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mardi 30 septembre 2025

L’inédit de Nantes, à propos d’une inscription conservée au musée Dobrée (1723)

Il y a un peu plus d’un an le musée Dobrée à Nantes réouvrait ses portes après une bonne dizaine d’années de fermeture. La maison de ce collectionneur féru d’antiquité, de sculptures du moyen-âge, de manuscrits enluminés et de tableaux de toutes les époques est une caverne d’Ali-Baba que je n’avais jamais visitée avant ce dernier week-end.

C’est dans les sous-sols du musée que je suis tombé sur une inscription romaine gravée dans un bloc qui semble être du calcaire mais qui est en fait un moulage en plâtre. Il est écrit : NUMINIBUS AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.

Le moulage conservé dans les sous-sols du musée Dobrée.

C’est une dédicace aux divinités (numina) des Augustes et au dieu Volianus, appellation locale de Vulcain. L’affichette sous la pierre donne une traduction intégrale pour les visiteurs du musée : Aux Numen Augustes et au dieu Vulcain, Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatus Florus, représentants des habitants du quartier du port, ont bâti une tribune par souscription publique.

L’inscription me disait vaguement quelque chose. Et pour cause, j’ai dans un coin de la bibliothèque un petit opuscule intitulé Explication historique et littérale sur une inscription conservée à Nantes, imprimé à Nantes en 1723 par les soins de Nicolas Verger, qui cumulait les titres d’imprimeur du Roy, de la Ville, de la Police et du Collège. [1]

Page de titre de l'opuscule 

La pierre en question a fait couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1580 [2]. Cette année-là des ouvriers déblaient les matériaux issus de la démolition de la porte Saint Pierre. La ville est trop à l’étroit dans ses remparts, il faut gagner de l’espace. Parmi les gravats, ils découvrent un bloc monolithe, sans doute utilisé en réemploi dans la muraille. Sur ce bloc figure une inscription. Ils préviennent les édiles qui la font transporter dans la cour de l’hôtel de ville. 

La mode était à la redécouverte de l’Antiquité et les inscriptions anciennes suscitaient beaucoup d’intérêt. Les amateurs éclairés recherchaient des preuves de l’antiquité de la ville. Or justement, Nantes ne possédait que très peu de témoignage de sa période romaine et l’inscription sur la pierre pouvait donner des indications sur son histoire [3]. C’est Pierre de Biré, professeur de droit, avocat du Roy et savant antiquaire qui eut l’idée de l’incorporer en 1623 dans une galerie en construction à l’hôtel de ville [4] où Dubuisson-Aubenay la voit et la décrit en 1632 : M. de Cornullier, chargé de la direction des bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il se voit à présent. [5]

La première relation de la découverte ne sera publiée qu’en 1636 par l’oratorien Pierre Berthault [6] ce qui relance l’intérêt pour le texte de l’inscription. Suivront la même année deux autres communications sur ce texte, l’un par Albert le Grand de Morlaix et l’autre par Biré de la Doucinière [7].

Aussi curieux que cela puisse paraitre et bien que le texte soit court, facile à lire et peu abrégé, l’interprétation de ces quatre lignes va entrainer des débats passionnés entre latinistes, de multiples interprétations et de savantes polémiques, si bien qu’en 1808 Pierre-Nicolas Fournier recensait 32 publications traitant du sujet dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, lequel avait déjà publié l’année précédente la publication de Moreau de Mautour. D’après ses dires, il s’agissait d’une interprétation différente : L'Imprimeur croit devoir avertir que l'Explication qu'il donne aujourd'huy, de l'ancienne Inscription de Nantes, est nouvelle, différente de celle qu'il imprima l'an passé. Il espère que le Public qui a bien reçu la précédente, recevra encore mieux celle-cy & lira des choses qui ne luy laisseront aucun doute sur le véritable sens des paroles & le Dieu marqué dans l'Inscription.

L’auteur de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes a préféré rester anonyme mais comme il indique « par ***** prêtre du diocèse de Nantes » il est à peu près certain qu’il s’agit de Nicolas Travers, un théologien qui publia plusieurs ouvrages sur la religion et qui se piquait d’histoire locale. Nous avons conservé de lui une étude sur les Princes et comtes seigneurs de Nantes, depuis les Romains jusqu'à l'an 1750, petit in-octavo de 32 pages imprimé par le même Nicolas Verger.

La Bibliothèque Nationale conserve une dizaine d’ouvrages dont Nicolas Travers est l’auteur, principalement des monographies historiques, mais n’a aucun exemplaire de celui traitant de l’inscription de Nantes. 


Inscription telle que relevée par l'auteur

Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y.  Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.

Dom Lobineau fait figurer l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715) [8]. Il ne nous donne pas de traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais la construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé.

Bref il lui semble assez évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié comme étant l’appellation locale de Vulcain. 

L’auteur de notre ouvrage, rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, se livre à une étude approfondie du texte, mot à mot, en analysant syntaxe et grammaire. Il est curieux de comparer les deux traductions et les substantielles différences entre Lobineau et Travers. Ainsi, par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau  devient au bon plaisir du Dieu Janus chez Travers parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. Nouvelle divergence, Lobineau lit Communi Moneta là où Travers, le bien nommé, lit tout simplement Cum (avec). En fait la bonne interprétation semble bien être Communi Moneta en référence à la souscription publique.

L'Histoire de Bretagne de Dom Lobineau
La section des Preuves débute par la mention de l'inscription de Nantes

Cette nouvelle interprétation de Travers méritait une réponse et Nicolas Verger imprima dans la foulée une Lettre de monsieur Moreau De Mautour,... écrite à M. M. (Mellier), le 8e avril 1723, au sujet d'un imprimé ayant pour titre : Explication historique et littérale d'une inscription ancienne conservée à Nantes, à l'hôtel de ville. Ce nouvel opus permet de comprendre que l’ouvrage de Nicolas Travers était sorti au tout début de l’année 1723.

Charles Dugast-Matifeux rédigera un petit ouvrage sur la vie de Nicolas Travers et lèguera à la bibliothèque de Nantes le seul exemplaire connu de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes [9]. Le conservateur de la bibliothèque mentionne en commentaire dans son catalogue : Cette pièce, donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare.

L’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes bénéficie d’une réédition en 1749 par le père P-N. Desmolets avec quelques corrections, comme le fait remarquer une note manuscrite d’un ancien possesseur sur la page de titre, mention qui a été conservée par le relieur lors du changement de la reliure au début du 20ème siècle, sans doute à l’initiative du bibliophile bourguignon Henri Joliet : cette pièce est imprimée mais avec plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1, p.60.

Ex-libris au chiffre CBMHI (Henri Joliet) à la devise "Plus penser que dire".

Petit opuscule imprimé sur un modeste papier, il a été protégé de la destruction et de l’oubli grâce à ce bibliophile attentif aux curiosités régionales. Il l’avait soigneusement encarté dans la reliure d’un autre ouvrage sur une inscription archéologique [10] qui a permis de le conserver jusqu’à ce jour.

Bonne Journée,

Textor

 


[1] Il ajoutait parfois pour faire bonne mesure, Seul imprimeur de Monseigneur l’Evêque. Il publiait entre autres documents les Etrennes Nantaises et le Mercure de France. Il avait obtenu dès 1717 l'autorisation d'ouvrir une librairie en attendant une place d'imprimeur. Reçu imprimeur surnuméraire par arrêt du Conseil du 6 mai 1719, il exerça pendant près de trente années avant de se démettre au profit de son gendre Joseph-Mathurin Vatar, qui lui succède comme imprimeur du Roi dès le 28 nov. 1749.

[2] Certains disent 1588, d’autres 1592.

[3] Voir Marial Monteil, la Naissance de l’Archéologie à Nantes in Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 2011 n°118-3.

[4] Philippe Bernard de Moreau nous dit en 1722 que cette inscription romaine, découverte en 1580, a été apportée ici à la demande de Me Pierre de Biré, avocat du roi au présidial, et incrustée dans cette galerie par l’ordre de Me Louis Harouys, Sr de la Seilleraye, président à la Chambre des Comptes de Bretagne, maire de la ville. Ph.-B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique, d’une inscription antique conservée dans la Ville de Nantes, Nantes, 1722.

[5] Nous n'avons pas pu vérifier si la pierre se voit toujours.

[6] Pierre Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.

[7] Biré de La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.

[8] Histoire de Bretagne, composée sur les titres & les auteurs originaux, par Dom Gui Alexis Lobineau, prestre, religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur ; enrichie de plusieurs portraits & tombeaux en taille douce ; avec les preuves & pièces justificatives, accompagnées d'un grand nombre de sceaux. Tome I. [-Tome II.]  1707

[9] Nicolas Travers, historien de Nantes et théologien suivi d'un Complément inédit de son Histoire par M. (Charles) Dugast-Matifeux

[10] Ouvrage de John Needham - De Inscriptione quadam Aegyptiaca Taurini Inventa et charactéribus Aegyptiis olim et Sinis communibus exarata Idolo cuidam abtiquo in Regia Universitate Servato. Ad utrasque Academias Londinensem et Parisiensem erum antiquarum investigationi et studio praepositas data Epistola. Rome 1731 qui avait rejoint ma bibliothèque en raison du fait qu’il est dédié au prince Victor Amédée de Savoie.

mercredi 1 novembre 2023

La boutique d’un libraire parisien, au XVIIIème siècle, sur le Pont au Change.

Un libraire installé à Rennes [1], à l’ombre du Parlement de Bretagne, m’a offert l’autre jour une petite vignette gravée qu’il venait de découvrir comme marque-page d’un dictionnaire des synonymes. Rien ne me fait plus plaisir que ce genre d’attention car la gravure est fort belle. Elle représente l’intérieur d’une boutique du Pont au Change à Paris et elle nous plonge immédiatement dans le monde de la librairie sous Louis XV.

Vignette du Libraire Théodore de Hansy.

C’est une étiquette du libraire Théodore de Hansy (1700-1770) [2] qu’il insérait dans les ouvrages vendus afin de s’assurer une certaine publicité : THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend les Livres / Nouveaux.

Il existe plusieurs tirages de cette vignette avec des textes différents dans le cartouche selon la réclame du moment :

- THEODORE DE HANSY / Libraire à Paris sur le Pont / au Change à St Nicolas / Vend toutes sortes de Livres / et Heures Nouvelles (vers 1739, signé de Humblot).

- THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend le Véritable / Paroissien

- DE HANSY LIBRAIRE / a Paris sur le Pont au Change / Vend toutes sortes de / Livres et Heures / Nouvelles. Cette vignette est une autre version de la gravure, au dessin très maladroit et simplifié, peut-être une copie postérieure qui a perdu le charme de l’originale.

La gravure est de taille modeste (105 x 55 mm) mais suffisamment fine pour qu’il soit possible d’en décrire les trois plans : Au premier plan, la marque du libraire, à l’enseigne de Saint Nicolas que l’on voit figuré dans le cartouche en pied. La scène représente Saint Nicolas sauvant trois enfants démembrés dans un saloir, entouré de la Religion et de la Science, les pieds posés sur une pile de livres. On retrouve cette marque sur les pages de titre des ouvrages de Théodore De Hansy [3] ; Au second plan, une scène de la boutique qui n’est pas sans rappeler le tableau d’Antoine Watteau, l’Enseigne de Guersaint ; Au dernier plan, un paysage parisien vu depuis la fenêtre de l’échoppe.

Le Pont au Change est l’un des plus anciens ponts de Paris, il donne aujourd’hui sur la place du Chatelet, rive droite et devant la Tour de l’Horloge sur l’ile de la Cité.  Il s’appelait à l’origine le Grand-Pont pour le distinguer du Petit-Pont car il enjambait le grand bras de la Seine. Il avait été construit en bois et s’effondrait assez régulièrement au XIIIème siècle dès qu’il y avait une crue importante du fleuve.

Extrait du plan de Jaillot 1772 sur lequel on voit le pont au change
 qui se termine par une fourche de deux rues coté rive droite
 sur laquelle était accolée la statue des souverains.

Au XVIème siècle, un nouveau Grand-Pont le remplace, en bois et en pierre, financé par les changeurs et les orfèvres qui avaient investi les lieux. Il se nomme désormais le Pont-aux-changeurs, doublé par le Pont aux Meuniers réservés à des moulins établis sur le pont ou accrochés aux piliers. Les piles de ces deux ponts ne sont pas alignées créant, avec l’encombrement des barges, un goulet d’étranglement qui accélère le courant. Ce passage jusqu'au pont Neuf est appelé "la Vallée de la Misère" par les mariniers. C’est le nom de l’enseigne qu’avait choisi l’imprimeur Pierre Moreau dont il était question dans mon billet précédent et qui habitait non loin de là.

A la suite d’un incendie accidentel survenu sur le Pont aux Meuniers, le Pont au Change est à nouveau détruit en octobre 1621. Ils seront remplacés tous deux par un pont unique de 7 arches portant 106 boutiques surmontées de 4 étages de logements, construit par Jean Androuet du Cerceau entre 1639 et 1647, aux frais des changeurs. Avec ses 38 mètres de large, il est alors le plus spacieux de Paris.

De fait, la boutique de Théodore de Hansy parait assez spacieuse. Elle se situe dans une maison du milieu du pont. Le visiteur trouve en entrant deux comptoirs disposés de part et d’autre de la salle derrière lesquels les livres sont exposés sur des rayonnages qui montent jusqu’au plafond. Des employées derrière les comptoirs vont chercher l’ouvrage désiré. Il n’y a pas d’accès direct à la marchandise comme aujourd’hui. Ces deux employées sont des jeunes femmes élégamment habillées ; l’une d’elle parait avoir une sorte de dentelle aux manches et il semble bien que l’un des clients se laisse distraire de son ouvrage pour admirer la taille cambrée de la seconde vendeuse.

La famille de Hansy est installée sur le pont au Change depuis une quarantaine d’années déjà [4]. Claude II de Hansy (1666 – 1715) y avait exercé de 1700 à 1715 et s’était spécialisé dans les ouvrages religieux. Autrement dit, c’est déjà une institution lorsque son fils Théodore prend les rênes de la boutique, après avoir intégré l’association formée pour l'impression des usages du diocèse de Paris [5]. La vignette rappelle cette spécialisation puisque les deux clients assis représentent la clientèle habituelle de la maison, à savoir le clergé séculier figuré par un curé et le clergé régulier, symbolisé par un moine.

Il se dégage de la gravure une ambiance chaleureuse. Il semble faire bon venir dans la librairie de M. de Hansy. La salle est élégamment décorée avec des pilastres et des stucs, conforme au style d’Androuet du Cerceau.  Le client peut s’asseoir sur d’authentiques fauteuils d’époque transition et feuilleter à son aise les ouvrages qui l’intéresse ou simplement admirer la vue sur la Seine par la large baie au fond de la salle qui donne de la lumière tout en permettant de voir le fleuve ce qui n’est pas si facile à l’époque où la vue est généralement obstruée par les maisons. Seul le Pont-Neuf que l’on voit par la fenêtre est libre d’habitation – ce qui contribua largement à son succès – à l’exception d’une construction édifiée à son extrémité nord : la pompe de la Samaritaine.

Comparé avec une gravure plus détaillée de cette Samaritaine trouvée dans un recueil d’estampes gravées par Nicolas de Fer [6], le bâtiment abritant la pompe est correctement figuré avec sa décoration de statues, son horloge surmontée d’un élégant clocheton. On aperçoit même à gauche la Grande Galerie du Louvre qui se situe dans la perspective de la Samaritaine.

On doit ce travail de précision au dessinateur Antoine Humblot (16..-1758) dont la signature apparait sur certains tirages des vignettes. Ce dessinateur et marchand d’estampes aime reproduire des scènes de la vie parisienne avec beaucoup de détails. Son estampe de la rue Quincampoix où il s’attache à montrer l’agitation de la rue et les devantures des échoppes en est un bon exemple [7].

Gravure de Nicolas de Fer : la pompe de la Samaritaine. (1716)

En sortant de la boutique du libraire pour se diriger chez le relieur, rive droite, le visiteur, muni de son précieux paquet de livres brochés, tombe sur un groupe de statues de bronze sur fond de marbre noir représentant Louis XIII en compagnie d’Anne d'Autriche et du petit dauphin, futur Louis XIV, groupe sculpté par François Guillain et placé, lors de la reconstruction du pont en 1647, au-dessus de la boutique d’un marchand, qui fait l’angle de deux rues. En effet, au bout du pont, la rue se partageait en deux étroites voies. Ce groupe en bronze est là pour rappeler que le Pont au Change était le lieu traditionnel des entrées royales depuis Isabeau de Bavière, et accessoirement le passage obligé lorsque la famille royale veut se rendre du Louvre à Notre-Dame [8].

Quels ouvrages emportent les clients de Théodore de Hansy ? Il est facile de le savoir pour l’année 1754 car la Bibliothèque de l’Arsenal conserve le catalogue des livres vendus cette année-là.[9]

Pour les autres années, il faut s’en tenir à la liste donnée par la Bibliothèque Nationale :

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année de Gouget (1734)

-        Les confessions de S. Augustin, traduites en français sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur. (1737)

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année, avec une prière et des pratiques à la fin de chaque vie. (1737)

-         Le Bréviaire de l'ordre sacré des FF. prêcheurs. (1743)

-         Heures royales, contenant l'office de la vierge. (1756)

-         Les Heures militaires dédiées à la noblesse (1759)

-     Les soliloques, Les méditations, et Le manuel de S. Augustin. Traduction nouvelle sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur (1752)

Les heures Nouvelles de Louis Sénault (1690)



La dédicace à la Dauphine

Les fameuses sirènes de la page 210

Frontispice


Mais l’ouvrage qui se vend le mieux, dont Théodore est le plus fier et qui est souvent réédité, s’intitule Les Heures Présentées A Madame La Dauphine de Louis Senault. Toute la cour veut le sien et le fait relier dans de fins maroquins.  La première édition avait été diffusée par Claude de Hansy, en 1690 sous le titre d'Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture dont il existe deux tirages selon qu’on préfère voir les seins des sirènes ou pas. Mon exemplaire est la version sans les seins. C’est l’un des plus beaux livres gravés de la fin du XVIIème siècle. Son fils Théodore en fait une nouvelle édition en 1745 dédiée à Marie-Thérèse d'Espagne, dauphine de France par son mariage avec Louis de France, après avoir modifié le titre-frontispice et ajouté 6 gravures hors-texte gravées par Soubeyran et Raymond d'après les tableaux de Le Sueur, Dulin, Coypel, Guido Reni, Champaigne et Mignard.

Pour conserver cette vignette et qu’elle ne se perde pas entre les pages d’un livre quelconque, il conviendrait de la placer sur la garde d’un ouvrage sorti de la boutique du Pont au Change. Problème, je n’en possède pas. Il serait un peu anachronique de la coller dans les Heures Nouvelles, d’autant que les gardes sont en tissu de soie. Il ne me reste donc plus qu’à trouver une belle édition de Théodore de Hansy….

Bonne Journée,

Textor


[1] Sylvain Langlois, librairie Exercice de Style, 18 rue Victor Hugo, Rennes.

[2] La BNF orthographie son nom Dehansy.

[3] Par exemple, l'office de la semaine Sainte en Latin dédié à la Reine, 1749 ou encore le Dictionnaire iconologique par Honoré Lacombe de Prézel, 1756. Dans le petit Paroissien contenant l’office de l’Eglise Latin et Français de 1745, la gravure est utilisée en guise de frontispice vis-à-vis la page de titre.

[4] Parisiis, apud Claudium de Hansy, sub ponte Campsorum, vulgo, au Change, ad insigne S. Nicolai. M. DCCVI. Cum privilegio Regis. Le musée Carnavalet donne la date de 1739 pour la gravure.

[5] Association formée en conséquence du privilège royal accordé le 31 déc. 1734 pour l'impression des usages du diocèse de Paris à Pierre Simon, Jean-Baptiste III Coignard, Claude-Jean-Baptiste I Hérissant et Jean Desaint, auxquels s'adjoignent par acte du 17 fév. 1735 Antoine-Chrétien Boudet et Jean-Thomas I Hérissant, puis en 1736 Théodore Dehansy.

[6] Planche 42 tirée de L'Atlas Curieux ou le Monde représenté dans des cartes générales et particulières…etc. (1716) par Nicolas de Fer.

[7] Rue / Quinquempoix / en l’année 1720 - Musée Carnavalet, eau-forte, 408x500 mm)

[8] Ce groupe de bronze est aujourd’hui abrité par le musée du Louvre, c’est le seul vestige subsistant du Pont au Change du XVIIème siècle.

[9] Catalogue des livres de Dehansy, libraire à Paris sur le Pont-au-Change, à Saint Nicolas, 1754. In-4 de (3) pp. Cote -H-8880 (25) - Pièce n ° 25 ; Recueil factice.



jeudi 29 juin 2023

Herborisons avec Jean-Jacques sur les hauteurs de Ménilmontant. (1776)

C’est la magie des livres anciens que de nous transporter dans des lieux qui n’existent plus sinon sous la plume des auteurs qui les ont décrits. Il en est ainsi des hauteurs verdoyantes de Ménilmontant, aujourd’hui en plein Paris. C’est en relisant la seconde Promenade des Rêveries d’un Promeneur Solitaire que je suis tombé sur ce passage :

Le jeudi 24 Octobre 1776, je suivis après dîné les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-vert par laquelle je gagnais les hauteurs de Ménilmontant, & delà, prenant les sentiers à travers les vignes & les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages ; puis je fis un détour pour revenir par les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir avec ce plaisir & cet intérêt que m’ont toujours donné les sites agréables, & m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus deux que je voyais assez rarement autour de Paris, & que je trouvai très-abondantes dans ce canton-là. L’une est le Picris hieracioïdes de la famille des composées, & l’autre le Bupleurum falcatum de celles des ombelliferes. Cette découverte me réjouit & m’amusa très-longtems, & finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé, savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour, j’ai retrouvé dans un livre que j’avois sur moi, & placé dans mon herbier.

Jean-Jacques Rousseau habitait alors rue Plâtrière (actuel 60 de la rue Jean-Jacques Rousseau) et le parcours jusqu’à Ménilmontant était une belle promenade de plus de 8 km. Admettons que les espèces rares qu'il décrit ait bien été trouvées dans ces riantes prairies, comme il l'écrit, j’ai eu envie de vérifier si elles avaient été identifiées par un autre botaniste qui s’était penché de très près sur les plantes de la région parisienne quelques années avant Rousseau. Il s’agit de Sébastien Vaillant. Il avait reconnu et décrit plus de 300 espèces différentes et ses notes sont précieuses pour qui veut herboriser dans la région.

J.J.Rousseau herborisant, gravure de Charles de Lasteyrie

Page de titre du Botanicon Parisiensis (1727)

Reliure du Botanicon, exemplaire Paul Langeard avec son ex-libris.

Cet ouvrage intitulé Botanicon Parisiensis [1], est un dénombrement par ordre alphabétique des plantes qui se trouvent aux environs de Paris, dans le rayon de la Prévôté. La description des plantes, leur synonymes, le temps de fleurir et de grainer et une critique des auteurs de botanique qui ont précédé Sébastien Vaillant, en fait un ouvrage très pratique mais difficile à emporter sur le terrain vu ses dimensions (un très grand in-folio de 461 x 287 mm) et son poids.

Il nous est donné en français par le botaniste Herman Boerhaave, après une première édition latine en 1723. Édition enrichie de gravures réalisées d'après Aubriet par Jan Wandelaar, autrement connu pour ses illustrations célèbres des Tabulae sceleti et musculorum d'Albinus. L'ouvrage comprend un grand plan sur cuivre de l'archevêché de Paris, de belles planches de botanique et une vignette mythologique au titre. Le portrait de Vaillant est gravé quant à lui par Jacobus Houbraken.


Plan de la Prévôté de Paris

Sébastien Vaillant était né en 1669 à Vigny dans le Val-d'Oise. D’abord médecin-chirurgien à Pontoise, il se tourne ensuite vers la botanique et suit l’enseignement de Joseph Pitton de Tournefort (1656–1708). Sa science et son talent lui ouvre les portes du Jardin du Roi dont il devient le directeur. Les collections du jardin croissent considérablement sous son impulsion et sa méthode de classification des espèces, différente de celle de Tournefort, ouvre la voie à Linné.

Il était à la fois chargé de la direction des Cultures et de l'enseignement des élèves qu'il menait sur le terrain, dans la campagne parisienne même, afin d'étudier et de collecter les espèces. Il composa en l’espace de 36 ans un herbier monumental de 9000 espèces, qui fut vendu au Cabinet du roi à sa mort et qui constitue l'ossature de l'actuelle collection de l'Herbier du Muséum. Il finit à l'Académie Royale des Sciences, comme Démonstrateur des Plantes au Jardin Royal de Paris, quelques années avant sa mort.

Le Pistachier de Vaillant 
au Jardin des Plantes (Photos © Florence Boillot)

Il est toujours possible de voir au Jardin des Plantes à Paris un arbre tricentenaire appelé le Pistachier de Vaillant. On raconte que cet arbre, rapporté de Chine par Tournefort, ne donnait pas de pistache jusqu’au jour où Vaillant eut l’idée d’agiter sous ses branches le rameau à fleurs d’un autre pistachier. L’opération rendit l’arbre fertile car Sébastien Vaillant venait d’avoir l’intuition de la sexualité des plantes.

Figures des Planches

Il ne vit jamais la publication de son Botanicum Parisiense. En contact avec Boerhaave par leur ami commun Williams Sherard, il put confier au grand botaniste de Leyde le soin de la publication et la rédaction de la préface, ce qui fut fait après le décès du grand homme.

Tous ses contemporains l’admiraient. Tous, sauf un : Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier, en bon botaniste l’avait lu, bien sûr, il y fait référence à différentes reprises dans ses lettres sur la formation des herbiers, mais cela ne l’empêcha pas de rester très critique à son égard. En effet, il ne parvenait pas à trouver les plantes mentionnées dans le Botanicon alors qu’il en trouvait d’autres qui n’y étaient point mentionnées.

Il écrit dans une lettre à M. de M*** :

« A l’égard de la manière de chercher, j’ai suivi M. de Jussieu dans sa dernière herborisation, et je la trouvai si tumultueuse, et si peu utile pour moi, que quand il en aurait encore fait j’aurais renoncé à l’y suivre. J’ai accompagné son neveu l’année dernière à Montmorency, et j’en ai apporté quelques jolies plantes, entrʼautres la Lysimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouvé dans cette herborisation que les indications de Tournefort et de Vaillant sont très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont changé de sol. J’ai cherché entrʼautres, et jʼai engagé tout le monde à chercher avec soin, le Plantago Monanthos à la queue de l’étang de Montmorency & dans tous les endroits où Tournefort & Vaillant l’indiquent, et nous n’en avons pu trouver un seul pied ; En revanche, j’ai trouvé plusieurs plantes, de remarquable, et même tout près de Paris, dans des lieux où elles ne sont point indiquées. En général, j’ai toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef. [2]»

Et cela se vérifie dans le Botanicon Parisiensis. Aucune des trois espèces de plantes désignées par Jean Jacques dans la Seconde Promenade n’y figure. Point de Picris, point de Cerasticum aquaticum, ni à ce mot ni à celui de myosotis qui en est une variante, pas de Bupleurum falcatum, le seul nommé étant le Bupleurum angustinum, très commun au Bois de Boulogne, comme à Bercy et à Charenton.

Il est possible que dans la période de 50 années qui sépare les deux observations la nature ait pu changer, mais c’est à se demander si Jean-Jacques Rousseau n’a pas choisi ces trois espèces justement parce qu’elles n’étaient pas dans le Vaillant, pour nous dire que lui, le botaniste amateur, trouvait des espèces rares et faisait mieux que le Démonstrateur des Plantes au Jardin Royal.

Bonne Journée,

Textor


[1] Ouvrage paru à Leiden et Amsterdam chez H. Verbeek et B. Lakeman.

[2] Deux lettres à M. de M*** sur la formation des Herbiers. [Déc 1771 ; 1782] in Collection complète des œuvres, Genève, 1780-1789, vol. 7, in-4° édition en ligne : http://www.rousseauonline.ch/Text/deux-lettres-a-m-de-m-sur-la-formation-des-herbiers.phD

 

vendredi 28 avril 2023

Quelle est la véritable édition originale des Confessions suivies des Rêveries d’un Promeneur Solitaire de Jean-Jacques Rousseau ?

« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. »

Un exemplaire de l'édition originale dans sa reliure d'époque

Page de titre du tome Premier

Chapitre premier des Confessions

Confessions, Livre 2

Les Confessions, première grande autobiographie des temps modernes [1], comprend 12 livres et fut publiée en 2 fois : les 6 premiers livres en 1782 et les suivants en décembre 1789.

L’idée de publier l’ensemble de ses ouvrages dans une édition collective et d’y insérer des mémoires en forme d’auto-défense pour régler ses comptes avec ses détracteurs a cheminé lentement dans l’esprit de Rousseau. Il en forma le projet dès 1762 alors qu'il était en exil à Môtiers, en Suisse. Son intention était de se livrer sans retenue, comme personne ne l’avait fait jusque-là, en racontant sa vie avec honnêteté, sans cacher ses faiblesses, ses erreurs et ses contradictions.

Cet ouvrage a marqué un tournant dans l'histoire de la littérature et de l'autobiographie, en introduisant une nouvelle forme de récit personnel, plus subjective et introspective, et il a influencé de nombreux écrivains.

Quant aux Rêveries d’un Promeneur Solitaire, qui suivent les Confessions dans l’exemplaire présenté, nous en recherchions une version ancienne, si possible originale, depuis longtemps. Les dix « Promenades » qui composent les Rêveries ont été écrites au jour le jour, sans ordre préétabli, au hasard des rencontres, des méditations, des souvenirs. De toutes les œuvres de Rousseau, c’est celle qui est la plus proche de nous, celle qui semble bien demeurer comme le véritable chef-d’œuvre de l’auteur.

On ne finirait pas d’énumérer les œuvres où l’influence du Rousseau des Rêveries fut déterminante. C’est elle qu’on retrouve chez son disciple le plus direct, Bernardin de Saint-Pierre ; c’est elle qui détermine (ainsi que les Souffrances du jeune Werther de Goethe) Chateaubriand à écrire René. Tous les poètes romantiques français subirent l’influence de Rousseau, depuis les Méditations poétiques de Lamartine aux Feuilles d’Automne de Victor Hugo.

Page de titre du tome Second

Première page des Rêveries d’un Promeneur Solitaire

Mais pour revenir à l’histoire éditoriale de ces deux textes, tout débute donc dès 1764, quand Marc-Michel Rey, l’éditeur attitré de Rousseau, basé à Amsterdam mais genevois comme lui, se voit proposer par l’auteur de publier l’ensemble de ses œuvres et d’y adjoindre en supplément une autobiographie. Rey avait rencontré l'écrivain à Genève en 1754, et dans les dix années qui suivirent, il avait publié la première édition de toutes les œuvres majeures de Rousseau, sauf l’Émile. La tache était ambitieuse et Rey hésita. Finalement, le projet d’une édition collective publiée par Rey ne vit pas le jour.

Pour autant Rousseau avait déjà rédigé quelques chapitres des Confessions et en lisait des extraits dans les cercles parisiens. Il arrêta lorsque la police, à la demande de Madame d'Épinay, l'en pria par crainte de voir dénigrer de trop nombreux ennemis. Ainsi pendant presque deux décennies les Confessions restèrent sous forme de manuscrit dont tout le monde parlait sans les avoir jamais lues.

Au lendemain de la mort de Jean-Jacques Rousseau, le 2 juillet 1778 à Ermenonville, le marquis de Girardin s'empressa de recueillir tous les manuscrits de son illustre ami, dans l'intention de les publier au profit de sa veuve. À la fin de juillet 1778, il se mettait en relation avec le Neuchâtelois Du Peyrou, détenteur d'une grande partie des manuscrits que Rousseau avait envoyés d'Angleterre, alors qu'il se croyait victime d'un complot. Le 4 octobre, Girardin adressait à Du Peyrou un état des manuscrits qu'il avait rassemblés. Dans un premier temps, pas plus Girardin que Du Peyrou ne mentionnèrent l'existence des Confessions dans les papiers dont ils avaient la garde. Girardin informa l’éditeur Jean-Michel Rey que le manuscrit était à l'étranger.

Nous connaissons aujourd’hui trois manuscrits des Confessions écrits de la main de l’auteur. Le plus ancien, conservé à Neuchâtel, fut rédigé entre 1764 et 1767. On y retrouve une version des livres I à IV, de même qu’un long texte introductif, connu sous le nom de « Préambule du manuscrit de Neuchâtel ». Cette préface, qui fut entièrement supprimée dans les manuscrits suivants, est précieuse en ce que l’auteur décrit les motifs de son entreprise. On ne sait pas exactement pourquoi il la supprima ensuite mais la plupart des éléments abordés dans le préambule du manuscrit de Neuchâtel sont repris à d’autres endroits du texte définitif. Le préambule définitif, beaucoup plus bref apparaît dans les deux autres manuscrits, celui de Paris et celui de Genève, rédigés par Rousseau simultanément de 1768 à 1771. Ce travail de copie, effectué par l’auteur lui-même en même temps que la rédaction des livres V à XII, est motivé par la crainte qu’avait Rousseau que ses ennemis, de peur d’être compromis par ses aveux, ne substituent ses papiers. Le manuscrit de Genève, réparti en deux cahiers selon la même division que le texte définitif – la Première partie comportant les livres I à V, la Deuxième, les livres VI à XII – est celui que Rousseau destinait à la publication. Il le remit, à cet effet, à son ami Paul Moultou, en mai 1778, avec pour instruction de ne le publier que longtemps après sa mort et celle des autres personnes mises en cause par son récit.

Les Rêveries, Dixième Promenade

Les exécuteurs testamentaires ne suivirent pas cette volonté et les six premiers livres des Confessions, jugés sans doute moins sulfureux que la suite, furent donc publiés à Genève, par la Société typographique, sans doute en Janvier ou Février 1782, quatre ans après la mort de l’auteur.

La réaction de Goethe fut enthousiaste. Il écrivit à Charlotte von Stein le 9 mai 1782 :

« Ma mère m’a envoyé la belle édition de Rousseau récemment publiée à Genève. Les Confessions y sont. Je n’en ai consulté que quelques pages, ce sont des étoiles scintillantes ! »

La manière dont il en parle laisse penser qu’il avait en main l’une des éditions collectives car les Confessions et les Rêveries figurent dans les tomes X (pour l'édition in-4), XIX et XX (pour l'édition in-8), XX et XXI (pour l'édition in-12) de la collection des Œuvres Complètes et les tomes VIII et IX des Œuvres Posthumes, toutes datées de Genève MDCCLXXXIII (1782).

En effet, la Société Typographique de Genève mis sous presse plusieurs éditions simultanément en 1782. Elle envisageait de publier une édition in-quarto illustrée pour les connaisseurs, une édition in-octavo non-illustrée pour un public plus large, tandis qu’une édition in-12 devait rester en réserve pour contre-attaquer les inévitables pirateries. L’édition in-quarto prit un peu de retard à cause de la livraison tardive des gravures et comme le public attendait impatiemment la parution des Confessions, La Société Typographique en fit une édition séparée, au format in-8, sans gravure. C’était aussi une façon de rentabiliser cette opération couteuse et d’avoir l’avantage sur les contrefaçons qui allaient nécessairement voir le jour.

Laquelle de toutes ces productions peut être qualifiée d’édition originale des Confessions ?

Tchermézine, 1927-1933. (Ex. BM de Rennes)

Le débat fut vif et la réponse longtemps incertaine mais il est aujourd’hui convenu de donner la priorité, selon toute vraisemblance, à l’édition séparée en deux tomes de format in-8 [2]. Elle porte comme titre Les Confessions de J.J Rousseau, suivies de Rêveries du Promeneur solitaire, avec l’indication Genève et la date de 1782 sur les titres, sans référence à un numéro de tome ou comme supplément d’une édition collective. Elle est imprimée en gros caractères (d’où son nom d’édition en gros caractère) ; le tome I se compose de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 471 pp. ch. ; le tome II de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 279 + 300 pp. ch. (pour les Rêveries) – toutes caractéristiques présentes dans l’exemplaire présenté dans l’illustration de cet article. [3]

Les livres VII à XII des Confessions ne seront publiés qu’en décembre 1789 mais au format in-4. Il n’existe donc pas d’édition originale séparée des 12 livres des Confessions de format identique. La première édition complète de l’ouvrage, dans laquelle sont rétablis les noms et les épisodes supprimés en se basant cette fois sur le Manuscrit de Paris, parut en 1798 et connut douze rééditions parisiennes avant 1824. Le manuscrit de Neuchâtel fut publié pour la première fois en 1909 par les Annales de la société Jean-Jacques Rousseau et se trouve aujourd’hui dans le tome premier des Œuvres complètes de Rousseau dans la Pléiade.

Une autre question demeure en suspens : existe-t-il plusieurs tirages ou des contrefaçons de l’édition en gros caractères ?

Avenir Tchémerzine pensait que l’édition originale était celle du supplément de l’édition collective, mais il avait un doute et a marqué sa proposition d’un point d’interrogation. La réédition de la Bibliographie des éditions originales et rares d'auteurs Français complétée avec les notes du libraire Lucien Scheler apporte quelques précisions. Il est mentionné que l’édition séparée se reconnait à ce que le fleuron sur les titres représente une urne, le bandeau gravé sur bois en tête du texte de chaque volume est un paysage et les culs de lampe sont soit des groupes de maisons, soit une sphère traversée d’une flèche. Et il est ajouté qu’une contrefaçon assez proche par sa collation de cette édition originale se reconnaîtra aisément à ce détail que le fleuron sur les titres au lieu d’être une urne est une rose. D’autre part, si la collation du tome I est identique à celle de l’originale, le texte du tome II compte 280 + 295 pp. ch. Au lieu de 279 + 300.

Cette affirmation a mis le doute dans l’esprit de quelques libraires sérieux comme Camille Sourget qui proposait à la vente un exemplaire tout à fait semblable au nôtre c’est-à-dire qui possède la collation de l’édition en gros caractère (2) ff.- 471 pp. (2)ff. 279 + 300 pp. mais dont le fleuron du tome 1 est une rose et le fleuron du tome 2 une urne.

Camille Sourget avançait donc l’hypothèse que « les deux volumes du présent exemplaire reliés à l’époque chez l’éditeur même nous amène à penser que cette contrefaçon pourrait être un second tirage de l’originale puisque le fleuron de titre du tome Ier est ici une rose tandis que le fleuron de titre du tome second est bien une urne. Nous avons donc le tome premier en second tirage ou contrefaçon et le tome second en premier tirage de cette fort rare édition originale de 1782 imprimée en gros caractères en deux tomes à Genève. »

Cette conclusion paraissait logique, pourtant tous les exemplaires qualifiés d’édition originale dite en gros caractères que nous avons pu consulter présentent cette même particularité d’une rose sur le tome premier et d’une urne sur le tome second, en ce compris l’exemplaire accessible en ligne sur Gallica. Nous n’avons pour l’instant rencontré aucun exemplaire avec une urne sur les deux tomes. Il faut donc conclure que ce n’est pas le fleuron qu’il convient de prendre en compte pour reconnaitre une contrefaçon mais le nombre de pages des tomes. Il parait peu vraisemblable que seule la contrefaçon (ou un second tirage) du tome premier ait subsisté.

Mais nous savons que les bibliophiles rêvent toujours d’atteindre l’inaccessible exemplaire, il ne reste donc plus qu’à localiser un tome premier des Confessions paru à Genève en 1782 avec une urne comme fleuron sur la page de titre….

Bonne Journée.

Textor



[1] P. P. Clément, Dictionnaire des Œuvres ; En Français dans le texte, 162. 

[2] Les travaux en lien avec les commentaires publiés dans la livraison de juin 1782 du Journal Helvétique montrent bien que cette édition séparée dite « en gros caractères » est bien la toute première. Cf F. Michaux  L'Édition originale de la première partie des "Confessions" de J.-J. Rousseau in Revue d'Histoire littéraire de la France, 35e Année, No. 2 (1928), pp. 250-253). Il donne Février 1782 pour la 2ème livraison des Œuvres Posthumes, Mars 1782 selon un prospectus accompagnant la 3ème livraison des Œuvres complètes et sans doute Janvier ou Février pour l‘édition séparée parue quasi- simultanément avec la 2ème livraison des Œuvres Posthumes.

[3] Voir les travaux de Bernard Gagnebin pour l’édition de la Pléiade. Voir aussi : Birn Raymond. Rousseau et ses éditeurs. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 40 N°1, Janvier-mars 1993. Comportements et sensibilités dans la France du XVIIIe siècle. pp. 120-136.