (Le laurier) comme Pétrarque avait chanté son amour pour la belle Laura.


Sonnet à Lorenzo Lenzi. Caro Lenzi mio…

Suivent des sonnets pastoraux puis des sonnets épistolaires, qui constituent le véritable intérêt du recueil car ils sont adressés à de nombreux lettrés du temps, des professeurs, comme Lodovico Boccadiferro, des érudits, comme l’emphatique Giorgio Dati, des musiciens tel Giovanni di Daniello. Il leur adjoint pêle-mêle des hommes politiques et des militaires mais en prenant toujours le soin de respecter leur hiérarchie sociale, et en commençant, comme il se doit, par le premier d’entre eux, François de Medicis (1541-1587), fils de Cosme Ier, grand-duc de Florence. La variété des dédicataires montrent l’importance du réseau d’intellectuels que le poète avait su tisser autour de lui.

Les sonnets adressés au Bronzino prolongent le débat du Paragone et forment une série rhétoriquement cohérente. Dans ces textes, Varchi rénove le modèle pétrarquéen. A l’issue d’une belle pirouette dialectique (néoplatonicienne !), Varchi conclue qu’entre peinture et sculpture, l’art majeur reste …la poésie [3].

Poème à Bronzino

Les vers de Varchi sont appréciés diversement par la critique. Certains affirment qu’ils sont célèbres pour leur grande élégance et leur musicalité quand d’autres les trouvent médiocres et sans intérêt ! Le mieux est sans doute de se faire une opinion par soi-même en les lisant :  

Pastor, che leggi in questa scorza e ’n quella / Filli scritto, e Damon, che Filli honora, / Sappi, che tanto fu pietosa allora / Filli a Damon, quant’hor gl’è cruda, e fella [4]

Etc…

Sonnet Pastor che leggi

Parmi ses nombreux talents Varchi avait aussi celui de produire de belles traductions. Il a traduit des œuvres de Platon, Aristote et Érasme en italien. Parmi ces traductions, j’ai en rayon la Consolation de la Philosophie de Boèce [5].

Page de titre du De consolatione de Boèce traduit par Benedetto Varchi
 dans sa seconde édition de 1562. 


Le De consolatione philosophiæ de Sévère Boèce est un dialogue entremêlé d’hymnes que l’auteur, emprisonné par le roi des Goth Théodoric, avait écrit dans sa geôle, en attendant d’être exécuté. Cette œuvre majeure de la pensée antique tardive, réunissant Platon et Aristote, n’avait cessé d’être lue et admirée pendant tout le Moyen-âge et à la Renaissance. Pétrarque l’avait paraphrasé dans le De remediis utriusque fortunæ et Dante le plaça au Paradis.  Elle fut traduite en italien par Anselmo Tanza (Milan, 1520).

Afin de répondre à un souhait formulé par Charles-Quint, Cosme de Médicis (1519-1574) lança une sorte de concours pour obtenir une nouvelle traduction. Benedetto Varchi releva le défi et en moins de 10 jours, dès le 20 avril 1549, le poète présentait un premier essai de sa version, limité au premier livre du dialogue. Il acheva son travail le 9 janvier 1550 et le fit publier en 1551 chez Torrentino. D’autres artistes s’essayèrent à l’exercice tels que Luigi Domenichi ou Cosimo Bartoli. Leurs versions du texte furent publiées par le même Torrentino, en 1550 et en 1551. Benedetto Varchi fait allusion à ce concours dans son hommage au grand-duc, en préface de son livre. Varchi sut rendre le distique élégiaque des vers latins par une gamme très variée de solutions métriques italiennes. Il fut loué pour la pureté de son style tandis que Bartoli le fut pour la précision de sa traduction…

Réimprimée en 1562, cette traduction fut à nouveau éditée par Benedetto Titti, de San Sepolcro, en 1572, après la mort de Varchi, augmentée d’annotations transmises par l’auteur.

Reliure au Phoenix (armes non identifiées)

En bon lettré, Varchi avait une bibliothèque richement pourvue et il n’hésitait pas à laisser son nom dans les ouvrages en guise d’ex-libris.  Quatre-vingt-cinq ouvrages annotés par lui ont survécus jusqu’à nos jours, ce qui permet de se faire une idée de ses gouts et de ses lectures. A l’occasion, il offrait ses livres à ses amis. L’un d’eux, un ouvrage scientifique, s’est ainsi retrouvé entre les mains de Lelio Bonsi, membre de l’Accademia fiorentina, dont il fut procureur en 1552. Varchi l’avait mis en lumière dans son dialogue l’Ercolano. A sa mort la bibliothèque de Varchi fut léguée à Lorenzo Lenzi.

Bonne Journée,

Textor



[1] Agnolo Bronzino (Florence 1503-1572)

[2] Aujourd’hui à Milan, Château Sforza.

[3] Voir Selene Maria Vatteroni : Painting, poetry, and immortality in Benedetto Varchi’s sonnets Pages 426-436 | Published online: 03 Dec 2019 et V. Mérieux : La contribution d’Agnolo Bronzino à l’enquête de Benedetto Varchi ou l’insoluble oxymore entre cadrage académique et intime conviction.

[4] Sonnet 12 à Ruberto de Rossi – p. 185 de cette édition de 1555.

[5] In-12 [124] feuillets signés *12 A4 B-K12 paginés [XXX-II bl.] 214 [II bl.]. Caractères italiques pour les pièces en vers, romains pour le dialogue.Mention d’appartenance : collegii lugdun(ien-sis) soc(ietatis) Jesu catal(ogo). Inscript(is). 1615 n° 3118. La bibliothèque des jésuites qui dirigeaient le collège de la Trinité de Lyon a constitué le fonds de la bibliothèque municipale de Lyon après les saisies révolutionnaires.

lundi 19 juillet 2021

La première traduction latine des Histoires de Polybe. (1498)

Polybe (vers 208 av. J.-C. – 126 av. J.-C.) est le grand historien grec sans qui nous ne saurions pas grand-chose des évènements liés à la seconde guerre punique et aux péripéties qui ont amené Hannibal et ses éléphants à franchir les Alpes.

Il est né dans une famille vouée à la politique dans une petite bourgade agricole (en dépit de son curieux nom de Mégalopolis). Homme de guerre, chef de la Ligue Achéenne, il assiste impuissant à la suprématie de Rome sur le monde grec. Pris comme otage à la bataille de Persée, il est envoyé à Rome et devient le précepteur personnel de Scipion Émilien avec lequel il se lie d’amitié. Jouant de l’influence des Scipion, il cherche alors à intégrer la Grèce Centrale à la République romaine et se rend indispensable comme stratège de guerre.

Les Histoires de Polybe dans la traduction de Niccolo Perotti. 
La page de titre.


Lettrine d'entame du livre premier.

 Fasciné par la puissance de son vainqueur et cherchant dans la Constitution romaine les raisons de ses succès, son séjour en Italie lui permet de faire une étude approfondie des institutions romaines comme des techniques militaires des Romains. C’est donc à Rome que Polybe conçoit le projet des Histoires. Sa documentation est inestimable : il combine son expérience politique personnelle, ses souvenirs (Il avait assisté en témoin direct à la destruction de Carthage), les témoignages de ses contemporains et les observations recueillies au cours de ses nombreux voyages car les guerres romaines lui font découvrir toute l’Italie, les Alpes, la Gaule du sud et l’Espagne. Il est ainsi le premier auteur ancien à faire une description de la Péninsule Ibérique qu’il visite deux fois avec son ami Scipion Émilien.

On pense que c’est en Grèce, après sa libération vers -150 av JC., qu’il commence la rédaction de son œuvre, entre deux retours à Rome. Son projet est de montrer comment la conquête romaine a été rendue possible, en seulement 53 ans.   

Il rédige en tout quarante volumes dont il ne nous reste que cinq complets et quelques fragments pour les autres. La partie subsistante étant le début du livre, nous avons des développements en forme de préface en tête des livres I, II et IV et un sommaire de l'œuvre entière au livre III.

Les livres I et II constituent un résumé des évènements survenus entre -264 et -220 (Première Guerre punique, Première Guerre d'Illyrie, histoire de la Confédération achaïenne jusqu'à la guerre de Cléomène). Les livres III, IV et V retracent l'histoire de la 140e Olympiade (-220 à -216), en particulier le début de la Deuxième Guerre punique et l'histoire du monde hellénistique jusqu'à la bataille de Raphia.

Fin de la préface de Nicolas Perotti et début des Histoires de Polybe qui permettent d'apprécier la mise en page serrée.

Les premiers paragraphes des livres 2 à 5.

La Renaissance a su préserver et diffuser le texte de Polybe. Il faut insister sur l’intérêt de la première traduction latine des Histoires, dont nous avons seize manuscrits[1] et qui, publiée seule, puis associée au texte grec dès l’editio princeps en 1530, au moins dix-sept fois jusqu’en 1608, a favorisé la diffusion d’une œuvre si importante dans la pensée politique européenne à la Renaissance, en particulier chez Machiavel.

Pour cela il fallait un auteur pétri de culture grecque. Cet auteur est Niccolò Perotti (1429-1480). Arrivé à Rome en 1446, il devient secrétaire du cardinal Bessarion, humaniste byzantin, avec lequel il perfectionna son grec. Dès 1449, Perotti se fit connaître comme traducteur, d’abord de Basile (De invidia) puis de Plutarque (De invidia et odio). Il suivit à Bologne le cardinal Bessarion qui était devenu le légat du pape de 1450 à 1455, et fréquenta l'université de Bologne où il a probablement enseigné la rhétorique et la poétique. À Bologne, il poursuivit ses travaux de traduction afin d'attirer l'attention du pape Nicolas V, qui finit par le distinguer du titre de traducteur pour le grec. C’est donc à la demande du pape que Perotti se consacra à sa grande traduction, celle des cinq premiers livres de Polybe, du début 1452 à l’été 1454.

L'ouvrage est protégé par une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle.

L’édition de ma bibliothèque, la seconde après celle de Rome chez Conrad Sweynheym et Arnold Pannartz du 31 Dec. 1473 (i.e.1472), fut imprimée à Venise par Bernard Venetus de Vitalibus, en 1498[2]. Cet incunable est assez rare ; inconnu de Brunet, qui ne cite que l’édition de Rome. L’ISTC en recense moins de cinquante exemplaires dans les institutions publiques dont six aux Etats-Unis, quatre en Grande Bretagne et aucun en France.

Elle comporte une introduction à l’Histoire de Polybe par Perotti (Nicolai Perotti in Polybii Historiarum libros proœmium), une préface de l’auteur adressée au Pape Nicolas V (Ad Nicolaum Quintum Pontificem Maximum. Polybii Historiarum libri Quinq[ue]: Nicolaus Perottus Pont. Sypontinus e græco traduxit) et elle se termine par une pièce sans rapport avec l’histoire de Polybe, une élégie du poète Hongrois Janus Pannonius dont nous aurons à reparler dans un autre billet.

Le manuscrit de la traduction latine, que Perotti avait conservé pour lui, a été identifiée comme étant le Vaticanus Latinus 1808. Il est précédé de deux brefs du pape Nicolas V à Perotti (29 août 1452 et 3 janvier 1454) et suivie d’une lettre de N. Volpe à Perotti sans date. Les pièces liminaires qui furent finalement publiées sont donc différentes du manuscrit original.

La préface de Nicolas Perotti adressée au Pape Nicolas V.

Certes, cette traduction n’est pas exempte de défauts, on lui a reproché d’être trop libre [3], mais on relativisera ces critiques en tenant compte du mode de traduction de l’époque et des difficultés pour obtenir un original non corrompu. La correspondance de Perotti montre qu’il a eu du mal à avoir accès à un manuscrit grec de Polybe conservé au Vatican, alors qu’il travaillait à partir d’un autre manuscrit tardif et mutilé [4]. Il ne cache pas dans une lettre du 27 février 1452 [5], qu’il s’est appuyé largement sur une traduction précédente, datant de 1421, de Leonardo Bruni, traduction limitée au livre I et au début du livre II. Effectivement, on retrouve dans ces livres les altérations ou les additions qui sont dans Leonardo Bruni. Toutefois, bien qu’assez libre, la traduction a ses mérites et les traducteurs successifs, tel Casaubon, s’y référeront [6]. J-L Charlet a montré, à partir de la lettre dédicace au pape Nicolas V et de la traduction elle-même, que, dans ce cas particulier, il y avait convergence entre l’intention de l’auteur et les attentes du mécène et du public [7].



Le filigrane du premier feuillet blanc 

L’ouvrage, sorti des presses de Venetus de Vitalibus, est sobre, imprimé en 44 lignes sur un beau papier fort. Il est agrémenté de lettrines gravées sur bois pour chacun des livres. Seule la préface contient une lettre d’attente destinée à être enluminées et laissées en blanc dans cet exemplaire.

Cet imprimeur, encore appelé Bernardo ou Bernardino de Vitali, est actif à Venise de 1494 à 1539 environ. Si les données de la BNF sont exactes, il aurait eu une longue période de production, à moins que Bernardino ne soit son fils. Il imprime des ouvrages de musique en association avec Matteo de Vitali entre 1523 et 1529, parfois sous la raison : "Albanesoti".

Le premier feuillet blanc porte un beau filigrane en forme de tête de bœuf surmontée d’une croix autour de laquelle s’enroule un serpent. Il est similaire au Briquet 15374 que cet auteur attribue à un atelier d’Innsbruck et date de 1488. Il n’apparait que sur ce premier feuillet, pour les autres feuillets, on entraperçoit un motif géométrique plus difficile à identifier. Il peut paraitre curieux pour un imprimeur vénitien d’aller chercher son papier à 300 km de là, dans le Saint Empire, mais peut-être y avait-il à cette époque des routes commerciales entre les deux villes permettant de l’expliquer.

L'exemplaire est conservé dans une reliure en plein vélin rigide, apparemment ancien. Ayant quelques hésitations sur la date de la reliure qui n’est évidemment pas d’origine, j’ai interrogé les experts de mon réseau social. Les avis diffèrent et donne un période allant du XVIIIème siècle au pastiche XXème. 

Un libraire dit avoir eu en main une reliure similaire qui était italienne, probablement de la région Milan ou Venise et qu’il date vers 1790-1800. D’autres avis abondent en ce sens mais certains y voient une reliure pastiche moderne, à base de vélin ancien, en s’appuyant sur la pièce de titre qui revendique le statut d’incunable. On y lit « Venit. 1498 », ce qui ne serait pas habituelle au XVIIIème siècle où l’on pourrait trouver à la rigueur une inscription en queue. 

Cette revendication du statut d’incunable signerait une reliure du XXème siècle et serait confirmée par le style du tranchefile. Cet avis n’est pas partagé par un autre libraire qui précise que le statut de préciosité de l'incunable apparait déjà au XVIIIe. Il en donne pour preuve un recueil en reliure XVIIIe typique, avec deux 2 pièces de titre portant indication de l’antiquité du livre. (Rob. delit // Sermones // Gregoriu // Margari sur la première et ediotione // antiquae // abisq. ann sur la deuxieme, c’est-à-dire "édition antique sans date"). L'abbé Périchon collectionnait déjà les incunables au milieu du XVIIIe, il en avait plus de 100 et le recueil en question portait le numero 124 de sa bibliothèque désignée ainsi par lui dans son catalogue Roberti de Litio sermones varii (editio vetus absque ullâ indicatione loci, anni et impressoris). - Gregorius in moralibus (sine loci et anni indicatione, sed cum nomine Frederici Creusner, typographi. - Liber qui dicitur Margarita, compilatus à fratre Guidone Vincentino, ordinis Praedicatorum episcopo Ferrariensi (sine loci, anni et impressoris indicatione), in fol. V. fauve ». (Catalogue de 1791).

A mon avis, ayant le livre en main, ce qui est plus facile pour juger de la date d'une reliure et compte tenu des mentions manuscrites du contreplat, la reliure n'est pas un pastiche mais bien une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle, possiblement de Venise ou de Milan.

Comme quoi, les débats passionnés et passionnants autour du livre ancien continuent d’agiter les amateurs. 

Bonne journée,

Textor

Le colophon de Bernardo de Vitali.




[1] Dont Genova, Gastini 36; Venezia, Marc. Zan. Lat. 361 (1554); Vat. Pal. Lat. 911; Vatt. Ross. 550; Vat. Chigi J VI 219 et J VIII 281; Vandoeuvres, Fondation Bodmer 139.

[2] In-folio de (1) bl (102) ff rubriqué a–o6 p–r4 s6

[3] Jean-Louis Charlet, « La culture grecque de Niccolò Perotti », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25 | 2013, 259-280.

[4] Hadot prouve que Perotti a travaillé à partir du Marc. Gr.261 copié par Bessarion lui-même après le 23 avril 1449, et peut-être aussi à partir d’un parent du Vat. Gr. 2231. L’autre manuscrit de Bessarion, auquel Perotti ne peut avoir accès (lettre du 27 février 1452), est peut-être le Vat. Gr. 326. Hadot 1987, pp. 327–329

[5] « Niccolo Perotti, humaniste du Quattrocento, bibliographie critique » par Jean-louis Charlet, Nordic Journal of Renaissance Studies, 2011.

[6] Les traductions latines en éditions anciennes sont celles de Casaubon (Paris, 1609), de Jacques Gronovius (Leyde, 1670), de Schweigheuser (Leipzig, 1792, 8 vol. in-8-), réimprimée par F. Didot avec des notes inédites puis celle de C. Muller (1840, grand in-8), enfin celle de Becker (Berlin, 1844). La première traduction française de Polybe est due à Louis Maigret (1542), suivie de celle de dom Thuillier (1727-1730) (en 6 vol. In-4), avec des commentaires de Folard.

[7] Jean-Louis Charlet, Colloque “Mecenati, artisti e pubblico nel Rinascimento” - Chianciano, juillet 2009.






jeudi 10 septembre 2020

Mariangelo Accursio, le passeur de textes. (1533)

J’imagine, certains jours, que ma bibliothèque est un labyrinthe. Elle n’est pourtant pas composée d’un nombre infini de galeries hexagonales mais il y a "des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse." (Borgès)

                            

                                            L'ex-libris de Jean Boyer, archdiacre de Conques

Les plats des deux in-folio

Toujours est-il que je viens seulement hier de faire le lien entre deux livres situés sur deux étagères différentes que je n’avais jamais pensé rapprocher. Pourtant, ils avaient de nombreux points communs : Tous deux de format in-folio, tous deux imprimés à Augsbourg en 1533, agrémentés chacun d’initiales historiées et tous deux contenant le témoignage de leur premier possesseur.  C’est d’ailleurs cette appartenance qui avait surtout attiré mon attention alors que ces ouvrages avaient un dernier point commun : ils étaient l’œuvre d’un seul éditeur technique : Mariangelo Accursio, célèbre épigraphiste italien.

Le premier livre est l’édition princeps des annales d’Ammien Marcellin. Il porte au titre : "Rerum gestarum. A. Mariangelo Accursio mendis quinque millibus purgatus, & Libris quinque auctus ultimis, nunc primum abeodem inventis". [1]

Le second livre est l’édition princeps de Lettres de Cassiodore intitulé : "Magni Aureli Cassodiori Variarum libri XII, item de anima liber unus, recens inventi, & in lucem dati a Mariangelo Accursio" [2]

 

Les titres des ouvrages

Ammien Marcellin (Antioche 330 - Rome 395) est l'un des derniers historiens de l'Antiquité romaine tardive avec Procope de Césarée. Il servit dans l’armée comme officier sous Julien en Gaule contre les Alamans, et ensuite contre les Perses. II se fixa à Rome vers 376 et y composa son grand ouvrage dont le titre signifie "Les choses accomplies" (Titre qui n'est pas authentique, il a été appliqué par Priscien de Césarée). Nous ne possédons que les dix-huit derniers livres, où sont racontés les événements de 352 à 378. Continuant Tacite, il avait commencé son histoire au principat de Nerva, et il est dommage que les treize premiers livres ait été perdus, néanmoins la valeur des livres conservés est inestimable, elle renferme le récit fidèle des événements auxquels l'auteur a assisté, des descriptions intéressantes concernant la géographie et les mœurs de différents pays, particulièrement de la Gaule et de la Germanie.



Quelques pages de l'Ammien Marcellin.


Parler d’édition princeps pour l’édition d’Accursio, comme le font la plupart des biographes, est un peu exagéré car l’Ammien a été imprimé pour la première fois à Rome en 1474 par les presses de Georgius Sachsel et Bartholomaeus Golsch, sous la direction éditoriale d’Angélus Sabinus avec une dédicace à l'humaniste Niccolò Perotti. Mais l'édition était incomplète car elle ne contenait que les livres 13 à 18. Tout ce qui a pu être retrouvé ensuite, donc les 12 livres restants, a bien été publié en 1533, en deux éditions distinctes, l'une à Augsbourg, celle éditée par Mariangelus Accursius et imprimé par Silvain Otmar, l'autre à Bâle éditée par Sigismond Gelenius et imprimée par Hieronymus Froben. Celle d’Augsbourg, du mois de Mai, semble donc être légèrement antérieure.

Ammien, livre 29


Quant au Cassiodore, il s’agit d’un recueil de 468 lettres et formules officielles (Variae), en douze livres, rédigées par cet écrivain chrétien du 6ème siècle, à l’occasion de ses différentes fonctions de questeur et de préfet, auxquelles sont joint le Liber de anima, traité de dévotion sur l'âme et ses vertus, réflexion anthropologique, psychologique et morale, qui s'appuie sur des écrits philosophiques, notamment l'œuvre de saint Augustin. Ce livre a été publié avec les Variæ, il en constitue le treizième livre. Là encore, quelques extraits avaient paru précédemment, en 1529, sous la presse de Joannes Cochlaeus.


Quelques pages des Variae de Cassodiore

Cassiodore, livre 13 : le traité de l'Ame (De Anima)


Une des belles initiales historiées du Cassiodore

Mariangelo Accursio (ou Marie-Ange Accurse 1489-1546) s’employa donc à donner de ces textes importants de bonnes éditions expurgées des multiples fautes contenues dans les manuscrits antérieurs. Il s’en vante d’ailleurs dans le titre de l’Ammien et prétend avoir corrigé cinq mille erreurs. (mendis quinque millibus purgatus).

On sait peu de choses sur la jeunesse et les premières études de Mariangelo Accursio. Son père, Giovan Francesco Accursio, probablement originaire de Norcia, était chancelier de la municipalité de L'Aquila. Mariangelo rejoint Rome en 1513 et se consacre aux études philologiques et aux recherches épigraphiques. Il fait probablement partie de l’équipe de savants qui ont révisé en 1524 les Epigrammata antiquae Urbis publiées en 1521 par Jacopo Mazzocchi, la plus remarquable collection d'inscriptions romaines antiques compilée jusqu'alors.

Lorsque les jeunes princes Gumpert et Johann Albrecht von Brandenburg de la maison des Hohenzollern viennent à Rome vers 1520 pour parfaire leur éducation, Accursio entre à leur service et obtient le titre de majordomus.  Ceux-ci faisant partie de la suite de Charles Quint, il les suit à travers l’Europe et leur dédie son œuvre philologique la plus importante, les Diatribae, consistant en de nombreuses "castigationes" (c'est-à-dire des corrections raisonnées dans des passages corrompus) de textes classiques grecs et latins. En 1533, il passe au service du riche banquier et mécène Anton Fugger à Augsbourg, frère du Marcus Fugger bien connu des bibliophiles ; Et c’est pourquoi c’est dans cette ville que sont publiés en 1533, les deux éditions des histoires d'Ammien Marcellin, dédiées à Fugger, et les Variae de Cassiodore, dédiées au cardinal Alberto di Hohenzollern.

 Ammien, la dédicace à Anton Fugger.

Nous aimerions bien savoir pour quelle raison Mariangelo Accursio s’adressa, la même année, à deux imprimeurs différents pour éditer ses textes. La typographie comme la mise en page et l’usage de belles initiales historiées présente des similitudes, qui laisse penser qu’Accursio a eu son mot à dire dans les choix éditoriaux mais toutefois nous n’avons pas pu retrouver de liens de collaboration entre Heinrich Steiner (ou Henrici Silicei en latin) imprimeur renommé et prolixe d’Augsburg et le discret Sylvan Otmar (ou Sylvanus Ottmar), fils et successeur du proto-imprimeur Johann Otmar.

Si Otman n’a laissé qu’un sobre colophon, Steiner avait apposé sa marque représentant une allégorie de la Fortune, montée sur une outre stylisée en dauphin, et qui va ou le vent la pousse.

Il y aurait encore de travail de recherche à faire à propos de cette marque, qui apparaît pour la première fois en 1531, si nous considérons que le graveur du colophon est "le maître H.S à la croix". Il pourrait s'agir de Heinrich Steiner lui-même car il avait été graveur avant de créer son imprimerie en 1522 et serait donc le maître HS à la croix.  Cependant Frank Müller [3] lance un débat sur Steiner sous le titre « le problème du monogrammiste H.S à la croix ». Il explique que la marque de Steiner a sans doute été dessinée par Heinrich Vogtherr. Il faut savoir que la latinisation du nom Heinrich de Vogtherr est Heinricus Satrapitanus (H.S). Il s’appuie en cela sur les travaux de l’historien d’art allemand Max Geisberg. Peu convaincu, Geisberg demanda alors comment il était possible que d’autres gravures au monogramme HS, s'il s’agissait de Steiner, soient publiées par d'autres officines après 1523 et comment il se faisait que cette production si abondante se tarisse presqu'entièrement dès 1525 - 1526. Il lui paraissait peu vraisemblable que le patron d’un atelier aussi important que celui de Steiner ait encore trouvé le temps de produire autant de gravures. Si cela avait été le cas, il aurait sans doute signé au moins une fois de son nom complet. Remarquons en passant qu'aucune source ne nous indique que Steiner ait jamais été dessinateur. Bref, ce n'est pas encore réglé !

 

La belle marque de Steiner 
pourrait faire penser à un artiste de l’entourage de A. Dürer.


Le colophon de Sylvan Otmar

Ces deux livres présentent une autre particularité, ils ont tous les deux appartenu à des possesseurs célèbres qui ont choisi de laisser dans l’ouvrage une trace de leur passage. Pour l’Histoire d’Ammien, c’est Jean Boyer, un passionné de livres qui lisait un pinceau à la main. Quant au Cassiodore, c’est Philippe Despond, célèbre prêtre parisien.

Jean Boyer (Johanni Boerii, 14.. -1546) était archidacre de Conques et il aimait les livres. Il savait qu’avec son Ammien Marcellin il détenait une précieuse édition princeps et il y apporta une attention particulière en coloriant d’un beau jaune d’or chaque majuscule, parfois en doublant la lettre d’un trait de couleur rouge comme le faisait les rubricateurs, cent ou deux cents ans plus tôt. Pour les titres des chapitres, il utilisa de l’encre rouge, verte et jaune, pour chaque lettre, alternativement. 

Les titres du dos.

 Au départ c’est le conservateur de la bibliothèque de Rodez [4], M. Desachy qui remarqua dans les réserves de sa bibliothèque un ex-libris sobre d’un personnage totalement anonyme sur une quarantaine de livres qui avaient tous la particularité d’être abondamment coloriés : Boerii, archidyaconus Conchensis. Sans cette trace écrite, l’homme serait tombé dans l’oubli.

Notre archidiacre avait le gout moderne d’un humaniste de son époque. Sa bibliothèque était constituée d’ouvrages d’Erasme, de Willibald Pirckheimer, de Lefèvre d’Etaples, Marsile Ficin, Thomas More, Conrad Gessner, etc. En majorité, des commentateurs de textes patristiques ou philosophiques. Particulièrement imprégné de culture biblique comme le révèlent ses nombreuses annotations, Jean Boyer est aussi très bien informé de la production éditoriale de son temps. Il possédait la célèbre Bibliotheca universalis de Conrad Gessner, dont il se servait comme d’un catalogue qu’il mettait lui-même constamment à jour. En face du titre : « Abbas uspergensis volumen chronicorum, Augustae Vindelicorum, 1515 », il note qu’une nouvelle édition, datée de 1537, existe à Strasbourg : « Nunc Argentorati, 1537 » (fol. 1). En regard du titre d’un livre de Burchard de Worms, il précise le lieu d’édition et le nom de l’imprimeur dans la marge : « Opus impresse Coloniae ex officina Melchiori Novellane, 1545 » (fol. 150) [5]. Il est possible que Jean Boyer ait été le bibliothécaire du cardinal Georges d’Armagnac. En effet, l'érudit Nicolas-Claude Fabri de Peiresc rapporte que les livres liturgiques du défunt cardinal auraient été recueillis par un certain Jean, archidiacre de Conques et aumônier de Georges d'Armagnac de son vivant. Ce qui expliquerait son attachement pour les livres.

Le père Despond laissa dans le Cassiodore des annotations plus discrètes que celles de Jean Boyer. En revanche son ex-libris (ou plus exactement son ex-legato) était bien visible puisqu’il couvre les deux tiers du contre plat de l’in-folio.

On peut y lire, au-dessous de son portrait, entouré par des figures d'une religieuse et d'une mère avec des enfants, le texte suivant : "Ex libris quos testamento suo largitus est huic domui M. Philippus Despont presbyter Parisiensis et doctor theologus. Orate pro eo. Et discite in terris quorum Scientia vobis perseueret in coelis. Hieronimus Epist. 103".

 

L’ex-dono du Père Despond.


Un commentaire du Père Despond.

 

Philippe Despond était en effet le chapelain et bienfaiteur de l'hospice des Incurables à Paris. Il légua à cette institution l’intégralité de sa bibliothèque [6].  Docteur de la Sorbonne, il dirigea la collection intitulée "Maxima bibliotheca veterum patrum", une somme de 27 volumes publiée en 1677.

Lui aussi, plume à la main, il nota dans son livre les réflexions qui lui venaient et notamment les recherches complémentaires qu’il avait faites. Ainsi on peut lire sur une garde : « Scavoir si Cassodiore a esté bénédictin. Voyez la cronique de S. Benoît to 1 p 338.". Effectivement la question faisait débat à l’époque dans la mesure où Cassiodore, né la même année que saint Benoit, avait fondé un monastère dont les moines suivaient une règle proche de celle de saint Benoit.

 

Un des filigranes du papier du Cassodiore qui indique, selon Briquet (n°4248) une provenance de Sion ou de Genève. 

Je remercie tous les jours le soin avec lequel ces deux amoureux des livres ont permis de préserver leurs précieux ouvrages pour qu’ils aient pu arriver presqu’intacts jusqu’à nous.

 Bonne Journée

Textor



[1] In-folio de [4]-306 [2] pp. Impression de Sylvan Otmar, Augbourg, 1533. Reliure en vélin rigide du XVIème siècle.

[2] In-folio de [2] , 327 , [6] , [4] pp. Impression de Heinrich Steiner, Augustae Vindelicorum (Augsburg) 1533 – Reliure de daim, tranches rouges (Reliure du XVIIe siècle) ou bien Pleine peau de truie retournée du XVIème  

[3] Frank Müller in "Heinrich Vogtherr l'ancien, Un artiste entre Renaissance et Réforme ", Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1997.

[4] Matthieu Desachy, « Je scrivoys si durement que fasoys les muches rire…. Portrait de lecteurs : étude des exemplaires annotés de J. Boyer et J. Vedel », in Bulletin du bibliophile, 2001-2, p. 270-314 ». in Bulletin du bibliophile, fasc. 2, Paris, 2001, p. 270-314.

[5] Matthieu Desachy « L’entourage de l’évêque de Rodez François d’Estaing (1504-1529) » in La cour d’honneur de l’humanisme toulousain. Colloque international de Toulouse, Mai 2004, Toulouse. pp.123-143. ffhal-00845923f.

[6] Source BNF.