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mardi 1 avril 2025

Les débuts de l’imprimerie à Rumilly – Savoie. (1674)

Conter l'histoire de l'imprimerie à Rumilly convient bien au format d'un article de ce blog dans la mesure où il n’a jamais été identifié qu’un seul livre sorti de l’atelier du premier imprimeur de cette petite ville de l’Albanais.

En 1670 [1], Jean-François Rubellin, alors âgé de 28 ans, installe une presse à Rumilly, bourgade prospère située entre les villes d’Aix-les-Bains et d’Annecy, fier de son passé qui remonterait à l’époque romaine [2]. L’existence de cette imprimerie est constatée par un unique et beau livre dans lequel l’imprimeur prend le titre de Typographe du diocèse de Genève.

Page de titre du Rituel Romain à l'usage de Genève


Quelques pages du Rituel

L’ouvrage est intitulé, en latin, Rituel romain de Paul V, publié par ordre du souverain Pontife à l'usage du diocèse de Genève, imprimé aux frais du clergé. Il se présente sous la forme d’un in-quarto de 4 feuillets non chiffrés et 440 pages, auquel fait suite en complément un autre in-quarto de 250 pages suivi de 5 feuillets d’index portant au titre : Annexe aux Préludes du Rituel Romain comprenant le manuel du diocèse de Genève. Il est rédigé pour partie en latin et en français.

Un rituel est un livre liturgique qui rassemble les rubriques et formules d'administration des sacrements (baptême, onction des malades, mariage) et des rites connexes (funérailles, bénédictions, exorcismes), dont le prêtre est le ministre. Il se distingue du Pontifical, lequel contient en plus, ou exclusivement, les rites sacramentels et bénédictions réservés aux évêques. Il se distingue aussi du Missel qui renferme les formulaires des messes pour les différentes fêtes de l'année liturgique [3].

On trouve ainsi dans notre Rituel à l’usage de Genève les principales cérémonies qui rythment le temps de l’église avec des sections très variées : formules sacramentelle, bénédictions, exorcismes, conseils pratiques, prières de tous ordre, qui en fait un document usuel pour les ecclésiastiques. Certains propriétaires l’ont complété des informations qui leur manquaient. L’un d’eux a poursuivi la liste des évêques du diocèse, un autre a ajouté des prières dans la marge et même contrecollé entre deux page un formulaire de prière en cas de décès inopinée.  Il résulte de tout cet intérêt pour l’ouvrage une manipulation soutenue au fil des siècles. Notre exemplaire mériterait une nouvelle restauration.

Parmi les originalités du livre, il convient de noter que Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève-Annecy, a fait insérer une Liste des livres les plus nécessaires aux Ecclésiastiques de ce Diocèse. C’est une sorte de bibliothèque idéale qui a été analysée par Michel Colombat dans une thèse récente [4]. Les livres de théologie dogmatique et scolastique sont seulement au nombre de deux : La Somme théologique de saint Thomas d‟Aquin et le Commentaire sur les sentences de Pierre Lombard par Estius, théologien hollandais. C’est la rubrique consacrée à la théologie morale qui est la plus fournie. Le Cours de théologie morale de Raymond Bonal est cité en premier lieu, ce qui reste logique puisque son auteur est un disciple de saint François de Sales.

Hymnes avec la musique notée

Le Rituel Romain a été édité aux frais du diocèse de Genève qui était alors un vaste territoire couvrant le Genevois, le Faucigny, une partie du Bugey et du pays de Gex. À partir des années 1540, Genève devient calviniste et les évêques de Genève décident de déplacer, en 1569, leur siège épiscopal dans la ville d'Annecy, donnant naissance à l'évêché de Genève-Annecy.

Mais alors pourquoi faire imprimer cet ouvrage à Rumilly plutôt qu’à Annecy ?  L’histoire ne le dit pas. D’autant que Jean d’Arenthon d’Alex, évêque en exercice entre 1661 et 1695, faisait régulièrement publier ses ouvrages, non pas chez Jean-François Rubellin mais chez Jacques Le Cler, imprimeur du clergé, à Annecy. Ce fut le cas notamment pour les Constitutions et instructions synodales de St François de Sales... mises en ordre et augmentées par Mgr Jean d’Aranton d’Alex son successeur (1663 et 1668) ou encore Additions aux constitutions de Jean d’Arenthon d’Alex (1683).

La première garde contient une marque d’appartenance dont le nom de l’auteur a malheureusement été gratté :

J'ai acheté ce livre du Révérend Père Anthoine Decret, curé de Thones, qui, s'en étant procuré un neuf à ses frais, pouvait fort bien se passer de celuy cy qui étant tout délabré m'a plus coûté pour le faire raccommoder qu'il ne vaut maintenant qu'il est réparé. Chesne, le 8 Juillet 1752.

Marque d’appartenance

La question soulevée par ce bibliophile anonyme du XVIIIème siècle taraude beaucoup d’amateurs de vieux livres. Le cout d’une restauration en vaut-il la peine ? Faut-il laisser l’ouvrage « dans son jus » avec tous ses défauts ou lui procurer une nouvelle jeunesse ? Une restauration donnera-t-elle plus de valeur à un exemplaire ou non ? dénature-t-elle l’objet ancien ? Questions très subjectives, tout autant que la valeur du livre. Le cas de cette impression de Rumilly est un bon exemple. Aujourd’hui, les raccommodages du XVIIIème siècle se voient toujours bien, plusieurs cahiers sont renforcés en gouttière, des pages sont salies et les mors sont faibles : Il ne parait pas moins délabré qu'il y a 273 ans.

La plupart d’entre vous n’y verront qu’un banal livre de religion comme on en trouve à foison. Et le fait qu’il soit l’unique édition de Rumilly jusqu’à l’époque moderne ne risque pas d’émouvoir un nantais ou une périgourdine qui ignorait jusqu’alors qu’il existait un village du nom de Rumilly.  Dans ce cas, la réponse est négative. Pas de restauration. Mais si la lecture des commentaires des bibliophiles du XIXème siècle qui ne tarissent pas d’éloge sur l’ouvrage nous donne l’impression de posséder un chef d’œuvre, alors il faut le protéger en l’envoyant à nouveau chez le restaurateur.

Je suis de ce second parti. L’importance du Rituel pour l'histoire de l’imprimerie en Savoie et sa relative rareté (il n'en existerait que 7 exemplaires dans les bibliothèques publiques de par le monde [5]) en fait un ouvrage très précieux. Sa rareté le rendait presque mythique. Pierre Deschamps, dans son Dictionnaire de Géographie (1870) [6] nous dit que Monsieur Ternaux prétend que l’imprimerie existait dans la jolie ville de Rumilly en Savoie au XVIIe et cite, à l’appui, un missel de Genève imprimé en 1674, ce livre nous est inconnu.

Un possesseur a complété la liste des evêques 
jusqu'à son époque après 1743.

Messieurs Auguste Dufour et François Rabut, eux, avaient réussi à en voir un exemplaire. Ils étaient membres de la Société Savoisienne d’Histoire et d‘Archéologie et auteurs d'un ouvrage intitulé L'imprimerie, les imprimeurs et les libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle [7] qui fait encore autorité de nos jours. Ils tenaient le Rituel Romain imprimé à Rumilly en grande estime. Selon Auguste Dufour, qui avait eu entre les mains à peu près tout ce que l’imprimerie savoisienne avait pu produire, qualifiait cet ouvrage d’une des plus belles productions typographiques de la Savoie. Nous en avons vu un exemplaire entre les mains de M. Croisollet, notaire à Rumilli.

D’autres amateurs en ont fait l’éloge. On lit dans un numero du journal L’Allobroge de 1840 : Nous avons entre les mains un Rituel magnifique, imprimé à Rumilly, en 1674, chez Jean-François Rubellin. Les caractères en sont d’une richesse et d’une netteté qui, à cette époque, n’étaient surpassées que par les éditions de la Haye, en Hollande.

Pour un premier livre, le résultat est effectivement assez réussi, pour ne pas dire parfait. De la mise en page au choix des fleurons, des culs-de-lampe et des bandeaux, l’ensemble est très esthétique. La partie concernant les hymnes est agrémentée de la psalmodie annotée, soit plus de 150 pages musicales. Nous n’avons pas pu retrouver d’où et de qui Rubellin tenait son matériel, apparemment pas de Chambéry, peut-être Genève ou Turin, à moins qu’il ne l’ait fabriqué lui-même.  

Il y aurait une étude à faire pour approfondir cette question car depuis Dufour et Rabut, il semble que personne ne se soit intéressé à la production de l’imprimeur. En effet, et c’est assez curieux pour le noter, ce titre serait le seul témoignage de son travail alors que Jean François Rubellin aurait pourtant exercé jusqu’en 1690, soit pendant près de vingt ans sans quitter Rumilly.

M. Croisollet, le notaire de Rumilly féru d’histoire, qui pouvait puiser ses renseignements directement dans ses archives, a donné à Dufour et Rabut toutes les informations qu’il avait pu retrouver sur ce proto-imprimeur.[8] Nous avons corrigé ces renseignements par des recherches aux archives départementales.

L’histoire de Rumilly par F. Crosollet

Extrait du registre des Naissances de Rumilly 
pour l’année 1641  (Source AD73)

Bravoure des Rumiliens - Journal L'Allobroge, 1840 (source Gallica)

Jean François est le fils d'Anthoine-Amé Rubellin, natif de Faramaz et bourgeois de Rumilly, et de Gonine Bouvard. Il est né le 1er Septembre 1641 à Marcellaz-Albanais, un petit village à 7 km de Rumilly. Il se marie à l’église St Léger de Chambéry, le 15 Mai 1684, avec Charlotte Chapellu, une jeune fille de la paroisse St Blaise de Seyssel. L’acte ne précise pas sa qualité de Maitre-imprimeur mais il est dit honorable bourgeois de Rumilly. Les témoins, Aymé Rubellin et Pierre Bouvard, sont tous deux Maitre-Chirurgiens et Bourgeois de Rumilly. 

Le registre des décès de la ville précise qu’il a été inhumé le 17 août 1690, à l'âge d'environ 48 ans, étant mort de ses blessures reçues le 15 dudit mois à la prise de Rumilly.

En effet, Rumilly était une ville stratégique entre les rivières du Chéran et de la Néphaz et, à ce titre, fut convoitée par la France. Louis XIII d’abord puis Louis XIV l’assiégèrent. En 1690, lors de la troisième occupation française de la Savoie, Rumilly oppose une résistance farouche aux troupes de Louis XIV, dirigées par le général Saint-Ruth. Le général demande à ce que la place se rende, annonçant que Chambéry et Annecy étaient déjà tombées, mais les habitants ne veulent rien entendre et lui crient E capoë ! E Capoé ! [9]. Une quinzaine d'habitants trouvent la mort dans les combats du 15 août 1690 dont Jean-François Rubellin, l’unique imprimeur de Rumilly.

Le 30 Juillet précédent, les syndics de la ville avaient décidé de nommer deux conseillers suppléants avec voix délibératives au conseil de la ville en cas d’absence des titulaires. Il s’agissait de Jean-Francois Rubellin et François Billiet. Est-ce parce qu’il venait d’être nommé à cette fonction honorifique que l’imprimeur prit très à cœur la défense de sa ville qui lui couta la vie ?

C'était donc un des braves défenseurs de cette ville contre les armées de Louis XIV, un de ceux qui prononcèrent le sublime Et capouè! [10] Il laissa des enfants, dont l'un, Pierre-Joseph, est mort en 1746 mais aucun ne repris l’atelier d’imprimerie.

Le notaire Croisollet avait trouvé une autre mention de l’imprimeur dans les comptes du trésorier général Nicolas Brun, en 1679, pour une somme de 36 livres qu'il reçut pour restant de huictante-quatre florins qui lui avoyent esté promis pour les 500 exemplaires qu'il a imprimé de l'edict de sa Me Re concernant les officiers locaux. Le registre du contrôle nous apprend qu'il fut obligé d'imputer sur cette somme celle de vingt-quatre florins, valeur de quatre rames de papier qui lui était restées de celles que la Chambre des Comptes lui avait fait envoyer par le papetier Antoine Caprony pour cette impression.  Il y a tout lieu de penser que le beau papier du Rituel Romain provient aussi de ce moulin à papier réputé qui était installé à la Serraz, hameau proche du Bourget-du-Lac.

Ce document de la Chambre des Comptes est la preuve que Jean-François Rubellin avait imprimé d’autres pièces au fil des années, ce qui n’a rien d’étonnant s’il a exercé son métier d’imprimeur pendant vingt ans. Il est juste curieux qu’aucun autre exemple de son travail ne nous ait été conservé.

Avec la mort de Jean-François Rubellin, les évêques de Genève feront imprimer leurs titres à Annecy. A partir de 1693, Humbert Fontaine se dit imprimeur ordinaire du diocèse. Il n’y aura plus de presse à Rumilly jusqu’en 1870, date à laquelle la maison Ducret et Folliet installera une imprimerie industrielle employant trois ouvriers.

Bonne Journée,

Textor



[1] Selon le notaire François Croisollet, historien de Rumilly, mais il n’y a pas de trace de publication à cette date.

[2] Le nom de Rumilly viendrait du nom de la gente Romilia, propriétaire des lieux au IIème siècle av. JC.

[3] Répertoire des rituels et processionnaux imprimés et conservés en France par Jean-Baptiste Molin et Annik Aussedat-Minvielle in Documents, études et répertoires de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, Année 1984 - 32

[4] Michel Collombat. Les bibliothèques des clercs séculiers du duché de Savoie du XVIIIe siècle à 1860. Histoire. Université de Lyon, 2016

[5] BnF (2), BM Chambéry, BM Amiens, BM Grenoble, BM Valais et Cambridge. Le docteur Blanc en avait aussi un exemplaire défraichi qui a été adjugé 3270 EUR à la vente de sa bibliothèque, en Décembre 2010 (Cat. Alde, lot n° 292).

[6] Pierre Deschamps, Dictionnaire de Géographie Ancienne et Moderne à l’usage du Libraire et de l'Amateur de Livres contenant …. les recherches les plus étendues et les plus consciencieuses sur les origines de la typographie dans toutes les villes, bourgs, abbayes d'Europe, jusqu'au XIXème  siècle exclusivement. Par un Bibliophile. Paris, 1870.

[7] Chambéry, Bottero 1877.

[8] François Croisollet, Histoire de Rumilly, Chambéry Puthod 1869, page 116.

[9] Formule de patois qui peut se traduire par Et Après Et alors ! Dufour parait s’être trompé quand il met dans la bouche de Rubellin cette invective car elle a été prononcée lors du siège de 1630. Mais comme elle était devenue la devise de la ville, il est possible qu’elle ait été reprise en 1690.

[10] Dufour et Rabut op. cit.



mardi 4 février 2025

L’histoire d’Orose contre les païens (1483)

Tu aimes la guerre, le tumulte, les massacres et les défaites ? Alors lis-moi. Le bandeau d’annonce de l’ouvrage avait de quoi attirer le chaland dans les foires de Champagne. Je ne sais pas si Orose aurait apprécié cette manière radicale de présenter son livre dont le fond est bien plus complexe que la simple description d’une suite de batailles.  L'ouvrage traite de l'histoire du monde comme une preuve concrète des visions apocalyptiques de la Bible. Son importance réside dans le fait qu’il a été le premier auteur chrétien à écrire non pas une histoire de l'Église, mais plutôt une histoire du monde séculier interprétée d'un point de vue chrétien. Son ouvrage est devenu une sorte de manuel d'histoire universelle dont le succès ne se démentira pas pendant tout le Moyen-Age si bien que nous en avons conservé de multiples versions manuscrites. 

Incipit de l’édition d’Orose par Octaviano Scotto. 
L’ouvrage débute par une dédicace d’Orose à son commanditaire Augustin d’Hippone. 

Colophon et registre de l’édition de 1483 
précédés d’un petit texte repris de l’édition d’Hermannus Liechtenstein de 1475.

C’est le proto-imprimeur d’Augsbourg Johann Schüssler qui en fit la première version imprimée, autour de Juin 1471. Cette édition princeps débute par une table de 9 folios que nous ne retrouvons pas dans les éditions postérieures. Elle est suivie par une autre transcription, plus fidèle du texte d’Orose établie par le prieur de Sainte Croix de Vicence, Aenae Vulpus, sortie des presses d’Hermannus Liechtenstein en 1475. L’impression contient un petit texte valant colophon dans lequel les deux noms de l’éditeur scientifique et de l’imprimeur sont cités à côté de celui d’Orose. 

Dans la version de 1483 [1], quatrième édition incunable après celle de Leonardus Achates de Basilea, toujours à Vicence vers 1481, Octaviano Scotto a conservé ce petit texte en le plaçant au-dessus du colophon [2], après avoir gommé les quatre lignes relatives au travail d’Hermannus Liechtenstein.

La mention complète peut-être traduite à peu près de la manière suivante : 

Comme le titre dans la marge l’enseigne lui-même en premier : / Mon nom est Orose. / Peu importe qu’elles aient été les erreurs des bibliothécaires : / Enée a libéré mon œuvre. / Voilà la place du monde : et celle de notre temps / Depuis l'origine même du monde. / Celui qui veut du tumulte, de la guerre et des massacres. / Et des défaites : qu’il me lise !

Cette édition vénitienne est bien imprimée en lettres rondes et relativement peu courante en France puisque l’ISTC n’en recense que trois exemplaires dans les institutions publiques [3]. L’ouvrage n’a pas de page de titre et débute en a2 par un incipit de Paul Orose à son dédicataire : Pauli Orosii viri doctissimi historiarum initium ad Aurelium Augustinum. Une autre impression de l’œuvre d’Orose sortira de l’atelier d’Octaviano Scotto en 1499 sous la presse de Christoforum de Pensis de Mandello. [4]

Nous n’avons pas beaucoup de détail sur la vie et l’origine de Paul Orose [5], en dehors de ce qu’a bien voulu en dire saint Augustin.

Il est venu d’Espagne en Afrique en 414 pour rencontrer l’évêque d’Hippone et débattre de questions théologiques, notamment du développement des thèses hérétiques de Priscillien dans la péninsule hispanique [6]. Dans le chapitre III de son livre, l’auteur fait allusion à une attaque de son bateau par des barbares ce qui a conduit certains biographes à lui donner une origine plus nordique, la Bretagne ou l’Irlande mais les éléments de preuve sont faibles. [7]

Nous n’avons pas davantage de certitude sur sa date de naissance. Quand il arrive en Afrique en 414, il est, dit saint Augustin, un jeune prêtre, son fils par l'âge. [8] S’il avait alors une trentaine d’années, il serait né vers 375/380.

Saint Augustin l’envoie en mission en Palestine vers 415, pour seconder saint Jérôme dans son combat contre le pélagianisme. Orose participa au synode de Jérusalem (juillet 415) avant de revenir auprès de saint Augustin avec les reliques de saint Etienne. 

L’Histoire contre les Païens (Historiae adversus Paganos) est une œuvre de commande de saint Augustin à son disciple. Au lendemain de la prise de Rome et du sac de la ville par les troupes d'Alaric (août 410), une vive réaction s'est manifestée dans le monde romain. Cette catastrophe, disait-on, serait liée au développement du christianisme. Le culte des dieux traditionnels a été délaissé et ceux-ci punissent Rome. 

Saint Augustin souhaite démontrer que cette rumeur n’est pas fondée et demande alors à Orose de dresser un catalogue sommaire de tous les malheurs qui ont frappé autrefois l'humanité, histoire de démontrer que les Chrétiens ne sont pas à l’origine de toutes les misères du monde.

Orose prend cette commande très au sérieux et ne se contente pas de dresser un catalogue mais il compose sept livres sur l’histoire du Monde depuis l’origine des temps jusqu’à son époque (le livre s'achève en 416). Il n’oublie ni les horreurs de la guerre de Troie, ni les massacres de la première guerre punique, ni les différents incendies de Rome, ni les conquêtes sanglantes de la guerre des Gaules par César. 

Fusionnant l’histoire romaine avec le développement du christianisme, il apporte une vision originale sur les évènements relatés, ajoutant des parallèles avec l’histoire des peuples orientaux. Il sera une source importante pour les compilateurs après lui, de Cassiodore à Paul Diacre en passant par Isidore de Séville et Bède le Vénérable.

Bien que destinataire de la dédicace, saint Augustin n’approuva pas l'œuvre d'Orose pour des raisons théologiques et cela le conduisit à écrire, en 425, dans le livre XVIII de la Cité de Dieu, une réfutation de ses idées sur le déroulement de l’Histoire. 

Pages du Livre 1 sur le rapt d’Hélène 
et le tyran d’Agrigente Phalaris qui faisait rôtir ses victimes dans un taureau d’airain. 

Une page du livre 7. 
L’exemplaire possède des marges correctes (283x210 mm) mais celui de la Boston Library fait 296 x 220 mm.

L’œuvre d’Orose est divisée en trois parties d’importance inégale, le livre I s’étend sur deux feuillets avec la création du Monde et la guerre de Troie. Le livre II en sept feuillets évoque Babylone, Darius le roi des Perse, Cyrius et le livre III en neuf feuillets, les conquêtes d’Alexandre. Dans les livres IV à VI, Orose traite de l'histoire de Rome depuis la guerre de Tarente jusqu'à l'établissement du pouvoir d'Auguste, garant de la paix universelle voulue par Dieu pour la naissance du Christ. Le livre VII correspond à la troisième partie du plan d'Orose : de la Nativité jusqu'au moment où il écrit (416-417), époque qui voit l’émergence de l'Église dans l'Empire romain et son triomphe final.

Orose est avant tout un compilateur d’historiens latins (Tite-Live, Tacite...) pour lesquels il a eu accès à des sources pour nous perdues aujourd’hui. Il a également donné un abrégé de la Guerre des Gaules, croyant emprunter à Suetone, en décrivant de manière assez vivante les conquêtes de César, comme par exemple, dans cette description du siège d'Uxellodunum (Le Puy d’Issolud en Dordogne) au livre VI : 

Cet oppidum était accroché au sommet très élevé d'une montagne, il était entouré aux deux-tiers par un fleuve non négligeable le long de parois abruptes ; assuré, de plus, d'une très abondante source au milieu de la pente et appuyé sur une grande abondance de blé à l'intérieur de la place, il regardait de haut les vaines allées et venues des ennemis dans le lointain.

…. Comme César voyait qu'en raison de ces machines ardentes, le combat était difficile et dangereux pour les siens, il donne l'ordre aux cohortes de se porter rapidement, en se dissimulant, vers l'enceinte de l'oppidum et de pousser soudain de toute part une grande clameur. Cela fait, dans le même temps que ceux de l'oppidum, épouvantés, voulaient revenir en courant pour le défendre, ils se retirèrent de l'attaque de la tour et de la démolition du remblai.

Cependant, les Romains qui perçaient des galeries pour interrompre les alimentations de la source, en sécurité sous la protection du remblai, firent en sorte que les cours d'eau trouvés en profondeur, s'amenuisent en se divisant en multiples fractions et s'y tarissent sur place. Saisis d'un extrême désespoir devant leur source épuisée, les défenseurs de l'oppidum font leur reddition, mais César fit couper les mains à tous ceux qui avaient porté les armes et leur laissa la vie pour que là fût bien attestée aussi pour la postérité la peine encourue par les rebelles . [9]

Hoc oppidum in editissima montis arce pendebat… La prise d’Uxellodunum dont le nom a été tronqué dans cette édition mais que nous retrouvons dans les manuscrits.

Préface du Livre V 

Nous pouvons compter sur les doigts des deux mains, les livres réellement imprimés par Octaviano Scotto alors même que son nom apparait souvent sur les éditions vénitiennes des XVème et XVIème siècle.

Originaire de Monza, près de Milan, il vint établir une presse à Venise en 1480 mais il n’exerça le métier d’imprimeur que jusqu’en 1484, soit pendant à peine quatre ans, avant de sous-traiter cette activité pour se concentrer sur la tâche d’éditeur scientifique en même temps que de marchand-libraire, laissant à Bonetus Locatellus et à d’autres artisans le soin de réaliser les travaux d’impression. A partir de 1498, ses héritiers poursuivent l’activité éditoriale sous la raison sociale : "Heredes Octaviani Scoti Modoetiensis" et cela pendant une bonne partie du XVIème siècle. 

Pour l’édition d’Orose de 1483, année où régnait le doge Giovanni Mocenico (1478-1485), Octaviano Scotto indique encore qu’il est l’auteur de l’impression et qu’il a édité l’ouvrage à ses frais. (Opera et expensis Octaviani Scoti Mondoetiensis).

Marque d’Octaviano Scotto dans une édition de Thomas d’Aquin de 1516

Photo de la tombe d’Octaviano Scotto
sur laquelle figure sa marque d'imprimeur

Il meurt en 1498 et se fait enterrer dans le cloitre de l’abbaye San Francesco della Vinea. Sur sa tombe qui a subsisté, il a fait sculpter sa marque d’imprimeur à côté de ses armoiries, en y ajoutant ces mots : (Ci-git) Noble Octaviano Scotto de Monza, marchand-libraire et imprimeur pour lui-même et sa famille défunte 24 Décembre 1498. [10]

Bonne Journée,
Textor

_________________

 [1] Historiae adversus paganos. Ed: Aeneas Vulpes – Venise, Octavianus Scotus, 30 Juillet 1483. Goff O98 ; HC 12102*; Pell Ms 8788 (8653). In folio de 76/78 ff. – Signature : a⁸ b-m⁶ n⁴ (Folio a1 (blanc) et a8 en deficit). 41 lignes par page plus le faux-titre du types 106R(a), 106R(b) de 217 (224) x 149 mm.  Provenance : Vente de la Bibliothèque de Guy Bechtel, 2015, avec son ex-libris.

 [2] Ce colophon indique : Pauli Orosii viri clarissimi Ad Aurelium Augustinum episcopum & doctorem eximiu[m] libri septimi ac ultimi Finis. Impressi Venetiis: opera & expensis Octaviani scoti Modoetiensis. Anno ab incarnatione domini .M.cccc.lxxxiii. Tertio Kalends sextilis. Ioanne Mocenico inclito Venetiarum duce.

 [3] BNF (2 exempl.) et BM Nice. Mais l’ouvrage n’est pas rare, il en existe encore 115 exemplaires dispersés dans les bibliothèques publiques du monde, selon l’ISTC de la British Library.

 [4] In-folio de 72 ff., sig. a-m6. 

 [5] Paul Orose ne se prénommait pas Paul, c’est une mauvaise interprétation du P. qui précède son nom dans les plus anciens manuscrits et qui veut dire Presbyter (Prêtre).

 [6] Saint Augustin précise : ab ultima Hispania, id est ab Oceani litore

 [7] Histoires (III, 20, 6-7)

 [8] juvenis presbyter, filius aetate.

 [9] Traduction de Marie-Pierre Arnaud-Lindet in Orose, Histoires contre les Païens. 3 Tomes. Paris, Les Belles Lettres 1991.  Texte établi et traduit par M.-P.A.-L.

 [10] Nobilis Octavianus Scotus de/ Modoetia mercator librorum impressor/ sibi et successoribus qui obiit/ XXIV. Decembris. MCCCCLXXXXVIII


mercredi 25 octobre 2023

Pierre Moreau, fondeur de caractères imitant le naturel de la plume. (1643-1648)

Mis à Jour le 22 Décembre 2024

Depuis qu’existe l’art typographique, les fondeurs de caractères ont toujours tenté de se rapprocher au mieux de l’écriture calligraphique. C’était déjà l’objectif de Gutenberg qui voulait masquer le caractère « industriel » de sa Bible à 42 lignes en multipliant le dessin d’une même lettre. C’est aussi ce que rechercha Francesco Griffo lorsque Alde Manuce lui demanda de créer une nouvelle police cursive pour son Virgile de 1501.

Une nouvelle tentative d’imiter par la typographie l’art de la plume revient à Pierre Moreau à un moment où la cursive gothique avait presque complètement disparue. Elle avait eu son heure de gloire un siècle plus tôt lorsque Robert Granjon, à peine arrivé à Lyon en 1557, avait imaginé un nouveau type de caractère d’imprimerie, les lettres françaises (ou caractères de civilité) avec l’objectif avoué de concurrencer les polices typographiques italiennes. L’entreprise avait échoué car le public donna sa préférence au romain et à l’italique, mais il nous reste quelques beaux livres imprimés dans ces fontes très esthétiques.

Avis au Lecteur – Les Saintes Métamorphoses (Détail)

Portrait de Pierre Moreau à 28 ans 
reproduit dans l’ouvrage d‘Isabelle de Conihout.

Pierre Moreau est une personnalité originale du XVIIème siècle qui s’est faite rapidement remarquer de ses contemporains [1]. Il a été conduit à imaginer des caractères de civilité en partant de la calligraphie qu’il enseignait. Il avait été reçu Maitre-Ecrivain en 1628 et formait ses élèves à l’art du bien écrire. Portalis signale ses manuels de calligraphie bien que nous n’ayons conservé aucun manuscrit pouvant lui être attribué.

Nous savons peu de chose sur la vie de Pierre Moreau sinon qu’il est issu d’un milieu assez aisé. Son père, Gaspard, officie dans la finance et non pas dans le milieu de la librairie ou de la gravure. Quand Pierre Moreau fait publier son premier livre en 1626, intitulé les Vrays Caracthères de l’escriture financière, il se dit clerc aux finances. Il produira plusieurs ouvrages sur ce thème pour aider à maitriser le style d’écriture dite financière, une ronde en usage chez les notaires, dans les juridictions et de manière plus générale dans le monde des affaires, comme cet ouvrage dont le titre est tout un programme : Les Œuvres de Pierre Moreau parisien, enrichies des plus belles inventions que requiert la vraye lettre financière pour l’escrire proprement, coulamment et bien (Ouvrage qui peut être daté de 1627).

Extrait du Privilège des Saintes Métamorphoses de 1644 
montrant plusieurs ornements typographiques.

Il passe ensuite aux livres religieux. En 1631, il publie un premier livre d’heures entièrement gravé, les Sainctes prières de l’âme Chrétienne, escrite et gravées après le naturel de la plume, dédié à la reine Anne d’Autriche, ouvrage qui lui avait demandé près de 5 années de travail. Suivront plusieurs livres religieux ou variantes des heures gravées puis à nouveau des modèles de lettres financières, soit en écriture ronde, appelée lettres françaises, soit en lettres bâtardes, dites lettres italiennes, qui, perfectionnées par les français, devenaient le style à la mode et qu’il appelait Italienne Bastarde à la Française (1633).  

Ses livres gravés ont rencontré un certain succès. Suffisamment pour qu’il soit obligé de prévenir ses clients qu’il valait mieux travailler à partir de ses propres ouvrages plutôt que des pâles contrefaçons qui circulaient : Cher Amy, ne t’arrête pas à imiter ces exemples burinés que l’on a si malicieusement contrefaits sous mon nom… Pour recognoistre mes vrais originaux, quoique très facile, tu y remarqueras le privilège du Roy et le surnom. Effectivement, il avait pu obtenir un privilège d’écrivain-juré.

Il était assez fier de son travail et du succès qu’il rencontrait. Il jugeait ses productions bien meilleures que les écritures tortillonnées dont les écrivains de village faisaient leurs trophées et il plaidait pour un style épuré. Aux prouesses calligraphiques, il préférait la belle italique et l’élégant caractère romain dont le modèle le plus célèbre restait celui du maitre-écrivain Nicolas Jarry (1615-1666).

Page de titre et frontispice des Saintes Métamorphoses.

Mais Pierre Moreau voulait aller plus loin, passer de la gravure à la typographie et chercher à rivaliser en typographie avec les somptueuses productions des calligraphes de son époque. La création d’une fonte spécifique coutait très cher et il dut pour cela emprunter des fonds et les faire garantir par son épouse, Pierrette Petit, qui n’apprécia guère devoir signer une obligation de 900 Livres-tournois. Elle fit protestation et réserves devant un notaire, estimant avoir été forcée par son mari à son détriment et à celui de ses enfants [2]. (25 Aout 1635)

Il n’y eut pas seulement sa femme pour contrecarrer son projet. Le 12 Octobre 1638, il se vit opposer un refus à une demande de privilège pour plusieurs titres, deux livres de Prières selon l’Eglise Romaine en plusieurs sortes de caractères, un discours et quatre alphabets pour l’Instruction et l’Intelligence de l’Ecriture. En effet, Pierre Moreau n’avait pas encore la qualité d’imprimeur et ne pouvait pas exercer la typographie.

Après bien des tracas, en janvier 1639, il fut autorisé à graver des poinçons de caractères, en frapper les matrices pour mouler lesdits caractères avec une exclusivité de 10 ans. Ce nouveau statut lui permettait de se lancer officiellement dans l’imprimerie mais le chemin était encore pavé d’embuches. Auguste-Martin Lottin, imprimeur du Roi, qui avait eu l’honneur de faire jouer le jeune dauphin, futur Louis XVI, alors âgé de 11 ans, sur une presse installée à Versailles et qui rédigea ensuite un catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de Paris (1789) signale Moreau à la date de 1640 comme imprimeur et libraire dans le genre de son invention, une sorte de caractère typographique imitant l’écriture bastarde. C’est donc, semble-t-il, à partir de 1640 que Pierre Moreau publie des livres avec ces caractères originaux qui sont très recherchés aujourd’hui. Toutefois Lottin s’était certainement fié au registre des privilèges plutôt qu’au démarrage réel de l’imprimerie car nous n’avons conservé aucun exemple de livre antérieur à 1643. Il avait fallu du temps pour mettre au point des caractères au style satisfaisant mais surtout se procurer davantage de fonds.

Un acte de saisie de ses biens en 1642 prouve qu’il dut faire de gros sacrifices pour mener l’entreprise jusqu’au bout. Cette saisie nous donne aussi des détails à la fois sur son train de vie et sur ses activités professionnelles.  Gabriel Taupin, sergent à verge du Chatelet se transporte au domicile de Moreau, rue Gervais Laurent dans l’ile de la Cité (A l’emplacement actuel du marché aux fleurs) et il dresse l’inventaire d’un mobilier relativement luxueux : Pièces de tapisserie, miroirs de Venise, une vingtaine de tableaux et gravures encadrés, des instruments de musique, des armes, de la vaisselle d’argent, etc…  Mais aussi des tables et des bancs qui suggère une salle de cours, une presse à imprimer en lettres garnie de son châssis, une presse de taille-douce, neuf caisses de bois remplies de caractères typographiques pesant 1200 livres et des matériaux bruts pour en fondre d’autres.

Après quelques montages financiers lui ayant permis de relouer le matériel typographique qui avait été saisi, Pierre Moreau acheva son œuvre et fut en mesure de la présenter au roi Louis XIII, au début de l’année 1643, peu de temps avant la mort de ce dernier. Il relate fièrement cet évènement dans différentes préfaces, précisant qu’il était resté plus d’une heure dans le cabinet du Roi, en présence de celui-ci et de plusieurs autres grands seigneurs, à présenter ses poinçons et matrices.  

Gravure des Saintes Métamorphoses, dessinées et peut-être gravées par Moreau.

Titre-Frontispice de l’Enéide (1648). 
Il porte la mention manuscrite de Charles-François Fournier de Neydeck, 
capitaine du Prince de Condé.

A la suite de la présentation au roi, des lettres patentes en date du 24 Mars 1643, accordèrent à Moreau une charge de graveur en taille douce et d’imprimeur ordinaire en lettres et caractères de son invention pour le récompenser des grands frais et dépenses qu’il avait dû faire pour tailler ses poinçons. Il cumulait donc le privilège de 1639 lui permettant d’imprimer pour 10 ans avec ses caractères, plus le titre très prestigieux d’Imprimeur du Roi, auquel s’ajoutait le titre d’écrivain-juré.

Tant d’honneurs suscitèrent naturellement des jalousies et la puissante corporation des imprimeurs-libraires d’un côté, celle des écrivains-jurés de l’autre, lui cherchèrent querelle. L’affaire fut portée devant la Cour du Parlement qui ne pouvait que constater les lettres patentes dûment enregistrées et son droit d’imprimer. Mais il lui manquait un privilège de librairie ; les syndics s’engouffrèrent dans la brèche et les juges lui firent défense de se mêler de vendre des livres. Ainsi Pierre Moreau pouvait continuer à imprimer mais il ne pouvait pas distribuer lui-même ses ouvrages ! C’est sans doute pour cette raison que les ouvrages sortis de ses presses en 1644 ne portent plus que l’adresse du libraire Rouvelin où les titres étaient vendus et non pas celle de l’atelier de Moreau qui était rue Saint Germain l’Auxerrois, face au Louvre, près la Vallée de la Misère.

Office de la Vierge, 1644.


Malgré ces oppositions, l’année 1644 fut une année faste pour Pierre Moreau : Plus d’une dizaine d’ouvrages sortirent de ses presses et il se remaria avec Jeanne Raoul, qui possédait le double avantage de n’avoir que 25 ans et 2500 livres de dot, de quoi pouvoir éponger ses dettes. Il s’agissait de la fille d’un maitre-argentier de Madame, sœur du Roi, ce qui permit sans doute à Moreau d’étendre son réseau et ses protections. Elle lui donna 3 enfants baptisés en la paroisse Saint Barthelemy car le couple avait déménagé de la rue St Germain l’Auxerrois à la rue de la Barillerie, dans la Cité, vis-à-vis l’horloge du Palais. C’est cette adresse qui apparait dans l’Enéide de Pierre Perrin, paru après le décès de Moreau, en Avril 1648.

Les préfaces de ses livres révèlent que sa stratégie de communication était bien au point. En 1645 dans un Alphabeth, pour apprendre les Enfans à promptement lire & escrire. Composé de six sortes de Caracteres, representans le naturel de la plume, Pierre Moreau explique dans l'Avis au lecteur l'apport de son édition, semblable aux précédents Alphabets par le contenu, mais estant different en son abondance & fecondité, exposant à la veuë plusieurs sortes de caracteres. Ainsi les enfans apprendont à lire ce qui est escrit à la mainet quand ils seront en aage d'aprrendre à escrire, ils traceront aysement avec la plume sur le papier.


Quelques pages de l'Enéide de Virgile de 1648. 

La production de Pierre Moreau est illustrée dans notre bibliothèque par trois ouvrages caractéristiques :

-       Le premier, chronologiquement, est intitulé les Saintes Métamorphoses ou les Changemens miraculeux de quelques grands Saints, Tirez de leurs vies par J. Baudoin, achevé d'imprimer le 24 Janvier 1644. Il est agrémenté d’un curieux titre-frontispice daté de 1643, divisé en deux scènes montrant un homme avant sa sainte conversion, déjeunant en galante compagnie et guetté par deux démons, puis transformé en ermite pénitent et de 12 gravures non signées, dessinées et sans doute gravées par Moreau lui-même. L’ouvrage est dédié au chancelier Séguier. [3]

-             Le second date de la même année 1644, c’est l’Office de la Vierge Marie avec les pensées & elevations d'esprit sur chaque heure & sur les devoirs d'une ame chrestienne par J.J.D.B. c’est-à-dire Jean-Jacques de Barthes , il est illustré d’un frontispice et de 22 figures gravées au burin par Humbelot représentant le roi David, des scènes de la vie du Christ et les sept péchés capitaux, ces derniers dessinés par Pierre Moreau, mais non signés.[4]

               - Le troisième est l’Enéide de Virgile Traduite en vers françois. Première Partie. Les Six Premiers Livres. Avec les remarques du Traducteur aux marges, pour l’intelligence de la Carthe et de l’Histoire ancienne, véritable et fabuleuse. Des caractères de P. Moreau, seul imprimeur et graveur ordinaire du Roy de la nouvelle Imprimerie par luy faite et inventée. Paris 1648. Il est dédié au cardinal Mazarin et orné d’un titre-frontispice et de 6 gravures d’Abraham Bosse au début de chaque livre : La Tempeste, le Sac de Troyes, l’Avanture du Cyclope, la Mort de Didon, le Tournoi d’Enfants, la Descente aux enfers [5]. Une préface de Perrin sur la traduction et une explication des symboles du frontispice complète le tout [6].

L’aventure typographique se termina donc avec le décès de son inventeur et non pas en raison de ses démêlés judiciaires comme on le voit écrit ici ou là. Personne ne reprit la suite de l’atelier et la seconde partie de l’Enéide ne fut publiée que 10 ans plus tard en caractères italiques par Estienne Loyson. Les poinçons et matrices de Moreau furent transmis à une succession d’imprimeurs mais on ne les voit apparaitre qu’épisodiquement dans leurs productions : Denys Thierry, pus son fils, puis Collombat que les utilisa pour la presse particulière du jeune Louis XV et pour un Mémoire concernant les tailles de 1721. Les poinçons gagnèrent ensuite l’atelier de Jean-Thomas Hérissant, dont la veuve consacra une planche de son spécimen de 1772 aux ornements typographiques de Moreau. Ils finirent, pour partie, à l’Imprimerie Royale en 1788 qui les présente parfois lors de ses expositions.

Bonne Journée,

Textor




[1] L’étude la plus complète sur Pierre Moreau est celle d’Isabelle de Conihout et autres in Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVIIe siècle, autour de "La chartreuse" de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647 [Texte imprimé] avec des études d'Isabelle de Conihout, Maxime Préaud, Christian Chaput... [et al.] ; sous la dir. d'Isabelle de Conihout et Frédéric Gabriel ; préf., Henri-Jean Martin. Paris, Bibliothèque Mazarine et Chambéry, Éd. Comp'act, 2004. Stanley-Morrison connaissait une dizaine d’éditions provenant des presses de Pierre Moreau que le travail d’Isabelle de Conihout a porté à une trentaine d’ouvrages. Il reste probablement encore quelques titres à découvrir dans les recoins des bibliothèques. 

[2] Arch. Nat. Minutier Central étude CV, 595, cité par I. de Conihout.

[3] In-4 de (16) 424 pp sign. a-b4, A-Hhh4, avec des erreurs de pagination, les pp 413 à 420 sont répétées.

[4] 2 parties en un vol. in-12 de (6) ff. - xii pp. - 488 pp. - 142 pp.

[5] In-4 de (20) 465 pp. (1) et une carte hors texte, sign. a-b4, c2, A-Mmm4, Nnn2,

[6] Notre exemplaire contient une mention sous le titre-frontispice : Ex-libris de François-Charles et Nic:(olas) Fournier de Bavière et Ex partage(m) de Nicolas § § Fournier (Possiblement de la main de Francois-Charles. Il pourrait s’agir de François Charles Fournier de Neydeck, décédé le 19 septembre 1678 et inhumé dans la chapelle Sainte-Anne de l’église des Cordeliers de Nancy. Il était Capitaine de Condé.