mardi 15 février 2022

A propos de deux polices de lettres cursives de Jean II de Tournes (1581 et 1602)

A l’heure où j’ai de plus en plus de difficultés à écrire à la main à force de taper sur un clavier et de ne plus exercer mon poignet aux moulinets nécessaires à l’écriture cursive, je me dis que l’avenir de l’écriture manuscrite est compté et qu’il est peut-être temps de réimprimer en caractère de civilité si nous voulons conserver l’usage des pleins et des déliés.

Les lettres françaises, appelés bien plus tard, au XVIIIème siècle, caractères de civilité, sont nées de l’envie d’imiter au plus près l’écriture manuscrite. Vers 1557, le typographe Robert Granjon décida de tailler des lettres qui imiteraient la cursive gothique pour les rendre propres à l’imprimerie. Il explique dans une épitre dédicatoire au Chevalier d’Urfé que les lettres françaises ne cédaient en rien à celles des autres nations. Granjon avait en tête la création d’un caractère typiquement français dans le but que les français aient un style d’imprimerie bien à eux, comme les italiens avaient le romain et l’italique [1].

Une page composée en lettres françaises

Le caractère typographique cursif de Granjon qu’il désignait sous le terme de lettres françaises d’art de main fut utilisées pour la première fois par lui-même dans la composition du Dialogue de la vie et de la Mort de Ringhieri [2], une adaptation française d’un texte italien, qu’il édita et imprima sur ses presses. Son objectif était clairement politique, défendre et illustrer la calligraphie française qu’il jugeait meilleure à toutes les autres. Il imaginait que les lettres françaises allaient supplanter les polices italiques et, pour protéger son invention d’éventuelles contrefaçons, il demanda au roi un privilège exclusif pour 10 ans, qu’il obtint. C’était une grande première car auparavant les privilèges royaux protégeaient l’édition d’un ouvrage et non la police utilisée.

Les lettres françaises sont nettement identifiables avec leur grandes attaques bien encrées, leurs ligatures variées et suffisamment caractéristiques des autres types d’imprimerie ; l’innovation est audacieuse et tellement moderne que dès l’année suivante d’autres imprimeurs, notamment Philippe Danfrie à Paris, copièrent les caractères de Granjon dans un corps de caractère plus grand. Bon prince, le roi donna également des privilèges exclusifs à ces concurrents… Robert Granjon, quant à lui, fabriquera 7 polices de civilité différentes pour son propre usage et quelques autres pour des confrères.

Modèle des lettres françaises : les actes manuscrits des notaires. 
(Parchemin de réemploi daté de 1554 sur les Chroniques de Savoye)

Son imitation en imprimerie (Dans les Chroniques de Savoye)

Evidemment, à l’origine de toute typographie il y a une écriture manuscrite que le graveur prend pour modèle, le style ‘italique’ de Griffo des éditions aldines cherchait aussi à se rapprocher de l’art inimitable de la main. Mais les caractères de civilité se rapprochent plus fidèlement encore de la souplesse des lettres cursives ; Ils s’inspirent des variantes de la gothique bâtarde, ce qui est plutôt paradoxale car l’écriture gothique n’était plus à la mode depuis quelques décennies, au point que Pétrarque écrivait déjà qu’elle avait été inventée pour autre chose que pour être lue…

Ensuite, il faut un modèle, les Maitres d’écriture royaux sont de bons exemples à imiter : Pierre Habert, calligraphe et valet de chambre du Roi, a pu inspirer Granjon, tandis que Pierre Hamon, calligraphe réputé, aurait inspiré Philippe Danfrie. Mais ce ne sont que des conjectures car tous les notaires du royaume possédaient cette belle écriture cursive.

La diffusion internationale des lettres françaises sera aussi rapide qu’éphémère. Elle eut le plus de succès aux Pays Bas, où Plantin qualifie ce style de moyen d’écrire à la presse sans plume. La raison de cette diffusion était due à Granjon lui-même qui était parti pour Anvers en 1562 au moment du début des troubles religieux à Lyon. Mais il existe aussi des exemples de cette graphie à Genève, en Angleterre, en Ecosse, etc...

Au début, des textes d’origine variée sont imprimés en civilité, des poésies, des traductions ou des ouvrages bilingues, des traités de linguistique et, bien sûr, des ouvrages scolaires pour apprendre la calligraphie en même temps que la civilité puérile. Toutefois, la mode passe assez rapidement, et la production diminue dès les années 1580. (Une cinquantaine d’éditions a été recensé pour la décennie 1560 et seulement une quarantaine pour les trente années suivantes).  Une progressive spécialisation s’opère. Il ne s’agit plus de composer n’importe quel texte dans ce style. Le lettré du XVIème siècle accepte de lire certaines pages pendant un certain temps dans cette écriture mais pas plus. On ne conçoit plus d’imprimer un ouvrage entier, mais plutôt d’en réserver l’usage à des impressions bien particulières, essentiellement les actes officiels, les épitres dédicatoires et autres pièces liminaires.

La lettre française n’a donc pas réussi à remplacer le romain et l’italique. La raison en est peut-être une certaine difficulté de lecture à mesure que la calligraphie elle-même évolue. D’ailleurs un arrêt du Parlement de Paris, en 1632, finira par interdire aux écrivains-jurés d’écrire et d’enseigner en gothique.  Il y a aussi une raison bassement matérielle : les caractères de civilité se doivent d’avoir une grande variété de ligatures pour imiter au plus près l’écriture et il faut donc fondre de nombreux types, ce qui coute cher. Par ailleurs les grandes hastes et les attaques prennent de la place sur la feuille et le papier aussi a un coût. Il suffit pour en juger de contempler une page d’une édition bilingue comme les Facéties de Ludovic Domenichi et Bernard du Hailland où le texte en langue italienne, composé en italique, prend le tiers de la feuille quand le texte en lettres françaises occupe les deux tiers restants. Enfin, de Pierre Habert à Jean de Tournes, le style imprimé cursif prend une connotation protestante qui détourne les autres imprimeurs de son usage.

Facecies, et motz subtilz, d'aucuns excellens espritz et tresnobles seigneurs. En françois, et italien, Lyon, Granjon 1559 (Page tirée de Gallica)

Au fil du temps, et à partir du milieu du XVIIIème siècle, on finira par réserver cette police de caractères aux seules impressions de livres scolaires dans le but de servir de modèles pour les exercices d’écriture, suivant en cela l’ouvrage précurseur d’une traduction d’Erasme : la civilité puérile distribuée par petitz chapitres et sommaires (Anvers, Jean Bellère, 1559). Ces manuels faisaient coup double, celui d’enseigner les règles de savoir-vivre en même temps que l’écriture manuscrite, mais il s’agissait dès lors d’ouvrages de travail, imprimés à la hâte, sur de médiocres papiers, des livres de colportage qui ne se sont pas toujours conservés.

L’échec relatif des lettres françaises en fait aujourd’hui tout l’attrait bibliophilique car les ouvrages imprimés en caractère de civilité au XVIème siècle, en plus d’être particulièrement esthétiques, sont excessivement rares à dénicher. 

Voici deux exemples tirés de ma bibliothèque de textes imprimés en caractère de civilité, deux polices cursives différentes pour un même imprimeur : Jean II de Tournes.

Les deux textes sont des pièces liminaires à destination des Princes de Savoie. A 20 ans d’intervalle, une même règle s’impose : composer le texte d’hommage en lettres françaises alors que le reste de l’ouvrage est en gros romain classique.

L’épitre dédicatoire de l’ouvrage de Claude Guichard sur les Funérailles des Romains est adressée à très haut, très puissant et très magnanime Prince Charles-Emmanuel duc de Savoie. Elle est datée de Lagnieu ce premier jour de juin l'an M.D. LXXXI. Chronologiquement c’est le plus ancien des deux textes mais sa fonte ‘pointue’ semble la plus éloignée des caractères de Granjon.

Les caractères cursifs des Funérailles des Romains qualifiés de flamands par Audin.

De fait, Marius Audin [3] nous dit que « Robert Granjon, l'inventeur du caractère de civilité, était le gendre du Petit Bernard (Bernard Salomon) ; ce dernier ayant été le graveur préféré de Jean Ier de Tournes, il était inévitable que Jean de Tournes se servît de la singulière cursive qu'avait gravée Granjon en 1556. M. Cartier paraît ne s'être nullement préoccupé de cette curieuse lettre que Jean II de Tournes, surtout, utilisa en effet pour maintes de ses impressions. L'une de ces cursives a été employée par Jean II dans Funérailles des Romains ; c'est, je suppose, celle dont Robert Granjon disait dans la préface du Dialogue de la Vie et de la Mort : « j'espère d'en achever une autre de plus gros corps et beaucoup plus belle » ; cependant cette lettre a un aspect flamand très caractérisé qui me fait un peu douter de son origine lyonnaise. On en trouve une autre, très voisine de celle du Dialogue (de Ringhieri), et de même corps, dans la Métamorphose d'Ovide genevoise de 1597 »

La seconde police de civilité mentionnée par Audin est celle que nous retrouvons utilisée à nouveau par Jean II de Tournes en 1602 dans la 3ème édition des Chroniques de Savoye de Guillaume Paradin.  Elle servit à composer une pièce liminaire sous la forme de 8 quatrains soit 102 vers à la gloire de la maison de Savoie.  L’œuvre anonyme est intitulée Quatrains composant un abrégé de la vie des Princes de Savoye. Au premier coup d’œil, on constate qu’elle diffère nettement de celle des Funérailles et qu’en revanche elle est proche des impressions cursives de Granjon.

Il faut, par exemple, comparer cette fonte avec le Granjon 6 de 1567 donnée par le tableau du Musée Plantin-Moretus

Le Tableau du Granjon 6 (1567) du musée Plantin-Moretus


A mon avis, cette seconde police pourrait provenir de la casse de Granjon lui-même, compte tenu de sa grande similitude avec le Granjon 6. C’est plausible malgré le nombre d’années qui sépare les deux impressions car maintes fontes employées par les de Tournes avaient été gravées par Granjon et par ailleurs les empreintes apparaissent ici comme usées.

Mais ce n’est là qu’une supposition qui mériterait d’être approfondie par un véritable spécialiste de la typographie.   

Bonne Journée

Textor



[1] Sur ce thème, l’ouvrage le plus complet et le plus récent est celui de Rémi Jimenes, Les Caractères de civilité. Typographie et calligraphie sous l’Ancien Régime, Gap, Atelier Perrousseaux, coll. Histoire de l’écriture typographique, 2011.

Voir aussi : Herman de la Fontaine Verwey, Les caractères de civilité et la propagande religieuse, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, vol. 26, no 1,‎ 1964, p. 7–27

Carter (Harry) – Vervliet (H.D.L.) - ‎Civilité Types. Oxford BIbliographical Society PUblications. New series volume XIV. 1966

[2] Dialogue de la vie et de la mort, composé en Toscan par Maistre Innocent Rhinghiere, Gentilhomme Boulongnois. Nouvellement traduit en françoys par Jehan Louveau, 1557

[3] Alfred Cartier Bibliographie des éditions des de Tournes, imprimeurs lyonnais, mise en ordre par Marius Audin. Paris, Editions de la BNF, 1937.

Dans un article sur Marius Audin, le musée de l’imprimerie de Lyon nous dit que ce dernier s'intéressait aux caractères de civilité de Robert Granjon qui avait été utilisé à plusieurs reprises par les de Tournes et il se procura le manuscrit inachevé d’Alfred Cartier sur l’imprimerie des de Tournes pour le faire éditer.

Malgré cet intérêt pour les caractères de civilité des de Tournes, il n’en est que très peu question dans l’ouvrage d’Audin qui se contente d’écrire que Cartier ne les avait pas étudiés non plus…. Il me semble que les étudiants actuels devraient reprendre le flambeau.

https://www.imprimerie.lyon.fr/fr/edito/fonds-audin