Affichage des articles dont le libellé est Illustrateurs. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Illustrateurs. Afficher tous les articles

mercredi 29 octobre 2025

Le Notitia Dignitatum de Gelenius (1552)

Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre. 

Page de titre de l'édition de Froben, 1552

Le titre complet est Notitia utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora, illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit les principaux postes et administrations des romains.

L’objectif était de déterminer des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses, etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum, duces, comites, etc.).

Les insignes des dignités

Le livre à l'image de l'empereur, symbole du pouvoir judiciaire

Nous savons que l’original remonte à la fin du IVème siècle ou tout début du Vème siècle pour l’empire d’Orient, marqué par la réconciliation entre Honorius et Arcadius, comme le rappelle le titre de notre exemplaire, puis l’ouvrage a pu être envoyé en occident, possiblement autour des années 420, pour être complété. Il s’agit d’une œuvre unique en deux parties.

C’est une source d’information importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent, notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure. Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.

Genelius a puisé dans un manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).

 Genelius a complété ce texte administratif par différentes œuvres sur des sujets connexes :

-         - La Description des provinces d'Illyrie, par Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces liminaires,

-         Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,

-     La topographie de Rome (Descriptio Urbis Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,

-         Une description de Constantinople, d’un auteur inconnu, sur le même principe de l’énumération,

-       Un traité des affaires militaires (De Rebus Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie sur la maitrise de la dépense publique…

-     Enfin, les deux dernières pages constituent la première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes : Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.

Les villes de l'Empire

Une baliste du De Rebus Bellici

Un bateau à roues

Dialogue entre l'Empereur Hadrien et le philosophe Epictète 

L’édition de 1552 de cet ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108 feuillets [1] contiennent une remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].

L’énumération des postes des dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.

Certaines gravures représentent des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS pour Conrad Schnitt [3] ; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach 1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit conservé aujourd'hui à Munich.



Gravure de Conrad Schnitt au monogramme CS. 

Détails des gravures qui sont d'une belle execution 

Conrad Schnitt (1495-1541) qui signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière) est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).

Mais c’est à travers les gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en 1544).

Les gravures présentées ici ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres, de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt ou de celle d’un assistant moins adroit.

Autre intérêt de ce livre qui n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex, avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de détails.

Les multiples représentations du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets) comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique. 

Exemple de reliures antiques sur codex et de rouleaux

Pour une raison difficile à comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon, j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?

Voilà un mystère de plus…

Bonne journée,

Textor



[1] Signés * 8, a-o 6, p 4, q-r 6

[2] La liste des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin, Weidmann, 1876.  La liste des versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/

[3] Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme s’applique à Christoph Schweytzer.

[4] Léon Gruel - Manuel historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert Engelmann-Lahure, 1887.


lundi 27 janvier 2025

Les dragons de la bibliothèque (1501)

Mise à jour le 04 Février 2025

En déambulant dans les galeries de la Bibliotheca Textoriana, il m’arrive de tomber, par je ne sais quel passage dérobé, sur la section où ont été rassemblés tous les livres portant une figure de dragon.

Reliure anglaise, Oxford vers 1519

Le dragon est l’animal fantastique qui a suscité la plus grande fascination à l’époque médiévale et les manuscrits sont ornés d’un bestiaire fantastique dans lequel le dragon tient une bonne place. Il n’est pas toujours qualifié de dragon qui vient du latin Draco, draconis, le serpent, il est aussi appelé Python, Gryphon ou Vuivre. 

Au moyen-âge, le dragon est partout dans les sagas et les épopées. Les premiers possesseurs des livres de ma bibliothèque croyaient à l’existence réelle des dragons et les apercevaient parfois dans les brumes des forêts d’Armorique ou sortant des lacs d’Ecosse.

Sa signification symbolique est très complexe et variable selon les lieux. Créature chtonienne, associée aux profondeurs de la terre, il maîtrise le feu qu’il crache, l’air où il prend son vol, et les étendues aquatiques qui lui servent de refuge. [1] Généralement considéré comme féroce, voire diabolique. Il se confond alors avec la bête de l’Apocalypse dans la tradition chrétienne. Il devient le symbole du mal absolu, le mal qu’il faut affronter.

 C’est le rôle du preux chevalier qui se donne pour mission de le combattre et qui délivre la ville qu’il terrorisait. Le dragon et le chevalier figure alors la lutte entre le bien et le mal, mais comme l’a remarqué le médiéviste Jacques le Goff, le dragon est l’un des monstres porteurs de la charge symbolique la plus complexe de l’histoire des cultures.

Le dragon n’a pas de forme bien définie, les artistes s’inspirent de la description de Pline et d’Isidore de Séville. Aux XVème et XVIème siècle, les codes graphiques se sont quelque peu standardisés. Le dragon se reconnait à son bec acéré crachant du feu, son corps de reptile dotées d’ailes semblables à celles des chauves-souris ou des ptérodactyles, ses griffes d’oiseau de proie et sa queue fourchue.  Enfin, c’est un des rares animaux de la Création à porter simultanément une peau recouverte d’écailles, de poils et de plumes.

En y prêtant attention, les imprimeurs et les relieurs sont nombreux à avoir choisi ce symbole pour leurs livres. Les dragons figurent dans les lettrines, dans les marques typographiques et même dans les motifs estampés des reliures.


Denys Roce, 1501

A titre d’exemple, chez l’imprimeur parisien Denis Roce, nous trouvons une série de lettrines dont chaque lettre est formée d’un dragon. Il a utilisé ces lettres dans différents opuscules de Philippe Béroalde publiés en 1501. Dans le Libellus De Optime Statu le dragon en forme de P majuscule dévore une chèvre. Dans le Declamatio philosophi medici & oratoris de excellentia disceptantium [2], deux dragons menaçants sont enlacés et paraissent se combattre violemment, figurant un M.  

Le matériel typographique de Denys Roce provient de l’imprimeur André Bocard de Lyon selon André Perrousseaux [3]. La Bibliothèque Virtuelle Humaniste de Tours a numérisé la serie entière de ces lettres aux dragons.

Comme cet imprimeur-libraire semble très attaché à l’emblème du dragon, nous le retrouvons dans sa marque typographique, où deux dragons encadrent son blason.

Marque de Denys Roce, 1505

cité par Dryocolaptès dans le commentaire sous cet article 
(Bibliotheca Textoriana)

D’autres imprimeurs s’en sont inspirés comme François Behem, imprimeur de Mayence et Sébastien Gryphe. Sa marque parlante présente à la fin de la plupart des livres diffusés par cet imprimeur lyonnais est sans doute la plus connue des représentations du dragon.

Marque de Gryphe

Reliure parisienne vers 1517

Du côté des reliures, même profusion de dragons dans les roulettes des encadrements à froid. Plusieurs encadrements de reliures estampées de ma bibliothèque reprennent cette symbolique du dragon, que ce soit dans une reliure parisienne protégeant une autre édition de Philippe Beroalde (François Regnault, 1517) ou une reliure anglaise fabriquée en 1519, vraisemblablement à Oxford, sur un Horace ayant appartenu au célèbre Thomas Percy.

Ce que je n’ai pas réussi à élucider ce sont les raisons de cette profusion de représentations. En quoi le dragon symbole du mal pouvait-il servir la cause du livre dans lequel il figurait ? Dryocolaptès va peut-être pouvoir nous éclairer....

Bonne Journée,

Textor

__________________

[1] Corinne Pierreville. Le dragon dans la littérature et les arts médiévaux. Le dragon dans la littérature  et les arts médiévaux [Séminaire des médiévistes du CIHAM], Histoire, Archéologie, Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux (CIHAM UMR 5648), Mar 2011, Lyon, France

[2] Denys Roce est connu surtout comme libraire mais il fait mentionner dans le colophon des opuscules de Beroalde qu’il en est l’imprimeur.

[3] Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. T.1 Fig. 271.

mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon

jeudi 4 mars 2021

Les monnaies de Savoie au temps du duc Charles II. (1544)

Les princes de Savoie ont toujours revendiqué le droit de battre monnaie, au moins depuis le temps d’Oddon de Maurienne, c’est-à-dire au XIème siècle, et ils se réservaient expressément ce droit régalien dans les actes de donation de terres ou de fiefs qu’ils pouvaient faire à leur famille. Parallèlement, les évêques de Maurienne reçurent ce droit de l’empereur Conrad. Des ateliers monétaires ont donc existé très tôt à St Jean de Maurienne, Moutiers, ou Aiguebelle puis ils se développèrent beaucoup aux siècles suivants.

En fonction de la santé économique du moment et des vicissitudes liées aux guerres incessantes, la monnaie voit son cours varier et oblige le Prince à jouer avec le titre. Celles qui sont émises en dessous du titre se voit rapidement décriées et refusées par la population et une ordonnance vient alors imposer un cours forcé, correspondant à son nominal, puis elle est remplacée par une autre monnaie de meilleur aloi. Une monnaie chasse l’autre et la circulation monétaire est rendue complexe par la coexistence de ces multiples unités à laquelle s’ajoute un système de monnaies de compte.


Pièce d'argent aux effigies de Philibert et Yolande de Savoie.

Les monnaies réelles sont celles données en paiement, type denier et oboles. Ces monnaies en argent sont frappées par chaque seigneur local ou ville franche disposant d’un atelier. Leur sphère de circulation ne dépasse pas les territoires du seigneur et ses environs immédiats. Parmi ces monnaies, certaines prennent valeur internationale, comme le florin. Leur qualité et leur stabilité sont telles qu’elles circulent bien au-delà de leur lieu d’émission. Ces monnaies sont moins des monnaies de prince que des monnaies de marchands. Peu de seigneurs acceptent d’ailleurs la circulation de ces lointaines espèces sur leur territoire. De nombreuses ordonnances rappellent régulièrement qu’elles ne peuvent être prises en paiement et qu’elles doivent être échangées contre des espèces locales, à un cours décidé par le souverain. A côté de ces monnaies réelles, déjà fort nombreuses, coexistent plusieurs monnaies de compte exprimées en livres, sous et deniers. Ces monnaies de compte servent à fixer les prix des marchandises, à tenir des comptes. Elles ne sont pas les mêmes d’une région à l’autre….

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys

Un édit postérieur, (de 1576, sous Charles-Emmanuel), portant prohibition et defenses de sortir monnaie hors du Pays de Savoye ! 

A l’époque du Duc Charles II, les marchands et les changeurs utilisaient donc un manuel pour les aider à s’y retrouver dans les multiples monnaies frappées localement. Ce genre d’ouvrage devait être fort courant mais comme ils étaient manipulés quotidiennement, ils n’ont pas toujours survécu [1].

Celui présenté ici est un recueil flamand composé de 5 opuscules avec pages de titre séparées, tous imprimés à Gand en 1544 par Josse  Lambrecht qui se qualifiait lui-même de « tailleur de lettres » (lettersteker). [2] Exerçant à Gand, il est considéré comme le meilleur imprimeur de son temps, promoteur de la lettre romane. Pour autant cet ensemble de recueils destiné aux marchands et changeurs est en lettres gothiques, plus facile à lire pour les gens de l’époque. « De tous les imprimeurs qui ont exercé leur profession à Gand, il n'en est pas de plus remarquable ni de plus digne d'attention. » (Bibliographie Gantoise). Sa devise était : « Cessent solita dum meliora, Satis quercus. » autrement dit, abandonnons la routine, lorsqu'une route nouvelle nous est ouverte.

 

Page de titre d'un des opuscules du Tarif des Marchands.

Une page du Tarif des Marchands.

Un modeste ouvrage relié d'un velin de récupération.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans les quelques 1200 empreintes de pièces, témoignage précieux de la circulation fiduciaire en Europe au début du XVIème siècle. Au-delà de l’intérêt numismatique de ces pages, qui n’est pas ma spécialité, ces représentations de monnaies, gravées avec finesse, donnent une image des forces économiques en présence, à un instant t, en l’occurrence le premier quart du XVIème siècle. Ainsi pour la Savoie, nous trouvons reproduit une douzaine de pièces frappées pour les ducs, ainsi que celles frappées à Genève, à Saluces et dans le marquisat de Montferrat, sans doute les monnaies que les marchands avaient le plus de chance de rencontrer aux Pays-bas et dans le nord de l’Europe.

 



Les monnaies de Savoie, de Montferrat et de Saluces.

Les monnaies représentées sont à la marque de Philibert II, huitième Duc, et de Charles II. La première dans l’ordre chronologique est une grande pièce d'argent. Le buste du Prince, tourné à droite, occupe le champ, et au revers est le buste de son épouse Yolande, tournée à gauche. L'exécution des têtes est suffisamment bonne pour qu’il puisse s’agir de portraits. La croix du commencement des légendes y est remplacée en revers par un écu de Savoie. Cette pièce fut frappée en 1497, à l’occasion du mariage de Philibert avec une princesse âgée alors de 9 ans.

Si son père, Philippe II, est représenté à cheval, armé de toutes pièces, Philibert est plus fréquemment représenté en buste. Le P, initiale de son nom, figure dans le champ du revers de ses monnaies de billon et sur quelques-unes est placé le chiffre romain VIII, ou le mot Octavus, première indication du rang qu'il a occupé dans la série des ducs de Savoie. In Te Domine Confido est la seule légende qu'il ait employée ; elle a été conservée par sept de ses successeurs, et a subsisté plus d'un siècle et demi sur les monnaies des Princes. La lettre initiale de l'atelier de frappe et celle du nom du maître qui y a battu commencent à être placées sur quelques pièces. Par exemple, les initiales CF en fin de légende de l'avers nous indiquent que le monnayeur était François Savoie de l'atelier monétaire de Chambéry.

Un Parpaïolle de 1497.

Quelques unes des nombreuses émissions de Charles II.

Philibert ne régna que jusqu’en 1503 et fut remplacé par Charles, second du nom, lequel exerça le pouvoir pendant plus de 48 ans, dans une période troublée au cours de laquelle la Savoie perdit une grande partie de ses territoires, notamment le Genevois.  Cette instabilité politique s’accompagna d’une instabilité économique et la dépréciation de la monnaie conduit à frapper de nouvelles valeurs d’où une abondance de types de pièces qui font aujourd’hui la joie des numismates.


Un cornabot de Savoie. 

Une pièce émise par le Marquisat de Montferrat.


Charles II a apporté une grande variété dans les formules, les dessins et la valeur de ses monnaies, qui sont bien inférieures en qualité à celles de ses prédécesseurs. Ses légendes sont assez variées : Sanctvs Mavricivs Dvx Thoer, sur des pièces de 5 gros de 1526 et des tallards de 1553.  In Te Domine Confido - Lavs Tibi Domine, sur de nombreuses pièces de métaux différents, à diverses époques de son règne, et Nihil Deest Timentibvs Devm, légende qui lui est restée personnelle, sur des parpaïoles de 1519. Il a également étendu et varié ses formules : Princeps marchio in Italia ou Sacri Romani Imp princeps vicar perpet.[3]

Avec Charles II, les dates d'émission paraissent pour la première fois sur les monnaies. Nous retrouvons sur quelques-unes les dates de 1546,1552,1553. Sur des pièces de billon de 24 au ducat, de l'ordonnance de 1535, le champ des deux faces de la pièce est occupé par une croix formée d'un côté des cinq écussons suivants : Savoie au centre, Empire, Suse, Chablais, Aoste, formant les bras accostés des lettres de la devise FERT. La croix du revers est formée de quatre fleurons ornés, avec, au centre, une marguerite. Sur trois de ses monnaies d'or et d'argent, l'écu de Savoie a pour tenants deux lions, disposition qui ne reparaît que sous Charles-Emmanuel II. Il a également fait figurer sur des gros de Piémont l'écu de Savoie accosté d'un lion rampant, premières armes des cadets de Savoie, qui apparaît sur les sceaux de Thomas II, de Pierre, d'Aymon, seigneur de Chillon, et d'Amédée V, alors qu'il n'avait aucune espérance d'arriver au trône. On voit l'écu de Savoie placé au milieu d'une croix de saint Maurice sur un quart de gros de 1541 ; le cheval fit son apparition sur des pièces dites cavalots, frappés suite de l'ordonnance de 1551, que notre livre ne représente pas puisqu’il fut imprimé en 1544.



L’ouvrage de Lambrecht se termine par une série de tables de conversion fort utiles pour s’y retrouver. A vos calculettes !

Bonne Journée

Textor



[1] "Les diverses parties de cette publication, à l'usage des négociants se trouvent si rarement réunies que je n'en ai pas rencontré un seul exemplaire complet, c-à-d. qui renfermât les cinq recueils que nous venons de décrire. Du reste, primitivement on les vendait à part" (Bibliothèque Gantoise)

[2] Collation des 5 opuscules : In-8 de 170 ff se décomposant comme suit :

a) Opuscule en 46 ff intitulé De valuwacge vanden gauden, avec nombreuses empreintes de monnaies. Au titre la marque n°3  Les 6 premiers feuillets, après le titre, contiennent le calendrier, les nombres d'or, les fêtes mobiles, etc., et le suivant une curieuse figure anatomique. b) D'onghevaluweirde gauden ende zelverê munte… Sign. Aiiij.-Hiiij., (64 ff). Au titre la marque n°3 el le privil. pour quatre ans. Sans adresse. c) De droghe/ natte/ ende langhe maten….Ghedruckt te Ghend leghenover tstadhuus by Joos Lambrecht Lettersteker. Jnt iaer / M. D. XLIIII. Sign. Aij.-Dv., 34 ff., goth. Au titre la marque n° 3. d) Een guldê Register …. by Joos Lambrecht Lettersteker, int Jaer ons Heeren  M. D. Xliiij. , Sign. E-H4., 32 ff., goth.à 2 col. e) Hier volghen de Jaermaertten, Sign. j-ij, 4 ff., goth., à 2 col.; sans date.

[3] Voir Le Monnayage en Savoie sous les Princes de cette maison par André Perrin, in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, T13, 1872 et le Catalogue du médaillier de Savoie, Mémoires et Documents ... / par André Perrin, Chambéry, Bottero 1883.

Monnaie de Savoie.