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lundi 27 janvier 2025

Les dragons de la bibliothèque (1501)

Mise à jour le 04 Février 2025

En déambulant dans les galeries de la Bibliotheca Textoriana, il m’arrive de tomber, par je ne sais quel passage dérobé, sur la section où ont été rassemblés tous les livres portant une figure de dragon.

Reliure anglaise, Oxford vers 1519

Le dragon est l’animal fantastique qui a suscité la plus grande fascination à l’époque médiévale et les manuscrits sont ornés d’un bestiaire fantastique dans lequel le dragon tient une bonne place. Il n’est pas toujours qualifié de dragon qui vient du latin Draco, draconis, le serpent, il est aussi appelé Python, Gryphon ou Vuivre. 

Au moyen-âge, le dragon est partout dans les sagas et les épopées. Les premiers possesseurs des livres de ma bibliothèque croyaient à l’existence réelle des dragons et les apercevaient parfois dans les brumes des forêts d’Armorique ou sortant des lacs d’Ecosse.

Sa signification symbolique est très complexe et variable selon les lieux. Créature chtonienne, associée aux profondeurs de la terre, il maîtrise le feu qu’il crache, l’air où il prend son vol, et les étendues aquatiques qui lui servent de refuge. [1] Généralement considéré comme féroce, voire diabolique. Il se confond alors avec la bête de l’Apocalypse dans la tradition chrétienne. Il devient le symbole du mal absolu, le mal qu’il faut affronter.

 C’est le rôle du preux chevalier qui se donne pour mission de le combattre et qui délivre la ville qu’il terrorisait. Le dragon et le chevalier figure alors la lutte entre le bien et le mal, mais comme l’a remarqué le médiéviste Jacques le Goff, le dragon est l’un des monstres porteurs de la charge symbolique la plus complexe de l’histoire des cultures.

Le dragon n’a pas de forme bien définie, les artistes s’inspirent de la description de Pline et d’Isidore de Séville. Aux XVème et XVIème siècle, les codes graphiques se sont quelque peu standardisés. Le dragon se reconnait à son bec acéré crachant du feu, son corps de reptile dotées d’ailes semblables à celles des chauves-souris ou des ptérodactyles, ses griffes d’oiseau de proie et sa queue fourchue.  Enfin, c’est un des rares animaux de la Création à porter simultanément une peau recouverte d’écailles, de poils et de plumes.

En y prêtant attention, les imprimeurs et les relieurs sont nombreux à avoir choisi ce symbole pour leurs livres. Les dragons figurent dans les lettrines, dans les marques typographiques et même dans les motifs estampés des reliures.


Denys Roce, 1501

A titre d’exemple, chez l’imprimeur parisien Denis Roce, nous trouvons une série de lettrines dont chaque lettre est formée d’un dragon. Il a utilisé ces lettres dans différents opuscules de Philippe Béroalde publiés en 1501. Dans le Libellus De Optime Statu le dragon en forme de P majuscule dévore une chèvre. Dans le Declamatio philosophi medici & oratoris de excellentia disceptantium [2], deux dragons menaçants sont enlacés et paraissent se combattre violemment, figurant un M.  

Le matériel typographique de Denys Roce provient de l’imprimeur André Bocard de Lyon selon André Perrousseaux [3]. La Bibliothèque Virtuelle Humaniste de Tours a numérisé la serie entière de ces lettres aux dragons.

Comme cet imprimeur-libraire semble très attaché à l’emblème du dragon, nous le retrouvons dans sa marque typographique, où deux dragons encadrent son blason.

Marque de Denys Roce, 1505

cité par Dryocolaptès dans le commentaire sous cet article 
(Bibliotheca Textoriana)

D’autres imprimeurs s’en sont inspirés comme François Behem, imprimeur de Mayence et Sébastien Gryphe. Sa marque parlante présente à la fin de la plupart des livres diffusés par cet imprimeur lyonnais est sans doute la plus connue des représentations du dragon.

Marque de Gryphe

Reliure parisienne vers 1517

Du côté des reliures, même profusion de dragons dans les roulettes des encadrements à froid. Plusieurs encadrements de reliures estampées de ma bibliothèque reprennent cette symbolique du dragon, que ce soit dans une reliure parisienne protégeant une autre édition de Philippe Beroalde (François Regnault, 1517) ou une reliure anglaise fabriquée en 1519, vraisemblablement à Oxford, sur un Horace ayant appartenu au célèbre Thomas Percy.

Ce que je n’ai pas réussi à élucider ce sont les raisons de cette profusion de représentations. En quoi le dragon symbole du mal pouvait-il servir la cause du livre dans lequel il figurait ? Dryocolaptès va peut-être pouvoir nous éclairer....

Bonne Journée,

Textor

__________________

[1] Corinne Pierreville. Le dragon dans la littérature et les arts médiévaux. Le dragon dans la littérature  et les arts médiévaux [Séminaire des médiévistes du CIHAM], Histoire, Archéologie, Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux (CIHAM UMR 5648), Mar 2011, Lyon, France

[2] Denys Roce est connu surtout comme libraire mais il fait mentionner dans le colophon des opuscules de Beroalde qu’il en est l’imprimeur.

[3] Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. T.1 Fig. 271.

vendredi 17 janvier 2025

Une reliure de Lucien-Edouard Petitot (début XXème)

Shooting ! (Comme dirait l’ami Bertrand) sur un livre dont la présentation sera faite ici prochainement. En attendant le contenu, voici le contenant.  


La reliure et son étui.

C’est un sobre vélin ivoire estampé à froid, décoré d’une bordure autour des plats et d’un grand fleuron à motifs de rinceaux et de volutes au centre, dos lisse, tranches dorées, étui à rabat.

Une reliure parfaitement établie au début du XXe siècle dans le goût des reliures de la Renaissance. Elle est signée à l’angle gauche du contre plat, en très petit : Petitot.

Lucien-Edouard Petitot (1862-1935) exerça son activité de relieur entre 1875 et 1927, au 1 rue des Beaux-Arts à Paris 6ème. 

Il faut de bons yeux pour découvrir la signature du relieur

Au cours de sa très longue carrière il devient relieur de la Bibliothèque Nationale et nous trouvons donc son travail sur des manuscrits médiévaux comme sur des livres modernes, souvent des demi-maroquins sur lesquels il aimait inscrire la date en queue. Son travail est assez facilement identifiable et toujours très soigné, comme ici pour l'estampage à froid, ou encore sur cette reliure d'un Taine aux nerfs particulièrement nets. 

C’était le relieur préféré du bibliophile Paul Lacombe. [1]

Un exemple de demi-reliure de Petitot sur le Voyage aux Pyrénées de Taine illustré par G. Doré, présenté par la librairie Casteran. 

Son fils Lucien ouvrira une librairie rue de Richelieu, continuée par son petit-fils Pierre.

Photo de L.-E. Petitot dans son atelier (Photo trouvée sur le site de Danyla Petitot, expert en livres anciens mais présenté aussi sur Histoire de la Bibliophilie). 

Bonne Soirée, 

Textor

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[1] Voir Histoire de la bibliophilie, J-P. Fontaine, https://histoire-bibliophilie.blogspot.com/2020/11/la-bibliotheque-de-paul-lacombe-1848.html



samedi 4 janvier 2025

 "La reliure du livre est un grillage doré qui retient prisonniers des cacatoès aux mille couleurs, des bateaux dont les voiles sont des timbres-poste, des sultanes qui ont des paradis sur la tête pour montrer qu'elles sont très riches". (Max Jacob - Le Cornet à dés 1917)



vendredi 2 avril 2021

L’édition princeps du traité de l'Arche Mystique de Richard de Saint-Victor (1494)

C’est en 1108 que Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener avec quelques étudiants une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève.  En quelques dizaines d’années, le groupe des écoliers se constitue en une abbaye de chanoines réguliers, l’abbaye de Saint Victor, dont le rayonnement fut l’un des plus remarquables de tout l’occident médiéval.

La première page de De Arca Mystica - 1494


L’abbaye fournira une longue lignée de Maitres, dont Hugues, Adam, André et Richard de Saint Victor. Hugues, dont l’oncle avait été un disciple de Guillaume de Champeaux, est celui qui rapporta à l’abbaye des reliques de St Victor de Marseille. Il a fortement marqué les hommes de son temps par l’étendue de ses connaissances. Il recommandait à ses disciples de tout apprendre parce que rien n'est inutile : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n'est superflu ; une science réduite n'a rien qui plaise.» disait-il.

Parmi ses disciples, Richard suivit le précepte de son maitre et apprit beaucoup de choses, dans des domaines très variés : La spiritualité, bien sûr, mais aussi la poésie et la musique, la philosophie et même l’histoire et la géographie comme le prouve le Liber Exceptionum qui a été copié durant tout le Moyen Âge. Il sera l’un des théologiens les plus représentatifs de l'école de Saint Victor, ouverte sur la pluralité des disciplines.

Nous savons peu de choses sur Richard de Saint Victor, comme souvent pour les figures de cette époque lointaine. Il serait né en Écosse, à moins que ce ne soit en Angleterre ou en Irlande, vers 1110.  En 1163 il devint prieur de l'abbaye de Saint-Victor, où il mourut en 1173. C’est à Jean de Toulouse, lui aussi chanoine de Saint-Victor, que nous devons les seuls éléments biographiques connus, grâce à une notice intitulée Richardi cononici et prioris Sancti Victoris parisiensis vita ex libro V antiquitatum ejusdem Ecclesiæ, publiée pour la première fois en 1650, en tête des éditions de l'œuvre de Richard. Elle fut sans doute tirée des archives de l’abbaye, alors préservées, mais elle manque de détail.

C’est dans l'exégèse que ses contemporains appréciaient le plus les talents de Richard de Saint Victor. Il a laissé nombre de commentaires bibliques, où il met en œuvre des méthodes d'interprétation inspirées de Hugues, son prédécesseur. On lui attribue trente-trois œuvres classées en trois groupes : Les Écrits exégétiques, les Écrits théologiques et les Mélanges., l'ouvrage le plus célèbre étant son De Trinitate (De la Trinité).


 Sur la page de titre, un possesseur du XVIème siècle a mentionné : « Je suis à Heinrich Veltman, de Rhena, Westphalie »

Il participa ainsi à la naissance de la mystique médiévale, en élaborant une théologie mystique, fondé sur la contemplation, qu’illustre ici l’ouvrage intitulé De Arca Mystica (le traité de l’Arche Mystique, parfois appelée Benjamin Major)

Ce traité est l’un des deux volets autour duquel s’articule la présentation de la théologie mystique :

-    - Le premier est le De præparatione animi ad contemplationem, liber dictus Benjamin minor. Le sous-titre provient du Psaume LXVII, 28 (Benjamin in mentis excessu). Traité de morale mystique, il explique comment, à l'instar de Benjamin, le plus cher des enfants de Rachel, se préparer à la contemplation par la répression des passions et le développement des vertus.

-    - Son pendant est donc le De gratia contemplationis, seu Benjamin major. Le sous-titre tire son explication du verset du Psaume CXXXI, 8 (Surge, Domine, in requiem tuam, tu et arca santificationis tuæ), mais le texte étant nettement plus long, il est major.

Les deux ouvrages se trouvent parfois reliés ensemble et parfois séparément.

La contemplation mystique est représentative du courant chrétien de l'époque qui veut abolir l'opposition des connaissances provenant de l'intelligence et celles provenant de l'amour de Dieu. Richard de Saint Victor s'interroge sur les conditions et les modalités de la contemplation et distingue six degrés d'élévation mystique. L’Arche Mystique est, parmi les écrits de Richard, le plus étudié et les plus cités au cours du moyen-âge et Dante place son auteur au Paradis, à l'égal des anges, parmi d’autres théologiens et docteurs de l'Église comme Isidore de Séville ou l’Anglais Bède le Vénérable. Il le cite en disant « Pour contempler, il fut plus qu'un homme » (« Che a considerar fu più che viro ») [1]  .


Curieusement, si nous possédons un certain nombre de copies manuscrites du traité de l’Arche Mystique, le texte ne fut imprimé que relativement tardivement par l’imprimeur suisse Johannes Amerbach, en 1494.

Amerbach, connu aussi sous le nom de Hans von Venedig (ou Joannes Veneticus) s’était fait une spécialité de l’édition des docteurs de l’Eglise.  Il est le fils de Peter Welcker, bourgmestre d'Amorbach dans l'Odenwald (Aujourd’hui en Allemagne). Il partit étudier à la Sorbonne, à Paris, où il côtoie le milieu des humanistes, notamment ses compatriotes rhénans Johannes Heynlin, introducteur de l’imprimerie à Paris avec Guillaume Fichet, ou Johannes Reuchlin. Reçu bachelier en 1461 et licencié en 1462, Johannes Amerbach aurait accompagné Johannes Heynlin à Bâle en 1464 et serait revenu avec lui à Paris en 1467. Il séjourne ensuite à Venise où il sera initié au métier d'imprimeur par Franz Renner de Hailbronn (Imprimeur pour lequel, nous avons déjà consacré une notice sur ce site). Des archives attestent qu’il est typographe chez Franz Renner pendant la courte période où ce dernier était associé à Nikolaus von Frankfurt (1473-1477). On le retrouve à Pérouse en 1477, dans un procès opposant des imprimeurs allemands, puis à Bâle où il s’installe après avoir acheté le matériel typographique de l'imprimeur Bernhard von Köln, actif à Trévise en 1477-1478.

Il est alors âgé d'environ 40 ans et ses affaires prospèrent assez vite. Il travaille ponctuellement en association avec Jakob Wolff, Johannes Petri et, plus tard, vers 1500, avec Johannes Froben qui les a rejoints. Il collabore également avec Anton 1er Koberger, de Nuremberg.

La page du livre III. Remarquez qu’à chaque section du livre, il existait anciennement un onglet de cuir ou de carton pour repérer la page et y accéder plus vite. Ces onglets ont disparu mais leur trace est restée sur la page.



Amerbach achète en 1482 une maison dans le quartier du Klein Basel, tout près de la Chartreuse de Bâle, l’abbaye du Val Sainte Marguerite, où Johannes Heynlin se retirera avec sa bibliothèque personnelle en 1487. L’abbaye le soutient activement et, en retour, il enrichit la bibliothèque avec les éditions sorties de ses presses.  En 1483, il épouse la fille d'un conseiller de Bâle et il est alors reçu Bourgeois de cette ville, en mai 1484.

Lorsqu’il meurt à la Chartreuse de Bâle, en 1513, avant de pouvoir achever sa grande édition des Pères de l'Église, ses fils, Bruno, Basile et Boniface Amerbach lui succèdent mais l'officine semble avoir décliné rapidement [2].

L’ouvrage n’est pas particulièrement rare - nous en retrouvons une centaine d’exemplaires dans les institutions publiques dont 7 en France, d’après l’ISTC - et l’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana n’est pas sans défaut puisqu’il lui manque 2 feuillets [3] mais il a l’avantage d’être joliment enluminé et d’avoir conservé sa première reliure, probablement d’origine flamande, un veau brun estampé à froid sur ais de bois dont le décor est composé de cartouches à motifs losangés, dessinés au triple filet.

Les amateurs apprécieront « le point tressé » de la coiffe, une technique de sellier courante au XIVème et XVème siècle consistant dans le tressage d'une lanière de cuir qui assujettit le cuir de couvrure préalablement rabattu sur la tranchefile. La coiffe est le point faible des livres d’aujourd’hui comme ceux d’autrefois car les lecteurs indélicats attrapent le livre par les coiffes qui finissent par casser. La coiffe de lanières tressées possède l’avantage d’être robuste tout en étant esthétique. La meilleure preuve est que celle-ci n’a pas bougé en 500 ans. La tranchefile, montée sur un nerf solidement arrimé aux ais et recouverte du cuir de couvrure, qui lui-même était protégé par le tressage de lanières de cuir, peut résister parfaitement aux plus mauvais traitements. Il y a de multiples façons d'exécuter un tressage de coiffe, mais le principe de base reste toujours le même : les lanières se chevauchent et se croisent en passant alternativement au-dessus, puis en- dessous, les unes des autres, comme on le devine ici sur la photo de la coiffe dont l'usure est moindre que celle du seul tressage qui est réelle, preuve que le tressage a rempli son rôle. [4]

Reliure de l’Arca Mystica, détail de la coiffe aux lanières tressées.  

L'attache en cuivre de la reliure


Reliure, détail du dos et d'un plat.

Detail d’une lettrine

Les lettrines d’entête de chapitre sont peintes en trois couleurs, le troisième pigment n’a pas résisté au temps, sans doute du jaune, qui est devenu jaune verdâtre aujourd’hui. Au Moyen-age, l’enlumineur utilisait souvent une sève vénéneuse qui donnait un jaune doré magnifique, pratique pour colorer les lettrines et les illustrations. La couleur transparente vient des sèves de l'arbre de la gomme-gutte. Comme la sève est vénéneuse et que sa résistance à la lumière est mauvaise, la gomme-gutte traditionnelle a été remplacée par la suite par des pigments inoffensifs qui ne se décolorent pas sous l'influence de la lumière. Conclusions : évitons donc de lécher nos incunables si vous ne voulons pas terminer comme le moine Jorge de Burgos !

Bonne Journée.

Textor

 

Finis

 


[1] Dante, le Paradis, X, 131-132

[2] Source : notice BnF sur Amerbach.

[3] In-8 de (146/148) ff. sign. a-r8, s4 t8 (mq t1 et t4)

[4] Voir Léon Gilissen, la reliure occidentale antérieure à 1400 d'après les manuscrits de la bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles. Bibliologia Brepols - Turnhout. 1983. p. 77.

jeudi 11 mars 2021

Vélin Doré.



Vieux Maître Relieur, l'or que tu ciselas

Au dos du livre et dans l'épaisseur de la tranche

N'a plus, malgré les fers poussés d'une main franche,

La rutilante ardeur de ses premiers éclats.

 


Les chiffres enlacés que liait l'entrelacs

S'effacent chaque jour de la peau fine et blanche ;

A peine si mes yeux peuvent suivre la branche

De lierre que tu fis serpenter sur les plats.

 


Mais cet ivoire souple et presque diaphane,

Marguerite, Marie, ou peut-être Diane,

De leurs doigts amoureux l'ont jadis caressé ;



Et ce vélin pâli que dora Clovis Ève

Évoque, je ne sais par quel charme passé,

L'âme de leur parfum et l'ombre de leur rêve.

                 José-Maria de Heredia (1842-1905)


José-Maria de Heredia, poète cubain naturalisé français, avait suivi l’école des Chartes en candidat libre et il fut un temps conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Il recevait les Parnassiens dans son appartement de fonction donnant sur la Seine. Bibliophile passionné, il a bien décrit l'amour des livres dans ce poème qui s'intitule Vélin Doré, extrait des Trophées (1893).




mardi 29 septembre 2020

Fragmentum (14 ème siècle)

Quel relieur-restaurateur n’a pas rêvé, en déposant les plats d’une reliure, de trouver sur les claies de parchemin un fragment de la Bible de Gutenberg sur vélin ? La chose s’est déjà produite. Retrouver ces livres dans les livres constitue véritablement de l’archéologie au sens où l’on met au jour un objet enseveli du passé qui aide à comprendre l’histoire de l’homme et la diffusion des idées.   

Le manque de matière première lors de la création des reliures au XVème siècle ou au début du XVIème a conduit les relieurs de l'époque à utiliser des matériaux de réemploi.  Le plus simple était encore de puiser dans les vieux manuscrits devenus obsolètes, soit parce qu’ils n’étaient plus orthodoxes, soit qu’ils n’étaient plus lisibles.

Un fragment de texte caché dans une reliure du XVIème siècle. 

Je possède ainsi plusieurs livres qui laissent apparaitre – surtout lorsque la reliure est en lambeaux - des textes manuscrits qui sont souvent difficiles à lire. Lorsque c’est possible, si le fragment est assez large pour révéler une ligne entière, la lecture conduit généralement à identifier un texte liturgique banal, un passage de l’évangile ou un psaume.

En examinant de plus près une reliure de ce type, je me suis dit que le texte manuscrit collé sur les contreplats pouvait être bien plus ancien que la date de fabrication de la reliure elle-même et qu’il fallait creuser quelque peu le sujet. Il s’agit de deux pages entières, dont le support est en papier, sur une reliure du premier tiers du XVIème siècle. La reliure avec ses fers est possiblement allemande ou des Pays-Bas, conforme aux descriptions d’Oldham. Cette attribution est renforcée par la présence d’un ex-libris ancien de Thomas Rompserius de Leodio (Liège) [1] sur une garde.  L’ouvrage que la reliure protège est la somme théologique de saint Thomas d’Aquin imprimée par Octaviani Scoti à Venise en 1516. [2]


La reliure avec ses ferrures et ses attaches.

Ex-libris de Thomas Rompserius de Leodio.

A quoi ce texte pouvait-il bien correspondre ? Le style général de l’écriture et des lettrines suggérait une date de rédaction aux alentours du 14ème siècle. Bien que rédigé avec une belle écriture régulière qui parait plus rotunda que textura, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que le texte était très abrégé et donc quasi illisible pour moi. Il y a encore 10 ans, mes recherches se seraient arrêtées là. Toutefois, avec la reconnaissance scripturale, il est possible aujourd’hui d’aller plus loin.

Des médiévalistes passionnés m’orientent tout d’abord vers les écrits d’un théologien français. On me dit qu’il pourrait s’agir des commentaires par Durand de Saint Pourçain des Sentences de Pierre Lombard ou un texte de Pierre Lombard lui-même, les avis sont partagés. Puis un professeur d’études théologiques [3], prestement consulté, laisse tomber un verdict sans appel : Durandus, rédaction A/B, commentaire sur le livre 4 de Lombard, distinction 23, questions 2 et 3.


Les deux feuilles complètes des contreplats.

Mais il ajoute qu’il dirige un centre d’études scolastiques [4] dont la mission consiste à créer un corpus de tous les fragments d’écrits scolastiques médiévaux afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de textes perdus. Ce projet de recherches est baptisé Fragmentarium. Et voilà mes deux pages manuscrites parties pour une analyse approfondie sous microscope à balayage numérique ! Le texte sera intégré aux autres commentaires de Durand de Saint Pourçain existant dans la base puis comparé. Résultat de l’étude, après traitement, dans quelques mois.

Jusqu’à présent, l’étude des textes anciens faisaient l’objet de publications ou de traductions universitaires dispersées. Or, presque chaque texte dépend d'un texte précédent ou d'une tradition textuelle, que ce soit sous forme de commentaire ou de révision, d'expansion ou d'abréviation. Et presque chaque texte est lui-même une composition d'un ensemble élaboré de références et de citations reliant les éléments du corpus entre eux. Ce centre d’études développe et publie des normes pour le codage sémantique des textes liés à la tradition scolastique. Les données collectées sont ainsi interopérables. Pour cela, il est nécessaire de développer des schémas d'encodage spécialisés spécifiquement adaptés audits textes scolastiques.

Ce projet Fragmentarium n’est pas limité aux Etats-Unis mais connait aussi des développements sur le continent européen. Ainsi, un groupe de travail intitulé Ticinensia disiecta s’est proposé d'inventorier, de cataloguer et d'étudier des fragments de codex et d'autres documents médiévaux conservés dans des bibliothèques et des archives situées dans le canton du Tessin (Suisse). L'objectif final est de promouvoir un patrimoine jusqu'à présent presque totalement inconnu.

La recherche prend en compte toutes sortes de réutilisations de fragments : couvertures et revêtements extérieurs adaptés aux livres ou aux matériaux d'archives de toutes les époques, renforts de dos de livres et autres types de fragments de reliure, sans distinction selon qu'ils sont détachés ou encore in situ. Les images des fragments et les données fournissant une nouvelle description scientifique sont publiées en ligne dans le cadre de la base de données internationale fragmentarium.ms

Le projet est conçu par le CCLA, le Centre de compétence pour les livres anciens (Biblioteca Salita dei Frati) de Lugano. Dans sa première phase, il entend se concentrer sur les documents trouvés dans les bibliothèques qui ont déjà fait l'objet de projets de catalogage menés par le CCLA : la bibliothèque du monastère de Madonna del Sasso à Locarno, qui dispose de quelque cent cinquante livres contenant des fragments in situ, celle du monastère de Santa Maria in Bigorio, et la bibliothèque Biblioteca Salita dei Frati à Lugano.

Je saurais ainsi à quoi m’en tenir pour les fragments de mon livre. Au final, mes deux pages manuscrites ne seront peut-être qu’une millième copie des commentaires de Durandus, sans intérêt pour la science ni variante particulière, ou bien, peut-être un écrit inédit, jamais publié. En attendant, le suspense est à son comble et je regarde ce texte illisible comme si j’avais devant les yeux un passage de la Bible copié au premier siècle…



La somme de saint Thomas d’Aquin

Une lettrine historiée du livre

Le plus cocasse de l’histoire c’est la présence dans le même livre d’un écrit de Durand de Saint Pourçain et des œuvres de saint Thomas d’Aquin.

Durand est un dominicain né à Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier vers 1270-75. On ne sait rien de sa formation mais il est présent au Couvent Saint-Jacques à Paris en 1303 et en devient lecteur sententiaire en 1307, puis maître en théologie en 1312 (sous le second Magister de Maître Eckhart). L'année suivante il est nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale avignonnaise. En 1317, il devient évêque de Limoux, puis évêque du Puy-en-Velay l’année suivante et enfin évêque de Meaux en 1326 où il décède en 1334.

C'est précisément pour son commentaire des Sentences du Lombard que Durand est connu, car elles ont rapidement fait polémique. Surnommé le Doctor resolutissimus à cause du caractère radical de ses opinions, on lui reproche notamment des arguments qui s’opposent à la doctrine commune de l’église et surtout à l'enseignement de Thomas d'Aquin, au moment même où est entamé le procès en béatification du Docteur angélique.

Il lance l’idée, alors novatrice, de distinguer la philosophie, considérée comme une science de la raison, de la théologie, d'ordre spirituel. Au réalisme aristotélicien de Thomas d'Aquin, il oppose le nominalisme et la volonté de nier ou de supprimer de nombreux concepts de la scolastique qui lui paraissent inutiles ou superflus. Ainsi, toute existence étant pour elle-même singulière, il nie l'existence des universaux. Contre Thomas d'Aquin, il combat la distinction réelle de l'essence et de l'existence, etc.

Est-ce que le relieur avait conscience de cette contradiction en collant deux pages de Durandus dans la somme de saint Thomas d’Aquin ? Savait-il seulement lire ? Comment le possesseur du livre a-t-il pu accepter pareille hérésie ? ou bien n’était-ce qu’une pure coïncidence ? Mystère.

Bonne journée

Textor



[1] Il existe un Thomas Rompserius reçu préfet de l'université de Louvain en 1550.  http://opacplus.bsb-muenchen.de/title/4136708/ft/bsb10022965?page=258

[2] Prima pars Summe sacre theologie Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ...Tertia pars Summe Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ordinis predicatorij : cum concordantijs marginalibus.

[3] Professor Jeffrey C. Witt (Loyola University of Maryland)

[4] Le centre SCTA pour Scholastic Commentaries and Texts Archive (https://scta.info) basé dans le Maryland (USA)