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samedi 31 mai 2025

Le Premier Livre des Vers de Marc Claude de Buttet, savoisien (1561)

 Il y a un an jour pour jour, la Bibliotheca Textoriana présentait la première édition séparée du poème Amalthée de Marc Claude de Buttet, parue à Lyon, chez Benoit Rigaud, en 1575. Ce fut l’occasion de rappeler la vie et l’œuvre de ce poète, largement méconnu aujourd’hui, ami de plusieurs membres de la Pléiade et certainement le meilleur poète savoyard de son temps.

Page de titre du Premier Livre des Vers (1561)

Autour de 1546, Marc Claude de Buttet, né à Chambéry, vient étudier à Paris, au collège de Coqueret, sous la férule de Jean Dorat, éminent helléniste. Il y croise de jeunes étudiants qui rêvent de gloire et de poésie tels que Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay ou Guillaume des Autels. Marc Antoine de Buttet se fait remarquer à la cour par le cardinal Odet de Châtillon, frère de l'amiral Gaspard II de Coligny, qui le fait entrer dans le cercle de la princesse Marguerite de France, Duchesse de Berry. Alors qu’il commençait à se faire une petite réputation de poète dans les cercles parisiens, il choisit de suivre sa protectrice à Chambéry lorsqu’elle s’installa sur ses terres savoyardes après son mariage avec le Prince Emmanuel Philibert de Savoie, le 10 Juillet 1559. Le mariage, endeuillé par la mort du roi Henri II, fut l’occasion pour de Buttet d’écrire un épithalame, comme l’avaient fait de leur côté Ronsard et Du Bellay. [1]

Epithalame à la Duchesse de Savoie, première de toute une série d’œuvres que Buttet dédie à sa protectrice jusqu’à sa mort en 1574. Réédité ici en annexe du Premier Livre des Vers.

Le poète savoisien aurait beaucoup écrit selon son ami Louis de Richevaux [2] mais assez peu publié. Le poète ne recherchait pas la gloire mais se contentait de la compagnie de ses compatriotes, réunis dans le château des Buttet, près du lac du Bourget, qui se firent appeler le Cercle de Tresserve. Nous savons, parce qu’il en parle dans son ode VI adressée à Madame de Saint Vallier (Claudine de Miolans) qu’il avait écrit un poème épique sur Bérold, l’ancêtre mythique des ducs de Savoie, mais cette pièce s’est perdue.

Sarah Alyn Stacey, grande spécialiste du poète, a dénombré moins d’une dizaine de courtes publications (Apologie pour la Savoie contre les injures de Barthélémy Anneau, Ode à la Paix pour célébrer le traité de Cateau-Cambraisis, Epithalame pour le mariage de la Duchesse de Savoie, Ode Funèbre sur la mort du Roi, etc). Elle a même retrouvé deux pièces inédites aux archives de Turin l’une intitulée Chant de Liesse (1563) [3] après la convalescence du Duc, l’autre Sur La Venue de Tresillustre Anne d’Este (1566), pour l’entrée de Jacques de Savoie et d’Anne d’Este à Annecy, pièce reprise dans l’Amalthée de 1575 [4].

Buttet écrit principalement des pièces de circonstance pour ses amis ou ses protecteurs. Comme souvent à cette époque les textes circulent sous forme manuscrite avant qu’il ne se décide tardivement à les rassembler pour une édition. Il nous dit d’ailleurs qu’il lui a fallu retrouver tous ces poèmes éparpillés chez ceux à qui il les avait envoyés.

Et maintenant, lecteur, afin que je ne me montre ingrat de ce peu qu'elles (les Muses) m'ont donné, je t'ai assemblé tout ce que j'ai pu recouvrer de mes vers, lesquels, pour les avoirs nonchalamment délaissés étaient perdus quant à moi. Sans quelques-uns de mes amis et ceux à qui je les avais adressés, qui, plus curieux que je n’en étais à cette heure, m’en ont fait part ; espérant faire encore un volume ayant recouvré le reste [5].

L’essentiel de la production conservée du poète savoyard tient dans son recueil intitulé Le Premier Livre des Vers dédié à tresillustre princesse Marguerite de France, Duchesse de Savoie et de Berri auquel a esté ajouté le Second ensemble L’Amalthée. Comprenez, au premier livre a été ajouté le second livre des vers, puis le poème l’Amalthée. Sous le titre figure l’une des marques de Michel Fézandat accompagnée de son adresse à Paris, au Mont St Hilaire, à l’Hôtel d’Albret. [6]

Cet ouvrage a été publié en 1560-1561. Quelques exemplaires sont à la date de 1560 et la plupart des autres sont datés de 1561, dont le nôtre. La comparaison des pages de titre et du texte montre que les exemplaires de 1561 ne sont pas une seconde édition mais bien la première avec une date modifiée. Michel Fezandat avait sans doute anticipé qu’il n’écoulerait pas tous les exemplaires la première année et il avait prudemment choisi d’en rajeunir le tirage dès l’origine car la page de titre des deux versions est strictement identique en dehors de la date [7].

Peu de bibliophiles ont eu ce volume en main et tous s’accordaient pour dire que l’édition était introuvable. Il existerait même quelques exemplaires portant la date de 1560, disait-on, sans jamais n’en avoir vu aucun.  Mon article de 2024 reprend donc ce commentaire mais il ne faut jamais dire Fontaine, je ne boirais plus de ton eau, car moins d’un an après voilà qu’un exemplaire de cette édition mythique rejoint la bibliothèque [8] !

L’ouvrage contient respectivement vingt-cinq et trente et une odes introduites à chaque livre par des pièces liminaires : Un poème de Buttet entame le premier livre : Muses affin qu’avant ma mort s’arrache/ Mon nom de l’avare tombeau…. Il est en quatorze vers et ressemble à un sonnet sans en avoir exactement la structure. Une ode latine de Jean Dorat, son ancien professeur, précède le Second Livre (F° 36v) De Illustriss. Allobrogium ducis … : à laquelle Buttet répond par une pièce en ver mesuré, à la fin de ce second livre, qui a la particularité d’avoir été typographiée en caractère de civilité (F° 75r). Enfin, Jean Gaspard de Lambert donne une autre pièce latine en exergue de l’Amalthée Io Gasparis Lamberti Camberiani ad M. Clau .Buttetum, suivi d’un texte de Jean Dorat en grec qu’il a lui-même traduit en latin. A la suite de l’Amalthée figure encore une ode en latin de Guillaume des Autels, (F° 109) puis l’Epithalame aux nosses de tresmagnanime Prince Em. Philibert de Savoie…, seul texte qui ne soit pas en édition originale puisque déjà parue en 1559.

Ode de Guillaume des Autels à Buttet.

La version de 1560 de l’Amalthée est composée de 127 sonnets alors que la première édition séparée de 1575 contiendra 320 sonnets et un dizain, Soit 193 morceaux inédits supplémentaires. Nous aurons l’occasion dans un prochain article de revenir sur la comparaison des deux versions de cette œuvre majeure.

La date de composition des Odes n’est pas connue. Elles sont distribuées dans un ordre qui semble aléatoire, en dehors des premières pièces dédiées à Henri II et aux souverains de Savoie. Sarah Stacey a tenté une reconstitution chronologique en fonction du thème et des évènements rapportés. Ainsi les plus anciennes sont antérieur à 1544 comme l’ode XVI adressée à Louis de Buttet car il y est évoqué le Comte de Varas, mort à cette date. Le poète n’avait alors que 14 ans environ. Celle dédiée à la mort de Marguerite de Navarre (Ode VII) se situe entre 1549 et 1550. Les suivantes s’échelonnent entre 1553 et 1559. Le savoyard a donc toujours écrit depuis son plus jeune âge.

Premier Livre des Vers, Ode I

L’imprimeur auquel fait appel Marc Claude de Buttet est Michel Fézandat, actif entre 1538 et 1566. C’est un habile typographe qui imprime pour Jehan Petit, François Regnault et Maurice de La Porte. Il a pour marque la vipère qui mord le doigt de Saint-Paul, ainsi qu’on la voit le Tombeau de Marguerite de Valois.

Page de titre du Tombeau de Marguerite de Valois de 1551, 
époque de l’association entre Michel Fézandat et Robert Granjon.

Poème introductif de Buttet en quatorze vers

Installé au Mont-Saint-Hilaire, en l'hôtel d'Albret, il s'associe en 1542 avec deux autres marchands Bernard Vernet et Guillaume Duboys, chacun apportant dans la communauté cent livres tournois ; pendant cinq ans, ils sont à la fois libraires, imprimeurs et marchands de vin et se partagent tous les frais, notamment la nourriture et les gages de leurs serviteurs

A court d’argent, Fézandat se fait prêter en 1543 quatre cents livres tournois par le marchand libraire Pierre Regnault et doit, pour rembourser sa dette, mettre ses presses au service du libraire.

En 1550 on le retrouve, concluant une association de dix ans avec Robert Granjon, connu pour ses polices de caractères de civilité : à laquelle association ils ont promis et seront tenus apporter et mettre en commung toute la marchandise qu'ils ont de présent de leurd. estat, ensemble les presses, fontes de lettres, poinssons taillez [9]... Leur collaboration ne dura guère plus d’un an puis sa situation s’améliore lorsqu’en 1552 François Rabelais, délaissant l'atelier de Chrétien Wechel, fait appel à lui pour imprimer l'édition définitive du Tiers livre et la première édition complète du Quart livre.

Poème à Jean Dorat, limousin, en vers mesurés. (F°75r)

Les caractères de civilité utilisés par Fézandat au folio 75 du Second Livre des Vers ne sont pas, semble-t-il, ceux de Granjon. Il avait dû forger sa propre police de caractère [10]. Toujours est-il que ce poème retranscrit dans une police de caractères qui n’apparait nulle part ailleurs dans le livre marque la première tentative de Buttet de composer des vers mesurés sans rime à l’imitation des anciens [11]. Il pensait que le français était une langue qui se prêtait à cette métrique et Jean Dorat l’encouragea pour qu’il poursuive dans cette voie. Le poète nous dit dans ce morceau que l’idée d’imiter Sappho l’enthousiasme.  Lorsque je vien à soner d’un luth doux-chantre ma Sapphon, / Et que je pleure l’amour, Ô que ce nombre me plait !

Les vers mesurés sont certes innovants mais pas toujours très agréable à l’oreille. Cette recherche de modernité a conduit à ce que son style soit souvent décrié. Son cousin Jean de Piochet disait même que ses vers clochaient du pied ! Tandis que Jean Pasquier reconnait que Buttet avait été pionnier dans ce domaine mais avec un assez malheureux succès.

Marc Claude de Buttet avait anticipé ces critiques et répondu par avance à ses détracteurs dans la postface de son livre : Je ne doute point que quelque Monsieur le repreneur des œuvres d’autrui ne se veuille formaliser contre moi de ce que je recherche une nouvelle poésie bien différente de l’accoutumée estimant du tout la langue française (qui suivant le naturel de ceux de sa nation a toujours été libre) ne pouvait endurer un frein si rude que de l'asservir aux mesures des anciennes langues. A celui-ci je dirais ce petit mot en passant, que si les latins eussent eu cette opinion de la leur, nous ne la verrions aujourd’hui si excellente, ni tant de divins poèmes qu’ils ont. [12]

Redécouvert au XIXème siècle, les critiques seront moins sévères avec le poète. Paul Lacroix écrivait de lui : M. Cl. de Buttet est incontestablement un des poètes les plus remarquables de son temps. Il se distingue par la pensée, par l’expression et par le rythme…Il a du sentiment, de la passion ; il sait peindre la nature ; il parle souvent le langage du cœur …Il atteint parfois le plus haut degré de la forme [13]

Il est vrai que Marc Claude de Buttet maitrise parfaitement la versification et qu’il sait faire varier le ton de ses odes en fonction du sujet. Le style est solennel pour les grands personnages auxquels il s’adresse : Marguerite de Savoie, Odet de Coligny, Catherine de Médicis, le duc Charles III, Claude de Miolans, François de Seyssel, ou encore lorsqu’il s’adresse aux Muses. Il est lyrique quand il s’agit de célébrer un évènement historique comme la Prise de Calais, funèbre pour commémorer la mort de la Reine de Navarre ou celle du roi Henri II, plus léger quand il s’agit de poèmes amoureux et visiblement joyeux lorsqu’il évoque sa Savoie natale comme dans cette pièce adressée à son ami Philibert de Pingon (Ode VI) : Or que l’hyver s’approche / Pingon, Pingon, vois-tu / La Nivolette roche [14] / Haussant son chef pointu / Toutte de nege blanche : / et les arbres pressés / de glaçons sur la branche, / Se courbans tous lassés ? Et relisez enfin cette description d’un matin d’Octobre tout frais, pâle encore, dans les champs pleins de rosée : Jà, se levait la belle aubette / partant de son nuiteux séjour / Et jà redisait l’alouette / au laboureur qu’il était jour.

Ode VI du livre II

En dédiant ses odes à son cercle d’amis, Marc Claude de Buttet rend hommage au milieu culturel savoyard et met en lumière des personnages qui ne devaient pas être très connus du milieu intellectuel parisien de son époque, pas plus qui ne le sont aujourd’hui. Nous y trouvons Antoine Baptendier, avocat au Sénat de Savoie et poète à ses heures que Jean de Boyssonné, son professeur, considérait comme le meilleur poète de Chambéry. Peletier du Mans, dans son poème La Savoye, fait son éloge : Batendier, de suffisance égale / En poésie et science légale….[15] Et Buttet conseille à Baptendier de délaisser le droit pour la poésie de la nature. Laisse, laisse ces loix rongeardes / Et te per aux champs avec moi / pour voir caroler les Dryades.

La Savoye de Peletier du Mans, Second Livre, 
hommage à Antoine Baptendier.

Parmi les autres membres de la Trouppe fidelle, il y a Jean de Balme, sieur de Ramasse, poète ami de Marot qui n’a, semble-il, laissé aucune œuvre, Louis Milliet, baron de Faverges, syndic de Chambéry et vice-président du Senat de Savoie, Jean de Piochet (1542-1624) cousin maternel de Buttet, dont le livre de raison donne des détails précieux sur la vie de son cousin. Jean de Piochet a participé à la rédaction d’un corpus de notes et de commentaires qui auraient dû accompagner la troisième édition de l’Amalthée, édition qui n’a jamais vu le jour. Enfin Phillibert de Pingon (1525-1582), sans doute le plus connu des proches de Buttet, est successivement vice-recteur de l’université de Padoue, docteur en droit, avocat au Parlement, Premier Syndic de Chambéry et historiographe du Duc, dont l’ouvrage sur la Maison de Savoie est toujours recherché des bibliophiles [16].

Ainsi, grâce à Marc Claude de Buttet et son Premier Livre des Vers, l’activité littéraire de la Savoie à la Renaissance nous est mieux connue et il a fait écrire à Gabriel Pérouse : il comprend la nature et parle souvent le langage du cœur. [17]

Bonne Journée,

Textor

Trois ouvrages de poésies en Savoie au XVIème siècle : 
La Savoye de Peletier du Mans (1572), Le Premier Livre des Vers de Buttet (1561), l’Amalthée de Buttet (1575).



[1] Voir Bibliotheca Textoriana Epithalame sur le mariage de Philibert-Emmanuel de Savoie par Joachim du Bellay du 3 Mars 2025. 

[2] Personnage non identifié, peut-être un pseudonyme de Jean de Piochet, qui a préfacé l’édition de 1575, mais il est curieux que dans le même ouvrage Jean de Piochet ait signé simultanément de son nom et sous un pseudonyme. 

[3] Exemplaire portant un envoi de M.C. de Buttet à Ph. De Pingon.

[4] L’Amathée, Ed de Rigaud, 1575, pp. 104-105.

[5] De l’Auteur au Lecteur, postface du Premier Livre des Vers, folio 121v (1560)

[6] Pour une édition critique récente de ce recueil, voir Sarah Alyn Stacey in Œuvres Poétiques. Le Premier Livre Des Vers. Le Second Livre Des Vers. Les Vers De Circonstance. (3 Volumes). Paris, Honoré Champion, 2022. Édition critique, avec introduction, commentaires et glossaire

[7] C’est l’hypothèse émise par S.A.Stacey

[8] Exemplaire des Bibliothèques de Hyacinthe Théodore Baron et Jean Bourdel, avec leur ex-libris.

[9] Histoire de l'édition française, tome I, p. 251.

[10] Pour en savoir plus sur l’origine de cette police, il faudra attendre que la base BaTyR s’intéresse aux caractères de civilité….

[11] Les vers mesurés (ou strophe saphique) sont composés de 3 vers de onze syllabes (hendécasyllabiques) et d’un vers de cinq syllabes (adonique). Leurs auteurs cherchent à imiter la psalmodie antique.

[12] Le Premier Livre de vers folio 121v.

[13] P. Lacroix in Œuvres Poétiques de M.-C. de Buttet, édit. Jouaust, 1880, I, 36.

[14] La montagne du Nivolet surplombe la ville de Chambéry.

[15] Jacques Peletier du Mans, La Savoye, Annecy, Jacques Bertrand 1572, pp.42. Voir Bibliotheca Textoriana 29 Déc. 2022.

[16] Emmanuel-Philibert de Pingon, Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia, Turin, héritiers de Nicolò Bevilacqua, 1582.

[17] Gabriel Pérouse, archiviste de Savoie, citant le Bibliophile Jacob in Causeries sur l'histoire littéraire de la Savoie, Chambéry, Dardel 1934, pp. 146.

mardi 1 avril 2025

Les débuts de l’imprimerie à Rumilly – Savoie. (1674)

Conter l'histoire de l'imprimerie à Rumilly convient bien au format d'un article de ce blog dans la mesure où il n’a jamais été identifié qu’un seul livre sorti de l’atelier du premier imprimeur de cette petite ville de l’Albanais.

En 1670 [1], Jean-François Rubellin, alors âgé de 28 ans, installe une presse à Rumilly, bourgade prospère située entre les villes d’Aix-les-Bains et d’Annecy, fier de son passé qui remonterait à l’époque romaine [2]. L’existence de cette imprimerie est constatée par un unique et beau livre dans lequel l’imprimeur prend le titre de Typographe du diocèse de Genève.

Page de titre du Rituel Romain à l'usage de Genève


Quelques pages du Rituel

L’ouvrage est intitulé, en latin, Rituel romain de Paul V, publié par ordre du souverain Pontife à l'usage du diocèse de Genève, imprimé aux frais du clergé. Il se présente sous la forme d’un in-quarto de 4 feuillets non chiffrés et 440 pages, auquel fait suite en complément un autre in-quarto de 250 pages suivi de 5 feuillets d’index portant au titre : Annexe aux Préludes du Rituel Romain comprenant le manuel du diocèse de Genève. Il est rédigé pour partie en latin et en français.

Un rituel est un livre liturgique qui rassemble les rubriques et formules d'administration des sacrements (baptême, onction des malades, mariage) et des rites connexes (funérailles, bénédictions, exorcismes), dont le prêtre est le ministre. Il se distingue du Pontifical, lequel contient en plus, ou exclusivement, les rites sacramentels et bénédictions réservés aux évêques. Il se distingue aussi du Missel qui renferme les formulaires des messes pour les différentes fêtes de l'année liturgique [3].

On trouve ainsi dans notre Rituel à l’usage de Genève les principales cérémonies qui rythment le temps de l’église avec des sections très variées : formules sacramentelle, bénédictions, exorcismes, conseils pratiques, prières de tous ordre, qui en fait un document usuel pour les ecclésiastiques. Certains propriétaires l’ont complété des informations qui leur manquaient. L’un d’eux a poursuivi la liste des évêques du diocèse, un autre a ajouté des prières dans la marge et même contrecollé entre deux page un formulaire de prière en cas de décès inopinée.  Il résulte de tout cet intérêt pour l’ouvrage une manipulation soutenue au fil des siècles. Notre exemplaire mériterait une nouvelle restauration.

Parmi les originalités du livre, il convient de noter que Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève-Annecy, a fait insérer une Liste des livres les plus nécessaires aux Ecclésiastiques de ce Diocèse. C’est une sorte de bibliothèque idéale qui a été analysée par Michel Colombat dans une thèse récente [4]. Les livres de théologie dogmatique et scolastique sont seulement au nombre de deux : La Somme théologique de saint Thomas d‟Aquin et le Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard par Estius, théologien hollandais. C’est la rubrique consacrée à la théologie morale qui est la plus fournie. Le Cours de théologie morale de Raymond Bonal est cité en premier lieu, ce qui reste logique puisque son auteur est un disciple de saint François de Sales.

Hymnes avec la musique notée

Le Rituel Romain a été édité aux frais du diocèse de Genève qui était alors un vaste territoire couvrant le Genevois, le Faucigny, une partie du Bugey et du pays de Gex. À partir des années 1540, Genève devient calviniste et les évêques de Genève décident de déplacer, en 1569, leur siège épiscopal dans la ville d'Annecy, donnant naissance à l'évêché de Genève-Annecy.

Mais alors pourquoi faire imprimer cet ouvrage à Rumilly plutôt qu’à Annecy ?  L’histoire ne le dit pas. D’autant que Jean d’Arenthon d’Alex, évêque en exercice entre 1661 et 1695, faisait régulièrement publier ses ouvrages, non pas chez Jean-François Rubellin mais chez Jacques Le Cler, imprimeur du clergé, à Annecy. Ce fut le cas notamment pour les Constitutions et instructions synodales de St François de Sales... mises en ordre et augmentées par Mgr Jean d’Aranton d’Alex son successeur (1663 et 1668) ou encore Additions aux constitutions de Jean d’Arenthon d’Alex (1683).

La première garde contient une marque d’appartenance dont le nom de l’auteur a malheureusement été gratté :

J'ai acheté ce livre du Révérend Père Anthoine Decret, curé de Thones, qui, s'en étant procuré un neuf à ses frais, pouvait fort bien se passer de celuy cy qui étant tout délabré m'a plus coûté pour le faire raccommoder qu'il ne vaut maintenant qu'il est réparé. Chesne, le 8 Juillet 1752.

Marque d’appartenance

La question soulevée par ce bibliophile anonyme du XVIIIème siècle taraude beaucoup d’amateurs de vieux livres. Le cout d’une restauration en vaut-il la peine ? Faut-il laisser l’ouvrage « dans son jus » avec tous ses défauts ou lui procurer une nouvelle jeunesse ? Une restauration donnera-t-elle plus de valeur à un exemplaire ou non ? dénature-t-elle l’objet ancien ? Questions très subjectives, tout autant que la valeur du livre. Le cas de cette impression de Rumilly est un bon exemple. Aujourd’hui, les raccommodages du XVIIIème siècle se voient toujours bien, plusieurs cahiers sont renforcés en gouttière, des pages sont salies et les mors sont faibles : Il ne parait pas moins délabré qu'il y a 273 ans.

La plupart d’entre vous n’y verront qu’un banal livre de religion comme on en trouve à foison. Et le fait qu’il soit l’unique édition de Rumilly jusqu’à l’époque moderne ne risque pas d’émouvoir un nantais ou une périgourdine qui ignorait jusqu’alors qu’il existait un village du nom de Rumilly.  Dans ce cas, la réponse est négative. Pas de restauration. Mais si la lecture des commentaires des bibliophiles du XIXème siècle qui ne tarissent pas d’éloge sur l’ouvrage nous donne l’impression de posséder un chef d’œuvre, alors il faut le protéger en l’envoyant à nouveau chez le restaurateur.

Je suis de ce second parti. L’importance du Rituel pour l'histoire de l’imprimerie en Savoie et sa relative rareté (il n'en existerait que 7 exemplaires dans les bibliothèques publiques de par le monde [5]) en fait un ouvrage très précieux. Sa rareté le rendait presque mythique. Pierre Deschamps, dans son Dictionnaire de Géographie (1870) [6] nous dit que Monsieur Ternaux prétend que l’imprimerie existait dans la jolie ville de Rumilly en Savoie au XVIIe et cite, à l’appui, un missel de Genève imprimé en 1674, ce livre nous est inconnu.

Un possesseur a complété la liste des evêques 
jusqu'à son époque après 1743.

Messieurs Auguste Dufour et François Rabut, eux, avaient réussi à en voir un exemplaire. Ils étaient membres de la Société Savoisienne d’Histoire et d‘Archéologie et auteurs d'un ouvrage intitulé L'imprimerie, les imprimeurs et les libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle [7] qui fait encore autorité de nos jours. Ils tenaient le Rituel Romain imprimé à Rumilly en grande estime. Selon Auguste Dufour, qui avait eu entre les mains à peu près tout ce que l’imprimerie savoisienne avait pu produire, qualifiait cet ouvrage d’une des plus belles productions typographiques de la Savoie. Nous en avons vu un exemplaire entre les mains de M. Croisollet, notaire à Rumilli.

D’autres amateurs en ont fait l’éloge. On lit dans un numero du journal L’Allobroge de 1840 : Nous avons entre les mains un Rituel magnifique, imprimé à Rumilly, en 1674, chez Jean-François Rubellin. Les caractères en sont d’une richesse et d’une netteté qui, à cette époque, n’étaient surpassées que par les éditions de la Haye, en Hollande.

Pour un premier livre, le résultat est effectivement assez réussi, pour ne pas dire parfait. De la mise en page au choix des fleurons, des culs-de-lampe et des bandeaux, l’ensemble est très esthétique. La partie concernant les hymnes est agrémentée de la psalmodie annotée, soit plus de 150 pages musicales. Nous n’avons pas pu retrouver d’où et de qui Rubellin tenait son matériel, apparemment pas de Chambéry, peut-être Genève ou Turin, à moins qu’il ne l’ait fabriqué lui-même.  

Il y aurait une étude à faire pour approfondir cette question car depuis Dufour et Rabut, il semble que personne ne se soit intéressé à la production de l’imprimeur. En effet, et c’est assez curieux pour le noter, ce titre serait le seul témoignage de son travail alors que Jean François Rubellin aurait pourtant exercé jusqu’en 1690, soit pendant près de vingt ans sans quitter Rumilly.

M. Croisollet, le notaire de Rumilly féru d’histoire, qui pouvait puiser ses renseignements directement dans ses archives, a donné à Dufour et Rabut toutes les informations qu’il avait pu retrouver sur ce proto-imprimeur.[8] Nous avons corrigé ces renseignements par des recherches aux archives départementales.

L’histoire de Rumilly par F. Crosollet

Extrait du registre des Naissances de Rumilly 
pour l’année 1641  (Source AD73)

Bravoure des Rumiliens - Journal L'Allobroge, 1840 (source Gallica)

Jean François est le fils d'Anthoine-Amé Rubellin, natif de Faramaz et bourgeois de Rumilly, et de Gonine Bouvard. Il est né le 1er Septembre 1641 à Marcellaz-Albanais, un petit village à 7 km de Rumilly. Il se marie à l’église St Léger de Chambéry, le 15 Mai 1684, avec Charlotte Chapellu, une jeune fille de la paroisse St Blaise de Seyssel. L’acte ne précise pas sa qualité de Maitre-imprimeur mais il est dit honorable bourgeois de Rumilly. Les témoins, Aymé Rubellin et Pierre Bouvard, sont tous deux Maitre-Chirurgiens et Bourgeois de Rumilly. 

Le registre des décès de la ville précise qu’il a été inhumé le 17 août 1690, à l'âge d'environ 48 ans, étant mort de ses blessures reçues le 15 dudit mois à la prise de Rumilly.

En effet, Rumilly était une ville stratégique entre les rivières du Chéran et de la Néphaz et, à ce titre, fut convoitée par la France. Louis XIII d’abord puis Louis XIV l’assiégèrent. En 1690, lors de la troisième occupation française de la Savoie, Rumilly oppose une résistance farouche aux troupes de Louis XIV, dirigées par le général Saint-Ruth. Le général demande à ce que la place se rende, annonçant que Chambéry et Annecy étaient déjà tombées, mais les habitants ne veulent rien entendre et lui crient E capoë ! E Capoé ! [9]. Une quinzaine d'habitants trouvent la mort dans les combats du 15 août 1690 dont Jean-François Rubellin, l’unique imprimeur de Rumilly.

Le 30 Juillet précédent, les syndics de la ville avaient décidé de nommer deux conseillers suppléants avec voix délibératives au conseil de la ville en cas d’absence des titulaires. Il s’agissait de Jean-Francois Rubellin et François Billiet. Est-ce parce qu’il venait d’être nommé à cette fonction honorifique que l’imprimeur prit très à cœur la défense de sa ville qui lui couta la vie ?

C'était donc un des braves défenseurs de cette ville contre les armées de Louis XIV, un de ceux qui prononcèrent le sublime Et capouè! [10] Il laissa des enfants, dont l'un, Pierre-Joseph, est mort en 1746 mais aucun ne repris l’atelier d’imprimerie.

Le notaire Croisollet avait trouvé une autre mention de l’imprimeur dans les comptes du trésorier général Nicolas Brun, en 1679, pour une somme de 36 livres qu'il reçut pour restant de huictante-quatre florins qui lui avoyent esté promis pour les 500 exemplaires qu'il a imprimé de l'edict de sa Me Re concernant les officiers locaux. Le registre du contrôle nous apprend qu'il fut obligé d'imputer sur cette somme celle de vingt-quatre florins, valeur de quatre rames de papier qui lui était restées de celles que la Chambre des Comptes lui avait fait envoyer par le papetier Antoine Caprony pour cette impression.  Il y a tout lieu de penser que le beau papier du Rituel Romain provient aussi de ce moulin à papier réputé qui était installé à la Serraz, hameau proche du Bourget-du-Lac.

Ce document de la Chambre des Comptes est la preuve que Jean-François Rubellin avait imprimé d’autres pièces au fil des années, ce qui n’a rien d’étonnant s’il a exercé son métier d’imprimeur pendant vingt ans. Il est juste curieux qu’aucun autre exemple de son travail ne nous ait été conservé.

Avec la mort de Jean-François Rubellin, les évêques de Genève feront imprimer leurs titres à Annecy. A partir de 1693, Humbert Fontaine se dit imprimeur ordinaire du diocèse. Il n’y aura plus de presse à Rumilly jusqu’en 1870, date à laquelle la maison Ducret et Folliet installera une imprimerie industrielle employant trois ouvriers.

Bonne Journée,

Textor



[1] Selon le notaire François Croisollet, historien de Rumilly, mais il n’y a pas de trace de publication à cette date.

[2] Le nom de Rumilly viendrait du nom de la gente Romilia, propriétaire des lieux au IIème siècle av. JC.

[3] Répertoire des rituels et processionnaux imprimés et conservés en France par Jean-Baptiste Molin et Annik Aussedat-Minvielle in Documents, études et répertoires de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, Année 1984 - 32

[4] Michel Collombat. Les bibliothèques des clercs séculiers du duché de Savoie du XVIIIe siècle à 1860. Histoire. Université de Lyon, 2016

[5] BnF (2), BM Chambéry, BM Amiens, BM Grenoble, BM Valais et Cambridge. Le docteur Blanc en avait aussi un exemplaire défraichi qui a été adjugé 3270 EUR à la vente de sa bibliothèque, en Décembre 2010 (Cat. Alde, lot n° 292).

[6] Pierre Deschamps, Dictionnaire de Géographie Ancienne et Moderne à l’usage du Libraire et de l'Amateur de Livres contenant …. les recherches les plus étendues et les plus consciencieuses sur les origines de la typographie dans toutes les villes, bourgs, abbayes d'Europe, jusqu'au XIXème  siècle exclusivement. Par un Bibliophile. Paris, 1870.

[7] Chambéry, Bottero 1877.

[8] François Croisollet, Histoire de Rumilly, Chambéry Puthod 1869, page 116.

[9] Formule de patois qui peut se traduire par Et Après Et alors ! Dufour parait s’être trompé quand il met dans la bouche de Rubellin cette invective car elle a été prononcée lors du siège de 1630. Mais comme elle était devenue la devise de la ville, il est possible qu’elle ait été reprise en 1690.

[10] Dufour et Rabut op. cit.



lundi 3 mars 2025

Epithalame sur le mariage de Philibert-Emmanuel de Savoie par Joachim du Bellay (1559)

 Au XVème et XVIème siècle, les guerres d’Italie furent une longue suite de conflits menés par Charles VIII et ses successeurs pour faire valoir ce qu'ils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan. La Savoie, prise entre les deux territoires, fut alors envahie par les français à maintes reprises, conduisant les souverains de Savoie à se tourner vers les Habsbourg.

Philibert-Emmanuel de Savoie qui avait seize ans en 1544 quand François 1er occupa la Savoie, voulut reconquérir les territoires perdus par son père et se montra un vaillant capitaine au service de Charles Quint. Après des conquêtes et des revers, financièrement épuisée, la France voulait en finir, d’autant qu’elle avait désormais d’autres préoccupations avec la montée du protestantisme. Elle conclue une trêve qui lui était assez favorable, célébrée par Joachim du Bellay, la trêve de Vaucelles [1], rapidement rompue par les intrigues du pape Paul IV Carafa (1555-1559). Henri II se lança donc à nouveau dans la bataille mais la défaite de Saint Quentin mit fin à la onzième et dernière guerre d’Italie. Le 2 avril 1559, la France signait le traité avec l'Angleterre et le 3 avril celui avec l'Espagne et le duché de Savoie : c'est la paix du Cateau-Cambrésis.

Page de titre de l’épithalame

Premiers vers de l'Epithalame 

Comme en France tout se termine par un banquet, il fut décidé de célébrer la paix retrouvée par un double mariage : La fille ainée de Henri II, Elisabeth, fut offerte à Philippe II d’Espagne et la sœur du roi, Marguerite de France, à Philibert-Emmanuel de Savoie. C’était une manière diplomatique de resserrer les liens entre les trois pays. Pour Marguerite, le projet de fiançailles datait de plus de sept ans déjà.

La princesse, qui n’était plus toute jeune, était fort instruite et protectrice des poètes. Joachim du Bellay, tout juste rentré de son exil romain, fut choisi pour écrire un épithalame qui devait être joué par les trois filles de son ami Jean de Morel au cours du banquet de mariage. La docte Camille, l’ainée, vêtue en Amazone, aurait donné la réplique à sa sœur Lucrèce déguisée en dame romaine et à Diane figurant la déesse de la chasse, arc et flèches au poing, tandis que leur frère Isaac jouait le rôle du poète [2].

Joachim du Bellay était un familier du couple formé par Jean de Morel et Antoinette de Loynes [3]. Il fréquentait le salon littéraire que ceux-ci tenaient rue Pavée (actuelle rue Séguier), proche de saint-André-des-Arts. Il y croisait Salmon Macrin, George Buchanan, Michel de L'Hospital, Scévole de Sainte-Marthe, Nicolas Denisot…

Mais tout ne se passa pas comme prévu. Henri II ayant reçu un éclat de lance fatal dans l’œil au cours d’un tournoi organisé pour les festivités, la cérémonie de mariage fut précipitée et les réjouissances annulées. L’épithalame ne fut donc pas représenté. Du Bellay dut en avoir des regrets car Jean de Morel proposa qu’il soit joué dans sa maison au cours d’une représentation privée à laquelle, parait-il, assista Ronsard. Maigre consolation pour celui qui attendait certainement une autre exposition médiatique, voire une récompense de la princesse de Savoie pour laquelle il vouait une admiration qui n’était pas feinte. [5]  

Pièce donnée par Charles Utenhove tout à la gloire du poète angevin

Un épithalame est un poème nuptial destiné à célébrer le couple de mariés. Exercice courant à la Renaissance et souvent très convenu. Joachim du Bellay aurait pu en faire un texte purement politique, comme l’avait été la Trêve de Vaucelles. Mais il choisit de donner à son poème un tour léger et intimiste, voire discrètement érotique, dans lequel les trois filles de Jean de Morel tiennent une place non négligeable, à croire que le poète souhaitait autant flatter son ami que Marguerite de France. En effet, du Bellay se montre très admiratif devant leur beauté autant que devant leur éducation. Il fait différentes allusions à leur aspect physique digne de déesses et, ainsi qu’il l’explique dans l’avis au lecteur, il n’a même pas eu besoin de changer leur prénom puisqu’elles portent déjà des noms de divinités. 

La saynète débute curieusement dans la chambre même des jeunes filles, encore couchées dans leur lit, réveillées par leur mère, surprises par le poète, trois vierges haletantes aux tresses blondes. Nous ne connaissons pas l’âge des filles de Jean de Morel mais il apparait que du Bellay ne les considère plus comme des enfants : Trois vierges bien peignees, / Vierges bien enseignees, … Leurs tresses blondoyantes / Voletoient ondoyantes / Sur leur col blanchissant / Leurs yeux, comme planettes, / Sur leur faces brunettes / Alloient resplendissant….Leur poictrine haletante / Pousse une voix tremblante, / Qui doulcement fend l’air / Et semblent les craintives / Trois joncs, que sur leurs rives / Un doulx vent fait branler.

Exemplaire dont Jean-Paul Barbier avait souligné l’exceptionnelle grandeur des marges
 (Hauteur 229 mm)

Puis les jeunes filles quittent leur maisonnée et traversent la Seine pour le palais des rois, lieu de la cérémonie :  Allez trouver la plaine, / Ou le Dieu de la Seine / Recourbe tant de fois, / De son onde écumeuse / Bat ceste Isle fameuse, / Le sejour de noz Roys.

Alors, confrontées au monde de la Cour princière, le style devient plus solennel, chacune tient un rôle distinct : Diane, la plus jeune, traite de la délicatesse de la Duchesse de Savoie, Lucrèce développe le thème de l'amour nuptial et Camille, d’une voix guerrière, appelle le Duc à mettre ses talents militaires au service de la religion, c’est-à-dire la lutte contre les protestants.    

C’est le moment pour du Bellay de placer quelques messages politiques, louer Henri II et Philippe II, leur stratégie d’alliance et de défense de la foi catholique. L’union du couple princier synthétise cette politique au service de la paix retrouvée. Le mot de la fin est laissé au dieu Mercure :

Pour dechasser Bellonne, / Et sa troppe felonne, / Bannie pour jamais, / Des Dieux la prevoyance /  Gardoit ceste alliance, / Instrument de la paix : / Afin qu’avec l’Espaigne / La France s’accompaigne, / Pour, d’un commun accord, / D’Europe, Asie, Afrique, / L’adversaire publique / Repousser dans son fort.

A la suite de l’épithalame proprement dit, l’ouvrage contient deux autres pièces inédites de du Bellay, l’une commençant par Comme un vase ayant etroicte bouche, et l’autre est un dystique latin dont l’incipit est Qualia virtuti, virtus si nuberet ipsaA ces textes, Fédéric Morel a fait ajouter une pièce du poète et humaniste gantois Charles Utenhove, qui avait été le précepteur de Camille, Lucrèce et Diane. Elle est présentée comme étant sur le même sujet mais c’est davantage une louange de du Bellay lui-même que du couple princier !    

 

Reliure en maroquin janséniste grenat signée René Aussourd (1884-1966)

De son coté, Ronsard aurait bien voulu célébrer aussi l’évènement mais il avait été en quelque sort pris de vitesse par Du Bellay, à moins qu’il ait jugé plus décent d’attendre quelques temps avant de publier ses propres poèmes compte tenu du décès tragique d’Henri II. Arrivant après la noce, il lui fallait trouver un angle différent.  Cela donnera le Discours à treshault et trespuissant Prince, Monseigneur le duc de Savoie et le Chant pastoral à Madame Marguerite, Duchesse de Savoie. Deux textes sévères et didactiques qui semblent prendre le contrepied de la pièce composée par du Bellay, Autant le poème de l’angevin était léger et plein d’allégresse, autant ceux de Ronsard sont sombres et convenus. Il se montre même très critique vis-à-vis de la royauté, déçu de n’avoir pas eu le soutien qu’il attendait des princes et peut-être aussi quelque peu jaloux de la belle prestation de du Bellay [4].

Bonne Journée,

Textor


[1] Lire ici un précédent article de ce blog sur la Trêve de Vaucelles https://textoriana.blogspot.com/2021/08/la-treve-de-vaucelles-ou-la-conscience.html

[2] Pierre de Nolhac a retrouvé à la Bibliothèque Nationale le synopsis de la représentation (Nolhac 1, 177 n1)

[3] Il était le parrain d’un des enfants issus d’un premier mariage d’Antoinette de Loynes.

[4] Pour une analyse détaillée de l’épithalame, voir Adeline Lionetto. “ Le mariage de Marguerite de France et du duc de Savoie : du triomphe de l’épithalame de Du Bellay au Contre-Hyménée de Ronsard ”. L’Année Ronsardienne, 2021, 3.

[5] Nicolas Ducimetière nous rappelle que plusieurs poèmes des Regrets sont consacrés à Marguerite de France et que le poète éprouvait une réelle tristesse à être séparé de sa protectrice pendant tout son séjour à Rome. Cf. Mignonne, Allons voir… n°92.