Quel relieur-restaurateur n’a pas rêvé, en déposant les plats d’une reliure, de trouver sur les claies de parchemin un fragment de la Bible de Gutenberg sur vélin ? La chose s’est déjà produite. Retrouver ces livres dans les livres constitue véritablement de l’archéologie au sens où l’on met au jour un objet enseveli du passé qui aide à comprendre l’histoire de l’homme et la diffusion des idées.
Le manque de matière première
lors de la création des reliures au XVème siècle ou au début du XVIème a
conduit les relieurs de l'époque à utiliser des matériaux de réemploi. Le plus simple était encore de puiser dans
les vieux manuscrits devenus obsolètes, soit parce qu’ils n’étaient plus orthodoxes,
soit qu’ils n’étaient plus lisibles.
Je possède ainsi plusieurs livres
qui laissent apparaitre – surtout lorsque la reliure est en lambeaux - des
textes manuscrits qui sont souvent difficiles à lire. Lorsque c’est possible,
si le fragment est assez large pour révéler une ligne entière, la lecture
conduit généralement à identifier un texte liturgique banal, un passage de
l’évangile ou un psaume.
En examinant de plus près une reliure de ce type, je me suis dit que le texte manuscrit collé sur les contreplats pouvait être bien plus ancien que la date de fabrication de la reliure elle-même et qu’il fallait creuser quelque peu le sujet. Il s’agit de deux pages entières, dont le support est en papier, sur une reliure du premier tiers du XVIème siècle. La reliure avec ses fers est possiblement allemande ou des Pays-Bas, conforme aux descriptions d’Oldham. Cette attribution est renforcée par la présence d’un ex-libris ancien de Thomas Rompserius de Leodio (Liège) [1] sur une garde. L’ouvrage que la reliure protège est la somme théologique de saint Thomas d’Aquin imprimée par Octaviani Scoti à Venise en 1516. [2]
A quoi ce texte pouvait-il bien
correspondre ? Le style général de l’écriture et des lettrines suggérait une
date de rédaction aux alentours du 14ème siècle. Bien que rédigé avec une belle
écriture régulière qui parait plus rotunda que textura, il ne m’a pas fallu
beaucoup de temps pour comprendre que le texte était très abrégé et donc quasi illisible
pour moi. Il y a encore 10 ans, mes recherches se seraient arrêtées là. Toutefois,
avec la reconnaissance scripturale, il est possible aujourd’hui d’aller plus
loin.
Des médiévalistes passionnés
m’orientent tout d’abord vers les écrits d’un théologien français. On me dit
qu’il pourrait s’agir des commentaires par Durand de Saint Pourçain des
Sentences de Pierre Lombard ou un texte de Pierre Lombard lui-même, les avis
sont partagés. Puis un professeur d’études théologiques [3],
prestement consulté, laisse tomber un verdict sans appel : Durandus,
rédaction A/B, commentaire sur le livre 4 de Lombard, distinction 23, questions
2 et 3.
Mais il ajoute qu’il dirige un
centre d’études scolastiques [4]
dont la mission consiste à créer un corpus de tous les fragments d’écrits
scolastiques médiévaux afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de textes perdus. Ce projet de recherches est baptisé Fragmentarium. Et voilà mes deux pages manuscrites parties pour une analyse approfondie sous
microscope à balayage numérique ! Le texte sera intégré aux autres
commentaires de Durand de Saint Pourçain existant dans la base puis comparé.
Résultat de l’étude, après traitement, dans quelques mois.
Jusqu’à présent, l’étude des
textes anciens faisaient l’objet de publications ou de traductions
universitaires dispersées. Or, presque chaque texte dépend d'un texte précédent
ou d'une tradition textuelle, que ce soit sous forme de commentaire ou de
révision, d'expansion ou d'abréviation. Et presque chaque texte est lui-même
une composition d'un ensemble élaboré de références et de citations reliant les
éléments du corpus entre eux. Ce centre d’études développe et publie des normes
pour le codage sémantique des textes liés à la tradition scolastique. Les
données collectées sont ainsi interopérables. Pour cela, il est nécessaire de
développer des schémas d'encodage spécialisés spécifiquement adaptés audits textes
scolastiques.
Ce projet Fragmentarium n’est pas limité aux Etats-Unis
mais connait aussi des développements sur le continent européen. Ainsi, un
groupe de travail intitulé Ticinensia disiecta s’est proposé d'inventorier,
de cataloguer et d'étudier des fragments de codex et d'autres documents
médiévaux conservés dans des bibliothèques et des archives situées dans le
canton du Tessin (Suisse). L'objectif final est de promouvoir un patrimoine
jusqu'à présent presque totalement inconnu.
La recherche prend en compte toutes sortes de
réutilisations de fragments : couvertures et revêtements extérieurs adaptés aux
livres ou aux matériaux d'archives de toutes les époques, renforts de dos de
livres et autres types de fragments de reliure, sans distinction selon qu'ils
sont détachés ou encore in situ. Les images des fragments et les données
fournissant une nouvelle description scientifique sont publiées en ligne dans
le cadre de la base de données internationale fragmentarium.ms
Le projet est conçu par le CCLA, le Centre de compétence pour les livres anciens (Biblioteca Salita dei Frati) de Lugano. Dans sa première phase, il entend se concentrer sur les documents trouvés dans les bibliothèques qui ont déjà fait l'objet de projets de catalogage menés par le CCLA : la bibliothèque du monastère de Madonna del Sasso à Locarno, qui dispose de quelque cent cinquante livres contenant des fragments in situ, celle du monastère de Santa Maria in Bigorio, et la bibliothèque Biblioteca Salita dei Frati à Lugano.
Je saurais ainsi à quoi m’en tenir pour les fragments de mon livre.
Au final, mes deux pages manuscrites ne seront peut-être qu’une millième copie
des commentaires de Durandus, sans intérêt pour la science ni variante
particulière, ou bien, peut-être un écrit inédit, jamais publié. En attendant,
le suspense est à son comble et je regarde ce texte illisible comme si j’avais
devant les yeux un passage de la Bible copié au premier siècle…
Le plus cocasse de l’histoire
c’est la présence dans le même livre d’un écrit de Durand de Saint Pourçain et
des œuvres de saint Thomas d’Aquin.
Durand est un dominicain né à
Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier vers 1270-75. On ne sait rien de sa
formation mais il est présent au Couvent Saint-Jacques à Paris en 1303 et en
devient lecteur sententiaire en 1307, puis maître en théologie en 1312 (sous le
second Magister de Maître Eckhart). L'année suivante il est nommé Maître du
Sacré Palais à la cour pontificale avignonnaise. En 1317, il devient évêque de
Limoux, puis évêque du Puy-en-Velay l’année suivante et enfin évêque de Meaux
en 1326 où il décède en 1334.
C'est précisément pour son
commentaire des Sentences du Lombard que Durand est connu, car elles ont
rapidement fait polémique. Surnommé le Doctor resolutissimus à cause du
caractère radical de ses opinions, on lui reproche notamment des arguments qui
s’opposent à la doctrine commune de l’église et surtout à l'enseignement de
Thomas d'Aquin, au moment même où est entamé le procès en béatification du
Docteur angélique.
Il lance l’idée, alors novatrice,
de distinguer la philosophie, considérée comme une science de la raison, de la
théologie, d'ordre spirituel. Au réalisme aristotélicien de Thomas d'Aquin, il
oppose le nominalisme et la volonté de nier ou de supprimer de nombreux
concepts de la scolastique qui lui paraissent inutiles ou superflus. Ainsi,
toute existence étant pour elle-même singulière, il nie l'existence des
universaux. Contre Thomas d'Aquin, il combat la distinction réelle de l'essence
et de l'existence, etc.
Est-ce que le relieur avait
conscience de cette contradiction en collant deux pages de Durandus dans la
somme de saint Thomas d’Aquin ? Savait-il seulement lire ? Comment le possesseur
du livre a-t-il pu accepter pareille hérésie ? ou bien n’était-ce qu’une
pure coïncidence ? Mystère.
Bonne journée
Textor
[1] Il
existe un Thomas Rompserius reçu préfet de l'université de Louvain en 1550.
[2] Prima
pars Summe sacre theologie Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ...Tertia
pars Summe Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ordinis predicatorij : cum
concordantijs marginalibus.
[3] Professor Jeffrey C. Witt
(Loyola University of Maryland)
[4] Le centre SCTA pour
Scholastic Commentaries and Texts Archive (https://scta.info) basé dans le Maryland (USA)