Un nom d’auteur biffé sur la page
de titre d’une édition ancienne d’Erasme nous rappelle combien fut grande et
dérangeante l’influence de l’humaniste de Rotterdam. Ce sont les mots Des.(iderii) Erasmi Rot.(erdami) qui ont
été caviardés sur ce titre. L’acidité de l’encre ayant terminé l’œuvre du
censeur.
Un énorme malentendu a longtemps
plané sur le catholicisme érasmien. Il n’y a plus débat aujourd’hui sur le fait
qu’il était bien du côté de l’Eglise catholique et non pas du côté de la
réforme mais la liberté qu’il s’était donné à juger les pratiques sclérosées du
clergé, pratiques entachés de formalisme, voire même de superstition, les
jugements sévères qu’il portait sur les débats théologique futiles des
scholastiques et son désir de moderniser l’humanisme chrétien dans le cadre
d’une pensée complexe et nuancée, ont conduit à une certaine incompréhension de
ses pairs tout au long de sa vie puis à la censure pure et simple de ses œuvres,
même longtemps après sa mort (1536).
Frère Erasme a choisi de vivre en
marge des Augustins, obtenant la permission du Pape en 1517 de ne pas porter
l’habit de son ordre et de vivre hors du couvent, en prêtre séculier. Un pas de
côté qui lui permet de juger librement les pratiques religieuses qu’il
considère comme datées. Son texte de 1522 sur l’interdiction de manger de la
viande pendant le Carême ( Epistolae Apologetica de interdictio esu carnium)
dans lequel il condamne le jeûne, estimant qu’il faut adapter ces anciennes
prescriptions aux habitudes du temps, ne fait qu’augmenter le malentendu avec l’Eglise.
Il estime encore qu’il y a trop de fêtes religieuses et de jours chômés
néfastes à l’économie, que la loi sur le célibat ne faisait qu’entrainer nombre
de prêtres vers la religion réformée et que par ailleurs le système des
indulgences, permettant de racheter ses fautes, ne profite qu’aux riches tout
en corrompant le clergé !
La critique des indulgences
aurait pu laisser penser qu’il y avait une communauté de vue entre Erasme et
Luther mais leurs échanges épistolaires, d’abord via Spalatin, chapelain de
Frederic de Saxe, puis directement à l’initiative de Melanchthon, révèle
rapidement des divergences philosophiques qui seront définitivement consommées
en 1524 après la réponse aux diatribes d’Ulrich von Hutte, militant luthérien.
(Spongia adversus aspergines Hutteni).
Luther échoue à rallier Erasme à sa cause évangélique. Dans ses Propos
de Table il mentionne même qu’il interdira par testament à ses enfants de
lire les Colloques, qui, sous un masque de piété, bafoue le
christianisme.
Il est pour le moins paradoxal
qu’Erasme ait été à la fois protégé par le Pape Paul III qui va jusqu’à lui
proposer la pourpre cardinalice et dans le même temps soumis aux attaques
incessantes des censeurs de la Sorbonne et de Louvain.
La faculté de théologie de Paris
a été la première à entamer dès 1523 des procédures contre lui. Cette année-là
vit la publication d’une partie des Colloques (Colloquia) dans
lesquels le dialogue intitulé le Naufrage [1]
(Naufragium), basé sur une histoire vraie, constitue un bel exemple des
raisons qui entrainèrent la désapprobation de l’Eglise.
Il met en scène des voyageurs à
bord d’un bateau pendant une tempête, dont certains seront sauvés et d’autres
noyés. Le dialogue est prétexte à présenter différentes réactions et attitudes
humaines face au danger, notamment les comportements religieux jugés hypocrites
voire intéressés : les prières véhémentes aux saints ou à la Vierge plutôt
qu’au Christ, les promesses d’ex-voto qui seront oubliées sinon moquées une
fois le danger passé, l’égoïsme des religieux qui ne montrent pas beaucoup de
sérénité ni de confiance en Dieu et qui, au lieu de prendre en charge les
passagers, laissent une jeune mère secourir ses semblables, etc.
La protection de François 1er
et de Marguerite de Navarre retarde l’exécution de la condamnation des écrits
d’Erasme jusqu’en 1526 mais le zèle combatif du syndic de la faculté, Noël
Breda, un normand fanatique et sans doute jaloux, finit par porter ses fruits.
Les Colloques et les Paraphrases sont les premières œuvres
condamnées, malgré les tentatives d’Erasme de justifier ses propos dans une
lettre adressée aux censeurs de la Sorbonne [2]
. Mais c’est plus fort que lui, quand il essaie d’entourer ses commentaires de
mille précautions, il ne peut s’empêcher de lancer une pique ironique. Dans son Du
libre arbitre, Erasme écrit : Je me rangerais sans peine à l’avis des
sceptiques partout où cela est permis par l’autorité des Saintes Écritures et
les décrets de l’Église auxquels je me plie en tout, que je comprenne ou non ce
qu’elle ordonne. Il n’en fallait pas plus pour que Breda voit rouge [3].
La liste des livres interdits ne
fait qu’augmenter après l’affaire des Placards (1534) jusqu’à contenir 500
condamnations dans lesquelles figuraient la plupart des titres d’Erasme, du Manuel
du Soldat Chrétien (Enchiridion Militis Christiani) jusqu’à l’Eloge
de la Folie (Enconium Moriae) sans oublier le sulfureux De interdictu
esu carnium.
Les Pays-Bas ne furent pas en
reste mais de manière plus nuancée. L’université de Louvain, sous la houlette
de l’Inquisiteur de la Foi Nicolas Baechem, éplucha la première édition
collective de Froben (Erasmi Opera Omnia, Bale, 1540) et finit par
condamner 2 traductions de De Amabili Concordia montrant ainsi une
certaine clémence à l’égard des idées du grand homme.
De son côté, le premier index
romain (1559), à l’initiative du nouveau Pape Cafara (Paul IV) place Erasme
parmi les auteurs hérétiques de première classe. Plus tard, l’index qui suit le
Concile de Trente est pour le moins ambigu. A l’entrée ‘’Erasmus’’
l’intégralité de l’œuvre est prohibée alors qu’à l’entrée ‘’Desiderius‘’
il est considéré comme un auteur de seconde classe dont sept titres seulement
sont interdits de vente et de lecture !
Quand parait à Lyon chez
Sébastien Gryphe, en 1542, une nouvelle édition du De Conscribendi Epistolis
Opus qui avait été édité pour la première fois en 1522, les condamnations
pour hérésie sont déjà prononcées et il peut paraitre étonnant que l’imprimeur
lyonnais n’en tienne pas compte. Il s’est même donné pour rôle de rééditer la
plupart des œuvres de l’humaniste de Rotterdam, sous forme de petits ouvrages
portatifs qui tranchent sur les grands in-folio Frobien. Pas moins de 5 à 15
titres d’Erasme sortent annuellement de ses presses entre 1528 et 1558 [4].
Le De Conscribendi Epistolis Opus,
ou Traité sur l’Art d’Ecrire des Lettres n’est certes pas le plus satyrique
des écrits du Maitre de Rotterdam. C’est un ouvrage important dans la mesure où
pour la première fois à la Renaissance un auteur se penche sur le sujet et
théorise sur l’art d’écrire des lettres, mais il n’y a rien dans ces pages qui
pourrait déclencher une polémique.
Pétrarque le premier, en découvrant
fortuitement un manuscrit des lettres de Cicéron à Lucilius commence à classer
et corriger les siennes en vue d’une publication. La lettre sort ainsi de la
sphère privée pour devenir un genre littéraire à part entière. Erasme utilise le
format de la lettre pour diffuser sa pensée. Il donne la permission qu'elles
soient recopiées et distribuées quand il n’en planifie pas lui-même soigneusement
la publication en différents recueils.
Puis il
s’interroge dans le De Conscribendi Epistolis sur la valeur de ces
recueils car il convient au préalable de convenir de ce qu’est une lettre, tant
celle-ci peut prendre des formes multiples, d’un billet griffonné à un mémoire plus
ample et structuré. C’est une chose si diverse, dira Erasme dans son livre, qu’elle
varie presque à l’infini (Res tam multiplex propeque ad infinitum varia).
Il estime qu’il existe autant de style de lettres que de destinataires. En
introduisant dans la lettre ce principe d'infini, Il en fait un style d’écriture
à part entière, d’une grande liberté et prétend même bousculer le cercle où
des pédants barbares voulaient enfermer le genre épistolaire.
L’ouvrage est conséquent ; Pas
moins de 360 pages dans cette édition, au fil desquelles sont passées en revue
tous les types de missives : lettres de louanges, lettres de remerciements aux
louanges, lettres d’exhortation, même les lettres d’amour, qu’illustre de
nombreux exemples imaginés par l’auteur ou tirés des écrits des anciens telles
que les lettres de Cicéron ou les lettres de Pline. L’introduction de cet
ensemble sur l’art d’écrire est bien évidemment… une lettre adressée par Erasme
à Nicolas Béroalde datée de Bâle, du 8 Juin 1522.
Erasme se pose des questions qui
ne nous serait même pas venu à l’idée, comme la correcte latinisation des noms
propres. Comment s’adresser correctement dans une lettre à Pic de la Mirandole ?
Picus de Mirandula, Picus Mirandolanus, Picus à Mirandula ? (page 67). Il donne
sa préférence comme le fait aujourd’hui le catalogue de la Bibliothèque
Nationale sur les formes retenues et rejetées des noms d’auteurs.
Qu’aurait eu à redire l’Eglise
sur ce sujet ? Probablement rien. Mais le premier possesseur de l’exemplaire
que j’ai en mains, ou plus tard un quelconque bibliothécaire qui le conserva,
s’est imaginé qu’il était plus prudent de rayer le nom de l’auteur hérétique. D’autres
exemplaires de ce titre ont subi le même sort.[5]
Dans le nôtre seule la page de titre a subi la rage du censeur alors que le nom
d’Erasme a été conservé sur les pages liminaires. Mise en conformité à la censure
très symbolique, donc.
Bonne Journée,
Textor
[1] Voir
Jean-Claude Margolin, Les éléments satyriques dans le Naufragium in La
Satyre au temps de la Renaissance, Paris, Touzot 1986, p 153-185.
[2] Dans une
lettre intitulée Declarationes Des. Erasmi Roterodami ad Censuras Lutetiae
vulgatas sub nomine Facultatis Parisiensis (Froben, Fév. 1532)
[3] Voir
Jean-Pierre Vanden Branden : Érasme fut-il un contestataire ? in Cahiers
Bruxellois – Brusselse Cahiers 2018/1 (L), pages 119 à 141.
[4] Voir Étude de la production éditoriale de Sébastien Gryphe sur deux années caractéristiques : 1538 et 1550. Mémoire de recherche de Raphaëlle Bats, Coralie Miachon, Marie-Laure Monthaluc, Roseline Schmauch-Bleny sous la direction de Raphaële Mouren, ENSSIB Juin 2006.
[5] Notamment une impression de S. Gryphe, Lyon 1536, intitulée Conscribendarum epistolarum ratio, passée en vente chez la SVV Arenberg en Belgique, en mars 2021 et dont le nom de l’auteur avait été rayé par trois fois. On trouvera deux autres exemples pour une traduction d’Euripide dans le Catalogue "Alde Manuce (1450 - 1515) Une collection" de la Vente Pierre Bergé. Genève, 2004. (Lot 66 et 67)
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