Anne, Margaret et Jane Seymour étaient les filles d'Anne Stanhope et d’Edouard Seymour (1500-1550), premier duc de Somerset, nièces de Jane Seymour, éphémère épouse du roi Henri VIII d’Angleterre. Leur père devint le Lord Protecteur de son neveu, le jeune roi Edouard VI, monté sur le trône en 1547.
Ces Princesses, comme les
qualifie Ronsard eu égard à leur noble cousinage, étaient âgées respectivement d'environ
dix-huit, seize et neuf ans en 1550 lorsqu’elles composèrent, à la demande de
leur précepteur, Nicolas Denisot, un « tumulus », c’est-à-dire un
poème latin de 104 distiques sur la mort de Marguerite de Navarre, intitulé Annae,
Margaritae, Janae, Sororum virginum heroidum anglarum, in mortem Divae
Margaritae Valesiae, navarrorum Reginae, Hecatodistichon.
Nicolas Denisot jugea sans doute
que le travail de ses élèves avait un certain mérite et n’était pas trop
scolaire car, une fois rentré en France (de manière précipitée, à la suite
d’une sombre affaire d’espionnage), il décida de publier l'Hecatodistichon des
sœurs Seymour, faisant ainsi de ce recueil à la fois le premier éloge poétique écrit
par une femme et la seule œuvre de femmes anglaises publiée en latin au XVIe
siècle [1].
La première édition était un
petit fascicule de 48 pages (sign.a-c8), sortie des presses parisiennes de Regnault
Chaudière, en 1550. Elle contenait, outre les 104 distiques latins, deux pièces
liminaires de Nicolas Denisot, autoproclamé Comte d’Alsinois, son nom de plume,
une épitre de Pierre des Mireurs à la gloire des Princesses, et quelques
épigrammes en grec ou en latins fournis par les amis de Denisot, comme Jean
Dorat, Charles de Sainte-Marthe ou encore Jean-Antoine de Baïf.
Née en 1492, Marguerite de Valois-Angoulême,
sœur de François Ier, plus connue sous le nom de Marguerite de Navarre, avait
été la grande protectrice des arts et des lettres mais aussi un auteur de talent,
comme en témoignent les Marguerites de la Marguerite (1547) ou encore son
Heptaméron, un recueil de nouvelles entrepris dès 1542 sur le modèle du
Décaméron de Boccace. A sa mort, en 1549, le monde littéraire ne s’était pas particulièrement
mobilisé, mais à la suite de la publication de l'Hecatodistichon, les
lettrés français ne tardèrent pas à réagir, ce qui décida Nicolas Denisot à republier
l’année suivante le poème des sœurs Seymour dans un tout nouveau volume,
largement augmenté, avec un titre français qui soulignait la nature collective
de l’ouvrage : Le Tombeau de Marguerite de Valois , royne de Navarre ,
faict premièrement en disticques latins par les trois soeurs princesses en
Angleterre, depuis traduictz en grec, italien, et françois par plusieurs des
excellentz poètes de la France. Avecques plusieurs odes, hymnes, cantiques,
épitaphes sur le mesme subject.
Il faut dire que Nicolas Denisot
avait de nombreuses relations parmi les intellectuels de son temps et qu’il sut
mobiliser un nombre de poètes impressionnant, parmi les plus talentueux du
moment. Brillant touche-à-tout, à la fois peintre cartographe et poète
lui-même, Denisot était né au Mans, comme son ami Pelletier, dans une famille
noble implantée de longue date à Nogent le Rotrou.
Il leur fit traduire en français,
italien, et même grec, les distiques latins composés par les sœurs Seymour. Les
traductions sont juxtaposées et forment une sorte de joute poétique où chacun
cherche à surpasser les autres.
Il demanda aussi aux participants
de fournir des pièces originales ; outre Jean Dorat et Jean-Antoine de Baïf,
une pléiade de poètes fournit des poèmes en diverses langues : Joachim du
Bellay, Jean Tagaut, Salmon Macrin, Nicolas Bourbon, Claude d’Espence, Jacques
Bouju, Robert de La Haye, Martin Séguier, Jean du Tillet, Mathieu Pac, Salmon
Macrin, Gilles Bouguier, Charles de Sainte-Marthe, Jean-Pierre de Mesme, le
mécène Jean de Morel, sa femme Antoinette de Loynes, et Pierre de Ronsard
« ….qui tentait alors de se poser comme chef de la nouvelle génération
poétique, donna près de huit cents vers » [2].
Il est vrai que Ronsard ne
pouvait rien refuser à Denisot qui avait l’habitude de tirer le portrait des maitresses
de ses amis, dont Baïf et Mellin de Saint-Gelais et qui dessina celui de la
belle Cassandre. Marc-Antoine Muret écrivit que « [Ronsard] dit ne
pouvoir soulager ses maux, sinon se retirant de toutes compagnies, &
hantant les lieux solitaires, à fin d’aller contempler à son aise un portrait
de sa Dame, fait de la main de Nicolas Denisot, homme entre les autres de
singulières grâces, excellent en l’art de Peinture ». Certains ont même
avancé que le portrait de Marguerite de Navarre servant de frontispice au Tombeau
serait l’œuvre de Denisot mais l’original au crayon a été conservé et semble
plutôt appartenir au style de François Clouet.
Cette collaboration entre poètes fut
les prémisses d’un rapprochement de plusieurs d’entre eux qui n’allaient pas
tarder à former la Brigade (1553), puis la Pléiade. Six des sept membres de ce
groupe informel, anciens des collèges de Boncourt et de Coqueret qui se
réunissaient à l’auberge de la Pomme de Pin, se retrouvent dans l’ouvrage [3].
L’œuvre glorifie Marguerite de Navarre mais aussi les sœurs Seymour
elles-mêmes, auxquelles plusieurs pièces sont consacrées. Elle est
représentative des principaux thèmes développés par les poètes de la
Pléiade : L’amour d’une femme, la mort, la fuite du temps, et la nature
qui les entoure.
Ronsard contribua ainsi au Tombeau
de Marguerite de Navarre en donnant 4 pièces originales qui seront reprises
dans le 5ème livre des Odes en 1552 :
-
L’ode Aux Trois Sœurs entame
l’ouvrage. C’est tout autant une ode à la Dixième Muses, Marguerite de Navarre,
qu’une célébration de toutes les femmes lettrées, parmi lesquelles figurent les
sœurs Seymour, dont le poète se plait à imaginer la beauté de sirène.
Elles
d’ordre flanc à flanc
Oisives
au front des ondes,
D’un
peigne d’yvoire blanc
Frisèrent
leurs tresses blondes,
Et
mignotant de leurs yeux
Les
attraiz délicieux,
D’une
œillade languissante
Guetterent
la Nef passante.
-
L’Hymne Triomphale sur le Trepas de
Marguerite de Valois, est l’œuvre la plus longue et la première
contribution du poète au Tombeau. Il y conte la lutte que l’âme de la Reine
Marguerite dut livrer à son corps, le triomphe de cette âme et son passage
direct des terres de Navarre au royaume des béatitudes éternelles. Cette pièce,
qui glorifiait sous le voile de l’allégorie, le mysticisme de la reine-poète,
auteur du Discord de l’Esprit et de la Chair, fut très admirée des
contemporains de Ronsard. Elle se termine par la fameuse pique de Ronsard à
Mellin de Saint-Gelais, l’un de ses plus virulents concurrents.
Ecarte loin de
mon chef
Tout malheur et
tout meschef,
Préserve moi
d'infamie
De toute langue
ennemie,
Et de tout acte
malin,
Et fay que
devant mon prince
Désormais plus
ne me pince
La tenaille de
Melin.
-
Il compléta sa contribution au recueil par une
traduction et une ode pastorale, Aux Cendres de Marguerite de Valois.
Il ne faut
point qu'on te face
Un sepulchre
qui embrasse
Mille Termes en
un rond :
Pompeux
d'ouvrages antiques
Et de haux
pilliers Doriques
Elevéz à double
front.
L'Airain, le
Marbre & le Cuyvre
Font tant
seulement revivre
Ceulx qui
meurent sans renom :
Et desquelz la
sepulture
Presse soubz
mesme closture
Le corps, la
vie, & le nom :
Mais toi, dont
la renommée
Porte d'une
aile animée
Par le monde
tes valeurs :
Mieux que ces
pointes superbes
Te plaisent les
douces herbes,
Les fontaines, & les fleurs.
Le Tombeau de Marguerite de
Navarre est donc une œuvre majeure de la Renaissance qui, sans doute aussi
grâce aux élégants caractères de Robert Granjon, attira les bibliophiles des
siècles passés. Ils s’empressèrent de la rhabiller dans des maroquins
clinquants signés Trautz-Bauzonnet [4],
Capé [5],
Chambolle-Duru [6]. La
particularité de l’exemplaire présenté ici est d’avoir été conservé dans une
reliure de maroquin bleu, élégante mais très sobre, non signée, possiblement anglaise,
confectionnée à la demande d’Henry Danby Seymour (1820 - 1877), un lointain
descendant en ligne directe des sœurs Seymour.
Henry Danby Seymour était un
parlementaire anglais, membre du parti libéral, égyptologue et grand voyageur, membre
de la National Geographic Society. Il fit don au British Museum des fragments
de la tombe de Sobekhotep ramenés d’Egypte.
Son ex-libris reprend classiquement une partie du blason de la famille Seymour, à savoir le cimier composé d’un phoenix aux ailes déployées. Il porte ici la mention manuscrite « may 8th 1855 ». Henry Danby Seymour avait réussi à dénicher un second exemplaire du Tombeau qu’il fit orner d’une reliure de maroquin vert et dans lequel il apposa un ex-libris daté du 24 Avril 1855. Il est aujourd’hui conservé dans les collections du musée Barbier-Mueller, à Genève.
L’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana
est un in-8 de 104 ff. n. ch. sign. A-N8, hauteur 167 mm. En comparaison l’exemplaire
Paul Eluard en maroquin anthracite signé Trautz-Bauzonnet, cité par Le Petit
d'après le Répertoire Morgand et Fatout (1882, n°7859) fait 160 mm. Damascène
Morgand l'avait acquis à la vente Desbarreaux-Bernard. L’exemplaire
Barbier-Mueller fait 163,5 mm. Celui qui fut proposé par la librairie A. Sourget, 171
mm.
Notre exemplaire appartint à la
Bibliothèque Silvain S. Brunschwig, vendue aux enchères à Genève, en mars 1955, par Nicolas Rauch S.A. (n° 478). Il rejoint ensuite la
bibliothèque littéraire d’Albert-Louis Natural, riche de quelque 800 volumes,
réunis pour l’essentiel pendant l’entre-deux guerres par son père Albert
Natural. Les incunables et les livres du 16ème siècle ont été dispersés à
Drouot en 1987 (n°89). L’ouvrage passa encore en vente chez P. Bergé le 6 Nov
2005 (n°271) et enfin chez Ader-Nordmann le 4 Juillet 2012.
Bonne journée,
Textor
[1] Studies in Philology: Volume XCIII
Spring, 1996 Number 2, England's First Female-Authored Encomium: The Seymour
Sisters' Hecatodistichon (1550) to Marguerite de Navarre. Text,
Translation, Notes, and Commentary by Brenda M. Hosington
[2] Nicolas
Ducimetière, Mignonne, allons voir... Fleurons de la bibliothèque poétique
Jean Paul Barbier-Mueller, n°96. Avant-propos de Jean d'Ormesson, préface
de Michel Jeanneret, Paris, Hazan, 2007.
[3] Ronsard,
du Bellay, Baïf, Dorat, Pelletier du Mans et Denisot.
[4]
Exemplaire De la bibliothèque du baron de La Roche-Lacarelle (Vente Piasa, 2 mars
2003, n° 132)
[5]
Exemplaire de la Bibliothèque Landau-Finaly. Reliure de maroquin vert doublé de
maroquin rouge richement décoré signée Capé.
[6] Exemplaire en reliure de
Chambolle Duru. 19th-century brown morocco with central diamond-shaped onlay of
blue morocco stamped with 3 fleur-de-lis, gilt panelled with crowns and
initials "M", gilt turn-ins. (Christies 1995)
article parfait comme toujours ! merci beaucoup.
RépondreSupprimerMerci Christian pour vos encouragements. La plupart des commentaires se font maintenant sur les réseaux sociaux et non plus sur le site lui-même, ce qui est dommage. J'ai connu, et vous aussi, l'époque du blog du Bibliophile ou du Bibliomane Moderne où plusieurs dizaines de commentaires apportaient de la valeur à l'article posté en ajoutant des contributions scientifiques. Bonne soirée! Thierry
RépondreSupprimerQuelle érudition ! J'ai pris des notes ....
RépondreSupprimerJe vous remercie ! C'est ce que j'aime faire, rechercher à en savoir plus sur les livres de la Bibliothèque. :)
SupprimerPar exemple, c'est grâce à cet article que j'ai pu savoir, par le co-directeur de la fondation Bodmer, à Genève que le second exemplaire Seymour avait été acquis par Jean-Paul Barbier-Muller et qu'il était aujourd'hui dans les réserves de sa fondation.
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