mercredi 25 octobre 2023

Pierre Moreau, fondeur de caractères imitant le naturel de la plume. (1643-1648)

Depuis qu’existe l’art typographique, les fondeurs de caractères ont toujours tenté de se rapprocher au mieux de l’écriture calligraphique. C’était déjà l’objectif de Gutenberg qui voulait masquer le caractère « industriel » de sa Bible à 42 lignes en multipliant le dessin d’une même lettre. C’est aussi ce que rechercha Francesco Griffo lorsque Alde Manuce lui demanda de créer une nouvelle police cursive pour son Virgile de 1501.

Une nouvelle tentative d’imiter par la typographie l’art de la plume revient à Pierre Moreau à un moment où la cursive gothique avait presque complètement disparue. Elle avait eu son heure de gloire un siècle plus tôt lorsque Robert Granjon, à peine arrivé à Lyon en 1557, avait imaginé un nouveau type de caractère d’imprimerie, les lettres françaises (ou caractères de civilité) avec l’objectif avoué de concurrencer les polices typographiques italiennes. L’entreprise avait échoué car le public donna sa préférence au romain et à l’italique, mais il nous reste quelques beaux livres imprimés dans ces fontes très esthétiques.

Avis au Lecteur – Les Saintes Métamorphoses (Détail)

Portrait de Pierre Moreau à 28 ans 
reproduit dans l’ouvrage d‘Isabelle de Conihout.

Pierre Moreau est une personnalité originale du XVIIème siècle qui s’est faite rapidement remarquer de ses contemporains [1]. Il a été conduit à imaginer des caractères de civilité en partant de la calligraphie qu’il enseignait. Il avait été reçu Maitre-Ecrivain en 1628 et formait ses élèves à l’art du bien écrire. Portalis signale ses manuels de calligraphie bien que nous n’ayons conservé aucun manuscrit pouvant lui être attribué.

Nous savons peu de chose sur la vie de Pierre Moreau sinon qu’il est issu d’un milieu assez aisé. Son père, Gaspard, officie dans la finance et non pas dans le milieu de la librairie ou de la gravure. Quand Pierre Moreau fait publier son premier livre en 1626, intitulé les Vrays Caracthères de l’escriture financière, il se dit clerc aux finances. Il produira plusieurs ouvrages sur ce thème pour aider à maitriser le style d’écriture dite financière, une ronde en usage chez les notaires, dans les juridictions et de manière plus générale dans le monde des affaires, comme cet ouvrage dont le titre est tout un programme : Les Œuvres de Pierre Moreau parisien, enrichies des plus belles inventions que requiert la vraye lettre financière pour l’escrire proprement, coulamment et bien (Ouvrage qui peut être daté de 1627).

Extrait du Privilège des Saintes Métamorphoses de 1644 
montrant plusieurs ornements typographiques.

Il passe ensuite aux livres religieux. En 1631, il publie un premier livre d’heures entièrement gravé, les Sainctes prières de l’âme Chrétienne, escrite et gravées après le naturel de la plume, dédié à la reine Anne d’Autriche, ouvrage qui lui avait demandé près de 5 années de travail. Suivront plusieurs livres religieux ou variantes des heures gravées puis à nouveau des modèles de lettres financières, soit en écriture ronde, appelée lettres françaises, soit en lettres bâtardes, dites lettres italiennes, qui, perfectionnées par les français, devenaient le style à la mode et qu’il appelait Italienne Bastarde à la Française (1633).  

Ses livres gravés ont rencontré un certain succès. Suffisamment pour qu’il soit obligé de prévenir ses clients qu’il valait mieux travailler à partir de ses propres ouvrages plutôt que des pâles contrefaçons qui circulaient : Cher Amy, ne t’arrête pas à imiter ces exemples burinés que l’on a si malicieusement contrefaits sous mon nom… Pour recognoistre mes vrais originaux, quoique très facile, tu y remarqueras le privilège du Roy et le surnom. Effectivement, il avait pu obtenir un privilège d’écrivain-juré.

Il était assez fier de son travail et du succès qu’il rencontrait. Il jugeait ses productions bien meilleures que les écritures tortillonnées dont les écrivains de village faisaient leurs trophées et il plaidait pour un style épuré. Aux prouesses calligraphiques, il préférait la belle italique et l’élégant caractère romain dont le modèle le plus célèbre restait celui du maitre-écrivain Nicolas Jarry (1615-1666).

Page de titre et frontispice des Saintes Métamorphoses.

Mais Pierre Moreau voulait aller plus loin, passer de la gravure à la typographie et chercher à rivaliser en typographie avec les somptueuses productions des calligraphes de son époque. La création d’une fonte spécifique coutait très cher et il dut pour cela emprunter des fonds et les faire garantir par son épouse, Pierrette Petit, qui n’apprécia guère devoir signer une obligation de 900 Livres-tournois. Elle fit protestation et réserves devant un notaire, estimant avoir été forcée par son mari à son détriment et à celui de ses enfants [2]. (25 Aout 1635)

Il n’y eut pas seulement sa femme pour contrecarrer son projet. Le 12 Octobre 1638, il se vit opposer un refus à une demande de privilège pour plusieurs titres, deux livres de Prières selon l’Eglise Romaine en plusieurs sortes de caractères, un discours et quatre alphabets pour l’Instruction et l’Intelligence de l’Ecriture. En effet, Pierre Moreau n’avait pas encore la qualité d’imprimeur et ne pouvait pas exercer la typographie.

Après bien des tracas, en janvier 1639, il fut autorisé à graver des poinçons de caractères, en frapper les matrices pour mouler lesdits caractères avec une exclusivité de 10 ans. Ce nouveau statut lui permettait de se lancer officiellement dans l’imprimerie mais le chemin était encore pavé d’embuches. Auguste-Martin Lottin, imprimeur du Roi, qui avait eu l’honneur de faire jouer le jeune dauphin, futur Louis XVI, alors âgé de 11 ans, sur une presse installée à Versailles et qui rédigea ensuite un catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de Paris (1789) signale Moreau à la date de 1640 comme imprimeur et libraire dans le genre de son invention, une sorte de caractère typographique imitant l’écriture bastarde. C’est donc, semble-t-il, à partir de 1640 que Pierre Moreau publie des livres avec ces caractères originaux qui sont très recherchés aujourd’hui. Toutefois Lottin s’était certainement fié au registre des privilèges plutôt qu’au démarrage réel de l’imprimerie car nous n’avons conservé aucun exemple de livre antérieur à 1643. Il avait fallu du temps pour mettre au point des caractères au style satisfaisant mais surtout se procurer davantage de fonds.

Un acte de saisie de ses biens en 1642 prouve qu’il dut faire de gros sacrifices pour mener l’entreprise jusqu’au bout. Cette saisie nous donne aussi des détails à la fois sur son train de vie et sur ses activités professionnelles.  Gabriel Taupin, sergent à verge du Chatelet se transporte au domicile de Moreau, rue Gervais Laurent dans l’ile de la Cité (A l’emplacement actuel du marché aux fleurs) et il dresse l’inventaire d’un mobilier relativement luxueux : Pièces de tapisserie, miroirs de Venise, une vingtaine de tableaux et gravures encadrés, des instruments de musique, des armes, de la vaisselle d’argent, etc…  Mais aussi des tables et des bancs qui suggère une salle de cours, une presse à imprimer en lettres garnie de son châssis, une presse de taille-douce, neuf caisses de bois remplies de caractères typographiques pesant 1200 livres et des matériaux bruts pour en fondre d’autres.

Après quelques montages financiers lui ayant permis de relouer le matériel typographique qui avait été saisi, Pierre Moreau acheva son œuvre et fut en mesure de la présenter au roi Louis XIII, au début de l’année 1643, peu de temps avant la mort de ce dernier. Il relate fièrement cet évènement dans différentes préfaces, précisant qu’il était resté plus d’une heure dans le cabinet du Roi, en présence de celui-ci et de plusieurs autres grands seigneurs, à présenter ses poinçons et matrices.  

Gravure de Saintes Métamorphoses, dessinées et peut-être gravées par Moreau.

Titre-Frontispice de l’Enéide (1648). 
Il porte la mention manuscrite de Charles-François Fournier de Neydeck, 
capitaine du Prince de Condé.

A la suite de la présentation au roi, des lettres patentes en date du 24 Mars 1643, accordèrent à Moreau une charge de graveur en taille douce et d’imprimeur ordinaire en lettres et caractères de son invention pour le récompenser des grands frais et dépenses qu’il avait dû faire pour tailler ses poinçons. Il cumulait donc le privilège de 1639 lui permettant d’imprimer pour 10 ans avec ses caractères, plus le titre très prestigieux d’Imprimeur du Roi, auquel s’ajoutait le titre d’écrivain-juré.

Tant d’honneurs suscitèrent naturellement des jalousies et la puissante corporation des imprimeurs-libraires d’un côté, celle des écrivains-jurés de l’autre, lui cherchèrent querelle. L’affaire fut portée devant la Cour du Parlement qui ne pouvait que constater les lettres patentes dûment enregistrées et son droit d’imprimer. Mais il lui manquait un privilège de librairie ; les syndics s’engouffrèrent dans la brèche et les juges lui firent défense de se mêler de vendre des livres. Ainsi Pierre Moreau pouvait continuer à imprimer mais il ne pouvait pas distribuer lui-même ses ouvrages ! C’est sans doute pour cette raison que les ouvrages sortis de ses presses en 1644 ne portent plus que l’adresse du libraire Rouvelin où les titres étaient vendus et non pas celle de l’atelier de Moreau qui était rue Saint Germain l’Auxerrois, face au Louvre, près la Vallée de la Misère.

Malgré ces oppositions, l’année 1644 fut une année faste pour Pierre Moreau : Plus d’une dizaine d’ouvrages sortirent de ses presses et il se remaria avec Jeanne Raoul, qui possédait le double avantage de n’avoir que 25 ans et 2500 livres de dot, de quoi pouvoir éponger ses dettes. Il s’agissait de la fille d’un maitre-argentier de Madame, sœur du Roi, ce qui permit sans doute à Moreau d’étendre son réseau et ses protections. Elle lui donna 3 enfants baptisés en la paroisse Saint Barthelemy car le couple avait déménagé de la rue St Germain l’Auxerrois à la rue de la Barillerie, dans la Cité, vis-à-vis l’horloge du Palais. C’est cette adresse qui apparait dans l’Enéide de Pierre Perrin, paru après le décès de Moreau, en Avril 1648.

Les préfaces de ses livres révèlent que sa stratégie de communication était bien au point. En 1645 dans un Alphabeth, pour apprendre les Enfans à promptement lire & escrire. Composé de six sortes de Caracteres, representans le naturel de la plume, Pierre Moreau explique dans l'Avis au lecteur l'apport de son édition, semblable aux précédents Alphabets par le contenu, mais estant different en son abondance & fecondité, exposant à la veuë plusieurs sortes de caracteres. Ainsi les enfans apprendont à lire ce qui est escrit à la mainet quand ils seront en aage d'aprrendre à escrire, ils traceront aysement avec la plume sur le papier.


Quelques pages de l'Enéide de Virgile de 1648. 

La production de Pierre Moreau est illustrée dans notre bibliothèque par deux ouvrages caractéristiques :

-         Le premier, chronologiquement, est intitulé les Saintes Métamorphoses ou les Changements miraculeux de quelques grands Saints, Tirez de leurs vies par J. Baudoin. Paris 1644. Il est agrémenté d’un titre-frontispice et de 12 gravures non signées, dessinées et sans doute gravées par Moreau lui-même. L’ouvrage est dédié au chancelier Séguier. [3]

-         Le second est l’Enéide de Virgile Traduite en vers françois. Première Partie. Les Six Premiers Livres. Avec les remarques du Traducteur aux marges, pour l’intelligence de la Carthe et de l’Histoire ancienne, véritable et fabuleuse. Des caractères de P. Moreau, seul imprimeur et graveur ordinaire du Roy de la nouvelle Imprimerie par luy faite et inventée. Paris 1648. Il est dédié au cardinal Mazarin et orné d’un titre-frontispice et de 6 gravures d’Abraham Bosse au début de chaque livre : La Tempeste, le Sac de Troyes, l’Avanture du Cyclope, la Mort de Didon, le Tournoi d’Enfants, la Descente aux enfers [4]. Une préface de Perrin sur la traduction et une explication des symboles du frontispice complète le tout [5].

L’aventure typographique se termina donc avec le décès de son inventeur et non pas en raison de ses démêlés judiciaires comme on le voit écrit ici ou là. Personne ne reprit la suite de l’atelier et la seconde partie de l’Enéide ne fut publiée que 10 ans plus tard en caractères italiques par Estienne Loyson. Les poinçons et matrices de Moreau furent transmis à une succession d’imprimeurs mais on ne les voit apparaitre qu’épisodiquement dans leurs productions : Denys Thierry, pus son fils, puis Collombat que les utilisa pour la presse particulière du jeune Louis XV et pour un Mémoire concernant les tailles de 1721. Les poinçons gagnèrent ensuite l’atelier de Jean-Thomas Hérissant, dont la veuve consacra une planche de son spécimen de 1772 aux ornements typographiques de Moreau. Ils finirent, pour partie, à l’Imprimerie Royale en 1788 qui les présente parfois lors de ses expositions.

Bonne Journée,

Textor




[1] L’étude la plus complète sur Pierre Moreau est celle d’Isabelle de Conihout et autres in Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVIIe siècle, autour de "La chartreuse" de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647 [Texte imprimé] avec des études d'Isabelle de Conihout, Maxime Préaud, Christian Chaput... [et al.] ; sous la dir. d'Isabelle de Conihout et Frédéric Gabriel ; préf., Henri-Jean Martin. Paris, Bibliothèque Mazarine et Chambéry, Éd. Comp'act, 2004. Stanley-Morrison connaissait une dizaine d’éditions provenant des presses de Pierre Moreau que le travail d’Isabelle de Conihout a porté à une trentaine d’ouvrages. Il reste probablement encore quelques titres à découvrir dans les recoins des bibliothèques. 

[2] Arch. Nat. Minutier Central étude CV, 595, cité par I. de Conihout.

[3] In-4 de (16) 424 pp sign. a-b4, A-Hhh4, avec des erreurs de pagination, les pp 413 à 420 sont répétées.

[4] In-4 de (20) 465 pp. (1) et une carte hors texte, sign. a-b4, c2, A-Mmm4, Nnn2,

[5] Notre exemplaire contient une mention sous le titre-frontispice : Ex-libris de François-Charles et Nic:(olas) Fournier de Bavière et Ex partage(m) de Nicolas § § Fournier (Possiblement de la main de Francois-Charles. Il pourrait s’agir de François Charles Fournier de Neydeck, décédé le 19 septembre 1678 et inhumé dans la chapelle Sainte-Anne de l’église des Cordeliers de Nancy. Il était Capitaine de Condé.

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