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mercredi 29 octobre 2025

Le Notitia Dignitatum de Gelenius (1552)

Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre. 

Page de titre de l'édition de Froben, 1552

Le titre complet est Notitia utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora, illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit les principaux postes et administrations des romains.

L’objectif était de déterminer des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses, etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum, duces, comites, etc.).

Les insignes des dignités

Le livre à l'image de l'empereur, symbole du pouvoir judiciaire

Nous savons que l’original remonte à la fin du IVème siècle ou tout début du Vème siècle pour l’empire d’Orient, marqué par la réconciliation entre Honorius et Arcadius, comme le rappelle le titre de notre exemplaire, puis l’ouvrage a pu être envoyé en occident, possiblement autour des années 420, pour être complété. Il s’agit d’une œuvre unique en deux parties.

C’est une source d’information importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent, notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure. Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.

Genelius a puisé dans un manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).

 Genelius a complété ce texte administratif par différentes œuvres sur des sujets connexes :

-         - La Description des provinces d'Illyrie, par Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces liminaires,

-         Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,

-     La topographie de Rome (Descriptio Urbis Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,

-         Une description de Constantinople, d’un auteur inconnu, sur le même principe de l’énumération,

-       Un traité des affaires militaires (De Rebus Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie sur la maitrise de la dépense publique…

-     Enfin, les deux dernières pages constituent la première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes : Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.

Les villes de l'Empire

Une baliste du De Rebus Bellici

Un bateau à roues

Dialogue entre l'Empereur Hadrien et le philosophe Epictète 

L’édition de 1552 de cet ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108 feuillets [1] contiennent une remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].

L’énumération des postes des dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.

Certaines gravures représentent des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS pour Conrad Schnitt [3] ; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach 1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit conservé aujourd'hui à Munich.



Gravure de Conrad Schnitt au monogramme CS. 

Détails des gravures qui sont d'une belle execution 

Conrad Schnitt (1495-1541) qui signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière) est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).

Mais c’est à travers les gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en 1544).

Les gravures présentées ici ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres, de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt ou de celle d’un assistant moins adroit.

Autre intérêt de ce livre qui n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex, avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de détails.

Les multiples représentations du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets) comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique. 

Exemple de reliures antiques sur codex et de rouleaux

Pour une raison difficile à comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon, j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?

Voilà un mystère de plus…

Bonne journée,

Textor



[1] Signés * 8, a-o 6, p 4, q-r 6

[2] La liste des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin, Weidmann, 1876.  La liste des versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/

[3] Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme s’applique à Christoph Schweytzer.

[4] Léon Gruel - Manuel historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert Engelmann-Lahure, 1887.


mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon

jeudi 29 février 2024

Un exemplaire censuré du Courtisan de Baldassare Castiglione (1537)

Le comte Baldassare Castiglione, né à Mantoue en 1478 et décédé à Tolède en 1529, était militaire, diplomate mais aussi poète et écrivain à ses heures ; Il servit plusieurs cours d'Italie du Nord : Milan, Mantoue, Urbino. C'est dans cette dernière ville, en 1504, qu'il fit la connaissance de Raphaël Sanzio et qu’il devint son ami. Envoyé à Rome comme ambassadeur, il y retrouva le peintre qui exécuta son portrait vers 1514-1515. Raphael a donné de son ami l'image de la perfection, celle du plus parfait gentilhomme, considéré par tous comme l'arbitre des élégances.

Page de titre de l'édition du Courtisan par Jehan Longis

Le portrait de Baldassare Castiglione par Raphael 
Huile sur toile, 82 x 67 m (Paris, Musée du Louvre)
Cy commence le premier livre...

En 1528, il publia à Venise, chez Alde Manuce, un manuel de savoir-vivre : Le Livre du courtisan (Il Cortegiano) qui connut un grand succès. Il y décrit les qualités nécessaires à la vie de cour. Parmi ses conseils, il préconise de fuir l'affectation, d’user en toute chose d'une certaine désinvolture pour donner l’impression que tout est simple et ne demande aucun effort.

L’ouvrage est conçu sous forme de dialogue ; Il s’agit d’une suite de conversations, étalées sur quatre soirées, échangées entre amis dans le cadre enchanteur du palais ducal d’Urbino, siège de la cour des Montefeltre, l’une des plus raffinées d’Italie. Parmi les interlocuteurs, on rencontre la duchesse Elisabeth d’Urbino, le cardinal Bibbiena, évidemment Pietro Bembo, Julien de Médicis et l’Arétin. Il s’agit de former en paroles un courtisan parfait. Les sujets abordés sont nombreux : vie en société, politique, problème de la langue, musique, arts, femme et amour. Loin d’un simple manuel de savoir-vivre, il s’agit d’un véritable traité philosophique sur l’idéal de la société de cour. 

Le livre premier s’attache à décrire le courtisan au physique tandis que le livre second détaille son comportement. Le tiers livre s’intéresse aux dames de cour et Castiglione observe que l’égalité entre homme et femme est inscrite dans la nature et dans l’histoire. Enfin le quart livre conclue sur le Prince idéal qui est l’apex du courtisan.

François 1er fut séduit par le personnage et l’aurait incité à finir son ouvrage. Si les guerres d’Italie n’avaient pas contrarié les relations entre la France et les principautés italiennes, il aurait pu être le dédicataire du livre [1]. L'auteur lui fit toutefois présenter un exemplaire par l'intermédiaire de Lodovico Canossa, ambassadeur de France à Venise.

Comme la mode était aux traductions en français pour donner à cette langue le statut de langue littéraire, Francois 1er demanda à Jacques Colin d’Auxerre, secrétaire de la chambre du roi, une traduction de l'ouvrage.

Et c’est là que l’histoire éditoriale de cette œuvre est intéressante à démêler car ce n’est pas Jacques Colin qui entama l’entreprise de traduction mais un certain Jehan Chaperon, obscur poète, pour lequel nous n’avons aucun détail biographique. Il a écrit des poésies en langue populaire qui ne manquent pas de charme, notamment des noëls et des cantiques et il a donné quelques traductions. Il se surnommait le "Lassé de Repos" et sa devise était "Tout par soulas". Mais il n’avait certainement pas ses entrées à la Cour et sa langue, proche du parler populaire, n’était pas vraiment adaptée à la traduction de l’œuvre, alors que la langue de Castiglione riche et d'une harmonieuse sobriété est l’une des expressions les plus pures de la Renaissance italienne. 

Pour une raison inconnue, peut-être la lenteur de son travail ou sa difficulté à retranscrire l’élégance de Baldassare Castiglione, Jehan Chaperon ne traduisit que le premier des quatre livres du Courtisan. Jacques Colin prit la suite et le style de l’œuvre s’en ressent nettement [2].

Le début des livres trois et quatre.

Huitain du Lassé de Repos, alias Jehan Chaperon.

L’édition originale partielle [3] de la traduction française parut en avril 1537 chez Jehan Longis, titulaire du privilège, associé à Vincent Sertenas avec les caractères de Nicolas Cousteau (B 96 et B 82). Les deux associés tenaient boutique au Palais, dans la galerie qui mène à la Chancellerie. C’est un recueil in-8 de 228 ff., composé en lettres gothiques, une bâtarde peu élégante qui souleva la juste critique de François Juste, libraire lyonnais qui préparait concomitamment une édition avec Etienne Dolet sur la base d’un autre manuscrit en circulation.

Voyant qu’il avait été pris de vitesse – sa propre édition ne paraitra qu’en 1538 après une révision par Melin de Saint Gelais – et sans doute furieux de voir ses efforts ruinés par un concurrent parisien, il ne put s’empêcher de critiquer vertement l’édition originale qui, selon lui, était remplie de fautes, bâclée et tout simplement affreuse car les lettres gothiques étaient très démodées pour ce genre de littérature :

Cestoit d’une aultre traduction encore quasi inelegante et mal correcte […], procedant non du traducteur, mais par la faulte, comme il est aisé a veoir, de l’impression qui est de lours et gros caracteres, desquels desja a long temps on n’use plus aux bons auteurs imprimer [4]

A l’en croire, la lourdeur de la typographie plus que la lourdeur de la traduction rend nécessaire une autre édition. Pour se démarquer François Juste soigne la présentation, son édition est enrichie d’élégantes bordures à l’italienne gravées sur bois qui offre au lecteur un spécimen du nouvel art du livre.

Jehan Longis avait-il eu connaissance de cette critique ? C’est possible dans la mesure où il était en relation avec le milieu lyonnais, notamment avec Denis de Harsy à qui il céda son privilège dès 1537. Toujours est-il qu’il fit paraitre, très peu de temps après l’édition gothique, une seconde édition, en lettres rondes, complétée d’un prologue de l’auteur de 11 pages (adressé, ce qui n’est pas mentionné, à Michel de Silva évêque de Visée [5]), d’une petite poésie de Jehan Chaperon et de substantiels ajouts dans le livre 2, ce qui fait de cette édition en lettres rondes la première à présenter une version intégrale du texte [6].

Le feuillet final (p2) porte la marque de libraire de Longis au verso. Deux saintes bergères tiennent la Sainte Lance de Longinus, le soldat romain qui transperça le flan droit du Christ.  la marque semble manquer aux quelques exemplaires répertoriés (parfois marqués comme feuillet blanc manquant).

Cette édition parisienne est différente de l’édition lyonnaise en lettres rondes de Denis de Harsy parue cette même année 1537 par cession du privilège de Jehan Longis. L’édition à la marque d’Icare, de Denis de Harsy, possède un titre distinct (Les Quatre Livres du Courtisan) et utilise des lettrines et des caractères propres. Par ailleurs l’édition lyonnaise corrige de nombreuses fautes, comme par exemple, au début du prologue, le nom du duc François Marie de la Duchesne Roncere (?) en François Marie de la Rovere. Ce qui permet de déduire que l’édition parisienne en lettres rondes est antérieure à l’édition lyonnaise.

Cession du privilège de Jehan Longis à Denis de Harsy
 (exemplaire de la Bibliothèque de l'Etat de Bavière - Google Books 2009)

La Bibliothèque nationale ne possède que l'édition imprimée en caractères gothiques et Guy Bechtel ne signale pas celle en caractères ronds, qui n'est décrite par les exégètes qu'à partir d'un seul exemplaire, conservé à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel (cote 123.6 Pol.) et identifié par Klesczewski [7]. Un autre exemplaire, vendu il y a quelques années, est décrit dans les archives de la Librairie Larchandet [8]. Il pourrait en exister 7 exemplaires en tout, en comptant celui de la Bibliotheca Textoriana.

L’ouvrage est en 2 parties en un voume in-12 de 146 feuillets signés a-s8 et t2 (t2 blanc) et 114 feuillets signés a-o8 et p2 (p2 signalé parfois comme blanc mais contenant au verso la marque de l’imprimeur Jehan Longis). L’œil aiguisé de Benoit Galland (Librairie Trois Plumes, Angers) a permis de découvrir qu’il manquait à notre exemplaire le feuillet 88 dans le cahier L mais que ce manque ne résultait pas d’un feuillet en déficit, puisque le texte se suit parfaitement, mais d’une recomposition du cahier au cours de l’impression.

En comparant le texte de notre édition avec celui qui a été numérisé à la bibliothèque Casanata de Rome, il apparait que le texte du feuillet 85 a entièrement disparu. Il contenait un commentaire acerbe sur les pratiques à la cour de France :

Et si vous prenez garde à la court de France (laquelle est aujourd’hui une des plus nobles de chrétieneté) vous trouverez que tous ceulx qui y ont grace, universellement tiennent du presumptueux, & non seulement lung avecques laultre : mais encores avecques le Roy mesmes. Ne dictes poinct cela dict messire Federic….

Mais le protagoniste réplique et étaye son raisonnement avec une comparaison entre les cours de France et d’Espagne.

Pour supprimer ce passage sur la Cour de France il a fallu supprimer tout le feuillet 85 recto-verso, tout en maintenant la continuité du texte, ce qui a conduit à retoucher le début du feuillet suivant (f°86). Ainsi, sur l’exemplaire numérisé, le f°85 recto commence par : … [mo]dération, quant à moy ie nen congnois pas ung… etc, et le f°86 recto commence par |sa]donner a chercher grace ou faueur par voyes indeues ou vicieuſes, etc . Sur notre exemplaire, le f°84 se termine de la même manière : …mo [dération] et le f.85 commence par : [mo]deratiõ a chercher grace ou faueur par voyes indeues ou vicieuſes, etc.

Ainsi le feuillet 86 (gratté d’un i pour devenir le 85) a été modifié pour raccorder le texte du feuillet 84 sur le mot modération. Il a juste fallu transformer le premier mot du feuillet 86 [sa] donner en [mo ] dératiõ.

Comme le texte entier du feuillet 85 avait été supprimé, la pagination ne se suivait plus. Les folios 86, 87 et 88 anciens ont donc été grattés d’un i et il bien fallu sauter un numéro pour ne pas à avoir à refaire toute la numérotation jusqu’à la fin du livre ; c’est donc le numéro du folio 88 nouveau qui a disparu. Ainsi, il n’y a pas de saut de numérotation dans le cahier mais uniquement au changement de cahier, probablement pour que le cahier soit plus facile à classer pour le relieur.

Quelques images rendent les choses plus faciles à comprendre qu’une longue explication :

Feuillet 85 ancien de l'exemplaire de Rome. (Google Books)

Feuillet 85 nouveau de l'exemplaire de la bibliotheca Textoriana

Il semble clair que le passage a été censuré non par un lecteur mais dans l’atelier même de l’imprimeur, ce qui en fait une seconde émission par rapport à l’état premier de l’édition en lettres rondes.

Jehan Longis acceptait toutes les critiques du livre de Baldassare Castiglione tant qu’il s’agissait des cours d’Italie mais il aurait sans doute été dangereux de laisser passer une critique qui touchait directement la cour de France et notamment le roi lui-même. L’affaire des placards (1534) et sa terrible répression était encore dans tous les esprits. L’imprimeur Augereau, étranglé et brûlé place Maubert, en avait fait les frais. Etienne Dolet, éditeur de la traduction lyonnaise du Courtisan, n’allait pas tarder à subir le même sort, non pour avoir publié le Courtisan mais pour des motifs religieux. Dans tous les cas, il valait mieux rester prudent.

La censure peut se comprendre, en revanche nous voyons mal pourquoi Jehan Longis aurait attendu d’imprimer une première version en caractères ronds avant d’effectuer cette modification du texte. Ce passage lui avait-il initialement échappé ? Avait-il eu des remords tardifs ? Y avait-il eu plainte ? Fut-il obligé de se plier à un jugement du Chatelet ? Ou bien, s’agissait-il d’un exemplaire unique spécialement destiné à un haut personnage particulièrement susceptible ?  Voilà du travail pour de futurs chercheurs. Pour répondre à ces questions, il conviendrait de collationner tous les exemplaires de l’édition en lettres rondes, afin de savoir combien d’exemplaires de cette édition, déjà très rare, sont en version expurgée du feuillet 85. L’entreprise est possible mais couteuse en frais de déplacement car les exemplaires identifiables comme étant en lettres rondes sont à Madrid, Munich, New York, Rome, Wolfenbüttel et peut-être un 6ème exemplaire à Grenoble.

Mais c’est tout le charme de la bibliophilie que de nous faire voyager dans le temps et dans l’espace.

Bonne Journée,

Textor



[1] Voir Defaux (G.), "De la traduction du Courtisan à celle de l'Hecatomphile : François Ier, Jacques Colin, Mellin de Saint-Gelais et le Ms. BnF Fr. 2335", BHR, LXIV, (2002), p. 513-548.

[2] Mais les spécialistes s’accordent à dire que c’est la 4ème traduction, celle de Gabriel Chappuy, qui est à la plus fidèle au style du Castiglione.

[3] Cette édition ne comprend ni le « Prologue au lecteur », ni une partie du Livre II. (Mazarine, Rés. 28 212 ; BNF, rés. *E 592).

[4] Épître de François Juste à Jean du Peirat, dans Castiglione, Le Courtisan, Lyon, François Juste, 1538, f. 59v° (numérisation et transcription disponible sur le site des BVH) rapporté par Remi Jimenès in Défense et illustration de la typographie française : le romain, l’italique et le maniérisme sous les presses parisiennes à la fin du règne de François Ier. Poco a Poco. L’apport de l’édition italienne dans la culture francophone, Brepols, pp.223-261, 2020, 978-2-503-59028-8. Hal-02955969.

[5] Don Miguel Da Sylva (Evora vers 1480 - Rome 1556), conseiller de João III, 'Escrivão da puridade', évêque de Visée en 1526, futur cardinal ; sans doute devenu ami de Castiglione en fréquentant la Curie de Clément VII. Pourtant, hors du prologue initial, Castiglione n'en parle plus, les 4 livres étant dédiés 'in texto' au défunt « carissimo » Alfonso Ariosto (1475-1525), cousin de l'Arioste. Voir à ce sujet Cortegiano et cortes ão. Baldassarre Castiglione e D. Miguel da Silva de Rita Marnoto, CIEP Genève

[6] Provenances de notre exemplaire : « E.C. », XIXe, qui a laissé une note en garde ; H Fonteneau, bibliophile parisien (quatrième vente, 15-18 mars 1906, n°111) ; André Lebey (1877-1938), écrivain, avec la note autographe « acheté trop cher - 28f ! Vente Fonteneau 15/03/05 ALebey ».

[7] R. Klesczewski, Die französischen Übersetzungen des « Cortegiano » von Baldassare Castiglione, Heidelberg, 1966, 177,n°2.

[8] Voir la notice dans les archives de la librairie : https://www.lardanchet.fr/castiglione-b..-fr.html