lundi 4 décembre 2023

Les Œuvres Poétiques des Dames des Roches (1579)

Madeleine Neveu et sa fille Catherine Fradonnet, dites les Dames des Roches, sont célèbres pour avoir animé un cercle littéraire à Poitiers vers 1570 et composé des œuvres dont les sujets sont tirés d’événements liés à ce cercle. Elles figurent ainsi parmi les rares femmes de lettres de la Renaissance, au côté de Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madeleine de l’Aubépine et quelques autres.

Page de titre des Oeuvres poétiques de Mes-Dames des Roches de Poetiers Mère et Fille, seconde édition. Avec une coquille sur la date (MCLXXIX pour MDLXXIX)

Epitre à Ma Fille de Madeleine Des Roches

Jean-Paul Barbier Mueller avait déclaré à propos de cet ouvrage, dont il possédait l’édition originale de 1578 : « Je serai content que ce mince volume fasse aussi plaisir à son futur possesseur qu’à moi, si heureux de l’avoir déniché [1]». Je comprends ce commentaire car je ne suis pas mécontent non plus d’avoir déniché un exemplaire de la seconde édition de 1579, en partie originale, de l’œuvre poétique des Dames des Roches. Volume certes imparfait mais, selon Jean Balsamo, il ne resterait que 7 exemplaires de l’édition de 1578 et 22 exemplaires de celles de 1579 dans les institutions publiques de par le monde [2].

Madeleine Neveu naquit vers 1520 dans les environs de Châtellerault où sa famille possédait des terres, notamment la métairie des Roches. Elle épousa un procureur originaire de Montmorillon, André Fradonnet et ils eurent ensemble 3 enfants dont seule Catherine, née à Poitiers en 1542, survécut.   Nous savons peu de chose de l’éducation de Madeleine mais il est certain qu’elle était inhabituelle pour une femme de la bourgeoisie de son époque.

Madeleine épousa en secondes noces François Eboissard, seigneur de La Villée, un gentilhomme breton, avocat au présidial de Poitiers qui lui assura une certaine aisance matérielle jusqu’à sa mort en 1558. Suivirent alors des difficultés financières aggravées par la perte de plusieurs propriétés des faubourgs de Poitiers, brulées durant les guerres de religion. (Ces maisons pouvaient bien valoir deux mille livres / Plus que ne m’ont valu ma plume n’y mes livres.)

Malgré ces vicissitudes, Madeleine poursuivit son objectif entièrement tourné vers l’éducation de sa fille qui montrait des dispositions singulières pour les études. Elle maitrisait l’italien et le latin au point d’être capable de traduire plusieurs textes latins, dont deux inédits en traduction, les Symboles de Pythagore et le Ravissement de Proserpine de Claudien [3]. Sa mère ambitionnait de la voir briller dans le domaine des lettres et elle y parviendra. [4]

Epitre à ma Mère de Catherine des Roches

Tobie, Tragi-comédie écrite par Catherine

 Le passage de la Cour à Poitiers en 1577 sera l’occasion pour les deux femmes de se faire connaitre. Les dames des Roches participent à différentes fêtes organisées pour l’évènement et composent des vers. Cette brusque faveur mondaine et non plus seulement savante les incite à publier leurs textes. Elles choisissent pour cela un tout jeune imprimeur parisien, issu d’une lignée déjà connue dans le métier du livre : Abel L’Angelier [5].

L’Angelier publie un premier recueil de 109 pièces en 1578 [6] : odes, sonnets, chansons et épitaphes, en rassemblant les poèmes de la mère en première partie puis ceux de la fille. La seconde édition ne tarde pas à paraitre l’année suivante sous le même privilège, preuve du succès du livre. Aux textes précédents sont ajoutés une Requête Au Roy et six sonnets de Madeleine, complétés par Catherine d’Un Acte de la Tragi-comédie de Tobie, de six sonnets et d’une chanson, soit 124 pièces. Jean Balsamo fait remarquer qu’il ne s’agit pas d’un simple retirage de la première émission, augmentée des cahiers supplémentaires, mais bien d’une réimpression ligne pour ligne, avec d’autres caractères et d’autres ornements, présentant de notables variantes de ponctuation et d’orthographe et il regrette que, dans son édition critique, Anne Larsen n’ait pas véritablement étudié les liens entre les deux éditions, s’étant appuyée essentiellement sur la seconde [7].

Ecrit à quatre mains, et d’inspiration très ronsardienne, les poèmes n’en comportent pas moins une signature stylistique bien distincte. La mère est férue d’auteurs classiques, notamment d’Ovide et ses références mythologiques sont nombreuses et parfois pédantes. Elle préfère l'ode en hexa-, hepta- ou octosyllabes, et le sonnet en décasyllabes ou en alexandrins. Le style de sa fille est plus enjoué et plus naturel. Si les vers sont mieux tournés c’est aussi parce qu’une génération les sépare et que le français évolue vers plus de netteté. Elle s’essaie à une grande variété de genres où figurent surtout le sonnet, la chanson, le dialogue et le poème narratif. C’est Catherine qui est au centre de toutes les attentions. Les contemporains vantent autant son esprit que sa beauté. Si le cercle de Poitiers est l’œuvre de Madeleine, son succès est certainement dû à Catherine.  

En 1579, les dames des Roches parviennent au faîte de leur notoriété. Cette année-là voit débarquer à Poitiers une centaine de membres du Parlement de Paris, sous la présidence d’Achille de Harlay, afin de réformer les textes juridiques. Ce sont les Grands Jours qui vont durer du 10 septembre au 18 décembre 1579. Entre les séances de travail et pour se divertir, ces sévères juristes fréquentent le cercle des Dames des Roches. On connait l’anecdote fameuse de la puce que l’œil grivois d’un Estienne Pasquier, avocat du roi, découvrit sur le sein de Catherine [8]. Il s’ensuivit un bon mot que la compagnie repris en diverses variantes et joutes poétiques. Le tout fut recueilli par le poitevin Jacques de Sourdrai dans un recueil collectif paru en 1582 sous le titre La Puce de Madame des Roches. Ces Chantes-puce étaient des magistrats ou de doctes professeurs qu’on n’attend pas dans cet exercice, tel Barnabé Brisson, futur Président du Parlement, Joseph Scaliger, Odet de Turnèbe, Nicolas Rapin, Agrippa d’Aubigné, etc. Madeleine et Catherine des Roches y contribuèrent en donnant onze poèmes.

Au-delà de la qualité indéniable de leur style littéraire, les Dames des Roches s’inscrivent dans un mouvement que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Mesdames Desroches mère & fille ont cassé la glace et monstré le chemin à leur sexe de faire bien un vers dira François Le Poulchre de la Motte-Messemé dans son Passe-temps, dédié aux Amis de la Vertu. (1595)

Epitre aux Dames

Elles ont conscience qu’elles sont un exemple pour leur sexe et dès l’épitre introductive adressée aux Dames, Madeleine répond à celles qui lui conseillent le silence : Et si vous m'advisez que le silence, ornement de la femme, peut couvrir les fautes de la langue et de l'entendement, je respondray qu'il peut bien empescher la honte, mais non pas accroistre l'honneur, aussi que le parler nous separe des animaux sans raison. Elle enchaine avec une première ode sur le même thème : Noz parens ont de loüables coustumes, / Pour nous tollir l’usage de raison, / De nous tenir closes dans la maison / Et nous donner le fuzeau pour la plume.

Poème A ma Quenouille 
sur le dilemne pour une femme de devoir tenir son ménage ou la plume.

Chanson des Amazones

A la suite, plusieurs pièces du recueil sont des allusions plus ou moins directes à la difficulté rencontrée par les femmes à l’époque de composer et de se voir publiées dans une société presqu’exclusivement masculine. En réaction, elles revendiquent le droit de tenir la plume en même temps que le fuseau et Catherine écrit de jolis vers à ce sujet dans le poème La Quenouille : Mais quenoille m’amie il ne faut pas pourtant / Que pour vous estimer et pour vous aimer tant / Je délaisse du tout cette honnête coutume / D’écrire quelque fois, en écrivant ainsi / J’écris de vos valeurs, quenouille mon souci, / Ayant dedans la main, le fuseau et la plume.

Cette plume symbolise autant la plume de l’écritoire que la plume de l’aile de la liberté.

Elles font de cette revendication un combat conjugués au pluriel sur le thème des guerrières mythologiques dans la Mascarade des Amazones et la Chanson des Amazones : Nous faisons la guerre / Aux Rois de la terre / Bravant les plus glorieux, / Par notre prudence / Et notre vaillance.

Dialogue de la Pauvreté et de la Faim

Catherine surenchérit par l'intermédiaire de son héroïne calomniée Agnodice : Car en despit de toy j’animeray les âmes / Des maris, qui seront les tyrans de leurs femmes, / Et qui leur deffendant le livre & le sçavoir, / Leur osteront aussi de vivre le pouvoir…. Des hommes qui voyans leurs femmes doctes-belles / Desirent effacer de leur entendement / Les lettres, des beautez le plus digne ornement : / Et ne voulant laisser chose qui leur agrée / Leur ostent le plaisir où l’âme se recrée / Que ce fust à l’envie une grand’cruauté / De martirer ainsi cette douce beauté.

Liberté d’écrire mais aussi liberté sexuelle. La poétique amoureuse de Catherine révèle un esprit contestataire nouveau. Elle soutient que la relation homme/ femme ne doit pas être tournée vers le seul désir masculin et le mariage. Il est presque étrange que l’ouvrage ait passé la censure avec de telles idées ! Elle se met en scène dans le Dialogue de Sincero et de Charite où Charité (La Grâce) refuse la sujétion conjugale. L’amoureux transi Sincero n’est que le faire-valoir de la belle, prétexte à des jeux de l’esprit [9]. Ce manifeste sera mis en pratique dans la vie réelle puisque Catherine, pour se vouer à ses écrits, ne se maria pas.   

Autre thème qui ne manque pas de surprendre, Catherine s’intéresse aux plus démunis dans le Dialogue de la Pauvreté et de la Faim qui dresse un tableau réaliste des disparités entre riches et pauvres en cette période troublée par les misères de la guerre civile. La Faim déclare :  Je m’en vais chez les paysans du Poitou ; il semble qu’ils vivent de faim comme les autres en meurent : depuis que la guerre m’y mena, je n’en ai guère bougé.

Après une dernière édition des Œuvres et des Secondes Œuvres parue à Rouen en 1604, les écrits des Dames des Roches vont tomber dans l'oubli pour n’être redécouverts qu’au siècle dernier. Aujourd’hui, elles ont retrouvé leur juste place : Les idées novatrices traitées dans les poèmes, le charme de la langue et cette complicité littéraire entre une mère et sa fille, en font un cas unique pour le XVIème siècle. Complicité qui se termine étrangement le même jour, par la mort des deux poétesses lors d’une épidémie de Peste à Poitiers, en Octobre 1587.

Bonne Journée,

Textor



[1] Commentaires cités dans le catalogue Christie’s de la première vente Barbier-Mueller du 23 Mars 2021 à propos du lot 19, un exemplaire de l’édition originale de 1578.

[2] Jean Basalmo, Abel Langelier et ses dames…. In Des femmes et des livres. Publication de l’Ecole des Chartes, 1999 (en ligne). N. Ducimetière porte ce nombre à 25. (In Mignonne, Allons Voir… – Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul Barbier-Mueller n°72)

[3] Catherine aurait pu aussi être à l’origine de la traduction des Offices de Cicéron, œuvre bilingue parue à Chambéry chez François Pomar en 1569. Le traducteur signe la préface des initiales CDR et Jean-Paul Fontaine y voit la signature de Catherine des Roches, mais la spécialiste américaine des Dames des Roches, Anne Larsen, en doute car elle ne reconnait pas son style.

[4] George Diller - Les Dames des Roches. Étude sur la vie littéraire à Poitiers dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Paris, Droz, 1936.

[5] Jean Balsamo pense que c’est l’imprimeur parisien qui est venu les solliciter et non pas l’inverse mais il n’en explique pas la raison sinon par le fait qu’Abel Langelier débutait et était un parfait inconnu vu depuis Poitiers. 

[6] J. P. Barbier-Mueller, MBP, IV-5, 54 ; Brunet, IV, 1342. N. Ducimetière, Mignonne…, 72 ; Diane Barbier-Mueller, Inventaire…, 211 ; Tchemerzine, II, 908a ; Balsamo-Simonin, Abel L’Angelier , n° 26 ; FVB - 1565b.

[7] Anne R. Larsen in Madeleine et Catherine des Roches, Les Œuvres, Edition critique - Genève, Droz éditeur, 1993.

[8] Estienne Pasquier a profité du grand retour du décolleté carré dans la mode féminine du début des années 1580, après 20 ans de col monté qui se termine par une fraise en dentelle.  Il est donc possible que l’anecdote de la puce ne soit pas apocryphe.

[9] Selon Nicolas Ducimetière, suivant George E. Diller, Sincero, qui occupe une bonne place dans l’œuvre de Catherine des Roches, pourrait être Claude Pellejay, conseiller du Roi et maître ordinaire en la chambre des Comptes, l’un des admirateurs érudits qui fréquenta le Cénacle de Poitiers.

La marque au sacrifice d'Abel. 
Un livre imprimé avec soin par Abel L'Angelier avec des caractères qui paraissent neufs.