Affichage des articles dont le libellé est Histoire de la Bibliophilie. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Histoire de la Bibliophilie. Afficher tous les articles

jeudi 13 février 2025

La Bibliothèque de Théodore de Bèze (1548)

Avant de devenir l’austère docteur de la foi dont la raide statue se dresse dans un parc de Genève, Théodore de Bèze fut un étudiant facétieux et turbulent dont les premiers poèmes, oeuvre de jeunesse, eurent un grand succès : Ce sont les Poemata [1] publiés en 1548 chez Conrad Bade [2].

Portrait de Théodore de Bèze à 29 ans
 figurant au frontispice du recueil.

Ouvrage composé avec les caractères de Robert Estienne,
typographe pour Conrad Bade.

Dédicace de Théodore de Bèze à son Maitre Melchior Wolmar

A la suite de ses études de droit à Orléans, ce bourguignon de naissance avait rejoint Paris. Admirateur de Clément Marot, il était proche des auteurs néo-latins comme Salmon Macrin et du cercle littéraire de la rue St Jacques qui réunissait Adrien Turnèbe, George Buchanan ou Mellin de Saint Gelais autour de Michel Vascosan. Il croisa aussi Ronsard et Du Bellay sans partager leurs idées nouvelles sur l’usage du français en poésie.

La vie était joyeuse et de Bèze écrivait des vers à son amoureuse qu’il désignait sous le nom de Candida. Parmi ces vers, certaines épigrammes, à la manière de Martial ou de Catulle, étaient particulièrement lestes, comme cette épigramme LXXIV Ad Quandam où il est question de la rimula de la jeune fille. Aurea quanam igitur descendunt parte fluenta? / Languidulus quanam parte quiescit amor ? / Hæreo: si qua tamen tibi rimula, rimula si qua est, / Rimula (dispeream) ni monogramma tua est[3]

Mais comme le dit l’auteur à son dédicataire Melchor Wolmar : Nombre de graves érudits ont l'habitude de proscrire totalement ce genre d'écriture : cependant je n'ai jamais pu me défendre de le cultiver et d'y donner mes soins, poussé par la passion ou parce que j'ai toujours estimé cet exercice de style aussi intelligent qu'utile.

Quand il ne faisait pas la noce avec Candida (qu’il finit par épouser) il étudiait dans sa bibliothèque. Il ne pouvait pas se passer des livres, même pendant six jours, dit-il. Il en fit un poème. C’est une ode à la bibliomanie dans laquelle il inversa les rôles sur le ton de l’humour potache, prétendant que les livres se languissaient de lui. Il en détailla la liste, son Cicéron, ses deux Pline, son Catulle, dans lequel il puisera nombre de ses épigrammes érotiques.

S’il n’est pas très étonnant pour un humaniste de cette époque d’avoir une bibliothèque bien garnie, peu d’entre eux en ont fait une description détaillée. Il y figure de nombreux classiques latins, les auteurs grecs ainsi que d’autres qu’il ne cite pas car il n’est pas parvenu à faire rimer leur nom en rythme phalécien (C'est à dire en hendécasyllabes).

Ad Bibliothecam

A Ma Bibliothèque

Portez-vous bien, mes livres, mes chers livres,

Mes délices, mon salut.

Bonjour mon Cicéron, mon Catulle, bonjour.

Bonjour, mon Virgile, mes deux Plines ;

Bonjour aussi, mon Plaute, et toi Térence ;

Et vous, bonjour, Ovide, Fabius, Properce.

Bonjour, ô Grecs plus éloquents

Encore, que je devrais placer

Au premier rang, Sophocle, Isocrate.

Et toi qui dus ton nom à la faveur Populaire ;

Et toi grand Homère, salut !

Salut Aristote, Platon, Timée.

Et vous autres, dont je n’ai pu enfermer

Les noms dans la mesure des vers phaléciens.

Vous tous enfin, mes chers petits livres,

Je vous salue, et vous salue, et vous salue encore.

Écoutez ma prière : Je vous en supplie, ô mes chers petits livres ;

Que cette longue absence… de six jours

Où je suis resté loin de vous,

Ne vous empêche pas de me conserver

A l’avenir ces dispositions favorables,

Où vous étiez jusqu’à mon départ,

De facile et sincère sympathie.

Si vous exaucez ma prière,

Mes livres, mes chers petits livres,

C’est moi qui vous le promets

Il ne m’arrivera plus de passer loin de vous

Une semaine : que dis-je ? Un seul jour. Un jour ?

Pas même une petite heure ; pas même

Un instant, si court qu’on l’imagine [4]

Il n'abandonna pas ses livres en quittant Paris pour Genève, en 1548, mais il opéra alors un changement de conduite radicale. Le réformateur vézélien se repentait d’avoir composé des poésies aussi légères et il exprima ses regrets « d’avoir employé ce peu de grâces que Dieu (lui) a donné en ceste endroict en choses desquelles la seule souvenance (le) fait maintenant rougir.  … Alors me détestant moi-même avec larmes, je demande pardon, je renouvelle le vœu d‘embrasser ouvertement le vrai culte, et enfin je me consacre tout entier au Seigneur. ». Il fit néanmoins paraitre en 1569 une nouvelle édition de ses poèmes en les expurgeant des passages les plus scabreux.

L’épigramme Ad Bibliothecam fut bien entendu épargnée dans la seconde édition de 1569 (p.134). Théodore de Bèze continua d’enrichir cette bibliothèque, y intégrant en 1562 un manuscrit bilingue gréco-latin, connu aujourd’hui sous le nom de Codex Bezae, qui date du milieu du IVème ou du début du Vème siècle. Calligraphié en écriture onciale sur vélin, il constitue le principal témoin d’une transcription occidentale grecque du Nouveau Testament et des Actes des Apôtres. C’est aussi le seul à posséder l’évangile selon Saint Luc au complet. Le texte latin sur la page de droite est la traduction juxtalinéaire de la version grecque. Ce manuscrit est aujourd’hui à la Bibliothèque de Cambridge.

Bonne Journée,

Textor



[1] Les Poemata sont parfois désignés sous le nom de Juvenilia, terme qui ne figure pas au titre. Je n’utilise pas cette désignation pour ne pas confondre ce recueil avec celui qui est relié à la suite dans mon exemplaire et qui porte justement le titre de Juvenilia par Marc-Antoine Muret. L’intention de celui qui a réuni ces deux recueils au XVIIème siècle, sans doute le jurisconsulte François Graverol dont l’ex-libris figure au titre, était certainement de mettre en regard les œuvres de jeunesse de ces deux humanistes. On voit parfois passer en vente des exemplaires plus tardifs qui réunissent les poésies de jeunesse de Th. De Bèze, J. Second et M.-A. Muret en un seul volume factice, dans une édition elzévirienne de Leyde 1757.

[2] Théodore de Bèze, Poemata , Paris, Conrad Bade, 1548, pet. in-8 de 100 pp. signés a-f8 et g2. Reliure plein basane fauve, double filet doré, dos orné (Reliure du XVIIe siècle). Pour les exemplaires de la collection Barbier-Mueller, voir Jean-Paul Barbier Mueller, Ma bibliothèque poétique ou le récent Dictionnaire des poètes français de la seconde moitié du XVIe siècle (1549-1615), Droz 2024 et N. Ducimetière, « Mignonne, allons voir… » n°101.

[3] De quelle partie donc descend le flot des eaux dorées ? En quelle partie se repose l’Amour alangui ?   J’hésite : cependant si tu as une fente, une petite fente, Que je meure si elle est (ta petite fente) plus qu’un simple trait.

[4] Théodore de Bèze - Les Juvenilia : texte latin complet, avec la traduction des Épigrammes et des Épitaphes et des Recherches sur la querelle des «Juvenilia»; par Alexandre Machard – Slatkine, Genève. 



lundi 1 mai 2023

Une vente aux enchères à la Librairie Giraud-Badin en Mai 1933

 

Il fut une époque où les bibliophiles, peut-être plus chanceux ou plus riches qu’aujourd’hui, parvenaient à se constituer des collections de livres anciens qu’il serait bien difficile de réunir aujourd’hui. Illustration !

Première de couverture du catalogue Giraud Badin. Exemplaire Langeard



Un bibliothécaire amoureux des livres en fut le témoin et il a suivi minutieusement au cours de sa vie les grandes ventes européennes. Il s’appelait Paul Langeard (1893-1965). Ancien élève de l'Ecole des chartes, sa surdité presque complète l'empêcha de postuler une charge officielle, il devint donc bibliothécaire de la magnifique collection du bibliophile Marcel Jeanson. Le fond Jeanson était formé de l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, achetée en bloc à la mort de celui-ci et qu'il augmenta et enrichit considérablement [1]. Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson. Ses vastes connaissances, surtout dans le domaine de l'histoire et de la paléographie, sa précision, sa mémoire (indispensable avant internet) et son goût prononcé pour la bibliophilie lui permirent d’acquérir des ouvrages fort curieux, comme ce roman picaresque espagnol inconnu de 1706, qui offre entre autres de curieux tableaux de la vie des étudiants dans l'ancienne université d'Alcalà de Henares à cette époque. Langeard fit l'analyse du manuscrit dans la Revue hispanique [2].

Il faisait aussi bénéficier de son savoir plusieurs libraires parisiens qui ne manquaient pas de le tenir au courant des ventes et lui transmettaient leurs catalogues dont il conservait les plus beaux exemplaires.

Pour une raison inconnue, le reliquat de la propre bibliothèque de Paul Langeard fut dispersé à Cherbourg au début des années 2000 et je mis la main sur deux « manettes » (ou cartons de livres en vrac sans valeur marchande). C’est ainsi que j’ai récupéré un ensemble de catalogues de bibliothèque et de ventes aux enchères couvrant sans doute une bonne partie de l’activité de notre collectionneur, tels que le Répertoire Général de la Librairie Morgand et Fatout (1882), des catalogues Giraud-Badin, Emile Nourry, Ulrico Hoepli, les suppléments aux catalogues d’Anatole Claudin, etc…

C’est le catalogue d’une vente Giraud-Badin de 1933 qui a justifié ce billet, mon attention ayant été attirée par quelques lots qui méritent d’être mentionnés, et dont je me demande bien où ils peuvent se cacher aujourd’hui.





Quelques pages du catalogue

La vénérable librairie Giraud-Badin, située aujourd’hui à l'angle de la rue de Fleurus et de la rue Guynemer est une institution crée en 1917. Elle a joué un rôle éminent dans les domaines de l’expertise du livre ancien et de la bibliographie savante.

Son fondateur en fut Louis Giraud, né en 1876 dans une famille de médecins lyonnais. Il ouvre sa librairie à Paris, 69 avenue Mozart, sous le double nom de son père (Giraud) et de sa mère (Badin). Le 1er février 1919, il entre à la librairie d’Henri Leclerc[3], successeur de Léon Techener dont le père, Joseph, avait fondé en 1834 le Bulletin du bibliophile. En janvier 1923, il succède à Henri Leclerc, qui lui transmet en même temps le Bulletin, alors dirigé par Fernand Vandérem. Dès 1921, il s’attache H. Émile-Paul (1870-1959), fils de l’expert propriétaire des salles Silvestre devenus des Bons-Enfants et éminent bibliographe, qui fera toute sa carrière au sein de la librairie.

Louis Giraud reprend surtout alors la fonction d’expert dans les ventes publiques, tradition venue des librairies Techener et Leclerc.  Durant vingt-cinq ans, il sera l’animateur éclairé de 438 ventes publiques, parmi lesquelles celles de nombreuses bibliothèques aux noms restés fameux : Sarah Bernhardt, Bethmann (1923), le comte de Suzannet (1923-1938), Armand Ripault, Eugène Renevey (1924), Marcel Bénard, Georges-Emmanuel Lang (1925), Hector de Backer, comte Foy (1926), Gabriel Hanotaux, château de la Roche-Guyon (1927), Edgar Mareuse (1928), Dr P. Portalier (1929), Pierre Louÿs (1930), L.-A. Barbet, George Blumenthal, le duc Robert de Parme (1932), duchesse Sforza, Maurice Escoffier (1933), Lucien Gougy (1934), Mme Théophile Belin (1936), Georges Canape, comte Greffulhe (1937), Fernand Vandérem (1939-1940), Chadenat (1942-1950), Marc Merle (1945), Achille Perreau (1946), etc.

C’est donc la collection de Maurice Escoffier qui fut dispersée ce 18 Mai 1933 [4] par le ministère de Me Edouard Giard. La table des provenances qui termine le catalogue donne le tournis : 105 noms d’anciens possesseurs pour 154 lots ! La Vallière, Mazarin, Racine, Montaigne, Pompadour, Maintenon (Mme de), Rahir, Renouard, Firmin-Didot, Pixerecourt, Yemeniz…

En voici quelques extraits choisis de manière très arbitraire :

-         Le Grand Ordinaire de Chrétiens de Jehan Trepperel, vers 1505.

-         Une série de dix éditions originales des Caractères de La Bruyère en reliure uniforme de maroquin doublé, mais de couleurs différentes.

-         Le Discours sur la Religion des Romains de Du Choul, exemplaire provenant de la « librairie » de Montaigne avec son ex-libris.

-         Dix exemplaires des Essais dudit Montaigne dans les éditions Millanges 1582, Langelier 1588, la dernière revue du vivant de l’auteur, celle de 1595 revue par Mademoiselle de Gournay, etc.

-         Six pièces de Pierre Corneille en éditions originales reliées ensemble aux armes du collège de Rennes.

-         Le Grand Térence en Françoys imprimé à Paris par Guillaume de Bossozel, 1539, aux armes du duc de la Vallière. 

Pour ma part, je me serais contenté de me porter acquéreur du modeste petit ouvrage formant le lot 143, dont la page de titre et la reliure sont reproduites dans le catalogue : Les Œuvres de François Villon, reveues et remises en leur entier par Clément Marot, distique dudit Marot, « Peu de Villons en bon scavoir, trop de Villons pour décevoir », chez François Regnault s.d. vers 1540.

Page de titre du Marot, 1540

Maurice Escoffier était connu pour sa collection remarquable de livres de cuisine et de gastronomie. Né en 1878, il était le fils d'Auguste Escoffier, le célèbre chef français et auteur de nombreux livres de cuisine. Maurice Escoffier a poursuivi l'héritage culinaire de sa famille en devenant lui-même un expert de la gastronomie et de l'histoire de la cuisine.

Cette collection fut dispersée également en Mai 1933 lors d'une vente aux enchères organisée par la maison de vente parisienne Georges Petit. Aucun livre de cuisine ne figure dans le catalogue Giraud-Badin. Sans doute que Maurice Escoffier avait choisi de séparer sa collection en fonction des centres d’intérêt des acheteurs.

Paul Langeard assista à la vente Giraud-Badin. A-t-il remporté quelques lots pour son riche commanditaire ou pour lui-même ? Le catalogue ne le dit pas. Il n’a pas non plus mentionné le prix atteint par les enchères [5] ; Seul figurent quelques noms en marge mais pas le sien. C’est une habitude qu’il avait prise de donner en marge des catalogues le nom de l’acquéreur présent dans la salle, plutôt que le prix de l’enchère, signe que le petit monde des bibliophiles se connaissaient bien, avant l’anonymat des téléphones et des ventes en ligne.

Bonne Journée,

Textor



[1] La collection Jeanson fut dispersée pour partie à Monaco dans les années 90 et pour partie en 2001 par la SVV Claude AGUTTES avec l’expertise d’Emmanuel de Broglie, Cabinet Revel (Paris)

[2] Revue hispanique, LXXX, 718-22.

[3] Sur ce libraire, voir l’excellent article de Jean-Paul Fontaine dit le Bibliophile Rhemus in Histoire de la Bibliophilie: Essai de biographie du libraire parisien Henri Leclerc (1862-1941) (histoire-bibliophilie.blogspot.com)

[4] Paris Giraud-Badin 1933 In-4 de 95 pp., br. ‎Reference : 855. ‎154 numéros, planches en chromolithographie h.t.

[5] Deux exemplaires de ce catalogue sont actuellement en vente, le premier par la librairie Frits Knuf Antiquarian Books, Lavardin, France, le second avec les prix reportés au crayon, est proposé par la librairie Jeanne Lafitte, Marseille.