vendredi 25 août 2023

Erasme et la censure (1542)

Un nom d’auteur biffé sur la page de titre d’une édition ancienne d’Erasme nous rappelle combien fut grande et dérangeante l’influence de l’humaniste de Rotterdam. Ce sont les mots Des.(iderii) Erasmi Rot.(erdami) qui ont été caviardés sur ce titre. L’acidité de l’encre ayant terminé l’œuvre du censeur.

Page de titre censurée du De Conscribendi epistolis opus publié chez Gryphe en 1542.

Un énorme malentendu a longtemps plané sur le catholicisme érasmien. Il n’y a plus débat aujourd’hui sur le fait qu’il était bien du côté de l’Eglise catholique et non pas du côté de la réforme mais la liberté qu’il s’était donné à juger les pratiques sclérosées du clergé, pratiques entachés de formalisme, voire même de superstition, les jugements sévères qu’il portait sur les débats théologique futiles des scholastiques et son désir de moderniser l’humanisme chrétien dans le cadre d’une pensée complexe et nuancée, ont conduit à une certaine incompréhension de ses pairs tout au long de sa vie puis à la censure pure et simple de ses œuvres, même longtemps après sa mort (1536).

La reliure de l’ouvrage présente quelques similitudes avec celles qui ornaient les ouvrages du bibliophile Marcus Fugger : Double filets encadrant les plats avec une dextrochère comme motif central et quatre fleurons d’angle. Toutefois sa signature n’apparait pas ou n’a pas été conservée car les gardes ont été renouvelées. Marcus Fugger faisait fabriquer ses reliures dans un atelier parisien.

Frère Erasme a choisi de vivre en marge des Augustins, obtenant la permission du Pape en 1517 de ne pas porter l’habit de son ordre et de vivre hors du couvent, en prêtre séculier. Un pas de côté qui lui permet de juger librement les pratiques religieuses qu’il considère comme datées. Son texte de 1522 sur l’interdiction de manger de la viande pendant le Carême ( Epistolae Apologetica de interdictio esu carnium) dans lequel il condamne le jeûne, estimant qu’il faut adapter ces anciennes prescriptions aux habitudes du temps, ne fait qu’augmenter le malentendu avec l’Eglise. Il estime encore qu’il y a trop de fêtes religieuses et de jours chômés néfastes à l’économie, que la loi sur le célibat ne faisait qu’entrainer nombre de prêtres vers la religion réformée et que par ailleurs le système des indulgences, permettant de racheter ses fautes, ne profite qu’aux riches tout en corrompant le clergé !

La critique des indulgences aurait pu laisser penser qu’il y avait une communauté de vue entre Erasme et Luther mais leurs échanges épistolaires, d’abord via Spalatin, chapelain de Frederic de Saxe, puis directement à l’initiative de Melanchthon, révèle rapidement des divergences philosophiques qui seront définitivement consommées en 1524 après la réponse aux diatribes d’Ulrich von Hutte, militant luthérien. (Spongia adversus aspergines Hutteni).  Luther échoue à rallier Erasme à sa cause évangélique. Dans ses Propos de Table il mentionne même qu’il interdira par testament à ses enfants de lire les Colloques, qui, sous un masque de piété, bafoue le christianisme.

Il est pour le moins paradoxal qu’Erasme ait été à la fois protégé par le Pape Paul III qui va jusqu’à lui proposer la pourpre cardinalice et dans le même temps soumis aux attaques incessantes des censeurs de la Sorbonne et de Louvain.

La faculté de théologie de Paris a été la première à entamer dès 1523 des procédures contre lui. Cette année-là vit la publication d’une partie des Colloques (Colloquia) dans lesquels le dialogue intitulé le Naufrage [1] (Naufragium), basé sur une histoire vraie, constitue un bel exemple des raisons qui entrainèrent la désapprobation de l’Eglise.

Il met en scène des voyageurs à bord d’un bateau pendant une tempête, dont certains seront sauvés et d’autres noyés. Le dialogue est prétexte à présenter différentes réactions et attitudes humaines face au danger, notamment les comportements religieux jugés hypocrites voire intéressés : les prières véhémentes aux saints ou à la Vierge plutôt qu’au Christ, les promesses d’ex-voto qui seront oubliées sinon moquées une fois le danger passé, l’égoïsme des religieux qui ne montrent pas beaucoup de sérénité ni de confiance en Dieu et qui, au lieu de prendre en charge les passagers, laissent une jeune mère secourir ses semblables, etc.

La protection de François 1er et de Marguerite de Navarre retarde l’exécution de la condamnation des écrits d’Erasme jusqu’en 1526 mais le zèle combatif du syndic de la faculté, Noël Breda, un normand fanatique et sans doute jaloux, finit par porter ses fruits. Les Colloques et les Paraphrases sont les premières œuvres condamnées, malgré les tentatives d’Erasme de justifier ses propos dans une lettre adressée aux censeurs de la Sorbonne [2] . Mais c’est plus fort que lui, quand il essaie d’entourer ses commentaires de mille précautions, il ne peut s’empêcher de lancer une pique ironique.  Dans son Du libre arbitre, Erasme écrit :  Je me rangerais sans peine à l’avis des sceptiques partout où cela est permis par l’autorité des Saintes Écritures et les décrets de l’Église auxquels je me plie en tout, que je comprenne ou non ce qu’elle ordonne. Il n’en fallait pas plus pour que Breda voit rouge [3].

La liste des livres interdits ne fait qu’augmenter après l’affaire des Placards (1534) jusqu’à contenir 500 condamnations dans lesquelles figuraient la plupart des titres d’Erasme, du Manuel du Soldat Chrétien (Enchiridion Militis Christiani) jusqu’à l’Eloge de la Folie (Enconium Moriae) sans oublier le sulfureux De interdictu esu carnium.

Les Pays-Bas ne furent pas en reste mais de manière plus nuancée. L’université de Louvain, sous la houlette de l’Inquisiteur de la Foi Nicolas Baechem, éplucha la première édition collective de Froben (Erasmi Opera Omnia, Bale, 1540) et finit par condamner 2 traductions de De Amabili Concordia montrant ainsi une certaine clémence à l’égard des idées du grand homme.

De son côté, le premier index romain (1559), à l’initiative du nouveau Pape Cafara (Paul IV) place Erasme parmi les auteurs hérétiques de première classe. Plus tard, l’index qui suit le Concile de Trente est pour le moins ambigu. A l’entrée ‘’Erasmus’’ l’intégralité de l’œuvre est prohibée alors qu’à l’entrée ‘’Desiderius‘’ il est considéré comme un auteur de seconde classe dont sept titres seulement sont interdits de vente et de lecture !

Lettre d'Erasme à Nicolas Béroalde.

Une lettrine de l'ouvrage.

Quand parait à Lyon chez Sébastien Gryphe, en 1542, une nouvelle édition du De Conscribendi Epistolis Opus qui avait été édité pour la première fois en 1522, les condamnations pour hérésie sont déjà prononcées et il peut paraitre étonnant que l’imprimeur lyonnais n’en tienne pas compte. Il s’est même donné pour rôle de rééditer la plupart des œuvres de l’humaniste de Rotterdam, sous forme de petits ouvrages portatifs qui tranchent sur les grands in-folio Frobien. Pas moins de 5 à 15 titres d’Erasme sortent annuellement de ses presses entre 1528 et 1558 [4].

Le De Conscribendi Epistolis Opus, ou Traité sur l’Art d’Ecrire des Lettres n’est certes pas le plus satyrique des écrits du Maitre de Rotterdam. C’est un ouvrage important dans la mesure où pour la première fois à la Renaissance un auteur se penche sur le sujet et théorise sur l’art d’écrire des lettres, mais il n’y a rien dans ces pages qui pourrait déclencher une polémique.

Pétrarque le premier, en découvrant fortuitement un manuscrit des lettres de Cicéron à Lucilius commence à classer et corriger les siennes en vue d’une publication. La lettre sort ainsi de la sphère privée pour devenir un genre littéraire à part entière. Erasme utilise le format de la lettre pour diffuser sa pensée. Il donne la permission qu'elles soient recopiées et distribuées quand il n’en planifie pas lui-même soigneusement la publication en différents recueils.

Puis il s’interroge dans le De Conscribendi Epistolis sur la valeur de ces recueils car il convient au préalable de convenir de ce qu’est une lettre, tant celle-ci peut prendre des formes multiples, d’un billet griffonné à un mémoire plus ample et structuré. C’est une chose si diverse, dira Erasme dans son livre, qu’elle varie presque à l’infini (Res tam multiplex propeque ad infinitum varia). Il estime qu’il existe autant de style de lettres que de destinataires. En introduisant dans la lettre ce principe d'infini, Il en fait un style d’écriture à part entière, d’une grande liberté et prétend même bousculer le cercle où des pédants barbares voulaient enfermer le genre épistolaire.

L’ouvrage est conséquent ; Pas moins de 360 pages dans cette édition, au fil desquelles sont passées en revue tous les types de missives : lettres de louanges, lettres de remerciements aux louanges, lettres d’exhortation, même les lettres d’amour, qu’illustre de nombreux exemples imaginés par l’auteur ou tirés des écrits des anciens telles que les lettres de Cicéron ou les lettres de Pline. L’introduction de cet ensemble sur l’art d’écrire est bien évidemment… une lettre adressée par Erasme à Nicolas Béroalde datée de Bâle, du 8 Juin 1522.

Erasme se pose des questions qui ne nous serait même pas venu à l’idée, comme la correcte latinisation des noms propres. Comment s’adresser correctement dans une lettre à Pic de la Mirandole ? Picus de Mirandula, Picus Mirandolanus, Picus à Mirandula ? (page 67). Il donne sa préférence comme le fait aujourd’hui le catalogue de la Bibliothèque Nationale sur les formes retenues et rejetées des noms d’auteurs.

L’épineux problème de la latinisation des noms propres français.

Qu’aurait eu à redire l’Eglise sur ce sujet ? Probablement rien. Mais le premier possesseur de l’exemplaire que j’ai en mains, ou plus tard un quelconque bibliothécaire qui le conserva, s’est imaginé qu’il était plus prudent de rayer le nom de l’auteur hérétique. D’autres exemplaires de ce titre ont subi le même sort.[5] Dans le nôtre seule la page de titre a subi la rage du censeur alors que le nom d’Erasme a été conservé sur les pages liminaires. Mise en conformité à la censure très symbolique, donc.

Bonne Journée,

Textor

Dextrochère 



[1] Voir Jean-Claude Margolin, Les éléments satyriques dans le Naufragium in La Satyre au temps de la Renaissance, Paris, Touzot 1986, p 153-185.

[2] Dans une lettre intitulée Declarationes Des. Erasmi Roterodami ad Censuras Lutetiae vulgatas sub nomine Facultatis Parisiensis (Froben, Fév. 1532)

[3] Voir Jean-Pierre Vanden Branden : Érasme fut-il un contestataire ? in Cahiers Bruxellois – Brusselse Cahiers 2018/1 (L), pages 119 à 141.

[4] Voir Étude de la production éditoriale de Sébastien Gryphe sur deux années caractéristiques : 1538 et 1550. Mémoire de recherche de Raphaëlle Bats, Coralie Miachon, Marie-Laure Monthaluc, Roseline Schmauch-Bleny sous la direction de Raphaële Mouren, ENSSIB Juin 2006.

[5] Notamment une impression de S. Gryphe, Lyon 1536, intitulée Conscribendarum epistolarum ratio, passée en vente chez la SVV Arenberg en Belgique, en mars 2021 et dont le nom de l’auteur avait été rayé par trois fois. On trouvera deux autres exemples pour une traduction d’Euripide dans le Catalogue "Alde Manuce (1450 - 1515) Une collection" de la Vente Pierre Bergé. Genève, 2004. (Lot 66 et 67)