Les princes de Savoie ont toujours revendiqué le droit de
battre monnaie, au moins depuis le temps d’Oddon de Maurienne, c’est-à-dire au
XIème siècle, et ils se réservaient expressément ce droit régalien dans les
actes de donation de terres ou de fiefs qu’ils pouvaient faire à leur famille. Parallèlement,
les évêques de Maurienne reçurent ce droit de l’empereur Conrad. Des ateliers
monétaires ont donc existé très tôt à St Jean de Maurienne, Moutiers, ou
Aiguebelle puis ils se développèrent beaucoup aux siècles suivants.
En fonction de la santé économique du moment et des vicissitudes
liées aux guerres incessantes, la monnaie voit son cours varier et oblige le Prince
à jouer avec le titre. Celles qui sont émises en dessous du titre se voit
rapidement décriées et refusées par la population et une ordonnance vient alors
imposer un cours forcé, correspondant à son nominal, puis elle est remplacée
par une autre monnaie de meilleur aloi. Une monnaie chasse l’autre et la
circulation monétaire est rendue complexe par la coexistence de ces multiples
unités à laquelle s’ajoute un système de monnaies de compte.
Pièce d'argent aux effigies de Philibert et Yolande de Savoie.
Les monnaies réelles sont celles données en paiement, type
denier et oboles. Ces monnaies en argent sont frappées par chaque seigneur local
ou ville franche disposant d’un atelier. Leur sphère de circulation ne dépasse
pas les territoires du seigneur et ses environs immédiats. Parmi ces monnaies,
certaines prennent valeur internationale, comme le florin. Leur qualité et leur
stabilité sont telles qu’elles circulent bien au-delà de leur lieu d’émission.
Ces monnaies sont moins des monnaies de prince que des monnaies de marchands.
Peu de seigneurs acceptent d’ailleurs la circulation de ces lointaines espèces
sur leur territoire. De nombreuses ordonnances rappellent régulièrement
qu’elles ne peuvent être prises en paiement et qu’elles doivent être échangées
contre des espèces locales, à un cours décidé par le souverain. A côté de ces
monnaies réelles, déjà fort nombreuses, coexistent plusieurs monnaies de compte
exprimées en livres, sous et deniers. Ces monnaies de compte servent à fixer
les prix des marchandises, à tenir des comptes. Elles ne sont pas les mêmes
d’une région à l’autre….

Le prêteur et sa femme, oeuvre de Quentin Metsys
Un édit postérieur, (de 1576, sous Charles-Emmanuel), portant prohibition et defenses de sortir monnaie hors du Pays de Savoye !
A l’époque du Duc Charles II, les marchands et les changeurs
utilisaient donc un manuel pour les aider à s’y retrouver dans les multiples monnaies
frappées localement. Ce genre d’ouvrage devait être fort courant mais comme ils
étaient manipulés quotidiennement, ils n’ont pas toujours survécu .
Celui présenté ici est un recueil flamand composé de 5 opuscules
avec pages de titre séparées, tous imprimés à Gand en 1544 par Josse Lambrecht qui se qualifiait lui-même de « tailleur de lettres » (lettersteker). Exerçant à Gand,
il est considéré comme le meilleur imprimeur de son temps, promoteur de la
lettre romane. Pour autant cet ensemble de recueils destiné aux marchands et
changeurs est en lettres gothiques, plus facile à lire pour les gens de
l’époque. « De tous les imprimeurs qui ont exercé leur profession à Gand, il
n'en est pas de plus remarquable ni de plus digne d'attention. » (Bibliographie
Gantoise). Sa devise était : « Cessent solita dum meliora, Satis quercus. »
autrement dit, abandonnons la routine, lorsqu'une route nouvelle nous est
ouverte.
Page de titre d'un des opuscules du Tarif des Marchands.
Une page du Tarif des Marchands.
Un modeste ouvrage relié d'un velin de récupération.
L’intérêt de cet ouvrage réside dans les quelques 1200
empreintes de pièces, témoignage précieux de la circulation fiduciaire en
Europe au début du XVIème siècle. Au-delà de l’intérêt numismatique de ces
pages, qui n’est pas ma spécialité, ces représentations de monnaies, gravées
avec finesse, donnent une image des forces économiques en présence, à un
instant t, en l’occurrence le premier quart du XVIème siècle. Ainsi pour la
Savoie, nous trouvons reproduit une douzaine de pièces frappées pour les ducs,
ainsi que celles frappées à Genève, à Saluces et dans le marquisat de
Montferrat, sans doute les monnaies que les marchands avaient le plus de chance
de rencontrer aux Pays-bas et dans le nord de l’Europe.
Les monnaies de Savoie, de Montferrat et de Saluces.
Les monnaies représentées sont à la marque de Philibert II, huitième
Duc, et de Charles II. La première dans l’ordre chronologique est une grande
pièce d'argent. Le buste du Prince, tourné à droite, occupe le champ, et au
revers est le buste de son épouse Yolande, tournée à gauche. L'exécution des têtes
est suffisamment bonne pour qu’il puisse s’agir de portraits. La croix du
commencement des légendes y est remplacée en revers par un écu de Savoie. Cette
pièce fut frappée en 1497, à l’occasion du mariage de Philibert avec une
princesse âgée alors de 9 ans.
Si son père, Philippe II, est représenté à cheval, armé de
toutes pièces, Philibert est plus fréquemment représenté en buste. Le P,
initiale de son nom, figure dans le champ du revers de ses monnaies de billon
et sur quelques-unes est placé le chiffre romain VIII, ou le mot Octavus,
première indication du rang qu'il a occupé dans la série des ducs de Savoie. In
Te Domine Confido est la seule légende qu'il ait employée ; elle a été
conservée par sept de ses successeurs, et a subsisté plus d'un siècle et demi
sur les monnaies des Princes. La lettre initiale de l'atelier de frappe et
celle du nom du maître qui y a battu commencent à être placées sur quelques
pièces. Par exemple, les initiales CF en fin de légende de l'avers nous
indiquent que le monnayeur était François Savoie de l'atelier monétaire de
Chambéry.
Un Parpaïolle de 1497.
Quelques unes des nombreuses émissions de Charles II.
Philibert ne régna que jusqu’en 1503 et fut remplacé par Charles, second
du nom, lequel exerça le pouvoir pendant plus de 48 ans, dans une période
troublée au cours de laquelle la Savoie perdit une grande partie de ses
territoires, notamment le Genevois. Cette
instabilité politique s’accompagna d’une instabilité économique et la
dépréciation de la monnaie conduit à frapper de nouvelles valeurs d’où une abondance
de types de pièces qui font aujourd’hui la joie des numismates.
Un cornabot de Savoie.
Une pièce émise par le Marquisat de Montferrat.
Charles II a apporté une grande variété dans les formules,
les dessins et la valeur de ses monnaies, qui sont bien inférieures en qualité à
celles de ses prédécesseurs. Ses légendes sont assez variées : Sanctvs
Mavricivs Dvx Thoer, sur des pièces de 5 gros de 1526 et des tallards de
1553. In Te Domine Confido - Lavs
Tibi Domine, sur de nombreuses pièces de métaux différents, à diverses
époques de son règne, et Nihil Deest Timentibvs Devm, légende qui lui
est restée personnelle, sur des parpaïoles de 1519. Il a également étendu et
varié ses formules : Princeps marchio in Italia ou Sacri Romani Imp
princeps vicar perpet.
Avec Charles II, les dates d'émission paraissent pour la
première fois sur les monnaies. Nous retrouvons sur quelques-unes les dates de
1546,1552,1553. Sur des pièces de billon de 24 au ducat, de l'ordonnance de
1535, le champ des deux faces de la pièce est occupé par une croix formée d'un
côté des cinq écussons suivants : Savoie au centre, Empire, Suse, Chablais,
Aoste, formant les bras accostés des lettres de la devise FERT. La croix du
revers est formée de quatre fleurons ornés, avec, au centre, une marguerite.
Sur trois de ses monnaies d'or et d'argent, l'écu de Savoie a pour tenants deux
lions, disposition qui ne reparaît que sous Charles-Emmanuel II. Il a également
fait figurer sur des gros de Piémont l'écu de Savoie accosté d'un lion rampant,
premières armes des cadets de Savoie, qui apparaît sur les sceaux de Thomas II,
de Pierre, d'Aymon, seigneur de Chillon, et d'Amédée V, alors qu'il n'avait
aucune espérance d'arriver au trône. On voit l'écu de Savoie placé au milieu
d'une croix de saint Maurice sur un quart de gros de 1541 ; le cheval fit son apparition
sur des pièces dites cavalots, frappés suite de l'ordonnance de 1551, que notre
livre ne représente pas puisqu’il fut imprimé en 1544.

L’ouvrage de Lambrecht se termine par une série de tables de
conversion fort utiles pour s’y retrouver. A vos calculettes !
Bonne Journée
Textor
Monnaie de Savoie.