Il y a un an jour pour jour, la Bibliotheca Textoriana présentait la première édition séparée du poème Amalthée de Marc Claude de Buttet, parue à Lyon, chez Benoit Rigaud, en 1575. Ce fut l’occasion de rappeler la vie et l’œuvre de ce poète, largement méconnu aujourd’hui, ami de plusieurs membres de la Pléiade et certainement le meilleur poète savoyard de son temps.
Autour de 1546, Marc Claude de
Buttet, né à Chambéry, vient étudier à Paris, au collège de Coqueret, sous la
férule de Jean Dorat, éminent helléniste. Il y croise de jeunes étudiants qui
rêvent de gloire et de poésie tels que Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay ou
Guillaume des Autels. Marc Antoine de Buttet se fait remarquer à la cour par le
cardinal Odet de Châtillon, frère de l'amiral Gaspard II de Coligny, qui le
fait entrer dans le cercle de la princesse Marguerite de France, Duchesse de
Berry. Alors qu’il commençait à se faire une petite réputation de poète dans
les cercles parisiens, il choisit de suivre sa protectrice à Chambéry
lorsqu’elle s’installa sur ses terres savoyardes après son mariage avec le
Prince Emmanuel Philibert de Savoie, le 10 Juillet 1559. Le mariage, endeuillé
par la mort du roi Henri II, fut l’occasion pour de Buttet d’écrire un épithalame,
comme l’avaient fait de leur côté Ronsard et Du Bellay. [1]
Le poète savoisien aurait
beaucoup écrit selon son ami Louis de Richevaux [2] mais assez peu publié. Le
poète ne recherchait pas la gloire mais se contentait de la compagnie de ses
compatriotes, réunis dans le château des Buttet, près du lac du Bourget, qui se
firent appeler le Cercle de Tresserve.
Sarah Alyn Stacey, grande
spécialiste du poète, a dénombré moins d’une dizaine de courtes publications (Apologie
pour la Savoie contre les injures de Barthélémy Anneau, Ode à la Paix
pour célébrer le traité de Cateau-Cambraisis, Epithalame pour le mariage
de la Duchesse de Savoie, Ode Funèbre sur la mort du Roi, etc). Elle a
même retrouvé deux pièces inédites aux archives de Turin l’une intitulée Chant
de Liesse (1563) [3] après la convalescence du
Duc, l’autre Sur La Venue de Tresillustre Anne d’Este (1566), pour l’entrée
de Jacques de Savoie et d’Anne d’Este à Annecy, pièce reprise dans l’Amalthée
de 1575 [4].
Buttet écrit principalement
des pièces de circonstance pour ses amis ou ses protecteurs. Comme souvent à
cette époque les textes circulent sous forme manuscrite avant qu’il ne se décide
tardivement à les rassembler pour une édition. Il nous dit d’ailleurs qu’il lui
a fallu retrouver tous ces poèmes éparpillés chez ceux à qui il les avait
envoyés.
Et maintenant, lecteur, afin
que je ne me montre ingrat de ce peu qu'elles (les Muses) m'ont
donné, je t'ai assemblé tout ce que j'ai pu recouvrer de mes vers, lesquels,
pour les avoirs nonchalamment délaissés étaient perdus quant à moi. Sans
quelques-uns de mes amis et ceux à qui je les avais adressés, qui, plus curieux
que je n’en étais à cette heure, m’en ont fait part ; espérant faire encore un
volume ayant recouvré le reste [5].
L’essentiel de la production conservée
du poète savoyard tient dans son recueil intitulé Le Premier Livre des Vers
dédié à tresillustre princesse Marguerite de France, Duchesse de Savoie et de
Berri auquel a esté ajouté le Second ensemble L’Amalthée. Comprenez, au
premier livre a été ajouté le second livre des vers, puis le poème l’Amalthée.
Sous le titre figure l’une des marques de Michel Fézandat accompagnée de son
adresse à Paris, au Mont St Hilaire, à l’Hôtel d’Albret. [6]
Cet ouvrage a été publié en
1560-1561. Quelques exemplaires sont à la date de 1560 et la plupart des autres
sont datés de 1561, dont le nôtre. La comparaison des pages de titre et du
texte montre que les exemplaires de 1561 ne sont pas une seconde édition mais
bien la première avec une date modifiée. Michel Fezandat avait sans doute
anticipé qu’il n’écoulerait pas tous les exemplaires la première année et il avait
prudemment choisi d’en rajeunir le tirage dès l’origine car la page de titre
des deux versions est strictement identique en dehors de la date [7].
Peu de bibliophiles ont eu ce
volume en main et tous s’accordaient pour dire que l’édition était introuvable.
Il existerait même quelques exemplaires portant la date de 1560, disait-on,
sans jamais n’en avoir vu aucun. Mon
article de 2024 reprend donc ce commentaire mais il ne faut jamais dire Fontaine,
je ne boirais plus de ton eau, car moins d’un an après voilà qu’un
exemplaire de cette édition mythique rejoint la bibliothèque [8] !
L’ouvrage contient
respectivement vingt-cinq et trente et une odes introduites à chaque livre par
des pièces liminaires : Un poème de Buttet entame le premier livre : Muses
affin qu’avant ma mort s’arrache/ Mon nom de l’avare tombeau…. Il est en
quatorze vers et ressemble à un sonnet sans en avoir exactement la structure. Une
ode latine de Jean Dorat, son ancien professeur, précède le Second Livre (F°
36v) De Illustriss. Allobrogium ducis … : à laquelle Buttet répond
par une pièce en ver mesuré, à la fin de ce second livre, qui a la
particularité d’avoir été typographiée en caractère de civilité (F° 75r). Enfin,
Jean Gaspard de Lambert donne une autre pièce latine en exergue de l’Amalthée Io
Gasparis Lamberti Camberiani ad M. Clau .Buttetum, suivi d’un texte de Jean
Dorat en grec qu’il a lui-même traduit en latin. A la suite de
l’Amalthée figure encore une ode en latin de Guillaume des Autels, (F° 109)
puis l’Epithalame aux nosses de tresmagnanime Prince Em. Philibert de
Savoie…, seul texte qui ne soit pas en édition originale puisque déjà parue
en 1559.
La version de 1560 de
l’Amalthée est composée de 127 sonnets alors que la première édition séparée de
1575 contiendra 320 sonnets et un dizain, Soit 193 morceaux inédits
supplémentaires. Nous aurons l’occasion dans un prochain article de revenir sur
la comparaison des deux versions de cette œuvre majeure.
La date de composition des Odes n’est pas connue. Elles sont distribuées dans un ordre qui semble aléatoire, en dehors des premières pièces dédiées à Henri II et aux souverains de Savoie. Sarah Stacey a tenté une reconstitution chronologique en fonction du thème et des évènements rapportés. Ainsi les plus anciennes sont antérieur à 1544 comme l’ode XVI adressée à Louis de Buttet car il y est évoqué le Comte de Varas, mort à cette date. Le poète n’avait alors que 14 ans environ. Celle dédiée à la mort de Marguerite de Navarre (Ode VII) se situe entre 1549 et 1550. Les suivantes s’échelonnent entre 1553 et 1559. Le savoyard a donc toujours écrit depuis son plus jeune âge.
L’imprimeur auquel fait appel Marc Claude de Buttet est Michel Fézandat, actif entre 1538 et 1566. C’est un habile typographe qui imprime pour Jehan Petit, François Regnault et Maurice de La Porte. Il a pour marque la vipère qui mord le doigt de Saint-Paul, ainsi qu’on la voit le Tombeau de Marguerite de Valois.
Installé au Mont-Saint-Hilaire, en l'hôtel d'Albret, il s'associe en 1542
avec deux autres marchands Bernard Vernet et Guillaume Duboys, chacun apportant
dans la communauté cent livres tournois ; pendant cinq ans, ils sont à la fois
libraires, imprimeurs et marchands de vin et se partagent tous les frais,
notamment la nourriture et les gages de leurs serviteurs
A court d’argent, Fézandat se fait prêter en 1543 quatre cents livres
tournois par le marchand libraire Pierre Regnault et doit, pour rembourser sa
dette, mettre ses presses au service du libraire.
En 1550 on le retrouve, concluant une association de dix ans avec Robert
Granjon, connu pour ses polices de caractères de civilité : à laquelle
association ils ont promis et seront tenus apporter et mettre en commung toute
la marchandise qu'ils ont de présent de leurd. estat, ensemble les presses,
fontes de lettres, poinssons taillez [9]... Leur
collaboration ne dura guère plus d’un an puis sa situation s’améliore lorsqu’en
1552 François Rabelais, délaissant l'atelier de Chrétien Wechel, fait appel à
lui pour imprimer l'édition définitive du Tiers livre et la première édition
complète du Quart livre.
Les caractères de civilité
utilisés par Fézandat au folio 75 du Second Livre des Vers ne sont pas,
semble-t-il, ceux de Granjon. Il avait dû forger sa propre police de caractère [10]. Toujours est-il que ce
poème retranscrit dans une police de caractères qui n’apparait nulle part
ailleurs dans le livre marque la première tentative de Buttet de composer des
vers mesurés sans rime à l’imitation des anciens [11]. Il pensait que le
français était une langue qui se prêtait à cette métrique et Jean Dorat
l’encouragea pour qu’il poursuive dans cette voie. Le poète nous dit dans ce
morceau que l’idée d’imiter Sappho l’enthousiasme. Lorsque je vien à soner d’un luth
doux-chantre ma Sapphon, / Et que je pleure l’amour, Ô que ce nombre me plait !
Les vers mesurés sont certes
innovants mais pas toujours très agréable à l’oreille. Cette recherche de
modernité a conduit à ce que son style soit souvent décrié. Son cousin Jean de
Piochet disait même que ses vers clochaient du pied ! Tandis que Jean
Pasquier reconnait que Buttet avait été pionnier dans ce domaine mais avec
un assez malheureux succès.
Marc Claude de Buttet avait
anticipé ces critiques et répondu par avance à ses détracteurs dans la postface
de son livre : Je ne doute point que quelque Monsieur le repreneur des
œuvres d’autrui ne se veuille formaliser contre moi de ce que je recherche une
nouvelle poésie bien différente de l’accoutumée estimant du tout la langue
française (qui suivant le naturel de ceux de sa nation a toujours été libre) ne
pouvait endurer un frein si rude que de l'asservir aux mesures des anciennes
langues. A celui-ci je dirais ce petit mot en passant, que si les latins
eussent eu cette opinion de la leur, nous ne la verrions aujourd’hui si
excellente, ni tant de divins poèmes qu’ils ont. [12]
Redécouvert au XIXème siècle,
les critiques seront moins sévères avec le poète. Paul Lacroix écrivait de
lui : M. Cl. de Buttet est incontestablement un des poètes les plus
remarquables de son temps. Il se distingue par la pensée, par l’expression et
par le rythme…Il a du sentiment, de la passion ; il sait peindre la nature ; il
parle souvent le langage du cœur …Il atteint parfois le plus haut degré de la
forme [13]
Il est vrai que Marc Claude de
Buttet maitrise parfaitement la versification et qu’il sait faire varier le ton
de ses odes en fonction du sujet. Le style est solennel pour les grands personnages auxquels il
s’adresse : Marguerite de Savoie, Odet de Coligny, Catherine de
Médicis, le duc Charles III, Claude de Miolans, François de Seyssel, ou encore
lorsqu’il s’adresse aux Muses. Il est lyrique quand il s’agit de célébrer un évènement
historique comme la Prise de Calais, funèbre pour commémorer la mort de la
Reine de Navarre ou celle du roi Henri II, plus léger quand il s’agit de poèmes
amoureux et visiblement joyeux lorsqu’il évoque sa Savoie natale comme dans
cette pièce adressée à son ami Philibert de Pingon (Ode VI) : Or que
l’hyver s’approche / Pingon, Pingon, vois-tu / La Nivolette roche [14] / Haussant son chef pointu / Toutte de
nege blanche : / et les arbres pressés / de glaçons sur la branche, / Se
courbans tous lassés ? Et relisez enfin cette description d’un matin d’Octobre
tout frais, pâle encore, dans les champs pleins de rosée : Jà, se
levait la belle aubette / partant de son nuiteux séjour / Et jà redisait l’alouette
/ au laboureur qu’il était jour.
En dédiant ses odes à son cercle d’amis, Marc Claude de Buttet rend hommage au milieu culturel savoyard et met en lumière des personnages qui ne devaient pas être très connus du milieu intellectuel parisien de son époque, pas plus qui ne le sont aujourd’hui. Nous y trouvons Antoine Baptendier, avocat au Sénat de Savoie et poète à ses heures que Jean de Boyssonné, son professeur, considérait comme le meilleur poète de Chambéry. Peletier du Mans, dans son poème La Savoye, fait son éloge : Batendier, de suffisance égale / En poésie et science légale….[15] Et Buttet conseille à Baptendier de délaisser le droit pour la poésie de la nature. Laisse, laisse ces loix rongeardes / Et te per aux champs avec moi / pour voir caroler les Dryades.
Parmi
les autres membres de la Trouppe fidelle, il y a Jean de Balme, sieur de
Ramasse, poète ami de Marot qui n’a, semble-il, laissé aucune œuvre, Louis
Milliet, baron de Faverges, syndic de Chambéry et vice-président du Senat de
Savoie, Jean de Piochet (1542-1624) cousin maternel de Buttet, dont le livre de
raison donne des détails précieux sur la vie de son cousin. Jean de Piochet a
participé à la rédaction d’un corpus de notes et de commentaires qui auraient dû
accompagner la troisième édition de l’Amalthée, édition qui n’a jamais vu le
jour. Enfin Phillibert de Pingon (1525-1582), sans doute le plus connu des
proches de Buttet, est successivement vice-recteur de l’université de Padoue,
docteur en droit, avocat au Parlement, Premier Syndic de Chambéry et
historiographe du Duc, dont l’ouvrage sur la Maison de Savoie est toujours
recherché des bibliophiles [16].
Ainsi,
grâce à Marc Claude de Buttet et son Premier Livre des Vers, l’activité
littéraire de la Savoie à la Renaissance nous est mieux connue et il a fait écrire à Gabriel Pérouse : il comprend la nature et parle souvent le langage
du cœur. [17]
Bonne
Journée,
Textor
[1] Voir Bibliotheca Textoriana Epithalame sur le mariage de Philibert-Emmanuel de Savoie par Joachim du Bellay du 3 Mars 2025.
[2] Personnage non identifié, peut-être un pseudonyme de Jean de Piochet, qui a préfacé l’édition de 1575, mais il est curieux que dans le même ouvrage Jean de Piochet ait signé simultanément de son nom et sous un pseudonyme.
[3]
Exemplaire portant un envoi de M.C. de Buttet à Ph. De Pingon.
[4]
L’Amathée, Ed de Rigaud, 1575, pp. 104-105.
[5] De
l’Auteur au Lecteur, postface du Premier Livre des Vers, folio 121v (1560)
[6] Pour une
édition critique récente de ce recueil, voir Sarah Alyn Stacey in Œuvres
Poétiques. Le Premier Livre Des Vers. Le Second Livre Des Vers. Les Vers De
Circonstance. (3 Volumes). Paris, Honoré Champion, 2022. Édition critique, avec
introduction, commentaires et glossaire
[7] C’est
l’hypothèse émise par S.A.Stacey
[8]
Exemplaire des Bibliothèques de Hyacinthe Théodore Baron et Jean Bourdel, avec leur
ex-libris.
[9] Histoire
de l'édition française, tome I, p. 251.
[10] Pour en
savoir plus sur l’origine de cette police, il faudra attendre que la base BaTyR s’intéresse aux caractères de civilité….
[11] Les
vers mesurés (ou strophe saphique) sont composés de 3 vers de onze syllabes
(hendécasyllabiques) et d’un vers de cinq syllabes (adonique). Leurs auteurs
cherchent à imiter la psalmodie antique.
[12] Le
Premier Livre de vers folio 121v.
[13] P. Lacroix in Œuvres Poétiques de M.-C. de Buttet, édit. Jouaust, 1880, I, 36.
[14] La
montagne du Nivolet surplombe la ville de Chambéry.
[15] Jacques
Peletier du Mans, La Savoye, Annecy, Jacques Bertrand 1572, pp.42. Voir
Bibliotheca Textoriana 29 Déc. 2022.
[16]
Emmanuel-Philibert de Pingon, Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor
gentilitia, Turin, héritiers de Nicolò Bevilacqua, 1582.
[17] Gabriel
Pérouse, archiviste de Savoie, citant le Bibliophile Jacob in Causeries sur l'histoire littéraire de la
Savoie, Chambéry, Dardel 1934, pp. 146.