dimanche 26 décembre 2021

Le Plutarque du bon docteur Garinet (1526)

L’année 2021 s’achève et il est d’usage de se remémorer les évènements qui l’ont marquée, comme l’étrange floraison de mon cerisier le 12 Février, la fin du couvre-feu au Printemps, la réouverture des restaurants et des spectacles, etc. Petits faits sans importance qui pimentent l’écoulement du temps et qu’on aurait oubliés si nous ne les inscrivions pas consciencieusement dans un éphéméride. C’est en pensant à la première phrase d’un livre de raison ( 3 janvier - Ce jour nostre abricotier de céans a esté flori, 1615) que l’idée m’est venue de sortir de la bibliothèque un ouvrage de Plutarque ayant appartenu à un médecin de Besançon qui adorait tenir un journal ou mentionner dans les marges de ses livres les évènements de la vie ou la pensée du jour.

Détail de la reliure estampée du Plutarque

Reliure lyonnaise du Plutarque

C’était assez courant à l’époque de consigner sur les marges de l'œuvre de l’auteur favori, sur les gardes d’un livre d'heures, voire sur celle d’un registre de commerce, les faits importants de la vie de famille, de la collectivité à laquelle on appartenait, les événements intéressant la région comme les phénomènes atmosphériques ou les faits politiques. Nous pouvons ainsi, grâce à ces notes marginales, reconstituer quelques pans de la vie du possesseur du livre, voire celle des membres de sa famille et les malheurs du temps.

Ce médecin s’appelait Jean Garinet [1], il était né à Montfaucon près de Besançon, vers l'an 1575, Il quitta sa région natale en 1596 pour aller en France s'instruire dans l’art de guérir. Il y passa 11 ans [2]. Il reçut à Tournon, le 26 Avril 1600, le grade de Bachelier ès Philosophie [3], puis conquis en Avignon son diplôme de docteur en 1605 [4], avant de rentrer à Besançon pour y épouser en Novembre de la même année Guiyonne Marquis [5], ce qui ne fut pas là le moindre de ses succès car la demoiselle était fille du médecin le plus réputé de la contrée. En 1606, il est reçu citoyen de la ville et obtint l'autorisation d'exercer la médecine. La requête fut d'autant plus facilement admise que le docteur Marquis était alors co-gouverneur de la ville, titre que reprendra plus tard Jean Garinet.

Assez rapidement notre praticien acquit une belle situation. Parmi ses clients, il mentionne nombre de nobles de la province, riches bourgeois, présidents et conseillers des chambres de justice ou encore des chanoines, des abbés, des supérieurs de couvents. Il ne ménageait pas ses efforts pour tenter de les guérir à une époque où la peste sévissait encore, ou, à défaut, il leur tirait les cartes pour qu’ils prennent connaissance de leur avenir, quand il ne lisait pas dans les astres : « 18 Novembre 1615 - Ce jour et plusieurs autres suivants a paru une comète, lequel a été suivi de plusieurs malheurs, de la mort de l'empereur Mathias et de Maximilian son frère comme aussi de l'impératrice, et de grandes guerres par toute l'Alemagne. ». (Besançon, vieille ville espagnole, comme disait Victor Hugo, dépendait du Saint-Empire des Habsbourg.)

En 1618, on nomme Jean Garinet prieur de la confrérie médicale de Saint-Côme et Saint-Damien. A la sollicitation du docteur Nardin, Garinet accepte la charge de médecin du duc de Bavière, à gage de mille écus, train de cour et laquais entretenus. En 1633, il est appelé à donner ses soins à la duchesse de Lorraine, pendant son séjour à Besançon. Il la guérit d'une fièvre catarrhale (C’était la Covid de l’époque) et en reçoit une magnifique bague ornée de diamants. Car notre médecin-philosophe ne manquait jamais de consigner ce que lui rapportait ses services.

Mention du Promptuaire de 1579 : Dans un livre appelé le Promptuaire de tout ce qui est, in-12, l’on trouvera en escrit plusieurs presents que j’ay reçu pendant mon premier mariage tant de vaisselle d’argent, bagues, choses curieuses qu’estoffes pour habits. (BM de Besançon)

Son livre de raison est rempli de listes de donations et pourrait le faire passer pour un livre de compte. L’usage était de donner des présents au mariage des enfants ou à la naissance des petits-enfants et Jean Garinet en gestionnaire rigoureux de sa maisonnée qui comptait douze bouches à nourrir notait tout. Nous trouvons donc dans ses notes des inventaires détaillés de ces libéralités, majoritairement les bijoux, les montres, les pièces d'orfèvrerie, la vaisselle d'argenterie, les surtouts de table, les reliquaires, des œuvres d'art, une hororloge, un globe terrestre, une tasse de bézoard à l'épreuve des poisons, puis les étoffes pour ses costumes, ceux de sa femme, de ses enfants ; une robe à la façon de Paris pour sa fille, un chapeau de demi-castor pour son fils, des bas de soie, enfin des confitures, des flambeaux de cire, des vins, des viandes de mesnagerie

Bon nombre de ces dons sont soumis, quand cela est possible, à l'estimation de l'orfèvre et souvent convertis en bonnes pistoles espagnoles ou en sequins d’or. Il est vrai qu’il fallait beaucoup d’argent pour se faire réélire chaque année co-gouverneur du quartier. (Une fonction municipale à mi-chemin entre celle de juge et de maire). Il était loin le temps de sa première désignation, le 6 juin 1606, où il fut reçu citoyen de la ville en offrant seulement deux mousquets. Parfois un de ses concitoyens laisse par testament un domaine entier, une vigne, ou un bénéfice ecclésiastique. Et Garinet y ajoute souvent un petit commentaire, comme à propos d’un grand tableau que lui offrait un ami : Il l'estime par son testament plus qu'il ne vaut, je ne laisse de lui être obligé, c'est un témoignage de l'amitié qui a été entre nous par l'espace de 38 ans.

Mais ne croyez pas que seul l’appât du gain le motivait. Il était consciencieux et s'attachait à ses malades. Parfois, il refusait leurs présents. Si par malheur l’un d’eux venait à succomber en dépit des ressources de son art, il notait mélancoliquement « j'en ai éprouvé un desplaisir incomparable. Dieu l'ait en sa haute grâce. »

En l'année 1638, la mortalité fut terrible à Besançon : « La mort m'a ravi la plupart de mes amis, tant du pays, que de la ville ». La peste atteint deux de ses servantes qui succombent et l’obligent à placer la maison en quarantaine, ce qui lui fait perdre une somme considérable. « Et me serait encore facile de supporter cette perte patiemment, n'était celle que j'ai fait de mon second fils, qui, par sa mort contagieuse, m'a laissé un regret qui ne se peut terminer que par la mienne propre ».

De livre, il n’en est point mentionné parmi les donations. Pourtant sa bibliothèque, signe de notabilité, devait sans doute être importante et Jean Garinet était de tous les co-gouverneurs le plus lettré, au point que le conseil municipal l’avait délégué pour recevoir un émissaire des Jésuites qui ne parlait que latin. Nous ne connaissons que 3 ouvrages lui ayant appartenu [6] : Un petit Promptuaire [7] qui ne le quittait jamais et dont les marges étaient couvertes de son écriture très lisible. Un livre de raison constitué d’une cinquantaine de feuillets et tenus par plusieurs générations [8] et ce Plutarque qui avait appartenu à son père [9], comme l’indique l’ex-libris qu’il y laissa.

Plutarque, Préface de Josse Bade

Plutarque, Premier opuscule, des lettres du Philosophe.

Plutarque, traité De curiositate traduit par Erasme.

Il s’agit de la dernière édition donnée par Josse Bade des Opuscula de Plutarque[10] qui rassemble les dix-sept opuscules des Moralia imprimés en latin jusque-là. C’est la plus complète de toutes, puisqu’augmentée de deux nouveaux traités traduits et préfacés par Érasme lui-même.  (ff. 182-188 de cohibenda iracundia et De curiositate, De la répression de la colère et De la curiosité). Les préfaces des autres opuscules sont signées Guillaume Budé, Philippe Melanchthon, Ange Politien, Raphael Regius, Étienne Niger, Ange Barbarus, Bilibald Pirckheymer, etc…

L’illustre imprimeur-libraire avait déjà donné sept éditions des Opuscula avant d’en clore la série avec cette édition de 1526 qui suit celle de 1521 et 1514. Toutes sont au format in-folio, celle-ci est décorée au titre du fameux cadre aux dauphins et de la grande marque typographique à la presse de l’Officina Ascensiana datée de 1520.

Page de titre

Signature de Jean II Garinet dans le Plutarque

Deux Garinet ont laissé leurs marques dans le livre. Sur la première Garde, Jean I Garinet a noté en forme d’ex-libris la date de son acquisition : Joannes Garinetus emit die vigesima tertia mensis julii anno a salute mortalibus restituta 1595. (Jean Garinet l'a acheté le vingt-troisième jour de juillet de l'année du salut rendu aux mortels 1595). Il a encore ajouté sa signature sur la page de titre et sa devise : En la fin mon repos. Tandis que Jean II Garinet, le médecin, a ajouté sa signature caractéristique, Garinet D(octor) M(edicinus), identique à celle que nous retrouvons dans le livre de raison de la bibliothèque de Besançon. C’est lui aussi, semble-t-il, qui a esquissé des armoiries dans l’écusson gravé de la page de titre en y portant les initiales IG. Armoiries constituées de bandes latérales qui ne correspondent pas à celles qui ont été peintes dans le livre de raison. Les Garinet portent de gueules au jar d'argent le cou ceint d'une couronne de laurier.

Si le premier ex-libris n’était pas daté, nous pourrions penser qu’il appartenait à un descendant de Jean Garinet plutôt qu’à son père car la graphie parait plus moderne alors que Jean II Garinet écrivait dans un style archaïque plus typique du XVIème que du XVIIème siècle. Nous ne savons rien du métier du père qui n’est jamais cité dans le journal de son fils à la différence de beaucoup d’autres membres de sa famille. Nous ne saurions même pas qu’il se prénommait Jean car les registres d’état-civil départementaux n’ont débuté qu’en 1793 [11].

Ex-libris de Jean I Garinet

Un extrait du livre de raison de Jean II Garinet avec sa signature. (BM de Besançon)

Jean Garinet dut trouver dans ce livre de Plutarque des sujets pour ses méditations philosophiques. Plutarque fut la grande découverte du XVIème siècle. Montaigne écrivait : Nous autres, ignorants, étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. C'est notre bréviaire.  Et notre médecin bisontin ne devait pas détester, lui qui aimait l’apparat, la belle reliure estampée ; une reliure lyonnaise dont la large roulette est identique à celle reproduite par Denise Gid dans son catalogue des reliures françaises estampées. [12]

Le journal de Jean Garinet, qui porte au premier feuillet des armoiries enluminées et une devise de circonstance (Nihil conscrire sibi – N’écris rien pour toi-même) s'arrête en 1657, date à laquelle il trépassa le 2 Novembre, Veille de la Toussaint (?). Quelques années auparavant, il avait eu la satisfaction de consigner dans son livre de raison : Le 19 Mars 1650 mon filz Thomas Garinet a prins son degré de doctorat des médecins à Avignon avec approbation unanime de tous les docteurs et mesmes M. l’archevêque lui feit l’honneur d’argumenter contre lui.  La roue tournait et Thomas poursuivit l’œuvre de son père, mais c’est son petit-fils qui reprit le flambeau des inscriptions familiales en portant au-dessous de la dernière signature de Jean Garinet :  Depuis ce temps est mort mon grand-père Jean Garinet qui est celui qui a escrit le contenu cy dessus et depuis ais augmentés ce qui suit. Le précieux Plutarque fut certainement transmis aussi à son fils et à son petit-fils afin qu’ils s’imprègnent des pensées du moraliste platonicien. Une des dernières mentions de Jean Garinet à la naissance d’un petit-fils avait été : Dieu lui fasse la grâce de bien vivre et de bien mourir.

Bonnes Fêtes !

Textor



[1] Voir Éphémérides de Jean Garinet, médecin bisontin (1603-1657) Inclus dans Notes sur quelques livres de raison franc-comtois, in Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, 1886, p.142- 143 & p. 153-157, publié par Jules Gauthier. Voir aussi Bruchon H. Un médecin co-gouverneur de Besançon au XVIIe siècle, étude sur Jean Garinet. Notice de la Société d’Emulation du Doubs. Besançon 1902.

[2] « 29 d'avril. — Ce jour année 1596. je sorti de Besançon pour aller en France, où jay demeuré 11 ans ! »

[3] « Le 26 apvril 1600 je receu a Tournon en Vivarès le degré de bachelier es philosophie et dédia mes thèses a Monsieur de St-Marcel d'Urfé. »

[4] « 22 de mars. — Ce jour, année 1605, je prins le degré de doctorat en médecine à Avignon »

[5] « 12 de novembre. — Ce jour, année 1605, j'espousa Guyenne Marquis en l'église Saint Vincent. »

[6] En attendant que les chercheurs nous en fassent découvrir d’autres.

[7] Promptuaire de tout ce qui est arrivé de plus digne de mémoire depuis la création du monde jusqu’à présent, par Jean d'Ongoys Paris, Jean de Bordeaux, 1579, seconde édition format in-16, relié en parchemin, doré sur tranches, avec fers et filets or Il passa ensuite entre les mains de divers propriétaires. Localisation actuelle inconnue. Il faisait partie de la bibliothèque de M. l'avocat Dunod de Charnage, qui le communiqua au docteur Henri Bruchon, membre de la Société d’Emulation du Doubs en 1902.

[8] Bibliothèque de Besançon, Ms 1045. Commencé par Jean II Garinet et poursuivi par son petit-fils. Consultable en ligne.

[9] Les archives ne permettent pas de remonter la généalogie de Jean Garinet et l’état civil de son père pas plus que son métier ne semblent connus. Sans doute appartenait-il déjà à la bonne société de Besançon. Un ouvrage d’astronomie publié par Ehrard Ratdolt en 1491 et détenu par la bibliothèque de Besançon contient l’ex-libris d’Antoine Garinet, un autre fils de Jean Ier, qui était prêtre et qui occupa de 1602 à 1623 la fonction de précepteur du Petit Collège de Besançon fondé par Nicolas Perrenot de Granvelle près de l’église de Saint Maurice. (Voir Castan, Catalogue des Incunables de la Bibliothèque de Besançon.)

[10] Opuscula Plutarchi Cheronei sedulo undequaqz collecta, & dilige(n)ter recognita. In-folio ; sign. a8 e6 a-z8 A8

[11] Pour l’heure, le fait que l’ex-libris appartient à son père n’est qu’une conjecture.

[12] Denise Gid. Catalogue des reliures françaises estampées à froid, XVe-XVIe siècle, de la Bibliothèque Mazarine, Paris, 1984, pl. 94, n° 127 et 311.


jeudi 5 août 2021

La Trêve de Vaucelles ou la conscience politique de Joachim du Bellay. (1559)

Nous avons tendance à oublier que Joachim du Bellay était avant tout, pour ses contemporains, un bon juriste. C’est pour ses connaissances dans cette matière et ses compétences en négociations que son oncle, le Cardinal Jean du Bellay, l’emmena avec lui à la Cour pontificale de Rome, en 1553. Ses écrits politiques ne sont pourtant pas les plus connus, ni les plus faciles à interpréter [1].

Le poète est rapidement déçu par Rome, par les intrigues de la Cour comme par les missions qu’on lui confie car son rôle se résume à une activité d’intendant. Son oncle mène grand train et il lui faut gérer les cordons de la bourse. Je suis né pour la Muse, on me fait ménager [2]. Il s’ennuie. Le spectacle des mœurs de cette Babylone que lui parait être Rome est une amère désillusion pour lui qui ne connaissait les vrais Romains qu'à travers Virgile et Pétrarque. Il exprime son dégoût de l'exil et son amertume dans les Regrets et plusieurs fois il envisage un retour au pays natal mais l’espoir d’une brillante carrière diplomatique le retient auprès du cardinal.

Pourtant, il aurait pu s’apercevoir que le cardinal ne cherchait qu’à sauver les apparences car il était tombé en disgrâce auprès du roi de France et n’avait plus guère le pouvoir d’influencer le cours des évènements. Il était arrivé à Rome pendant les derniers mois du pontificat de Jules III avec pour mission de renouveler la trêve de Passau, conclue en 1552 entre Henri II et Jules III. Cette mission tourna court lorsque, après l'élection du nouveau pape Paul IV, les ennemis du cardinal du Bellay, dont le cardinal de Lorraine, un Guise, lui reprochèrent son intimité avec Carpi, un cardinal proche des Habsbourg.

Page de Titre du Discours au Roy.



Joachim avait-il perçu toutes ces intrigues ? Toujours est-il que dans ce contexte, la trêve de Vaucelles est accueillie avec enthousiasme par le poète. L’occasion est belle d’en faire compliment au Roi et de rechercher ainsi ses faveurs, pour un éventuel retour.  Il compose le ''Discours au Roy sur la tresve de l'an M.D.L.V'' [3], écrit très certainement dans l’enthousiasme de l’évènement, c’est-à-dire dès Février 1556. Du Bellay acclame son souverain magnanime qui aurait pu se contenter d’une victoire par les armes : La Tresve bienheureuse ... / Sire, vous asseuroit de r'emporter l'honneur, / Et vous avez trop plus, tenant ja la victoire, / Prisé le bien public que vostre propre gloire.

Puis il fait l’éloge de la paix et invite les princes d’Europe à unifier leurs forces face au péril venu du Levant :

La paix irait devant, et d'un rameau d'olive

Umbrageant ses cheveux ferais au premier ranc

Chascune en son habit, cheminer flanc à flanc,

Vostre France et l'Espaigne avec toute leur troppe,

Et la plus grande part des provinces d'Europe,

Qui d'un commun accord vostre enseigne suyvant

Chrestiennes conduiraient leurs forces en Levant.

Discours au Roy, f° Aii


Discours au Roy f°5v-6r.

Les hostilités contre l’Empire des Habsbourg duraient déjà depuis quelques années. L’Espagne de Charles Quint était en guerre contre la France depuis que celle-ci s’était allié aux princes protestants allemands par le traité de Chambord en 1552. Mais Charles Quint subit des revers ; il cherchait une solution pour sortir de ce conflit et préparer sa succession (Il abdiquera le 25 octobre 1555). À cet effet, il conclut à Vaucelles une trêve de cinq ans : ce traité reconnaissait les nouvelles possessions françaises (les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, de nombreuses places fortes entre le Luxembourg et la Flandre, ainsi que diverses possessions en Piémont, dans le centre de l'Italie et en Corse).

Mais la paix fut de courte durée : Car la guerre en avait la serrure brouillée, / Et la clef en était par l'âge si rouillée / Qu'en vain, pour en sortir, combattait ce grand corps …[4]

En effet, le pape Paul IV, farouchement hostile aux Habsbourg, cherchait à relancer le conflit : il excommunia Charles Quint et son successeur Philippe II d'Espagne, et il promit aux Français le royaume de Naples. Ces machinations, ainsi que celles de son légat, son propre neveu Carlo Caraffa, poussèrent les Impériaux à envahir les États pontificaux.

Le cardinal du Bellay, pourtant venu à Rome avec d’autres intentions, suivit le parti du Pape et s’emporta violemment contre Philippe II, contre l’hypocrisie de ce saint Philippe, ce bon devot roy Phelippes [5] . Henri II envoya aussitôt en Italie une armée conduite par le duc de Guise. Après une série de victoires, de Guise s'enlisa et dut abandonner sa campagne pour rentrer en France en septembre 1557, tandis que le pape finit par s'entendre avec Philippe II.

Il semble que Joachim du Bellay ne partageait pas le revirement d’opinion de son oncle. Il était pour la paix et non la reprise des hostilités. Sentiment partagé par la majorité des français qui étaient contents que la paix se fît, d'autant plus qu'ils savaient la France épuisée par la guerre.

Nous ne sommes faschez que la tresve se face :

Car bien que nous soyons de la France bien loin,

Si est chascun de nous à soy-mesme tesmoin

Combien la France doit de la guerre estre lasse.[6]

 

Toutefois, il attendit son retour en France pour publier son poème, comme il le fit pour tout ce qu'il avait écrit pendant quatre ans à Rome. Mais, à la fin de 1557, il était trop tard, le Discours n'était plus de saison. La trêve avait été rompue dès Octobre 1556 et son poème devenait anachronique. Il lui fallut différer encore la publication.

C'est seulement en fin d’année 1558 que l'opuscule put voir le jour à une date indéterminée, probablement après la prise de Thionville (22 juin 1558) laquelle fit renaitre des espoirs de paix. Le privilège du Roy, bien que mentionné sur la page de titre, fait défaut [7] et donc rien ne permet de dater précisément la publication, d’autant que certains exemplaires de l’édition originale, comme celui présenté ici, porte une page de titre renouvelée avec la date de 1559.

Discours au Roy, introduction.

Pour actualiser son texte, du Bellay ajoute au manuscrit, qu’il avait sans doute envoyé au Roi bien avant la publication, une introduction en vers dans laquelle il rappelle que (le Ciel) permit que le discord, d’une fureur nouvelle / vint arracher des mains des deux Roys plus puissans / La Tresve qui entre eulx devait durer cinq ans / ….Recevons désormais le bien qui se présente / Renouons cest accord d’une plus forte main.

Il était plus facile de prendre parti en 1558 que deux ans auparavant. Un autre sonnet des Regrets fait aussi allusion à la Trêve de Vaucelles,[8] dans lequel le poète ne s’adresse pas directement au Roi mais à la Trêve elle-même :  Tu sois la bienvenue, ô bienheureuse tresve / Tresve que le chrétien ne peut assez chanter / puisque seule tu as la vertu d’enchanter / de nos travaux passés la souvenance gresve.

Si du Bellay semble très clairement pencher en faveur de la paix et loue son négociateur principal, le Duc de Montmorency, dans le Discours au Roy, cela ne l’empêche pas d’écrire par ailleurs des sonnets en l’honneur de Jean d'Avanson [9], ambassadeur de France qui, lui, était du parti des Guise, c’est-à-dire pour une politique guerrière en Italie : Comme celui qui avec la sagesse / Avez conjoint le droit et l’équité, / Et qui portez de toute antiquité / Joint à vertu le titre de noblesse [10]. Subtile manœuvre politique ou inadvertance d’un poète ? Difficile de savoir de quel côté était vraiment du Bellay.

Quoiqu’il en soit, le poète sera entendu puisque la paix du Cateau-Cambrésis finit par être signée le 3 Avril 1559, scellant la fin des guerres d'Italie et la lutte pour l'hégémonie en Europe entre Habsbourg et Valois.

Le Ciel voulant tirer d'une rigueur cruelle

Une humaine douceur, d'un orage un beau temps.

D'un hyver froidureux un gracieux printemps.

Et d'une longue guerre une paix éternelle…

 

Bonne journée,

Textor



[1] Voir La poésie politique de Joachim Du Bellay, dans Du Bellay : actes du colloque international d’Angers du 26 au 29 mai 1989, t. 1, sous la dir. de Georges Cesbron, Angers, Presses de l’université d’Angers, 1990, p. 77-78.

[2] Les Regrets, sonnet XXXIX.

[3] Plaquette in-4 de 6 ff. imprimée en car. Romains, sign. A4. Réglures à l’encre rouge.

[4] Les Regrets Sonnet CXXV.

[5] Sur la Trêve de Vaucelles voir Bertrand Haan, Une paix pour l’Eternité. La négociation du traité du Cateau-Cambrésis. Bibliothèque de la Casa de Velázquez n° 49 – 2010.

[6] Les Regrets, Sonnet CXXIII.

[7] Ma bibliothèque poétique, Partie 4, Jean Paul Barbier, p 506. Ni privilège, ni achevé d’imprimer.

[8] Sonnet CXXVI.

[9] Les Regrets, sonnets CLXIV et CLXV.

[10] Les Regrets, poème A monsieur d’Avanson.

dimanche 25 juillet 2021

Janus Pannonius, poète humaniste et bibliophile hungaro-croate. (1498)

Le poète Janus Pannonius, ou Jean de Pannonie, nom de plume de János Csezmicei (Francisé autrefois en Jean Césinge) n’est pas très connu ailleurs qu’autour du Danube, il est pourtant considéré comme la première grande figure de la littérature hungaro-croate de la Renaissance, grâce aux élégies et aux épopées écrites en latin qu’il nous a laissées.

Janus Pannonius est né en Slavonie, vers 1434, dans un village nommé Csezmice. Il est le neveu de János Vitéz, grand humaniste qui fonda dans ses sièges épiscopaux successifs (Nagyvárad, en Transylvanie, à partir de 1445, puis Esztergom en 1465) une académie et une bibliothèque. Ce dernier l’envoie étudier en Italie, à Ferrare, où il passe 11 ans dans la maison du Maitre Guarino Guarini dont il est le meilleur disciple. C’est là qu’il se lie d'amitié avec Galeotto Marzio, né vers 1425, à Narni en Ombrie, étudiant dans la même école.  La plupart des poèmes de Janus Panonnius sont dédiés ou adressés à Marzio. À l'automne 1454, son ami s'installe à Montagnana, sur le territoire de la République de Venise, et Janus vient le rejoindre en 1556 pour fuir la peste qui sévit dans la Sérénissime. Le jeune peintre Andrea Mantegna fait aussi partie de ce cercle d’intellectuels et le hongrois lui dédie un poème en 1458. En retour, Mantegna aurait peint un portrait des deux amis, perdu depuis lors.

Portrait supposé de Janus Pannonius peint par Andrea Mantegna sur une fresque de la Cathédrale de Padoue. (Il s’agirait du personnage central qui tourne la tête à droite)

En 1459, Janus Pannonius est rappelé en Hongrie par le nouveau roi Matthias Corvin, dont son oncle János Vitéz a été le précepteur puis le chancelier. Le roi Matthias, ayant Pannonius en grande estime, le reçoit dans son cercle de conseillers, tandis que le Pape Pie II le nomme évêque de Pécs. Il invite alors son ami Galeotto à le rejoindre, fin 1461. L'ancien disciple de Guarino Guarini est alors chargé par le Roi de couronner son ami Janus Pannonius, prince des poètes de la cour.

Mais, le destin de Janus Pannonius tourne court lorsqu’il veut suivre le parti de son oncle János Vitéz, favorable aux partisans du Prince polonais Kázmér, prétendant au trône de Hongrie, et qu’ils affrontent ensemble le roi Matthias Corvin. Il s'arme contre les troupes royales mais la rébellion échoue et lorsqu’il apprend que János Vitéz a été arrêté, il s'enfuit en Italie. C’est pendant ce voyage, en s’arrêtant dans le château de Medvedgrad, propriété de l'évêché de Pécs, qu’il décède le 27 mars 1472 à l'âge de 38 ans. Son tombeau, disparu des mémoires, est retrouvé en 1991 sous le maitre autel de la cathédrale de Pécs.

La première impression contenant exclusivement des œuvres de Janus Pannonius, découvertes dans la bibliothèque Saint Marc de Venise, a été publiée à Vienne en 1512, puis neuf éditions s’échelonnent entre 1512 et 1523 et la première édition d’une traduction en hongrois remonte 1565.

Mais c’est bien avant cette date qu’est édité un poème en cinquante vers à la gloire de la nymphe Féronia, imprimé à la suite des cinq livres des Histoires de Polybe (Edition de Venise, Bernardino de Vitali, 1498, dont il était question dans mon billet précédent). Il s’agit de la toute première impression de ce chant élégiaque, l’un des plus connus de Pannonius, en même temps que la première œuvre qui fut imprimée de lui.

Feuillet 101v et 102r contenant le poème de Pannonius

Au Printemps 1458, Janus Pannonius rentre de Rome et fait halte à Narni, ville natale de son ami Marzio. Non loin de la forteresse qui surplombe la ville, se trouve la Fontaine de Feronia, devant une oliveraie et le parfum des pins maritimes. La chaleur de l’été et la fraicheur de cette fontaine aux eaux limpides lui inspire cette ode à la nature, l’un de ses plus beaux poèmes. 

Elle est intitulée Naiadum Italicarum Principi divae Feroniae devotus hospes, lanus Pannonius, cecinit in reditu ex Urbe, nonis luniis, MCCCCLVIII (A la déesse Feronia, la plus importante des nymphes d’Italie, chantée par Janus Pannonius, hôte dévoué revenant de Rome, le 5 juin 1458.) et commence ainsi : Sacri fontes, ave, mater Feronia, cujus Félix Paeonias Narnia potat aquas. - Je te salue, ô déesse Feronia, mère de la fontaine sacrée, dont les heureux habitants de Narni boivent à la source salubre.

Détail du F°101v avec le titre du poème

La Fontaine Féronia à Narni

Feronia était une divinité rurale de l’Antiquité, objet d’un culte important en Italie centrale, principalement sur le territoire sabin et latin. Elle présidait aux travaux de l'agriculture et elle était principalement associée à la fertilité, à l'abondance, à la bonne santé des troupeaux et des bêtes sauvages. D’anciens temples lui était dédiés, comme celui du Champ de Mars à Rome, dans l'actuel aire archéologique du Largo di Torre Argentina. Les cérémonies annuelles en son honneur étaient appelées les Feroniae et se tenaient tous les 13 novembre au cours des Jeux plébéiens, en même temps que les fêtes dédiées à la Fortune de Préneste. Lors de ces cérémonies, ses prêtres, au dire de Strabon, marchaient nu-pieds sur les charbons ardents sans se brûler. Thèmes opposés du feu et de la fraicheur que Pannonius reprend dans son poème.

Le Hongrois se plait à imaginer qu’il sacrifie aux rites antiques et appelle la déesse à recevoir ses offrandes, après avoir retrouvé ses forces en se désaltérant dans l’onde pure : - Une fois, deux fois, la gorge sèche avale tes eaux régénérantes… Oh dans mes membres quelle force revient ! Oh combien ton feu divin dans mes entrailles a aimé s'éteindre !  Ma soif est étanchée…. Maintenant je me réjouis de contempler l'ancienne forteresse avec ses belles tours qui s'élève près de la fontaine sacrée ; Maintenant je suis heureux d'entendre le sombre grondement que la vague blanche du soufre, noir, fait en bas dans la gorge profonde, et d'écumer de vagues tout le ciel salubre [1]….. Ici, un petit chevreau est bientôt le plus gras du troupeau, et pour son sang, éparpillé, l'étang cristallin devient rouge. Ici, des fleurs viennent, et dans l'une d'elles la liqueur si précieuse de Bacchus, et un chant fend mes lèvres à la louange divine. : … Salve iterum et Latiis longe celeberrima Nymphis, Hospitis et grati suggipe dona libens !  - A nouveau salut, toi qui est de loin la plus célèbre des nymphes du Latium, accueille avec plaisir l’hôte reconnaissant qui t'offre de tels sacrifices. Acceptez-les de bon gré.

Fol°102r

Les textes de Pannonius sont d’une grande beauté formelle. Il a su adapter l’humanisme italien de la Renaissance aux thèmes et à l’âme de son pays. Son sens profond de l’observation donne des images charmantes comme dans le poème de l’amandier planté en Hongrie et qui se couvre de fleurs sans attendre la venue du Printemps, adaptation personnelle et sans doute inspirée par une chose vue du thème épigrammatique de la fleur éclose hors saison chez Martial.  

Pourquoi et par quelles circonstances un texte du poète hongrois figure-t-il à la suite de la seconde impression des Histoires de Polybe ? Il n’y a aucun lien apparent entre la déesse étrusco-romaine, protectrice des sources et de la nature et l’ouvrage de Polybe axé sur la stratégie militaire des romains et leurs institutions politiques. C’est un mystère qui ne semble pas encore résolu. On peut penser que c’est l’imprimeur Bernardino de Vitali lui-même qui aurait pu décider, en 1498, de faire figurer le poème à la suite de la seconde édition imprimée des Histoires.

Ce n’est pas la première fois que le poème apparait joint à un autre texte à la fin d’un ouvrage. Ainsi, Géza Szentmártoni Szabó, lors de ses recherches en 2009 sur trois chants panégyriques de Janus Pannonius au Roi René d’Anjou [2], a découvert dans un manuscrit conservé à Naples [3], outre les textes qui avaient déjà été identifiés au XIXème siècle par Pélissier [4], à la fin du manuscrit, après une page blanche, le texte d’un autre poème, sans indication d’auteur ou de titre, que Pélissier ne mentionnait pas dans son article. Il s’agit de l’élégie écrite par Janus Pannonius à Narni, le 5 juin 1458, à la gloire de la nymphe Feronia. Mais dans ce cas précis, si l’élégie est ajoutée à la fin du livre, le texte principal reste un panégyrique de Pannonius et non pas un texte sans aucun rapport, comme l’œuvre de Polybe.

Reliure en vélin des Histoires de Polybe contenant le poème de Pannonius

Détail de la reliure

En plus d’être poète, Janus Pannonius avait une des bibliothèques les plus importantes de Hongrie après la Bibliotheca Corviniana de son oncle János Vitéz, dont avait hérité le roi Matthias Corvin, en 1572, après l’arrestation de Vitez. Le roi enrichit lui-même considérablement la collection, surtout à partir de 1476, quand fut placé à la tête de la bibliothèque l'Italien Taddeo Ugoleto et particulièrement entre 1485 et 1490, quand le roi Matthias se fut emparé de Vienne. À sa mort en 1490, la bibliothèque comprenait plus de 2000 codex - appelés corvina - contenant 4000 à 5000 œuvres, dont beaucoup de classiques grecs et latins (mais aussi Dante ou Pétrarque), généralement rapportés d'Italie.

Les livres de la Bibliotheca Corviniana ont été dispersés pendant la période ottomane, comme le furent ceux du poète Pannonius.  Si les livres royaux ont pu être partiellement conservés et identifiés grâce à leur armoiries, il est plus difficile de reconstituer la bibliothèque humaniste de Janus Pannonius.  C’est la tâche à laquelle s’est attelé Csapodi Csaba [5] au moins pour les manuscrits copiés ou annotés par Pannonius lui-même, grâce à la graphologie ou grâce à de minces indices comme des marques de provenance, des dédicaces ou le style de la reliure d’origine, ou bien encore les allusions qui sont faites à tel ou tel auteur dans le corpus poétique du hongrois.

Ainsi ont pu être retrouvés un manuscrit du Commentaire de Ficin sur le Banquet de Platon dont la dédicace datée de 1569 est faite à Pannonius et qui aurait pu lui appartenir [6], un manuscrit de Xenophon, un Vocabularium de la Bibliothèque de Leipzig [7], etc. D’autres livres seront plus difficiles à retrouver mais nous savons par Vespasiano qu’à son retour d’Italie, Pannonius fit un arrêt à Florence pour rencontrer Cosme de Médicis et les intellectuels de la Villa de Careggi et qu’il fit à cette occasion l’acquisition de quelques livres humanistes. Il est aussi fort possible que les livres grecs de la Corviniana proviennent de la bibliothèque personnelle de Pannonius qui possédait parfaitement les deux langues.

Quoiqu’il en soit son influence a été grande dans l'ancienne Autriche-Hongrie, lui qui a amené en premier les muses de l’Italie humaniste aux rives froides du Danube.

Bonne Journée

Textor



[1] Traduction libre et non contractuelle, seul le texte latin fait foi !

[2] Du péril de Parthénope : la découverte de la version intégrale du panégyrique de René d'Anjou par Janus Pannonius. Géza Szentmártoni Szabó. Presses universitaires de Rennes, 2011 - p. 287-312.

[3] Bibliothèque nationale de Naples ( ms X, B, 63)

[4] Pélissier L.-G., « Notes autographes de la reine Christine sur un volume de la bibliothèque de Naples », Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, 15 juillet 1898, p. 380-385.

[5] Csapodi Csaba, Les livres de Janus Pannonius et sa bibliothèque à Pécs in Scriptorium, Tome 28, n°1, pp.32-50.

[6] Vienne, ONB Cod.Lat. 2472 - Marsilius Ficinus : Commentarius in Platonis convivium de amore. Ianus Pannonius : Epigramma in Marsilium Ficinum.

[7] Coté Rep I-98