jeudi 20 juin 2024

Eloge d’un imprimeur : Le Tombeau littéraire pour Adrien Turnèbe. (1565)

Mise à jour le 12 Juillet 2024

La Renaissance voit l’apparition d’un genre nouveau : le tombeau littéraire ou tumulus. Ce terme désigne un ouvrage collectif dans lequel les auteurs donnent un texte à la gloire d’un défunt [1]. Le regroupement de ces textes dans un ordre déterminé érige en quelque sorte le livre en véritable monument funéraire. Cette œuvre de circonstance s’est grandement multipliée au fil du XVIème siècle avec le développement d’une rhétorique du courtisan. Si nous trouvons évidemment des pièces funéraires dans des ouvrages antérieurs, le premier véritable tombeau recensé date de 1531, c’est celui dédié à Louise de Savoie, mère de François 1er.

Les tumulus rassemblent diverses formes poétiques comme le sonnet, l’épitaphe, l’ode, le distique, l’élégie, etc. Souvent écrits en plusieurs langues, le latin, le français et le grec, mais parfois l’hébreu, l’italien, l’espagnol, etc. Un bon exemple du genre est donné par le Tombeau donné à Marguerite de Valois, sœur de François 1er par les sœurs Seymour en 1551.[2] Le recueil s’articule autour d’une centaine de distiques latins composés par les sœurs Anne, Marguerite et Jane Seymour, filles du duc de Somerset. Chacun d’entre eux est accompagné d’une version en grec par Jean Dorat, d’une traduction en italien par Jean-Pierre de Mesmes, et de deux ou trois traductions en français par Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Nicolas Denisot ou encore Antoinette de Loynes.

Page de titre du tumulus pour Adrien Turnèbe

Tombeau donné à Marguerite de Valois (1551)

En 1565, la pratique est presque devenue un exercice obligé au décès d’une personnalité marquante. Adrien Turnèbe, décédé le 12 Juin 1565, a donc eu droit à son tombeau. Cet humaniste né aux Andelys en 1512 d’une famille de hobereaux écossais du nom de Turnbull (ce qui donna en français tantôt Tourneboeuf ou Tourneboue, tantôt Turnebus ou plus fréquemment Turnèbe) fut visiblement très admiré de ses condisciples. Il avait des prédispositions pour les études et son professeur l’helléniste Jacques Toussaint lui transmit son savoir. Il devint professeur d’humanités à Toulouse puis, protégé par le cardinal de Chatillon, accéda au collège des lecteurs royaux, à Paris, à la place de son ancien professeur Jacques Toussaint.

En 1551, il fut nommé imprimeur du roi pour le grec tout en conservant sa chaire au Collège Royal.[3] Ce double rôle de professeur du Collège Royal et d’imprimeur lui permit non seulement de publier les textes pédagogiques qu’il enseignait, mais aussi de mettre en avant son intérêt pour l’humanisme grec, et en particulier pour le courant néoplatonicien. Au cours des années 1551-55, il fut responsable d’une vingtaine d’éditions grecques. Il s’attacha à publier des documents qui n’étaient pas encore parus (certains provenant de manuscrits de la Bibliothèque Royale) et à proposer des versions améliorées des éditions précédentes. Il publia également un certain nombre de livres qui peuvent être liés à l’enseignement, tels que l’Enchiridion de Metris et Poemate de Hephaestion Alexandrinus, une édition des Sententiae, les tragédies de Sophocle, l’Iliade d’Homère, De piscatu et De Venatione d’Oppianus, ainsi que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

En réalité, il fit surtout œuvre d’éditeur scientifique plus que d’imprimeur car il avait confié les "Grecs du Roi" à l’imprimeur parisien Guillaume Morel avec lequel il s’était associé et ce dernier imprimera tous les ouvrages portant le nom d'Adrien Turnèbe.

Turnèbe devait néanmoins superviser l’impression car les éditions portant son nom ont une qualité typographique remarquable.  Nous avons sur nos rayons une édition, latine cette fois-ci, du De Agrorum conditionibus et constitutionibus limitum, livre d’arpentage romain, soigneusement imprimé en 1554 par Guillaume Morel mais portant le seul nom d’Adrien Turnèbe [4].

Page de titre du livre d’arpentage publié par Turnèbe

Le reprise des types "Grecs du Roi" par Turnèbe n’avait pas été une mince affaire. On sait que ces caractères d’imprimerie avaient été forgés par Claude Garamont mais ils étaient la propriété du trésor royal et les imprimeurs ne recevaient pas les poinçons mais seulement des matrices justifiées par Garamont. Lorsque Robert Estienne détenteur de la charge dut s’enfuir à Genève pour échapper aux poursuites des théologiens de l’université, il emporta les matrices. Son successeur Adrien Turnèbe envoya les huissiers chez Charles Estienne, fils de Robert, pour récupérer l’importante masse de caractères abandonnée sur place. Deux saisies seront nécessaires pour reprendre l’ensemble du stock.[5]

Mais revenons au Tumulus. L’ouvrage est intitulé Adriani Turnebi […], Tumulus, A Doctis quibusdam viris, è Graeco, Latino, & Gallico carmine excitatus. Il est imprimé par Fédéric Morel, tenant boutique au Franc Murier, rue Jean de Beauvais. Ce sont des poèmes inédits organisés dans une sorte de joute poétique. Les auteurs doivent broder sur un thème unique : la personne du défunt et chacun doit rivaliser en éloges et en finesse. Certains ont plus de facilité que d’autres. Dans le Tumulus de Turnèbe, c’est, nous semble-t-il, Pierre de Ronsard qui s’en sort le mieux ; Il donne un sonnet d’une grande beauté formelle : Comme la Mer, sa louange est sans rive. / Sans bord son los, qui luit comme un flambeau ; / D'un si grand homme il ne faut qu'on écrive, / Sans nos écrits son nom est assez beau ; / Les bouts du monde où le Soleil arrive / Grands comme lui, lui servent de Tombeau.

Sonnet de P. de Ronsard sur le Trespas d’Adrien Turnebe

La composition de l’exemplaire Barbier-Mueller est curieuse. Il rassemble 20 feuillets sur le même thème mais la signature des cahiers et le texte composé en losange qui fait office de colophon ne coïncide pas avec l’ensemble.  Un premier ‘’cahier’’ de 4 feuillets A4 regroupent en Ai la page de titre et au verso une poésie posthume inédite de Joachim du Bellay. Le deuxième feuillet n’est pas signé et contient une autre poésie latine de Du Bellay [6] et un poème en grec de Jean Dorat au verso. Le troisième feuillet est signé Aii et il contient au recto la traduction latine du poème de Dorat en regard de la version grecque, et au verso la suite en grec du même poème. Il y a donc une continuité du texte malgré l’interposition du feuillet non signé [7]. Le dernier feuillet non signé contient une composition de Jean Passerat au recto et une autre de Ronsard, au verso. L’ensemble semble être complet en 4 feuillets si on le compare aux deux exemplaires numérisés, celui de la BNF et celui de la Bibliothèque de Rome, ces exemplaires se terminant tous les deux par le sonnet de Ronsard.

Dans notre exemplaire, des pièces suivent le poème de Ronsard, signées B4, C2. Nous retrouvons cette suite dans un opuscule conservé à la BNF sous le titre In Adriani Turnebi obitum Joannis Passeratii Elegia, ad Dionysium Lambinum. (Complainte sur le trespas de Adrien Turnebe, par Jean Passerat Troïen, à Denis Lambin). A ceci près que le cahier A contenant l’élégie latine de Passerat n’a pas été conservée puisque notre exemplaire commence avec le cahier B.

Nous avons donc affaire à un exemplaire composite du tombeau d’Adrien Turnèbe regroupant des pièces parues séparément.

De fait, Geneviève Demerson a identifié 5 fascicules parue à l’occasion de la mort d’Adrien Turnebe qu’elle a classés en 3 catégories :

1/ Un premier ouvrage sans page de titre mais visiblement publié par Robert Estienne avec les lettres grecques issues de la fonte de Claude Garamont qu’il n’avait pas restituées au nouvel imprimeur royal pour le grec lorsqu’il quitta Paris pour Genève. Dans le contexte du litige entre Les Estienne et Turnèbe, on peut comprendre que Robert Estienne n’ait pas voulu voir son nom apparaitre sur l’hommage posthume, mais cela ne l’empêcha pas d’honorer la commande.

2/ un ensemble de trois plaquettes, toutes parues à Paris chez Fédéric Morel, composées par les professeurs royaux Jean Dorat, Denis Lambin et leurs amis.

3/ un cinquième fascicule composé par Leger du Chesnes également publié chez Fédéric Morel [8].

A notre avis, les trois plaquettes sorties des presses de Morel étaient faites pour paraitre regroupées en un seul volume puisque qu’un texte en forme de colophon cite l’ensemble de leurs auteurs (Sauf Du Bellay) [9].

Colophon : Distingué professeur… Jean Dorat et Denis Lambin, ses collègues, Pierre de Ronsard, Germain Vaillant de Pimpont, Jean Passerat, Alphonse Delbène, Nicolas Vergèce, ont, dans leur tristesse, érigé ce tombeau poétique en grec, en latin et en français le 18 Juin 1565

S’il y eut autant de pièces différentes pour un même tombeau, imprimées chez des éditeurs différents c’est que la mort de Turnebe entraina une vive polémique. En effet il avait choisi par testament d’être enterré sobrement dans le caveau des pauvres écoliers ce qui fit dire à certains, en plein conflit religieux, qu’il avait adopté la religion réformée. Une même polémique avait suivi la mort de Marc-Claude de Buttet sur le simple motif qu’il était décédé à Genève dans les bras de Théodore de Beze [10].

Des vers latins, où cette disposition du testament était paraphrasée parurent et furent affichés dans Paris. Un certain Gabriel Goniard de Soissons y répondit par d’autres vers latins[11] et la polémique s’amplifia. Vivant Turnèbe était un exemple, mort il pouvait devenir un instrument de propagande au service de chacun des deux camps : Chacun revendiquait le mort, écrira plus tard Jacques-Antoine de Thou, les tenants de l’ancienne religion et ceux qui professaient la nouvelle disaient qu’en mourant il avait penché vers tel ou tel parti et pensaient que son adhésion serait un argument de poids pour leur parti respectif[12]

Adrien Turnebe eut donc droit à plusieurs hommages rédigés par les différents partis.  On y inséra même des vers posthumes de Joachim du Bellay qui avait eu la curieuse idée, de s’amuser de la gloire de Turnèbe, quelques années auparavant. Ces vers latins sont inédits.

Vers de Joachim Du Bellay

Jadis Joachim du Bellay s’est amusé à faire ces vers sur Adrien Turnèbe : - Si Hermès nous accordait la gloire de l’éloquence, Pallas la science, les Piérides l’art des vers, je ne désirerais pas la parole aisée de Démosthène, je ne souhaiterais pas être ce que Platon fut lui-même, Je ne demanderais pas la muse du Méonien. - Alors quoi donc ? – Le triple titre de gloire du seul Turnèbe [13].

Jean Passerat donna pour ce recueil une longue et pesante élégie. Pourtant, il avait été le premier à se moquer de ces poèmes ampoulés qui n’apportaient rien à la gloire du disparu : S’il faut que maintenant en la fosse je tombe, / Qui ai toujours aimé la paix et le repos, / Afin que rien ne pèse à ma cendre et les os, / Amis, de mauvais vers ne chargez point ma tombe.

La pièce la plus intéressante de ce Tumulus est probablement le texte donné par Jean Dorat en grec, puis traduite en latin, intitulée Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort .[14] Il aurait été amusant que la pièce soit typographiée avec les "Grecs du Roi" que Turnèbe avait saisi chez Charles Etienne mais il semble qu’il s’agisse d’une autre police [15]. Les matrices de Robert Estienne resteront à Genève jusqu’à sa mort et retourneront en France qu’au XVIIème siècle. Entre temps les meilleurs graveurs imitèrent les "Grecs du Roi" et de nombreuses polices seront en circulation, comme celles de Granjon ou de Haultin.[16] En l'espèce, il semble bien qu'il s'agisse des Saint-Augustin grecs d'Antoine Augereau, gravés en 1532. Michel de Vascosan, le beau-père de Fédéric Morel, utilisait déjà ce caractère. [17]

Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort par Jean Dorat

Jean Dorat tente de calmer le débat. En face des deux clans rivaux, le professeur royal bat le rappel des humanistes, qui, par leurs célébrations doivent effacer le pénible sentiment causé par l’esprit revendicatif des deux confessions. Il évite toute référence religieuse et fait appel à Orphée et aux penseurs grecs : Il (Adrien Turnèbe) accompagne Orphée, Musée, Hésiode, Homère et les autres hommes de science qui sont aux bienheureux séjours. Peut-être même, au milieu d’eux, sous l’ombre épaisse d’un platane élyséen, son ombre se plaint-elle du sacrilège qu’elle a subi. Mais l’identité de la souffrance d’Orphée et de la sienne suffit à le consoler : leurs mœurs étaient semblables, leurs morts le sont aussi.

Pièces de Passerat, Vergèce et Delbene.

L’ouvrage donne aussi l’occasion à quelques versificateurs inconnus de sortir de l’anonymat. Ainsi Alphonse Delbene, abbé commendataire de l’Abbaye de Hautecombe en Savoie, ami de Ronsard et qui avait fait ses classes à Bourges avec Jean Passerat, offrit une prosopopée d’Adrien Turnèbe.

Dans ce recueil factice, c’est Nicolas Vergèce, grec crétois, autre ami de Ronsard qui aura le mot de la fin : Turnèbe vivra glorieux, et son œuvre avec lui, tant que les fleuves iront à la mer. (Vivet Turnebus inclytus, Ejúsque suscepti labores, In mare dum fluvii vehentur.)

Bonne journée,

Textor



[1] Voir Castonguay Bélanger, J. (2002). L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil. Études françaises, 38(3), 55–69. https://doi.org/10.7202/008383ar

[2] Voir Bibliotheca Textoriana 28 Avril 2021 - Quand les sœurs Seymour inspiraient les poètes de la Pléiade.

[3] Voir Natasha Constantinidou. Libri Graeci: Les livres grecs à Paris au XVIe siècle. Histoire du livre. Paris 2020. En ligne sur Hypothèses. https://histoirelivre.hypotheses.org/6422

[4] Voir Bibliotheca Textoriana du 12 Juillet 2020 - Un livre d’arpentage romain, …, l’exemplaire de William Cecil.

[5] Stock impressionnant, cf Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, Editions des Cendres 2022 pp. 154-158

[6] Ce feuillet n’est pas à sa place dans l’exemplaire collationné par Geneviève Demerson car il ne suit pas le premier poème de Du Bellay alors que le texte mentionne Ejusdem et qu’il doit donc venir à la suite.

[7] Geneviève Demerson signale des pages interverties dans l’exemplaire BNF qu’elle a consulté (Rés mYc 925). Les poèmes de Du Bellay ne se suivent pas – Le texte grec de Dorat est dans le désordre et deux poèmes de Leger du Chesne sont inclus dans le fascicule de Lambin, mais ces erreurs ne se retrouvent pas dans notre exemplaire. Geneviève Demerson, Polémiques autour de la mort de Turnèbe, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur la Réforme et la Contre-Réforme, In Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°2, 1975.

[8] Distingué des autres par Geneviève Demerson en ce qu’il apparait comme une œuvre prenant plus ouvertement le parti des Catholiques tandis que les autres recueils parus chez Morel sont l’œuvre d’humanistes plus ‘’neutres’’. Leger du Chesne (ou Duchesne) que l’on retrouve souvent dans les tombeaux littéraires de son époque, avait pour nom latin Leodegarius a Quercu ou Ludovicus Querculus. Né à Paris, il enseigna au collège de Bourgogne puis au collège Sainte Barbe.

[9] Il est possible qu’une autre plaquette ait été projetée ou qu’elle ait parue et se soit perdue depuis car le texte de Germain Vaillant de Pimpont n’apparait dans aucun de ces opuscules, à notre connaissance.  

[10] Cf Bibliotheca Textoriana, L’Amalthée de Marc-Claude de Buttet, gentilhomme savoisien. Mai 2024.

[11] Réimprimés par John Henry Seelen, dans la Dissertation sur la religion de Turnèbe, insérée dans ses Selecta litteraria (Lubeck, Boeckmann, 1726, in-8°.)

[12] J.A. de Thou, Historia sui Temporis, Londres 1733, II p. 467.

[13] Traduction Geneviève Demerson. Op. Cit.

[14] Traduction de Geneviève Demerson, Op.Cit. p. 100-103.

[15] Fédéric Morel avait commencé sa carrière comme correcteur dans l'imprimerie de Charlotte Guillard. Il y prépare notamment la publication du Lexicon graecolatinum de Toussaint (1552). En novembre 1552, il épouse Jeanne, la fille de l'imprimeur Michel de Vascosan. Cette alliance lui permet de s'établir imprimeur à Paris, rue Jean-de-Beauvais. Il publie de nombreux livres grecs, mais ne parait pas avoir détenu les Grecs du Roi

[16] Cf. Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, op. cit.

[17] Type de 90mm pour 20 lignes. Cf. Vervliet, Conspectus n° 345. Information aimablement communiquée par Rémi Jimenès.