Affichage des articles dont le libellé est Manuscrits. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Manuscrits. Afficher tous les articles

samedi 30 janvier 2021

Durand de Saint Pourçain, Doctor resolutissimus. (1308)

Peut-être vous souvenez-vous qu’il y a quelques mois je vous avais présenté deux pages manuscrites constituant les gardes d’une reliure du début du XVIème siècle. L’article s’intitulait Fragmentum parce qu’il s’agissait d’un fragment d’une œuvre du XIVème siècle que je n’avais pas encore identifiée, mais aussi par allusion à la base documentaire Fragmentarium à laquelle j’avais envoyé mon manuscrit pour qu’il apparaisse dans le corpus de ce site.

Les deux pages sauvegardées de cette reliure correspondent au livre 4, distinction 23 question 2 et 3 du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par Durand de Saint Pourçain (ou Durandus de Sancto Porciano). Elles viennent d’être mise en ligne. Il suffit maintenant d’entrer sur ce site pour retrouver le manuscrit et les commentaires de présentation qui l’accompagnent. Tout chercheur pourra ainsi le consulter, le traduire, le comparer aux œuvres connues de Durandus et ces deux pages oubliées dans une reliure du 16ème siècle feront peut-être avancer la recherche. En attendant, un premier examen rapide du texte réalisé par les administrateurs de la base Fragmentarium fournit déjà des précisions intéressantes que j’aimerais partager avec vous.



Une des deux pages des Commentaires de Durand de Saint Pourçain. 


La base Fragmentarium a enregistré les fragments manuscrits dans l’attente de plus amples recherches.

Le théologien dominicain français Durandus de Sancto Porciano, alias Durand de Saint-Pourçain (v.1275-1334) [1] est un penseur original, farouchement opposé à une certaine orthodoxie « thomiste » imposée par son ordre religieux. Il naquit à Saint Pourçain sur Sioule, en terre auvergnate, aux alentours de 1270. Il a participé activement aux débats de ce début de 13ème siècle où les docteurs opposent raisons de croire et vouloir croire. Ses prises de position lui valurent une forte opposition des Dominicains et il dut réécrire par deux fois le commentaire des Sentences.

En effet, quoique dominicain lui-même, Durandus finit par repousser la maxime de Thomas d'Aquin, que les dogmes ne peuvent rien contenir de contraire à la raison, et par conséquent qu'il est possible de les démontrer indubitablement ; il contesta même à la théologie le titre de science, et demanda la certitude, non plus à la conviction, mais à l'obéissance, à la soumission à l'autorité de l'Église représentée par le siège apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Durandus a fortement contribué à accélérer la décadence de la scolastique et cette orthodoxie ouvrira la voie à Guillaume Ockham, qui défendra un volontarisme encore plus radical.

Nous ne connaissons pas sa formation initiale mais il arrive à Paris en 1303 et nous le retrouvons au couvent des Jacobins, rue St Jacques, célèbre pour avoir accueilli Albert le Grand et St Thomas d’Aquin, institution pour laquelle il va devenir lecteur sententiaire en 1307-8 puis maître en théologie en 1312 alors que Maître Eckhart y enseignait. C’est à cette occasion qu’il entreprend de commenter les sentences de Pierre Lombard. Ce commentaire aura une diffusion importante.


Vue cavalière du couvent des Jacobins, à Paris, rue St Jacques - Musée Carnavalet.

Comme nous savons aussi que l’année suivante il partit pour Avignon, après avoir été nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale, nous pouvons situer son séjour à Paris entre ces deux dates, 1308 à 1312, soit une période de 4 ans.

Or, les experts de Fragmentarium disent que le manuscrit fut copié à Paris.

En effet, les lettrines peintes et filigranées apparaissant dans le texte seraient typiques du style parisien, comme le sont les 3 points figurant sous le S majuscules. Je ne savais pas qu’on pouvait déterminer la provenance d’un manuscrit en se fondant sur 3 petits points peints par un enlumineur il y a 700 ans mais c’est apparemment le cas si on se fie aux travaux de Patricia Stirnemann qui fait autorité en matière d’histoire de l’enluminure médiévale [2].

Une lettrine se terminant par 3 points bleus signe une provenance parisienne.

Dès lors, la touche de l’enlumineur donnant une provenance, nous avons une date de départ qui est 1308, si ce texte a été copié lorsque Durandus était à Paris et lisait ses sentences aux Jacobins. Ou bien il l’a été dans les années qui ont suivi, alors que notre prédicateur était déjà parti en Avignon. La base Fragmentarium propose pour le moment une fourchette entre 1308 et 1350.

Par ailleurs nous pouvons suivre le cheminement du manuscrit. Rédigé à Paris,  peut-être au sein même du couvent des Jacobinspuis transporté en Belgique, où il a été dépecé moins de 200 ans après sa rédaction par un relieur qui avait un grand besoin de fourniture pour confectionner ses reliures. Le fragment servit donc de garde contrecollée sur les plats de la Somme de Saint Thomas d’Aquin imprimée à Venise en 1512.  Après être passé entre plusieurs possesseurs dont les noms ont été consciencieusement biffés, c’est à Liège que Thomas Rompserius, un professeur de théologie dont le nom apparait sur la liste des régents nommés par la faculté des Arts de Louvain en 1550, se porta acquéreur de l’ouvrage et qu’il prit soin de mentionner le lieu de son achat : « Emptus Leodii ».

La marque de possession de Thomas Rompserius, professeur à Louvain en 1550.


Détails de la reliure aux motifs de roses estampées qui m'avait conduit à lire Rosen au lieu de Rompserius, mais c'était une fausse piste. 

Deux lignes des Soliloquium de St Bonaventure.

Le relieur devait avoir un beau stock de vieux livres destinés à ses travaux car Fragmentarium a identifié que les deux phrases qu’on entraperçoit au niveau de la gouttière ne sont pas tirées du commentaire des Sentences de Durand de Saint Pourçain mais proviennent d’un autre manuscrit : Les Soliloquium de Saint Bonaventure. D’ailleurs le style d’écriture est visiblement différent et le texte sans doute plus récent.

Les Sentences de Pierre Lombard commentées par Durandus auront une belle audience pendant tout le 16ème siècle. Imprimé pour la première fois en 1508 par Josse Bade dans une édition de Jean Merlin, qu’il rééditera en 1515, Charlotte Guillard associée à Jean de Roigny en donnera une nouvelle version dans une édition de Jacques Albert de Castres, en 1539 [3]. 

Bonne Journée,

Textor



[1] A ne pas confondre avec Guillaume Durand (1230-1296) auteur du Rationale divinorum officiorum ou avec Guillaume d’Auxerre (11..-1231) auteur d’un autre commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le prénom de Durandus de Sancto Porciano n'est pas connu.

[2] Patricia Stirnemann, « Fils de la Vierge, L'initiale à filigranes parisienne : 1140-1314 », Revue de l'art, 90, 1990. p. 58-73, 47 fig.

[3] Voir Remi Jimenes, « Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance », PUR 2017, p. 256.

jeudi 31 décembre 2020

Les lettrines ornées d’un antiphonaire du XVème siècle.

Je propose de terminer l’année en musique, non pas pour fêter celle qui s’achève mais pour espérer que la prochaine soit moins terrible.  Alors j’ai choisi un cantique de circonstance, le psaume 17, Circum Dederunt.



Les pages de cet antiphonaire étonnent par la décoration de leurs lettrines ornées.

Ponctuer les entames de phrases ou de paragraphes d’une initiale plus grande que le corps du texte correspond à un besoin pratique que l’antiquité romaine semble avoir ignoré. Cette lettre est un repère et un guide pour le lecteur ; c’est une articulation du texte. Avant le Moyen-Age, les textes de l’Antiquité étaient rédigés sans séparation entre les mots et sans ornement particulier des initiales, il fallait toute la dextérité du lecteur pour déchiffrer le texte, mais sans doute était-il habitué à ce bloc compact.

Les premiers exemples de lettres ornées remontent au VIe siècle, mais c'est à partir du Xe que l'ornementation des manuscrits devient une pratique courante chez les copistes. A l’aspect pratique s’ajoute alors une dimension décorative qui parait ne correspondre à aucune codification. Chaque scriptorium, et dans celui-ci chaque enlumineur, propose ses propres créations. À l'extraordinaire liberté de l'époque romane succède, à partir du XIIIe siècle, une certaine standardisation imposée par la demande croissante de fabrication de manuscrits. Les formes et les couleurs sont plus sobres et les motifs fantaisistes, les animaux fantastiques ou les figures grotesques tendent à se raréfier [1].

Les pages ici présentées sont plus tardives, possiblement du XIVème ou XVème siècle mais cela n’a pas empêché le copiste de laisser quelques messages humoristiques au fil des lettrines. Sans doute que les moines de l’abbaye qui ont utilisé cet antiphonaire comprenaient bien mieux que nous le sens de ces petits croquis et les éventuelles allusions cachées qu’ils contiennent.

Une haste figurative.

La page débute par un grand C rouge filigrané. La lettre filigranée est une invention du XIIe s. Elle consiste en une initiale de couleur entourée de motifs filiformes exécutés sans pleins ni déliés. Cette lettre serait assez commune s’il n’y avait pas au bout d’une haste contournée en accroche-cœur une petite tête de profil, à la manière des grotesques du Pont-Neuf, qu’on dénomme drôlerie.

Nous lisons dans les meilleurs ouvrages sur les lettres ornées que l’image nous renseigne sur la lecture du texte auquel il sert d’explication et d’illustration. Ici, je n’aurais pas nécessairement pensé à dessiner une drôlerie pour introduire une phrase qui dit « Circum dederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me et in tribulatione mea invocavi Dominum » (Les gémissements de la mort m’étreignaient, les douleurs de l’enfer m’étreignaient, et dans mon épreuve j’ai invoqué le Seigneur.) mais bon [2]


Lettrine L à décor de chanteurs

Suivent des lettrines qui entrent dans la catégorie des lettres historiées qui, comme leur nom l’indique, nous racontent une histoire. Il reste à interpréter le sens du dessin, chose plus ou moins facile selon les motifs. Ainsi ces deux personnages qui encadrent une lettre L chantent à tue-tête, toute langue dehors. Ils sont coiffés d’un couvre-chef dont nous ne voyons pas le sommet mais qui est ouvragé à sa base. Il semble que ce soit une sorte de mitre ou de tiare. L’intérieur de la lettre elle-même fait penser aux fanons qui ornent les mitres.

La mitre est une coiffe liturgique, distinctive des hauts prélats de l'Église catholique romaine ayant charge pastorale, c'est-à-dire les évêques et les abbés, mais il n’existe pas de distinction de forme entre les mitres des abbés et celles des évêques. La mitre apparaît en Occident au cours du XIIème siècle, elle est portée durant les cérémonies. Toujours formée de deux cônes avec fanons, plus ou moins ouvragés selon les époques et les périodes liturgiques. La mitre simple était portée le Vendredi saint et pour les offices des défunts.

Sans doute ces visages représentent des dignitaires de l’Eglise qui ne devaient pas souvent s’égosiller de la sorte, ce qui confère à la scène un aspect humoristique. La tête de la partie gauche, aux traits précis, fait penser au portrait d’un personnage réel. L’usage était davantage de styliser les visages et non de chercher une ressemblance mais ce profil ainsi qu’un ou deux autres sur ces pages est tellement réaliste et différent de son vis-à-vis qu’il fait penser à un portrait.

 

La lettrine Q au moine bénissant

Quelques lignes plus loin, enfermé dans une lettre Q, un homme tonsuré et en habit de moine fait le signe de la bénédiction. Il porte une petite barbe du genre collier. Je ne sais trop quoi penser de ce moine barbu. S’agit-il d’un autre trait d’humour ?

L’église préconisait que les clercs soient glabres [3]. A l'exception des ermites, moines et prêtres doivent sacrifier leur barbe et porter tonsure en signe de renoncement au monde et d'humilité. Cette législation canonique a cependant été débattue au sein même de l'Église catholique. Au XVIe siècle, les protestants désignèrent les membres du clergé catholique sous le nom de « rasés », signe d'une soumission au pape, mais aussi d'une contre-nature : l'homme est barbu et marié, tandis que le clerc catholique est glabre et chaste. Le fait est que l’iconographie du XVème siècle ne présente pas de moine barbu. Mais vous pouvez peut-être m’apporter la preuve contraire.

Entourant ce moine, deux profils de personnages plus stylisés, coiffés de chapeau de feutre à rabats comme en portait Louis XI. Qui se fait bénir ? Le lecteur ou ces deux personnages? Les commanditaires du livre, peut-être. 

La lettrine aux poissons.

Une autre lettre, un S,  représente un personnage, également coiffé d’un chapeau à rabats, qui semble absorbé dans la contemplation d’un beau poisson. Le côté opposé de la lettrine est entièrement occupé par un autre poisson. Qu’elle est donc la signification de ce dessin ? Certes, le poisson est omniprésent dans la symbolique des premiers chrétiens, et les évangiles traitent de la pêche miraculeuse, mais il semble que la présente représentation soit plus anecdotique.   L’abbaye possédait-elle une pêcherie ?

La lettrine à la belle captive.

Mais de toutes les lettres figurées sur ces pages, c’est la dernière qui est la plus étonnante et la moins facile à interpréter. C’est aussi la plus volumineuse car elle regroupe 4 personnages dont une femme. Celle-ci parait jeune, elle porte de beaux cheveux longs, la taille est fine et la gorge décolletée. Sa robe est richement brodée et sa ceinture décorée de motifs circulaires, peut-être des cabochons. Elle est un peu en retrait, comme enfermée dans la lettrine. Est-ce une sainte ou une tentation du diable ? J’hésite.

Autour d’elle, deux personnages. A droite, un seigneur à l’air hautain, richement habillé, chapeau à rabats et vêtements décorés, à gauche un prélat, le bras tendu. Et au-dessus de la damoiselle un horrible personnage à la figure rouge, habillé d’une tunique simple, lassée à l’avant, tête nue. Un paysan peut-être, ou une représentation du Diable.

Le diable ?

Quelle est la scène représentée ? Difficile à dire. Est-ce une simple juxtaposition de figurines décoratives sans signification ou bien la représentation d’un évènement et de personnes ayant réellement existés. Un mari trompé, une femme séduite par le prélat ? Je vous laisse avancer les hypothèses. Pour vous aider, je vous donne le texte du psaume que cette lettre  Q entame : "Quoniam non in finem oblivio erit pauperis patientia pauperum non peribit in aeternum exsurge domine non praevaleat homo".

La répétition inlassable des psaumes copiés dans le scriptorium était une tache plutôt pénible et ce moine-copiste aurait sans doute préféré peindre une chapelle de l’abbatiale. C’est sa façon à lui de sortir de l’anonymat et de laisser une trace de son passage, comme cet autre moine qui écrivit dans la marge d’un livre :

« Saint Patrick d'Armagh, délivre-moi de l'écriture. L'écriture est une corvée excessive. Elle vous fait courber le dos, elle obscurcit la vue, elle vous tord le ventre et les côtés. Encre fluide, mauvais vélin, texte difficile ; Dieu merci, il fera bientôt nuit. C'est triste ! Ô petit livre ! Un jour viendra où, en vérité, quelqu'un sur votre page dira : la main qui l'a écrite n'est plus. Maintenant, j'ai tout écrit : pour l'amour du Christ, donnez-moi à boire". [4]

Bonne Année 2021 !

Textor



[1] Voir BNF, L'image dans les manuscrits par Danièle Thibault et Cécile Cayol in L’aventure dans les écritures. http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/page/textes_images/01.htm. Ainsi que l'article d'Erik Kwakkel consacré aux "grumpy faces" sur son site Erik Kwakkel • Grumpy faces In medieval times

[2] Les psaumes de ces deux pages suivent l’ordre suivant : Ecce virgo, Circum dederunt me, Diligam te domine, Adjutor in, Quoniam non in.

[3] Marie-France Auzépy « Tonsure des clercs, barbe des moines et barbe du Christ » in Histoire du poil (2017), pages 81 à 103

[4]St. Patrick of Armagh, deliver me from writing. Writing is excessive drudgery. It crooks your back, it dims your sight, it twists your stomach and your sides. Thin ink, bad vellum, difficult text ; Thank God, it will soon be dark. This is sad ! O little book ! A day will come in truth when someone over your page will say, the hand that wrote it is no more. Now I’ve written the whole thing: for Christ’s sake give me a drink." (Michael Camille, in Images of the Edge : The Margins of Medieval Arts. London, Reaktion Books, 1992)


samedi 31 octobre 2020

Halloween, la vigile de la Toussaint.

La Toussaint doit son origine à la dédicace de l’ancien temple païen du Panthéon, à Rome, en église de Ste Marie et de tous les martyrs, en 609, par le pape Boniface IV, qui y fit transférer un grand nombre de reliques de martyrs provenant des Catacombes. La date était probablement le 13 mai, qui correspond à celle d’une fête de la Toussaint en Syrie à la même époque. L’anniversaire de cette dédicace deviendra notre fête de la Toussaint. Mais en Angleterre, puis en Gaule la fête sera translatée au 1er novembre à la fin du 8ème s. et elle ne deviendra universelle pour l’Occident que sous Louis le Pieux (+ 840). La mémoire universelle des défunts ne sera instituée par St Odilon de Cluny que vers 998, mais sera expressément placée le lendemain de la Toussaint, car tous les défunts sont des saints à venir.

Incipit vigilia mortuorum - Ici commence la vigile des morts

Un jour, il y a longtemps, alors que je traversais le Nevada pour rejoindre San Francisco, la route fut coupée par un tremblement de terre, m’obligeant à faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres. La nuit arrivant, je dus m’arrêter dans un petit village dont j’ai oublié le nom. J’ai diné dans le saloon local et à mon grand étonnement des petits enfants déguisées passaient entre les tables en présentant des paniers. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient. J’ai cru à une kermesse locale. Je n’avais jamais entendu parler d’Halloween….

Bonne fête !

Textor

jeudi 22 octobre 2020

A propos d’un poème de Bérenger de Tours (XVème siècle)

La découverte des sites de numérisation des manuscrits anciens comme Fragmentarium que j’évoquais dans mon article du mois dernier (Fragmentum, XIVème s.) m’a conduit à regarder avec un œil neuf tous les fragments de manuscrits cachés (ou pas) dans mes reliures.

Il y aurait bien, par exemple, ces deux plats d’une reliure en demi vélin estampé dont les cartons sont composés d’une trentaine de feuillets collés les uns aux autres que je ne me suis pas encore résolu à disséquer avant de savoir si le texte en vaut la peine. En revanche la méchante couvrure d’un livre d’heures est plus facilement accessible puisque le texte apparait sur le plat supérieur, bien effacé, et sur le contre plat de manière plus lisible.

Il s’agit d’un seul morceau de vélin plié en deux. Le plat inférieur est composé d’un autre feuillet replié, sans doute provenant du même manuscrit, le tout tenu par un morceau de parchemin collé sur le dos. Les deux feuillets laissent apparaitre des réglures mais seul le vélin du plat supérieur contient un texte copié. Son écriture m’a toujours intriguée car la forme des lettrines de départ des paragraphes possède un air archaïque qui pourrait faire penser à certains manuscrits du Scriptorial d’Avranches ou d’autres textes très anciens de l’époque médiévale.



Le plat supérieur du livre et son verso.

Le copiste s’étant appliqué, la lecture du texte est relativement facile, au moins pour les lignes qui n’ont pas été effacées par plusieurs siècles de manipulation. Les deux premiers vers se lisent ainsi : Juste judex, Jesu-Christe, Rex regum et Domine, ce qui suffit à identifier un poème, en douze strophes et soixante-douze vers, attribué à Bérenger de Tours (Beringerius Turonensis) par Clarius, moine de saint Pierre de Sens.

Bérenger est né à Tours, au commencement du XIe siècle, d’une famille de riches patriciens qui l’envoya étudier les arts libéraux et la théologie à Chartres, où professait alors Fulbert, un des maîtres les plus fameux de son temps. Revenu dans sa ville en 1030, il fut choisi pour écolâtre (Magister scholarum) du monastère de Saint-Martin de Tours, haut lieu des études scolastiques [1], avant de devenir, en 1039, archidiacre d'Angers jusqu’à ce que le comte d’Anjou Geoffroy II Martel lui interdise l’accès à la ville en 1060. 

Berenger avait une solide culture de grammairien et de rhétoricien et il avait étudié les auteurs anciens. Un vif débat agitait alors l’église sur la question du sacrement eucharistique. Son maitre Fulbert s’attachait à défendre l’intégrité des dogmes de l’Eglise et à en combattre les déviances, mais Bérenger soutenait que la présence du Christ dans l'Eucharistie est spirituelle et non corporelle. Position que Fulbert ne pouvait que rejeter et qu’il considérait comme une hérésie. Avant de mourir, il conseilla à son jeune disciple de ne pas persister dans des théories qui le conduiraient hors de l’Eglise. Mais Bérenger avait des idées très arrêtées et surtout il considérait la raison supérieure au dogme. Il écrivit dans un petit opuscule [2] « Sans doute, il faut se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu'on ne puisse nier, sans absurdité, ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de se servir de la raison pour découvrir la vérité."

Bref, il se passa ce que Fulbert avait prévu : Bérenger poursuivit la querelle avec Adelman, écolâtre de Liège, Abbon de Fleury et Lanfranc. Dénoncé comme hérétique, parce qu'il niait la « présence réelle », il fut condamné par le pape Léon IX, en 1050, au concile de Verceil, puis par plusieurs synodes : Rome (1050-1059), Tours (1055), Bordeaux (1080), etc. A chaque fois, Bérenger faisait alors amende honorable puis se rétractait. Il finit par être exilé sur l’ile Saint Cosme, au large de Tours.

La plupart de ses écrits ont été perdus et ce qui a été conservé est plutôt mince [3] : Quelques éléments de correspondances (lettres à Adelmann), sa Défense contre Lanfranc ou De Sacra Coena, retrouvée en 1777, à Wolfenbüttel [4], et un florilège patristique sur les sacrements, directement utilisé et peut-être composé par Bérenger de Tours, découvert en 2006 dans un manuscrit de la BNF. De l’œuvre poétique de Bérenger, nous ne possédons plus de façon certaine que ce Juste judex, Jesu Christe, édité au 18ème siècle d'après un manuscrit de Marmoutier [5].

Dès lors, il m’a paru utile d’en apprendre un peu plus sur ce poème Juste Judex, qualifié parfois d’oraison ou d’hymne selon les auteurs, notamment pour tenter de déterminer la date à laquelle il avait été recopié, car logiquement, les moines ne recopiaient pas des textes d’auteurs jugés hérétiques et si le style d’écriture était cohérent avec l’écriture carolingienne, n’aurait-il pas été pas possible que le texte date d’avant l’excommunication de 1050 ?



Le texte intégral du poème réduit dans cette copie à 5 strophes sur les 12 connues.

Pour cela, étant parfaitement incompétent en paléographie médiévale, j’ai tenté ma chance auprès de plus savant que moi. On me dit tout d’abord que l’écriture contient des caractéristiques de l’écriture cursive carolingienne (S long sous la ligne, S ressemblant à B à la fin des mots, D oncial en boucles de sorcière), mais aussi des caractéristiques de la calligraphie humaniste (issue de la calligraphie carolingienne du 9ème au 12ème siècle). Donc, les avis penchaient pour une main du 15ème siècle fortement influencée par la calligraphie humaniste.

J’insiste alors pour avoir un second examen en donnant mes raisons : Pourquoi recopier au XVème siècle le texte d’un hérétique ?  Il serait plus vraisemblable que le texte soit du XIème siècle. Mais mon interlocuteur (a) reste ferme sur sa position en donnant ses raisons :

« Pour défendre mon point de vue sur une "écriture qui n'est pas du 11e siècle", je dirais ceci :

1/ La minuscule carolingienne utilise des lettres douces, donc les ponts du "m" et du "n" devraient être arrondis, mais ici, ils sont pointus et tranchants. Le "r" rond (qui ressemble à un 2,) apparaît au 12ème siècle. Son abondance dans vos feuilles fait davantage penser à la cursiva du 15ème siècle.

2/ Dans ces feuilles, les "i" sont pointillés, ce qui est également quelque chose qui apparaît au 12e siècle.

3/ La façon dont les longs "s" sont épaissis montre que le scribe n'a pas écrit son long "s" en une seule ligne pour lever ensuite sa main et compléter le haut du "s" ; cela prouve qu'il a fait son long "s" en un seul trait et qu'il n’a relevé la main que pour passer à la lettre suivante.

4/ De nombreux mots de cette feuille donne cette sensation de "cursiva". A propos du petit "s" à la fin des mots : habituellement dans la minuscule carolingienne, vous auriez un long "s", mais ici vous avez des petits "s" avec un étrange empattement prolongé comme si le copiste avait monté rapidement sa plume pour finir le mot. À mon avis, ce "s" particulier pourrait dériver du "s" en forme de "B" que l'on trouve à la fin des mots à partir de la seconde moitié du 14ème siècle.

5/ En conclusion, de mon point de vue : nous avons quelques lettres inspirées du minuscule carolingien (a, quelques "e", quelques "d", b", quelques lettres majuscules), mais la façon d'écrire du scribe, et beaucoup de lettres utilisées, combinées à l'aspect général "non poli, propre, régulier" du ductus, trahissent une main du 15ème siècle connaisseur de la calligraphie humaniste. »

Il a bien fallu que je me range à ces arguments convaincants. Un scribe du 15ème siècle cherchant à imiter la caroline !

Ceci dit, Yves Perrousseaux, dans son histoire de l’écriture typographique, nous rappelle que le XVème siècle redécouvre les minuscules rondes de l’écriture carolingienne qui avaient été occultées pendant quelques siècles par les écritures gothiques. Déjà Pétrarque, influencé par ses études des textes carolingiens à l’université de Bologne, écrivait à Boccace en 1337, pour faire l’éloge de l’écriture caroline. Plus tard, en 1402, le florentin Poggio Bracciolini (1380-1459) donnait le modèle d’une véritable minuscule humanistique droite : la lettera antica formata.  

Reste alors à trouver ce qui a conduit ce lettré, connaisseur des nouveautés humanistiques, à copier un texte de Bérenger de Tours au XVème siècle. En fait, les condamnations des écrits de Bérenger n’ont pas été aussi tranchées qu’il pourrait paraitre. A la lecture des conciles, ce dernier continue à être qualifié de magister et admirabilis philosophus et au fil de ses professions de foi et de ses rétractations, exprimées lors des conciles de 1059,1078,1079, il semble s’être assagi.

Il aurait écrit le poème à la fin de sa vie, sans doute durant le concile de Rome en 1078 [6]. A cet occasion, moment critique de la vie de Bérenger, sa profession de foi devait être scellée par le jugement de Dieu, c’est-à-dire l’épreuve du fer rouge autrement appelé ordalie. Bérenger se prépara à cet acte solennel par le jeûne et la prière et Il semble bien que c’est à l’occasion des préparatifs qu’il composa le texte où il demandait au Christ de le protéger des embuches de ses ennemis et d’obtenir un juste jugement. (Juste Judex). D’une certaine manière, il anticipait la décision du Pape et faisait appel directement au jugement du Christ. Finalement le Pape Gregoire VII changea d’avis ; l’ordalie n’eut pas lieu mais le poème resta.

Le contexte de la rédaction n’est pas sans rappeler la Ballade de Pendus de François Villon.

Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin NAL 3119 F. 161 v°-
Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. (1492)


Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis. (Début XVème s.)

Le concile de Saintes a donc pu valider le poème qui ne contient rien de contraire à l’orthodoxie. Il connaitra alors une certaine vogue au XVème siècle et sera repris dans les hymnaires des siècles suivants, parfois traduit en français comme dans ce manuscrit conservé à Bruxelles :  Juste et vray juge Jhesucrist, roy des roys et seigneur des seigneurs, qui tousjours regnes avecques le Pere et le saint Esperit, vucillés maintenant mes prieres exauchier et les recevoir debonnairement. Tu descendis des cieulx du ventre de la glorieuse Vierge Marie [7]...

Il faut noter que le texte porté sur ma reliure contient des variantes par rapport à celui publié en 1717 dans le répertoire des actes des conciles [8]. Ainsi, vers 17, Ut possimus permanere devient Ut valeam permanere, ou bien vers 23, Nec servantur corda nostra au lieu de Ne damnetur corpus meum. Il existe aussi des variantes avec le manuscrit 1201 de la BNF.  Par ailleurs, l’ensemble est à la première personne du pluriel et non du singulier. Je n’ai pas encore trouvé d’exemple similaire à ce texte que je reproduis intégralement et qui nécessiterait certainement de plus amples recherches.  

 
Juste judex, Jesu-Christe,
Rex regum et Domine:
Qui cum P(atre) (re)gnas semper
Et cum Sancto Flamine
Nunc digneris preces nostras
Clementer susci(pere).
 
 Tu de coelis desce(ndisti)
Virginis in uterum,
Unde sumens veram carnem
Visitasti servulum,
Tuum plasma (redimeno ?)
Sanguinem per proprium. 
Naque simus o Deus,
 
Gloriosa passio
Nos deffendat incessanter
Ab omni periculo
Ut possimus permanere
In tuo servitio
 
Adsit nobis tua virtus
Semper et deffensio
Mentem nostram ne perturbet
Hostium incursio
Nec servantur corda nostra (ne damnetur corpus meum)
Fraudulenti laqueo
 
Dextra forti qua fregisti
Acherontis januas (junas)
Frange nostros inimicos
Necnon et insidias
Quibus volunt occupare 
Viatorum (Cordis mei) semitas



Bonne Journée

Textor

Appendice : Répertoire des manuscrits identifiés à ce jour contenant le texte Juste judex Jesu Christe de Béranger de Tours.

Références : U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 (A ne pas confondre avec un autre hymne ‘Juste Judex ultionis’, repris dans le Dies Irae et par Mozart dans le Requiem K.626 )

1/BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Avec une traduction en français de la prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….».

2/Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

3/ Bibl. Méjanes Cote Ms. 19 (Rés. ms. 1)  (620— R. 539). Heures du roi René. 15e siècle Vers 1470-1471.Page 468. Longue prière rythmée : ‘’ Juste judex, Jesu Christe, Rex regnum et Domine,… ‘’

Méjane Ms19

4/Bibl. de Tours ms 348, f.  172.

5/Bibl. du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152,

6/BNF Cote : Latin 3003 -Parchemin. Deux mss. réunis au XVe s. 189 ff.155 × 100 mm. B f. 109 Juste judex Jesu Christe // Regum rex et Domine //..

7/BNF Cote : Latin 2895  - Hymne : « Juste Judex J.-C... » ; (f.133-133v)

8/BNF Cote : Latin 2882 - S. Anselmus Cantuariensis Liber precum XIIe siècle Initiales en couleur. Rubriques. Parchemin.91 ff.235 × 160 mm. Reliure XVIII e s. maroquin rouge aux armes royales. Provient de l'abbaye de Mortemer au dioc. de Rouen, d'après l'ex-libris à demi-effacé du XIV e s. au f. Iv, d'où il était passé dans la collection de Mareste d'Alge dont l'ex-libris effacé se trouve au f. 23. B.f. 76 Juste judex J-C.... ».

9/BNF cote : Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis.  Début du XVe siècle. f. 1-16v Oraisons et prières diverses : — « Oratio magistri Berengier. Juste judex Jesu Christe... » Cf. Chevalier, n° 9910 (10).

Décoration anglaise. Initiales en couleur à filigranes, ou d'or sur fond de couleur. Encadrement (f. 1). Rubriques. — Au f. 1, armes d'Orléans. Ce ms. est à rapprocher du Latin 1196. — Cf. Delisle, Cab. des mss ., I, 110 et Champion, Libraire de Ch. d'Orléans , 79. Les ff. 104, 159, 270 sont blancs. Parchemin.379 ff. à 2 colonnes.220 × 145 mm. Reliure chagrin rouge au chiffre de Louis-Philippe ; au verso des plats, velours cramoisi de l'ancienne reliure avec traces de boulons et de fermoirs ; tranches aux armes d'Orléans.

10/BNF Mss Latin 15139. Rhetorica ad Herennium. — Summa sententiarum, etc. XIIe siècle. f. 247. [Hymne] : « Juste judex Jhesu Christe …-…. salvetur humanum genus. », cf. U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 ; H. Walther, Initia carminum ac versuum medii aevi posterioris latinorum, Göttingen, 1959, p. 506, n° 9997. Addition du XIIIe s.

11/ BNF NAL 3119 . Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. XVe siècle (1492) 170 feuillets. 205 × 155 mm. f. 161 v°-162 v° : Manuscrit en latin " Juste judex Jhesu Christe, regum rex et Domine ".

12 / BL Add MS 44874, ff 1r-258v - after 1246-1325 - Psalter in Latin with additions ('The Evesham Psalter') 'Iuste iudex iesu christe rex regum et domine.' (ff. 240r-v)

BL Ms 44874

13 / BM Angers Ms. 1-1928 - N° CGM : 283 Autre cote : 274 Titre : Recueil, venant de Saint-Serge Date : XIe-XIIe siècles. Pages 16-21 Prières diverses. « Oratio ad Crucifixum. — Juste judex, Christe... »



(a) Je remercie Eve Defaÿsse, Doctorante au CIHAM, Université Lumière Lyon 2, pour les renseignements transmis.

[1] Yves Perrousseaux nous dit que le scriptoriale de l’abbaye saint Martin fut pendant longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture et on y trouve des textes qui préfigurent ce que sera l’écriture carolingienne. (Histoire de l’écriture typographique, Atelier Perrousseaux, 2005 p. 19.)

[2] Le De sacra coena ou Rescriptum contra Lanfrancum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1988.

[3] Voir la bibliographie de Jean de Montclos in Lanfranc et la controverse eucharistique du XI ème siècle, Louvain 1971

[4] Berengarii Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber posterior... Primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer... (1834). In-8° , VI-290 p. réédité in Berengarii turonensis de sacra coena adversus Lanfrancum, ad fidem codicis Guelferbytani edidit et notis instruxit... W. H. Beekenkamp (1941)

[5] Sans doute mms Tours 348, f.  172. On trouve également ce poème dans deux manuscrits du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152, dans le manuscrit 1201 de la BNF et dans 2 manuscrits conservés à Bruxelles et munich, mss 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVe s. et Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon. Bérenger se sentait assez sûr de son talent poétique, loué par Hildebert de Lavardin dans l'Epitaphium Berengarii (PL, t. CLXXI, 1396), pour se moquer du poème qu'Adelman de Liège lui avait envoyé.

[6] Remi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Volume 20, Paris Lottin et Butard, 1757.

[7] Traduction d'une prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….». BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Voir aussi Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

[8] E.Martène et U. Durand in Thesaurus novus anecdotorum, t.  IV, col.  115-116




 

mardi 29 septembre 2020

Fragmentum (14 ème siècle)

Quel relieur-restaurateur n’a pas rêvé, en déposant les plats d’une reliure, de trouver sur les claies de parchemin un fragment de la Bible de Gutenberg sur vélin ? La chose s’est déjà produite. Retrouver ces livres dans les livres constitue véritablement de l’archéologie au sens où l’on met au jour un objet enseveli du passé qui aide à comprendre l’histoire de l’homme et la diffusion des idées.   

Le manque de matière première lors de la création des reliures au XVème siècle ou au début du XVIème a conduit les relieurs de l'époque à utiliser des matériaux de réemploi.  Le plus simple était encore de puiser dans les vieux manuscrits devenus obsolètes, soit parce qu’ils n’étaient plus orthodoxes, soit qu’ils n’étaient plus lisibles.

Un fragment de texte caché dans une reliure du XVIème siècle. 

Je possède ainsi plusieurs livres qui laissent apparaitre – surtout lorsque la reliure est en lambeaux - des textes manuscrits qui sont souvent difficiles à lire. Lorsque c’est possible, si le fragment est assez large pour révéler une ligne entière, la lecture conduit généralement à identifier un texte liturgique banal, un passage de l’évangile ou un psaume.

En examinant de plus près une reliure de ce type, je me suis dit que le texte manuscrit collé sur les contreplats pouvait être bien plus ancien que la date de fabrication de la reliure elle-même et qu’il fallait creuser quelque peu le sujet. Il s’agit de deux pages entières, dont le support est en papier, sur une reliure du premier tiers du XVIème siècle. La reliure avec ses fers est possiblement allemande ou des Pays-Bas, conforme aux descriptions d’Oldham. Cette attribution est renforcée par la présence d’un ex-libris ancien de Thomas Rompserius de Leodio (Liège) [1] sur une garde.  L’ouvrage que la reliure protège est la somme théologique de saint Thomas d’Aquin imprimée par Octaviani Scoti à Venise en 1516. [2]


La reliure avec ses ferrures et ses attaches.

Ex-libris de Thomas Rompserius de Leodio.

A quoi ce texte pouvait-il bien correspondre ? Le style général de l’écriture et des lettrines suggérait une date de rédaction aux alentours du 14ème siècle. Bien que rédigé avec une belle écriture régulière qui parait plus rotunda que textura, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que le texte était très abrégé et donc quasi illisible pour moi. Il y a encore 10 ans, mes recherches se seraient arrêtées là. Toutefois, avec la reconnaissance scripturale, il est possible aujourd’hui d’aller plus loin.

Des médiévalistes passionnés m’orientent tout d’abord vers les écrits d’un théologien français. On me dit qu’il pourrait s’agir des commentaires par Durand de Saint Pourçain des Sentences de Pierre Lombard ou un texte de Pierre Lombard lui-même, les avis sont partagés. Puis un professeur d’études théologiques [3], prestement consulté, laisse tomber un verdict sans appel : Durandus, rédaction A/B, commentaire sur le livre 4 de Lombard, distinction 23, questions 2 et 3.


Les deux feuilles complètes des contreplats.

Mais il ajoute qu’il dirige un centre d’études scolastiques [4] dont la mission consiste à créer un corpus de tous les fragments d’écrits scolastiques médiévaux afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de textes perdus. Ce projet de recherches est baptisé Fragmentarium. Et voilà mes deux pages manuscrites parties pour une analyse approfondie sous microscope à balayage numérique ! Le texte sera intégré aux autres commentaires de Durand de Saint Pourçain existant dans la base puis comparé. Résultat de l’étude, après traitement, dans quelques mois.

Jusqu’à présent, l’étude des textes anciens faisaient l’objet de publications ou de traductions universitaires dispersées. Or, presque chaque texte dépend d'un texte précédent ou d'une tradition textuelle, que ce soit sous forme de commentaire ou de révision, d'expansion ou d'abréviation. Et presque chaque texte est lui-même une composition d'un ensemble élaboré de références et de citations reliant les éléments du corpus entre eux. Ce centre d’études développe et publie des normes pour le codage sémantique des textes liés à la tradition scolastique. Les données collectées sont ainsi interopérables. Pour cela, il est nécessaire de développer des schémas d'encodage spécialisés spécifiquement adaptés audits textes scolastiques.

Ce projet Fragmentarium n’est pas limité aux Etats-Unis mais connait aussi des développements sur le continent européen. Ainsi, un groupe de travail intitulé Ticinensia disiecta s’est proposé d'inventorier, de cataloguer et d'étudier des fragments de codex et d'autres documents médiévaux conservés dans des bibliothèques et des archives situées dans le canton du Tessin (Suisse). L'objectif final est de promouvoir un patrimoine jusqu'à présent presque totalement inconnu.

La recherche prend en compte toutes sortes de réutilisations de fragments : couvertures et revêtements extérieurs adaptés aux livres ou aux matériaux d'archives de toutes les époques, renforts de dos de livres et autres types de fragments de reliure, sans distinction selon qu'ils sont détachés ou encore in situ. Les images des fragments et les données fournissant une nouvelle description scientifique sont publiées en ligne dans le cadre de la base de données internationale fragmentarium.ms

Le projet est conçu par le CCLA, le Centre de compétence pour les livres anciens (Biblioteca Salita dei Frati) de Lugano. Dans sa première phase, il entend se concentrer sur les documents trouvés dans les bibliothèques qui ont déjà fait l'objet de projets de catalogage menés par le CCLA : la bibliothèque du monastère de Madonna del Sasso à Locarno, qui dispose de quelque cent cinquante livres contenant des fragments in situ, celle du monastère de Santa Maria in Bigorio, et la bibliothèque Biblioteca Salita dei Frati à Lugano.

Je saurais ainsi à quoi m’en tenir pour les fragments de mon livre. Au final, mes deux pages manuscrites ne seront peut-être qu’une millième copie des commentaires de Durandus, sans intérêt pour la science ni variante particulière, ou bien, peut-être un écrit inédit, jamais publié. En attendant, le suspense est à son comble et je regarde ce texte illisible comme si j’avais devant les yeux un passage de la Bible copié au premier siècle…



La somme de saint Thomas d’Aquin

Une lettrine historiée du livre

Le plus cocasse de l’histoire c’est la présence dans le même livre d’un écrit de Durand de Saint Pourçain et des œuvres de saint Thomas d’Aquin.

Durand est un dominicain né à Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier vers 1270-75. On ne sait rien de sa formation mais il est présent au Couvent Saint-Jacques à Paris en 1303 et en devient lecteur sententiaire en 1307, puis maître en théologie en 1312 (sous le second Magister de Maître Eckhart). L'année suivante il est nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale avignonnaise. En 1317, il devient évêque de Limoux, puis évêque du Puy-en-Velay l’année suivante et enfin évêque de Meaux en 1326 où il décède en 1334.

C'est précisément pour son commentaire des Sentences du Lombard que Durand est connu, car elles ont rapidement fait polémique. Surnommé le Doctor resolutissimus à cause du caractère radical de ses opinions, on lui reproche notamment des arguments qui s’opposent à la doctrine commune de l’église et surtout à l'enseignement de Thomas d'Aquin, au moment même où est entamé le procès en béatification du Docteur angélique.

Il lance l’idée, alors novatrice, de distinguer la philosophie, considérée comme une science de la raison, de la théologie, d'ordre spirituel. Au réalisme aristotélicien de Thomas d'Aquin, il oppose le nominalisme et la volonté de nier ou de supprimer de nombreux concepts de la scolastique qui lui paraissent inutiles ou superflus. Ainsi, toute existence étant pour elle-même singulière, il nie l'existence des universaux. Contre Thomas d'Aquin, il combat la distinction réelle de l'essence et de l'existence, etc.

Est-ce que le relieur avait conscience de cette contradiction en collant deux pages de Durandus dans la somme de saint Thomas d’Aquin ? Savait-il seulement lire ? Comment le possesseur du livre a-t-il pu accepter pareille hérésie ? ou bien n’était-ce qu’une pure coïncidence ? Mystère.

Bonne journée

Textor



[1] Il existe un Thomas Rompserius reçu préfet de l'université de Louvain en 1550.  http://opacplus.bsb-muenchen.de/title/4136708/ft/bsb10022965?page=258

[2] Prima pars Summe sacre theologie Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ...Tertia pars Summe Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ordinis predicatorij : cum concordantijs marginalibus.

[3] Professor Jeffrey C. Witt (Loyola University of Maryland)

[4] Le centre SCTA pour Scholastic Commentaries and Texts Archive (https://scta.info) basé dans le Maryland (USA)