Affichage des articles dont le libellé est Illustrateurs. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Illustrateurs. Afficher tous les articles

mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon

jeudi 4 mars 2021

Les monnaies de Savoie au temps du duc Charles II. (1544)

Les princes de Savoie ont toujours revendiqué le droit de battre monnaie, au moins depuis le temps d’Oddon de Maurienne, c’est-à-dire au XIème siècle, et ils se réservaient expressément ce droit régalien dans les actes de donation de terres ou de fiefs qu’ils pouvaient faire à leur famille. Parallèlement, les évêques de Maurienne reçurent ce droit de l’empereur Conrad. Des ateliers monétaires ont donc existé très tôt à St Jean de Maurienne, Moutiers, ou Aiguebelle puis ils se développèrent beaucoup aux siècles suivants.

En fonction de la santé économique du moment et des vicissitudes liées aux guerres incessantes, la monnaie voit son cours varier et oblige le Prince à jouer avec le titre. Celles qui sont émises en dessous du titre se voit rapidement décriées et refusées par la population et une ordonnance vient alors imposer un cours forcé, correspondant à son nominal, puis elle est remplacée par une autre monnaie de meilleur aloi. Une monnaie chasse l’autre et la circulation monétaire est rendue complexe par la coexistence de ces multiples unités à laquelle s’ajoute un système de monnaies de compte.


Pièce d'argent aux effigies de Philibert et Yolande de Savoie.

Les monnaies réelles sont celles données en paiement, type denier et oboles. Ces monnaies en argent sont frappées par chaque seigneur local ou ville franche disposant d’un atelier. Leur sphère de circulation ne dépasse pas les territoires du seigneur et ses environs immédiats. Parmi ces monnaies, certaines prennent valeur internationale, comme le florin. Leur qualité et leur stabilité sont telles qu’elles circulent bien au-delà de leur lieu d’émission. Ces monnaies sont moins des monnaies de prince que des monnaies de marchands. Peu de seigneurs acceptent d’ailleurs la circulation de ces lointaines espèces sur leur territoire. De nombreuses ordonnances rappellent régulièrement qu’elles ne peuvent être prises en paiement et qu’elles doivent être échangées contre des espèces locales, à un cours décidé par le souverain. A côté de ces monnaies réelles, déjà fort nombreuses, coexistent plusieurs monnaies de compte exprimées en livres, sous et deniers. Ces monnaies de compte servent à fixer les prix des marchandises, à tenir des comptes. Elles ne sont pas les mêmes d’une région à l’autre….

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys

Un édit postérieur, (de 1576, sous Charles-Emmanuel), portant prohibition et defenses de sortir monnaie hors du Pays de Savoye ! 

A l’époque du Duc Charles II, les marchands et les changeurs utilisaient donc un manuel pour les aider à s’y retrouver dans les multiples monnaies frappées localement. Ce genre d’ouvrage devait être fort courant mais comme ils étaient manipulés quotidiennement, ils n’ont pas toujours survécu [1].

Celui présenté ici est un recueil flamand composé de 5 opuscules avec pages de titre séparées, tous imprimés à Gand en 1544 par Josse  Lambrecht qui se qualifiait lui-même de « tailleur de lettres » (lettersteker). [2] Exerçant à Gand, il est considéré comme le meilleur imprimeur de son temps, promoteur de la lettre romane. Pour autant cet ensemble de recueils destiné aux marchands et changeurs est en lettres gothiques, plus facile à lire pour les gens de l’époque. « De tous les imprimeurs qui ont exercé leur profession à Gand, il n'en est pas de plus remarquable ni de plus digne d'attention. » (Bibliographie Gantoise). Sa devise était : « Cessent solita dum meliora, Satis quercus. » autrement dit, abandonnons la routine, lorsqu'une route nouvelle nous est ouverte.

 

Page de titre d'un des opuscules du Tarif des Marchands.

Une page du Tarif des Marchands.

Un modeste ouvrage relié d'un velin de récupération.

L’intérêt de cet ouvrage réside dans les quelques 1200 empreintes de pièces, témoignage précieux de la circulation fiduciaire en Europe au début du XVIème siècle. Au-delà de l’intérêt numismatique de ces pages, qui n’est pas ma spécialité, ces représentations de monnaies, gravées avec finesse, donnent une image des forces économiques en présence, à un instant t, en l’occurrence le premier quart du XVIème siècle. Ainsi pour la Savoie, nous trouvons reproduit une douzaine de pièces frappées pour les ducs, ainsi que celles frappées à Genève, à Saluces et dans le marquisat de Montferrat, sans doute les monnaies que les marchands avaient le plus de chance de rencontrer aux Pays-bas et dans le nord de l’Europe.

 



Les monnaies de Savoie, de Montferrat et de Saluces.

Les monnaies représentées sont à la marque de Philibert II, huitième Duc, et de Charles II. La première dans l’ordre chronologique est une grande pièce d'argent. Le buste du Prince, tourné à droite, occupe le champ, et au revers est le buste de son épouse Yolande, tournée à gauche. L'exécution des têtes est suffisamment bonne pour qu’il puisse s’agir de portraits. La croix du commencement des légendes y est remplacée en revers par un écu de Savoie. Cette pièce fut frappée en 1497, à l’occasion du mariage de Philibert avec une princesse âgée alors de 9 ans.

Si son père, Philippe II, est représenté à cheval, armé de toutes pièces, Philibert est plus fréquemment représenté en buste. Le P, initiale de son nom, figure dans le champ du revers de ses monnaies de billon et sur quelques-unes est placé le chiffre romain VIII, ou le mot Octavus, première indication du rang qu'il a occupé dans la série des ducs de Savoie. In Te Domine Confido est la seule légende qu'il ait employée ; elle a été conservée par sept de ses successeurs, et a subsisté plus d'un siècle et demi sur les monnaies des Princes. La lettre initiale de l'atelier de frappe et celle du nom du maître qui y a battu commencent à être placées sur quelques pièces. Par exemple, les initiales CF en fin de légende de l'avers nous indiquent que le monnayeur était François Savoie de l'atelier monétaire de Chambéry.

Un Parpaïolle de 1497.

Quelques unes des nombreuses émissions de Charles II.

Philibert ne régna que jusqu’en 1503 et fut remplacé par Charles, second du nom, lequel exerça le pouvoir pendant plus de 48 ans, dans une période troublée au cours de laquelle la Savoie perdit une grande partie de ses territoires, notamment le Genevois.  Cette instabilité politique s’accompagna d’une instabilité économique et la dépréciation de la monnaie conduit à frapper de nouvelles valeurs d’où une abondance de types de pièces qui font aujourd’hui la joie des numismates.


Un cornabot de Savoie. 

Une pièce émise par le Marquisat de Montferrat.


Charles II a apporté une grande variété dans les formules, les dessins et la valeur de ses monnaies, qui sont bien inférieures en qualité à celles de ses prédécesseurs. Ses légendes sont assez variées : Sanctvs Mavricivs Dvx Thoer, sur des pièces de 5 gros de 1526 et des tallards de 1553.  In Te Domine Confido - Lavs Tibi Domine, sur de nombreuses pièces de métaux différents, à diverses époques de son règne, et Nihil Deest Timentibvs Devm, légende qui lui est restée personnelle, sur des parpaïoles de 1519. Il a également étendu et varié ses formules : Princeps marchio in Italia ou Sacri Romani Imp princeps vicar perpet.[3]

Avec Charles II, les dates d'émission paraissent pour la première fois sur les monnaies. Nous retrouvons sur quelques-unes les dates de 1546,1552,1553. Sur des pièces de billon de 24 au ducat, de l'ordonnance de 1535, le champ des deux faces de la pièce est occupé par une croix formée d'un côté des cinq écussons suivants : Savoie au centre, Empire, Suse, Chablais, Aoste, formant les bras accostés des lettres de la devise FERT. La croix du revers est formée de quatre fleurons ornés, avec, au centre, une marguerite. Sur trois de ses monnaies d'or et d'argent, l'écu de Savoie a pour tenants deux lions, disposition qui ne reparaît que sous Charles-Emmanuel II. Il a également fait figurer sur des gros de Piémont l'écu de Savoie accosté d'un lion rampant, premières armes des cadets de Savoie, qui apparaît sur les sceaux de Thomas II, de Pierre, d'Aymon, seigneur de Chillon, et d'Amédée V, alors qu'il n'avait aucune espérance d'arriver au trône. On voit l'écu de Savoie placé au milieu d'une croix de saint Maurice sur un quart de gros de 1541 ; le cheval fit son apparition sur des pièces dites cavalots, frappés suite de l'ordonnance de 1551, que notre livre ne représente pas puisqu’il fut imprimé en 1544.



L’ouvrage de Lambrecht se termine par une série de tables de conversion fort utiles pour s’y retrouver. A vos calculettes !

Bonne Journée

Textor



[1] "Les diverses parties de cette publication, à l'usage des négociants se trouvent si rarement réunies que je n'en ai pas rencontré un seul exemplaire complet, c-à-d. qui renfermât les cinq recueils que nous venons de décrire. Du reste, primitivement on les vendait à part" (Bibliothèque Gantoise)

[2] Collation des 5 opuscules : In-8 de 170 ff se décomposant comme suit :

a) Opuscule en 46 ff intitulé De valuwacge vanden gauden, avec nombreuses empreintes de monnaies. Au titre la marque n°3  Les 6 premiers feuillets, après le titre, contiennent le calendrier, les nombres d'or, les fêtes mobiles, etc., et le suivant une curieuse figure anatomique. b) D'onghevaluweirde gauden ende zelverê munte… Sign. Aiiij.-Hiiij., (64 ff). Au titre la marque n°3 el le privil. pour quatre ans. Sans adresse. c) De droghe/ natte/ ende langhe maten….Ghedruckt te Ghend leghenover tstadhuus by Joos Lambrecht Lettersteker. Jnt iaer / M. D. XLIIII. Sign. Aij.-Dv., 34 ff., goth. Au titre la marque n° 3. d) Een guldê Register …. by Joos Lambrecht Lettersteker, int Jaer ons Heeren  M. D. Xliiij. , Sign. E-H4., 32 ff., goth.à 2 col. e) Hier volghen de Jaermaertten, Sign. j-ij, 4 ff., goth., à 2 col.; sans date.

[3] Voir Le Monnayage en Savoie sous les Princes de cette maison par André Perrin, in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, T13, 1872 et le Catalogue du médaillier de Savoie, Mémoires et Documents ... / par André Perrin, Chambéry, Bottero 1883.

Monnaie de Savoie.

jeudi 31 décembre 2020

Les lettrines ornées d’un antiphonaire du XVème siècle.

Je propose de terminer l’année en musique, non pas pour fêter celle qui s’achève mais pour espérer que la prochaine soit moins terrible.  Alors j’ai choisi un cantique de circonstance, le psaume 17, Circum Dederunt.



Les pages de cet antiphonaire étonnent par la décoration de leurs lettrines ornées.

Ponctuer les entames de phrases ou de paragraphes d’une initiale plus grande que le corps du texte correspond à un besoin pratique que l’antiquité romaine semble avoir ignoré. Cette lettre est un repère et un guide pour le lecteur ; c’est une articulation du texte. Avant le Moyen-Age, les textes de l’Antiquité étaient rédigés sans séparation entre les mots et sans ornement particulier des initiales, il fallait toute la dextérité du lecteur pour déchiffrer le texte, mais sans doute était-il habitué à ce bloc compact.

Les premiers exemples de lettres ornées remontent au VIe siècle, mais c'est à partir du Xe que l'ornementation des manuscrits devient une pratique courante chez les copistes. A l’aspect pratique s’ajoute alors une dimension décorative qui parait ne correspondre à aucune codification. Chaque scriptorium, et dans celui-ci chaque enlumineur, propose ses propres créations. À l'extraordinaire liberté de l'époque romane succède, à partir du XIIIe siècle, une certaine standardisation imposée par la demande croissante de fabrication de manuscrits. Les formes et les couleurs sont plus sobres et les motifs fantaisistes, les animaux fantastiques ou les figures grotesques tendent à se raréfier [1].

Les pages ici présentées sont plus tardives, possiblement du XIVème ou XVème siècle mais cela n’a pas empêché le copiste de laisser quelques messages humoristiques au fil des lettrines. Sans doute que les moines de l’abbaye qui ont utilisé cet antiphonaire comprenaient bien mieux que nous le sens de ces petits croquis et les éventuelles allusions cachées qu’ils contiennent.

Une haste figurative.

La page débute par un grand C rouge filigrané. La lettre filigranée est une invention du XIIe s. Elle consiste en une initiale de couleur entourée de motifs filiformes exécutés sans pleins ni déliés. Cette lettre serait assez commune s’il n’y avait pas au bout d’une haste contournée en accroche-cœur une petite tête de profil, à la manière des grotesques du Pont-Neuf, qu’on dénomme drôlerie.

Nous lisons dans les meilleurs ouvrages sur les lettres ornées que l’image nous renseigne sur la lecture du texte auquel il sert d’explication et d’illustration. Ici, je n’aurais pas nécessairement pensé à dessiner une drôlerie pour introduire une phrase qui dit « Circum dederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me et in tribulatione mea invocavi Dominum » (Les gémissements de la mort m’étreignaient, les douleurs de l’enfer m’étreignaient, et dans mon épreuve j’ai invoqué le Seigneur.) mais bon [2]


Lettrine L à décor de chanteurs

Suivent des lettrines qui entrent dans la catégorie des lettres historiées qui, comme leur nom l’indique, nous racontent une histoire. Il reste à interpréter le sens du dessin, chose plus ou moins facile selon les motifs. Ainsi ces deux personnages qui encadrent une lettre L chantent à tue-tête, toute langue dehors. Ils sont coiffés d’un couvre-chef dont nous ne voyons pas le sommet mais qui est ouvragé à sa base. Il semble que ce soit une sorte de mitre ou de tiare. L’intérieur de la lettre elle-même fait penser aux fanons qui ornent les mitres.

La mitre est une coiffe liturgique, distinctive des hauts prélats de l'Église catholique romaine ayant charge pastorale, c'est-à-dire les évêques et les abbés, mais il n’existe pas de distinction de forme entre les mitres des abbés et celles des évêques. La mitre apparaît en Occident au cours du XIIème siècle, elle est portée durant les cérémonies. Toujours formée de deux cônes avec fanons, plus ou moins ouvragés selon les époques et les périodes liturgiques. La mitre simple était portée le Vendredi saint et pour les offices des défunts.

Sans doute ces visages représentent des dignitaires de l’Eglise qui ne devaient pas souvent s’égosiller de la sorte, ce qui confère à la scène un aspect humoristique. La tête de la partie gauche, aux traits précis, fait penser au portrait d’un personnage réel. L’usage était davantage de styliser les visages et non de chercher une ressemblance mais ce profil ainsi qu’un ou deux autres sur ces pages est tellement réaliste et différent de son vis-à-vis qu’il fait penser à un portrait.

 

La lettrine Q au moine bénissant

Quelques lignes plus loin, enfermé dans une lettre Q, un homme tonsuré et en habit de moine fait le signe de la bénédiction. Il porte une petite barbe du genre collier. Je ne sais trop quoi penser de ce moine barbu. S’agit-il d’un autre trait d’humour ?

L’église préconisait que les clercs soient glabres [3]. A l'exception des ermites, moines et prêtres doivent sacrifier leur barbe et porter tonsure en signe de renoncement au monde et d'humilité. Cette législation canonique a cependant été débattue au sein même de l'Église catholique. Au XVIe siècle, les protestants désignèrent les membres du clergé catholique sous le nom de « rasés », signe d'une soumission au pape, mais aussi d'une contre-nature : l'homme est barbu et marié, tandis que le clerc catholique est glabre et chaste. Le fait est que l’iconographie du XVème siècle ne présente pas de moine barbu. Mais vous pouvez peut-être m’apporter la preuve contraire.

Entourant ce moine, deux profils de personnages plus stylisés, coiffés de chapeau de feutre à rabats comme en portait Louis XI. Qui se fait bénir ? Le lecteur ou ces deux personnages? Les commanditaires du livre, peut-être. 

La lettrine aux poissons.

Une autre lettre, un S,  représente un personnage, également coiffé d’un chapeau à rabats, qui semble absorbé dans la contemplation d’un beau poisson. Le côté opposé de la lettrine est entièrement occupé par un autre poisson. Qu’elle est donc la signification de ce dessin ? Certes, le poisson est omniprésent dans la symbolique des premiers chrétiens, et les évangiles traitent de la pêche miraculeuse, mais il semble que la présente représentation soit plus anecdotique.   L’abbaye possédait-elle une pêcherie ?

La lettrine à la belle captive.

Mais de toutes les lettres figurées sur ces pages, c’est la dernière qui est la plus étonnante et la moins facile à interpréter. C’est aussi la plus volumineuse car elle regroupe 4 personnages dont une femme. Celle-ci parait jeune, elle porte de beaux cheveux longs, la taille est fine et la gorge décolletée. Sa robe est richement brodée et sa ceinture décorée de motifs circulaires, peut-être des cabochons. Elle est un peu en retrait, comme enfermée dans la lettrine. Est-ce une sainte ou une tentation du diable ? J’hésite.

Autour d’elle, deux personnages. A droite, un seigneur à l’air hautain, richement habillé, chapeau à rabats et vêtements décorés, à gauche un prélat, le bras tendu. Et au-dessus de la damoiselle un horrible personnage à la figure rouge, habillé d’une tunique simple, lassée à l’avant, tête nue. Un paysan peut-être, ou une représentation du Diable.

Le diable ?

Quelle est la scène représentée ? Difficile à dire. Est-ce une simple juxtaposition de figurines décoratives sans signification ou bien la représentation d’un évènement et de personnes ayant réellement existés. Un mari trompé, une femme séduite par le prélat ? Je vous laisse avancer les hypothèses. Pour vous aider, je vous donne le texte du psaume que cette lettre  Q entame : "Quoniam non in finem oblivio erit pauperis patientia pauperum non peribit in aeternum exsurge domine non praevaleat homo".

La répétition inlassable des psaumes copiés dans le scriptorium était une tache plutôt pénible et ce moine-copiste aurait sans doute préféré peindre une chapelle de l’abbatiale. C’est sa façon à lui de sortir de l’anonymat et de laisser une trace de son passage, comme cet autre moine qui écrivit dans la marge d’un livre :

« Saint Patrick d'Armagh, délivre-moi de l'écriture. L'écriture est une corvée excessive. Elle vous fait courber le dos, elle obscurcit la vue, elle vous tord le ventre et les côtés. Encre fluide, mauvais vélin, texte difficile ; Dieu merci, il fera bientôt nuit. C'est triste ! Ô petit livre ! Un jour viendra où, en vérité, quelqu'un sur votre page dira : la main qui l'a écrite n'est plus. Maintenant, j'ai tout écrit : pour l'amour du Christ, donnez-moi à boire". [4]

Bonne Année 2021 !

Textor



[1] Voir BNF, L'image dans les manuscrits par Danièle Thibault et Cécile Cayol in L’aventure dans les écritures. http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/page/textes_images/01.htm. Ainsi que l'article d'Erik Kwakkel consacré aux "grumpy faces" sur son site Erik Kwakkel • Grumpy faces In medieval times

[2] Les psaumes de ces deux pages suivent l’ordre suivant : Ecce virgo, Circum dederunt me, Diligam te domine, Adjutor in, Quoniam non in.

[3] Marie-France Auzépy « Tonsure des clercs, barbe des moines et barbe du Christ » in Histoire du poil (2017), pages 81 à 103

[4]St. Patrick of Armagh, deliver me from writing. Writing is excessive drudgery. It crooks your back, it dims your sight, it twists your stomach and your sides. Thin ink, bad vellum, difficult text ; Thank God, it will soon be dark. This is sad ! O little book ! A day will come in truth when someone over your page will say, the hand that wrote it is no more. Now I’ve written the whole thing: for Christ’s sake give me a drink." (Michael Camille, in Images of the Edge : The Margins of Medieval Arts. London, Reaktion Books, 1992)


mardi 8 décembre 2020

Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires. (1520-1590)

En cette seconde moitié du 16ème siècle, Lyon est la capitale de l’imprimerie. Les imprimeurs Guillaume Rouille, Jean de Tournes, Guillaume Gazeau, Macé Bonhomme, Balthasar Arnoullet ou Barthélémy Honorat et beaucoup d’autres vont faire briller la vie intellectuelle de cette ville enrichie par le commerce et les foires instituées au siècle précédent. Et la mode est aux livres à gravures pour lesquelles les plus grands artisans sont recherchés. Le plus connu est Bernard Salomon dit le Petit Bernard mais il y eut aussi Pierre Woeiriot, le Maitre à la Capeline, George Reverdy, Georges Mathieu, Otton Vendegrin, etc …

Arrêtons-nous sur un « tailleur d’histoires » bien représenté dans ma bibliothèque : Pierre Eskrich. Sa production, bien qu’abondante, est longtemps restée dans l’ombre avant que Natalis Rondot ne lui consacre une monographie au début du 20ème siècle [1]. Il faut dire que cet illustrateur avait tout fait pour brouiller les pistes. Il ne signait que rarement ses œuvres et, quand il le faisait, il utilisait plusieurs pseudonymes différents qui fit croire que les initiales PV pour Pierre Vase ou le nom Cruche correspondait à des graveurs différents. Pourtant sa manière est assez facile à identifier.

Pierre Ekrich, un maitre dans l'art de dessiner les oiseaux. Lettre P à la mésange huppée.

Brodeur, architecte de décors pour les entrées royales, peintre, dessinateur et graveur, cet artiste reste aujourd’hui essentiellement connu pour les illustrations de livres qu’il a produit entre les années 1548 et 1580 pour les imprimeurs de Lyon et de Genève, villes où il résida alternativement.

Pierre Eskrich est né à Paris, vers 1520, d'une famille allemande de Fribourg-en-Brisgau. Son père Jacob Eskrich est graveur sur métal et lui enseigna sa technique avant de le placer en apprentissage dans l’atelier de Pierre Vallet, brodeur du duc de Nevers, un des maîtres brodeurs les plus en vue de la capitale. La forme primitive du nom est Kruche ou Kriche qui voulait dire cruche. Son fils, sans doute dans un souci d’intégration, a cherché à franciser son nom en Vase ou Cruche. Il employa l’une ou l’autre de ces signatures et parfois les trois.

Il parvient à gagner, vers 1543, le statut fort honorable de maitre brodeur et fréquente les milieux artistiques parisiens de l’entourage de Clément Marot. Il tenait à son titre de brodeur qui était apparemment plus valorisé dans la hiérarchie sociale de l’époque que celui de simple graveur d’images. A vrai dire, nous n'avons guère d'information sur ce qu'il a produit durant sa période parisienne, peut-être des vers qu'il reste à retrouver. Son ami Robinet de Luc [2], également brodeur mais aussi poète à ses heures, lui consacre un poème : « Cruche tu n’es, mais ung beau vase anticque / Vase excellent, vase fort auctenticque ». Nous  savons  aussi qu’il était en relation avec le peintre et sculpteur Jean Cousin qui l'aida à sortir de la prison du Châtelet en payant ses dettes.[3]

Il arrive à Lyon en 1548, probablement appelé par Guillaume Rouille qu’il avait pu connaitre à Paris et qui venait de s’installer dans la capitale des Gaules. Il collaborera souvent avec cet imprimeur et sera son illustrateur attitré comme Bernard Salomon avait été celui de Jean de Tournes. Sa première production lyonnaise est l’édition en français des Heures à l’usage de Rome, partagée avec Macé Bonhomme en 1548. Eskrich conçoit des bois à pleines pages et des encadrements variés qui tranchent avec l’iconographie habituelle des livres d’heures gothiques. Ils prennent leur source dans l’art maniériste italien importé en France, particulièrement dans les recherches originales toutes récentes du Rosso puis de Primatice à Fontainebleau.

Pierre Eskrich devait avoir une solide éducation classique et un gout certain pour l’archéologie comme le montre les thèmes qu’il va illustrer. On le sait féru de poésie, c’est donc tout naturellement qu’il se tourne vers l’illustration littéraire et particulièrement les livres d’emblèmes, un genre très en vogue où un texte versifié répond à une image tirée de la mythologie ou de symboles hermétiques. Il conçoit les vignettes des Emblèmes d’Alciat parus chez Guillaume Rouille et Macé Bonhomme en 1548 et 1549, où le jeu visuel entre texte et image est souligné et resserré par l’emploi des mêmes encadrements bellifontains que le livre d’Heures précédemment achevé. L'illustration comprend un grand encadrement sur le titre avec des enfants chauves, des bordures variées à toutes les pages et 173 bois, dont 14 représentent diverses essences d'arbres. Plusieurs bois sont signés PV dans l’encadrement, ce qui permet de les lui attribuer avec certitude. Contrairement à la pratique en Allemagne, les graveurs français ne signaient que très rarement leurs œuvres. Les droits d’auteur n’existaient pas encore et il n’y avait pas vraiment d’intérêt à marquer les œuvres comme pouvaient le faire les tailleurs de pierre.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549 
Page de titre à l’encadrement architectural typique que l’on retrouvera dans d’autres ouvrages.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549. 
L'Envie dévorant un serpent, thème que l'on retrouve dans le Stichostratia. La planche est signée PV pour Pierre Vase, première signature de l’artiste à son arrivée à Lyon.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549.

C’est au cours de cette première période lyonnaise qu’il confie à Macé Bonhomme 3 dessins très finement gravés sur bois pour illustrer le livre d’épigrammes de Jean Girard, maire d’Ausone, le Stichostratia epigrammaton centuriae V. Les bibliographes ne mentionnent jamais cette production pourtant bien dans le style de Pierre Eskirch. Ces dessins forment, selon moi, une suite symbolique autour de l’immortalité du poète. Dans la première gravure, la Volonté à la tête des centuries aux pieds multiples (Carminum centuriae multipedum) combat le serpent d’eau (l’Hydre) appelé Envie (Invidia) dans les marais de Lerne. Dans une autre, l’Immortalité toujours accompagnée des multi-pieds combat la Vieillesse, le Temps et Saturne.

Pierre Eskrich est aussi, très certainement, l’auteur de la marque de Macé Bonhomme figurant à la page de titre du même livre. On sait que notre graveur a été sollicité par d’autres imprimeurs que ceux avec lesquels il travaillait habituellement pour dessiner leur marque ou décorer les pages de titre de leurs ouvrages. On croit voir sa main dans plusieurs éditions où les frontispices sont ornés d’éléments d’architecture classiques, à l’exemple des Funérailles de Romains.

Le Stichostratia epigrammaton, page de titre à la marque de Macé Bonhomme, 1552


.
Le Stichostratia epigrammaton, gravure « non gravis ira sed voluntas »

Le Stichostratia epigrammaton, gravure « Cornu ferit ille, caveto »

Il enchaîne en 1555 avec les 95 bois du livre d’emblèmes du juriste Pierre Cousteau, intitulé Le Pegme, toujours chez Macé Bonhomme. Les versions latine et française paraissent quasi simultanément. A. Firmin-Didot disait de cet ouvrage que c’est « l’un de ceux où se révèle le style lyonnais proprement dit, soit dans les bordures, soit dans les vignettes ».

Il s’y déploie une iconographie complexe, mais on remarque une certaine maladresse dans la taille des bois par rapport aux gravures du livre d’Alciat ou du Stichostratia de Jean Girard. Par ailleurs, le livre parait plus de 2 ans après l’obtention du privilège Il est possible qu’Eskrich se soit contenté d’exécuter les dessins et laissé à un graveur peu habile et très lent le soin de manier le burin. Certains disent que c’est la traduction en français par Lanteaume de Romieu qui prit du retard.


Le Pegma de P. Cousteau, version latine, 1555.


Le Pegme en français, édition de 1560.

Mais il se peut que ce soit Eskrich lui-même qui ait été très lent dans son travail car la même mésaventure se reproduisit pour un autre ouvrage illustré par Eskrich, la Religion des Romains de Guillaume du Choul, parue 3 ans après le privilège. Cette fois, le livre est édité directement en français et personne ne peut incriminer le traducteur.  

Le Discours sur la Religion des Anciens Romains aurait dû paraitre en même temps que le Discours sur la Castramétation et Discipline Militaire des Romains, et les Bains, 3 ouvrages imprimés par Guillaume Rouille mais les retards dans la composition des gravures en différèrent l’impression et ce retard chagrina amèrement l’imprimeur qui fut obliger de s’en excuser dans l’avis aux lecteurs : « Seigneurs lecteurs, l'obéissance, que je dois à ceux qui me peuvent commander, fait que maintenant les deux livres précédents [c'est-à-dire la Castrametation et les Bains] ne doivent attendre leur compagnon de la Religion des anciens Romains, obstant la raisonnable tardiveté des ouvriers ès portraits & taille des figures : qui par-ci-après & au-plutôt vous contenteront de tant mieux, que leur aurez donné loisir de sortir en meilleure perfection, sous un commun accord d'accepter nos justes excuses en matière tant favorable. A Dieu »

Guillaume Rouille réédita donc en 1556 un tirage regroupant la Castramétation, les Bains et y adjoignit la Religion, comme l’annonce la page de titre. Il est vrai que les gravures sont en « meilleure perfection » et les recherches quasi archéologiques qui furent faites sur les costumes et les armes des romains, dont on peut admirer les détails, ont dû prendre beaucoup de temps à concevoir.


La Castramétation, gravures à pleine page, les boulevards et le chargement du vin, 1556.

Soldat romain, La Religion des Romains, 1556.

Cavalier romain, La Religion, 1556.

Scène de sacrifice, Religion des Romains, 1556.

Vanessa Selbach note la proximité probable d’Eskrich avec l’antiquaire Du Choul mais ne parait pas vouloir lui attribuer les gravures de l’ouvrage, contrairement à Henri Baudrier qui note dans sa Bibliographie Lyonnaise que ces gravures sont l’œuvre d’un graveur de grand talent, que Guillaume Rouille travaillait avec Pierre Eskirch et George Reverdy et que ce n’est pas la manière de Reverdy. Cette information est reprise depuis par tous les catalogues de libraires.

Le doute reste permis car ces grandes figures diffèrent des petites vignettes des livres d’emblèmes, mais nous pensons reconnaitre le style de Pierre Eskrich dans les figures des romains qui correspondent à ses personnages à la stature longue et étirée, donnant l’impression d’être en apesanteur ; les têtes sont étroites, généralement mal proportionnées et les extrémités des membres sont effilés ; elles ont un caractère de sévérité, autant de traits propres à Eskrich. Par ailleurs, il faut garder en tête que les scènes de la Religion des Romains sont tirées pour partie de relevés de la colonne Trajane dont les dessins ne sont pas de la main d’Eskirch qui n’est jamais allé à Rome.

Les lettrines historiées de cet ouvrage me paraissent constituer un indice supplémentaire. Celles qui ornent la Castramétation comme la Religion des Romains de Du Choul peuvent certainement lui être attribuées car elles représentent des oiseaux et ont été réalisées à l’époque où notre graveur s’était lancé dans une série de dessins ornithologiques conservée aujourd’hui à la New-York Historical Society sous forme d’un album de plus de deux cents dessins d’oiseaux [4]. Deux autres recueils du même type conservés à la BNF sont de la main de Dalechamp et avaient appartenu à Guillaume Rouille sans doute pour un projet de publication. Le calligraphe a noté : « l’autheur B. Textor, le peintre Pierre Vase alias Cruche, l’escrivain Thomas Huilier. ». Ils constituent le premier ensemble de dessins ornithologiques d'Europe [5]. Eskrich était un amateur d'ornithologie et allait avec son ami Dalechamp les observer dans les montagnes du Jura. Dans les lettrines, les volatiles sont très réalistes, ils  évoluent dans un décor de pampre et de feuillages en rinceaux très chargé dont on retrouve le style dans d’autres lettrines comme la lettrine aux squelettes dessinées spécialement pour les Funérailles des Romains.

Le héron cendré, dessin d'oiseau de Pierre Eskrich réalisés vers 1548-1555, aquarelle, encre et gouache. New-York Historical Society.

Lettrines aux Oiseaux de la Religion des Romains, 1556. Le héron cendré et le pic noir.

Après cette intense période de production Eskrich quitta Lyon pour Genève et s’y installe en 1554, pour être reçu bourgeois en 1560, « gratuitement, en considération des services qu’il pourra faire à la ville ». On ne sait pas de quels services il est question, sans doute des commandes de la municipalité de Genève comme ce plan de ville de 1564 ou des travaux d’illustrateur pour la propagande calviniste car c’est à Genève qu’il conçoit une curieuse carte satirique de propagande inventée par l’italien Jean-Baptiste Trento, qui lui commande en 1561 seize planches in-folio constituant la Mappemonde Nouvelle Papistique. Le retard dans la livraison des planches, une fois encore, lui vaut un procès par l’auteur en 1562-63, et l’ouvrage ne paraîtra finalement qu’en 1566. Je passe rapidement sur cette période genevoise car elle n’est pas représentée sur mes rayons. Il a d’ailleurs eu moins de succès à Genève au point de tomber dans la mendicité, faute de commande. Il a tout de même illustré plusieurs ouvrages protestants dont des bibles pour Robert Estienne, Rowland Hall, Antoine Reboul à l’illustration réduite.

Nouveaux déboires financiers et nouveau séjour en prison pour injures aux gouverneurs de la ville, Eskrich revient alors à Lyon en 1564, appelé par la municipalité pour aider en urgence aux décorations de l’entrée de Charles IX et il s’y fixe de manière définitive. Il sera à nouveau sollicité pour les décors de l’entrée d’Henri III à Lyon en 1574, il conçoit et peint un bateau royal, inspiré du Bucentaure des Doges de Venise.

Protestant à Genève mais catholique à Lyon, puisqu’il maria sa fille à l’église de Sainte Croix, notre graveur savait s’accommoder avec la religion de ses commanditaires !

Une de ses dernières productions est gravée pour l’ouvrage Funérailles et diverses manières d’ensevelir les romains de Claude Guichard, parues chez Jean de Tournes en 1581 et dédié à Charles-Emmanuel de Savoie. Une des gravures est signée « Cruche in. », et représente un édifice pyramidal inspiré de monnaies romaines.

Page de titre des Funérailles des Romains, Jean de Tournes, 1581.

Gravure d'un tombeau romain signée en bas à gauche Cruche.

Le thème du livre est de circonstance pour un artiste désormais âgé qui ne produira plus rien de notable et disparaitra quelques années plus tard, vers 1590.

Bonne Journée

Textor

Lettrine aux squelettes des Funérailles des Romains, 1581.



[1] Natalis Rondot : Pierre Eskrich, peintre et tailleur d'histoires à Lyon au XVIe siècle, Lyon : Waltener, 1901.

[2] Robinet de Luc est désigné dans les articles les plus récents sous le nom Robert de Luz dit Robinet.

[3] Vanessa Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) », Chrétiens et sociétés « Numéro spécial I : Le calvinisme et les arts »,‎ 2011, p. 37-55

[4] La correspondance du médecin Robert Constantin nous apprend qu’il allait herboriser et étudier les oiseaux dans le Jura avec Dalechamp et Pierre Eskrich. Cf V. Selbach précitée.

[5] Oberta Olson et Alexandra Mazzitelli, « The discovery of a cache of over 200 sixteenth-century avian watercolors: a missing chapter in the history of ornithological illustration », Master Drawings, vol. 45, n° 4 -2007, p.435-521.