La bibliotheca Textoriana
vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année
Un joyeux Noël
et une année 2026 remplie de plaisirs bibliophiliques
© Copyright : Les textes et les images de ce site sont protégés par le droit d’auteur. Leur copie partielle ou totale, directement ou via une Intelligence Artificielle (IA) est interdite sans autorisation de l’auteur et mention de la source.
La bibliotheca Textoriana
vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année
Un joyeux Noël
et une année 2026 remplie de plaisirs bibliophiliques
La maison de ventes aux enchères Ader proposera mercredi prochain un exemplaire des œuvres de Saint Augustin dans la première édition de Martin Flach publiée à Strasbourg en 1489.
Il s’agit de l'une des deux éditions publiées par cet imprimeur, imprimées en caractères gothiques sur deux colonnes, à 49 lignes. L’exemplaire a retenu mon attention car il se trouve que la Bibliotheca Textoriana conserve la seconde édition parue seulement deux ans plus tard, le 11 août 1491.
L’ouvrage intitulé Aurelii Augustini Opuscula Plurima renferme l'essentiel de l'œuvre de saint Augustin, notamment les Meditationes, les Soliloquia, mais sans la Cité de Dieu (De civitate deis) ainsi que divers opuscules attribués à l’évêque d’Hippone mais qui ont été écrits par d’autres auteurs qu’il est parfois difficile d’identifier. En annexe de cet article, figure la liste des 32 traités et leur attribution possible.
Parmi ces traités, le
rédacteur de la notice de la vente a mis en avant un texte particulier : La
Divination des démons (De divinatione demonum).
C’est un petit traité de saint Augustin, court mais dense, rédigé
vraisemblablement autour de 406–411 qui s’inscrit dans le vaste ensemble des
œuvres antipaïennes du Père de l’Église.
Un matin, pendant nos saints jours d’octaves, un certain nombre de nos frères laïques se trouvaient chez moi réunis au lieu habituel de nos séances, quand la conversation tomba sur notre sainte religion comparée à cette science si présomptueuse des païens, qu’on nous présente comme étonnante et vraiment sérieuse. J’ai cru devoir rédiger par écrit et même compléter les souvenirs que cette conversation m’a laissés. Je tairai cependant le nom de mes honorables contradicteurs, bien qu’ils fussent de vrais chrétiens, et que leurs objections eussent plutôt pour but d’arriver à mieux connaître ce qu’il faut répondre aux païens [1].
L’enjeu du texte est de
déterminer si les démons sont capables de divination et, si oui, en quel sens
et jusqu’à quel point ils peuvent prédire l’avenir. Vaste question qui
passionne encore aujourd’hui les bibliophiles amateurs d’ésotérisme.
Il faut se souvenir qu’à
l’époque d’Augustin, au sortir de l’époque romaine, la religion et la
divination sont étroitement liés. On ne part pas au combat sans avoir consulté
les dieux et on ne vote pas aux élections avant l’examen des entrailles d’un
poulet. Les prédictions extraordinaires, les augures, les oracles, les prodiges
et les pressentiments sont attribués par ses contemporains à une capacité
surnaturelle des esprits ; Augustin veut montrer que les démons ne savent
jamais réellement l’avenir mais qu’ils manipulent les hommes par ruse,
observation, illusion et tromperie.
Ce traité constitue un moment
important de la réflexion augustinienne sur le discernement des esprits, sur la
nature du mal, et sur le rapport de la liberté humaine aux influences
spirituelles :
Dieu permet que les démons
devinent, et qu’il leur soit rendu un certain culte : mais il ne suit pas de là
que ces divinations et ce culte soient dans l’ordre [2].
Ce qui fait tout le piquant du
texte à notre époque matérialiste c’est qu’Augustin ne remet pas en cause
l’existence des démons mais qu’il s’appuie sur la tradition chrétienne et les
Ecritures pour contester leurs pouvoirs réels. Les démons sont des créatures
spirituelles, des anges déchus qui, par leur révolte, ont perdu la béatitude
mais non leurs facultés naturelles. Ils restent des esprits intelligents,
capables de se déplacer avec une vitesse et une précision bien supérieure à
celles des humains. Des super-héros en quelque sorte. Ils ne peuvent pas être
mauvais en soi, puisque Dieu ne crée rien de mauvais, mais ils ont mis leur
intelligence au service des passions exacerbées.
La question centrale de ce
traité est de savoir si les démons peuvent prédire l’avenir ? La réponse est
simple : Ils ne connaissent pas le futur, car seul Dieu le connaît. Les
créatures, même spirituelles, ne voient l’avenir qu'à travers des indices
présents. Les démons n’ont donc aucune vision directe du futur.
Mais alors, si les démons ne
sont pas omniscients, comment expliquer que certaines de leurs prédictions se
réalisent ? En fait, les démons sont de très bons observateurs. Ils voient ce
que les humains ne voient pas : les mouvements subtils des corps ; les signes
invisibles annonçant un événement naturel ; les pensées ou émotions qui
transparaissent dans un visage, un geste, une attitude. Ils peuvent donc
prédire ce que l’esprit humain, même très habile, ne pourrait deviner.
De plus, ils sont capables d’avoir une action sur les choses matérielles, comme faire tomber les livres de la bibliothèque, par exemple.
La pensée de Saint Augustin
reste encore d’actualité à notre époque de sur-information pour comprendre ce
qu’il appelle la curiositas, cette tentation humaine de dépasser les
limites légitimes du savoir. Le traité pose ainsi une question universelle :
qu’est-ce qui pousse l’homme à se tourner vers des illusions plutôt que vers le
factuel ?
Je conclurais cette rapide
présentation du De divinatione demonum, en conseillant de se garder des
démons, de rester vigilant et d’acheter des traités comme cet incunable de
Martin Flach, si possible pendant le Black Friday, pour savoir reconnaitre les
signes….
Bonne journée,
Textor
Annexe : La liste des
traités contenus dans l’Aurelii Augustini opuscula plurima de Martin
Flach, édition de 1491.
1- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. Meditationes (incipit Domine deus da cordi meo. ).
2- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. Soliloquia (incipit Cognoscam te. ).
3- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. Manuale (version augmentée : cap. 1-36)
4- Augustin d'Hippone. Enchiridion
de fide, spe et caritate
5- Augustin d'Hippone [Pseudo]
(= Patrice, évêque de Dublin ?). De triplici habitaculo,
6- Augustin d'Hippone [Pseudo]
(= Guigues II, prieur de Chartreuse). Scala paradisi
7- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De duodecim abusionum gradibus
8- Augustin d'Hippone. De
beata vita
9- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De assumptione Beatae Virginis Mariae
10- Augustin d'Hippone. De
divinatione daemonum contra paganos,
11- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Césaire d'Arles). [De fuga mulierum : ] De honestate mulierum,
12- Augustin d'Hippone. De cura pro mortuis gerenda,
13- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De vera et falsa poenitentia,
14- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De contritione cordis,
15- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De contemptu mundi,
16-Augustin d'Hippone [Pseudo]
(= Césaire d'Arles). De convenientia decem praeceptorum et decem plagarum
Aegypti,
17- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. (= Honorius d'Augsbourg). De cognitione verae vitae,
18- Augustin d'Hippone.
Confessiones
19- Augustin d'Hippone. De
doctrina christiana (lib. I-IV),
20- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Fulgence de Ruspe). De fide ad Petrum,
21- Augustin d'Hippone. Sermones
de vita et moribus clericorum (I-II)
22- Augustin d'Hippone. De
vera religione
23- Augustin d'Hippone
[Pseudo]. De spiritu et anima,
24- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Pelage ?). De vita christiana,
25- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Gennade de Marseille). De ecclesiaticis dogmatibus (1ère
recension augmentée)
26- Augustin d'Hippone. De
disciplina christiana,
27- Augustin d'Hippone. Sermo
de caritate,
28- Augustin d'Hippone. Sermo
de decem chordis,
29- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Césaire d'Arles). De ebrietate (incipit Frequenter caritatem
vestram. ),
30- Augustin d'Hippone [Pseudo].
De vanitate saeculi,
31- Augustin d'Hippone
[Pseudo] (= Jérôme de Strydon). De Oboedientia et humilitate,
32- Augustin d'Hippone. De
agone christiano,
La vie d'Augustin par
Possidius occupe les f 259r2 à 267v2
Par rapport à la première
édition, l’imprimeur a supprimé deux textes concernant la règle de St
Augustin : De bono discipline et le Regula de communi vita
clericorum
Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre.
Le titre complet est Notitia
utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora,
illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé
en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur
l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien
correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale
et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit
les principaux postes et administrations des romains.
L’objectif était de déterminer
des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au
notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les
brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu
organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates
territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui
appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses,
etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à
dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les
troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum,
duces, comites, etc.).
C’est une source d’information
importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du
temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent,
notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure.
Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.
Genelius a puisé dans un
manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait
servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel
Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la
bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies
du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).
Genelius a complété ce texte administratif par
différentes œuvres sur des sujets connexes :
- - La Description des provinces d'Illyrie, par
Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa
bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui
le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte
sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition
originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces
liminaires,
- Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,
- La topographie de Rome (Descriptio Urbis
Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne
un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,
- Une description de Constantinople, d’un auteur
inconnu, sur le même principe de l’énumération,
- Un traité des affaires militaires (De Rebus
Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans
lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de
propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de
balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et
les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie
sur la maitrise de la dépense publique…
- Enfin, les deux dernières pages constituent la
première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue
supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio
Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le
manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari
omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes :
Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le
ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce
que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est
une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la
philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.
L’édition de 1552 de cet
ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus
recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108
feuillets [1] contiennent une
remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à
pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait
pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].
L’énumération des postes des
dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui
figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils
sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.
Certaines gravures représentent
des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à
décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser
à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS
pour Conrad Schnitt [3]
; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach
1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich
Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De
Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit
conservé aujourd'hui à Munich.
Conrad Schnitt (1495-1541) qui
signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière)
est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il
travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la
salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).
Mais c’est à travers les
gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents
de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie
de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses
gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en
1544).
Les gravures présentées ici
ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres,
de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt
ou de celle d’un assistant moins adroit.
Autre intérêt de ce livre qui
n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de
codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est
servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour
expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex,
avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de
détails.
Les multiples représentations
du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des
gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur
disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve
une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de
cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à
la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets)
comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique.
Pour une raison difficile à
comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié
anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque
principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie
rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce
qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon,
j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement
voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et
l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style
très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique
qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad
Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?
Voilà un mystère de plus…
Bonne journée,
Textor
[1] Signés *
8, a-o 6, p 4, q-r 6
[2] La liste
des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia
dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt
notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin,
Weidmann, 1876. La liste des
versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site
australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/
[3]
Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme
s’applique à Christoph Schweytzer.
[4] Léon Gruel - Manuel
historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert
Engelmann-Lahure, 1887.
Il y a un peu plus d’un an le musée Dobrée à Nantes réouvrait ses portes après une bonne dizaine d’années de fermeture. La maison de ce collectionneur féru d’antiquité, de sculptures du moyen-âge, de manuscrits enluminés et de tableaux de toutes les époques est une caverne d’Ali-Baba que je n’avais jamais visitée avant ce dernier week-end.
C’est dans les sous-sols du
musée que je suis tombé sur une inscription romaine gravée dans un bloc qui
semble être du calcaire mais qui est en fait un moulage en plâtre. Il est écrit
: NUMINIBUS AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS
ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.
C’est une dédicace aux
divinités (numina) des Augustes et au dieu Volianus, appellation locale
de Vulcain. L’affichette sous la pierre donne une traduction intégrale pour les
visiteurs du musée : Aux Numen Augustes et au dieu Vulcain, Marcus Gemellius
Secundus et Caius Sedatus Florus, représentants des habitants du quartier du
port, ont bâti une tribune par souscription publique.
L’inscription me disait
vaguement quelque chose. Et pour cause, j’ai dans un coin de la bibliothèque un
petit opuscule intitulé Explication historique et littérale sur une
inscription conservée à Nantes, imprimé à Nantes en 1723 par les soins de
Nicolas Verger, qui cumulait les titres d’imprimeur du Roy, de la Ville, de la
Police et du Collège. [1]
La pierre en question a fait
couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1580 [2]. Cette année-là des
ouvriers déblaient les matériaux issus de la démolition de la porte Saint
Pierre. La ville est trop à l’étroit dans ses remparts, il faut gagner de
l’espace. Parmi les gravats, ils découvrent un bloc monolithe, sans doute
utilisé en réemploi dans la muraille. Sur ce bloc figure une inscription. Ils
préviennent les édiles qui la font transporter dans la cour de l’hôtel de
ville.
La mode était à la
redécouverte de l’Antiquité et les inscriptions anciennes suscitaient beaucoup
d’intérêt. Les amateurs éclairés recherchaient des preuves de l’antiquité de la
ville. Or justement, Nantes ne possédait que très peu de témoignage de sa période
romaine et l’inscription sur la pierre pouvait donner des indications sur son
histoire [3]. C’est Pierre de Biré,
professeur de droit, avocat du Roy et savant antiquaire qui eut l’idée de
l’incorporer en 1623 dans une galerie en construction à l’hôtel de ville [4] où Dubuisson-Aubenay la
voit et la décrit en 1632 : M. de Cornullier, chargé de la direction des
bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit
placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il
se voit à présent. [5]
La première relation de la
découverte ne sera publiée qu’en 1636 par l’oratorien Pierre Berthault [6] ce qui relance l’intérêt
pour le texte de l’inscription. Suivront la même année deux autres
communications sur ce texte, l’un par Albert le Grand de Morlaix et l’autre par
Biré de la Doucinière [7].
Aussi curieux que cela puisse
paraitre et bien que le texte soit court, facile à lire et peu abrégé,
l’interprétation de ces quatre lignes va entrainer des débats passionnés entre
latinistes, de multiples interprétations et de savantes polémiques, si bien
qu’en 1808 Pierre-Nicolas Fournier recensait 32 publications traitant du sujet
dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, lequel avait déjà publié l’année
précédente la publication de Moreau de Mautour. D’après ses dires, il
s’agissait d’une interprétation différente : L'Imprimeur croit devoir
avertir que l'Explication qu'il donne aujourd'huy, de l'ancienne Inscription de
Nantes, est nouvelle, différente de celle qu'il imprima l'an passé. Il espère
que le Public qui a bien reçu la précédente, recevra encore mieux celle-cy
& lira des choses qui ne luy laisseront aucun doute sur le véritable sens
des paroles & le Dieu marqué dans l'Inscription.
L’auteur de l’Explication
Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes a préféré
rester anonyme mais comme il indique « par ***** prêtre du diocèse de
Nantes » il est à peu près certain qu’il s’agit de Nicolas Travers, un
théologien qui publia plusieurs ouvrages sur la religion et qui se piquait
d’histoire locale. Nous avons conservé de lui une étude sur les Princes et
comtes seigneurs de Nantes, depuis les Romains jusqu'à l'an 1750, petit
in-octavo de 32 pages imprimé par le même Nicolas Verger.
La Bibliothèque Nationale
conserve une dizaine d’ouvrages dont Nicolas Travers est l’auteur,
principalement des monographies historiques, mais n’a aucun exemplaire de celui
traitant de l’inscription de Nantes.
Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y. Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.
Dom Lobineau fait figurer
l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715) [8]. Il ne nous donne pas de
traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était
le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du
consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce
qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais la
construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à
ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé.
Bref il lui semble assez
évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non
à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié
comme étant l’appellation locale de Vulcain.
L’auteur de notre ouvrage,
rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, se livre à une étude approfondie
du texte, mot à mot, en analysant syntaxe et grammaire. Il est curieux de
comparer les deux traductions et les substantielles différences entre Lobineau
et Travers. Ainsi, par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau devient au bon plaisir du Dieu Janus
chez Travers parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. Nouvelle
divergence, Lobineau lit Communi Moneta là où Travers, le bien nommé,
lit tout simplement Cum (avec). En fait la bonne interprétation semble
bien être Communi Moneta en référence à la souscription publique.
Cette nouvelle interprétation de
Travers méritait une réponse et Nicolas Verger imprima dans la foulée une Lettre
de monsieur Moreau De Mautour,... écrite à M. M. (Mellier), le 8e avril 1723,
au sujet d'un imprimé ayant pour titre : Explication historique et littérale
d'une inscription ancienne conservée à Nantes, à l'hôtel de ville. Ce
nouvel opus permet de comprendre que l’ouvrage de Nicolas Travers était sorti
au tout début de l’année 1723.
Charles Dugast-Matifeux
rédigera un petit ouvrage sur la vie de Nicolas Travers et lèguera à la
bibliothèque de Nantes le seul exemplaire connu de l’Explication Historique
et Littérale sur une inscription conservée à Nantes [9]. Le conservateur de
la bibliothèque mentionne en commentaire dans son catalogue : Cette pièce,
donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare.
L’Explication Historique et
Littérale sur une inscription conservée à Nantes
bénéficie d’une réédition en 1749 par le père P-N. Desmolets avec quelques
corrections, comme le fait remarquer une note manuscrite d’un ancien possesseur
sur la page de titre, mention qui a été conservée par le relieur lors du
changement de la reliure au début du 20ème siècle, sans doute à l’initiative du
bibliophile bourguignon Henri Joliet : cette pièce est imprimée mais avec
plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1,
p.60.
Petit opuscule imprimé sur un
modeste papier, il a été protégé de la destruction et de l’oubli grâce à ce
bibliophile attentif aux curiosités régionales. Il l’avait soigneusement
encarté dans la reliure d’un autre ouvrage sur une inscription archéologique [10] qui a permis de le
conserver jusqu’à ce jour.
Bonne Journée,
Textor
[1] Il
ajoutait parfois pour faire bonne mesure, Seul imprimeur de Monseigneur
l’Evêque. Il publiait entre autres documents les Etrennes Nantaises et le
Mercure de France. Il avait obtenu dès 1717 l'autorisation d'ouvrir une
librairie en attendant une place d'imprimeur. Reçu imprimeur surnuméraire par
arrêt du Conseil du 6 mai 1719, il exerça pendant près de trente années avant
de se démettre au profit de son gendre Joseph-Mathurin Vatar, qui lui succède
comme imprimeur du Roi dès le 28 nov. 1749.
[2] Certains
disent 1588, d’autres 1592.
[3] Voir
Marial Monteil, la Naissance de l’Archéologie à Nantes in Annales de Bretagne
et des Pays de l’Ouest 2011 n°118-3.
[4] Philippe Bernard de Moreau nous dit en 1722 que cette inscription romaine, découverte en 1580, a été apportée ici à la demande de Me Pierre de Biré, avocat du roi au présidial, et incrustée dans cette galerie par l’ordre de Me Louis Harouys, Sr de la Seilleraye, président à la Chambre des Comptes de Bretagne, maire de la ville. Ph.-B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique, d’une inscription antique conservée dans la Ville de Nantes, Nantes, 1722.
[5] Nous n'avons pas pu vérifier si la pierre se voit toujours.
[6] Pierre
Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.
[7] Biré de
La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant
l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et
particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.
[8] Histoire
de Bretagne, composée sur les titres & les auteurs originaux, par Dom Gui
Alexis Lobineau, prestre, religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur ;
enrichie de plusieurs portraits & tombeaux en taille douce ; avec les
preuves & pièces justificatives, accompagnées d'un grand nombre de sceaux.
Tome I. [-Tome II.] 1707
[9] Nicolas
Travers, historien de Nantes et théologien suivi d'un Complément inédit de son
Histoire par M. (Charles) Dugast-Matifeux
[10] Ouvrage
de John Needham - De Inscriptione quadam Aegyptiaca Taurini Inventa et
charactéribus Aegyptiis olim et Sinis communibus exarata Idolo cuidam abtiquo
in Regia Universitate Servato. Ad utrasque Academias Londinensem et Parisiensem
erum antiquarum investigationi et studio praepositas data Epistola. Rome
1731 qui avait rejoint ma bibliothèque en raison du fait qu’il est dédié au
prince Victor Amédée de Savoie.
Un bel in-folio imprimé à Venise en
1482 a rejoint la bibliothèque des incunables. L'ouvrage rassemble les Sermons
du pape Léon 1er dit le Grand (Toscane, vers 390 – Rome, 461), père de l’église et grand orateur, canonisé à
la fois par l'Église catholique et l'Église orthodoxe, connu pour être l’auteur
de nombreux sermons et lettres dogmatiques et pour avoir participé au concile
de Chalcédoine en 451. L'histoire a retenu sa rencontre avec Attila, roi des
Huns, afin de l'empêcher qu’il ne marche sur Rome.
Il s’agit de la 6ème édition incunable après celle publiée à Rome par Sweynheim et Pannartz en 1470 ; Elle n’est pas particulièrement rare, il en est conservé 126 exemplaires dans les institutions publiques, principalement en Italie.
L’ouvrage de 128 feuillets à 38 lignes, chiffrés a-c10 d-o8 p10, est à grande marge (295x204 mm) avec des espaces de 2 à 8 lignes laissés libres pour les initiales peintes. Certains ont été remplis récemment par un calligraphe maladroit, heureusement limités à quelques feuillets.
Le premier feuillet est blanc, sans
titre, suivi au feuillet chiffré a1 de l'épître dédicatoire de l’éditeur
scientifique Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II. Elle figurait déjà dans l'édition romaine de 1470. Ce lombard d’origine se
fait remarquer par le cardinal Bessarion et devient Evêque d’Accia puis
d’Aléria en Corse, sans jamais accoster dans l’Ile de Beauté. Il est connu pour
avoir été proche des imprimeurs Arnold Pannartz et Conrad Sweynheim et avoir recherché
les manuscrits de l’Antiquité pour les corriger et les faire imprimer, ce qui
lui valut le poste de bibliothécaire de la Bibliothèque Vaticane créée par le
pape Nicolas V et agrandie par ses successeurs.
Au feuillet p2v, après les sermons de Léon 1er et quelques lettres, figure le Symbole de Nicée (Symbolum Nicenum) autrement dit le crédo chrétien, accompagné d’un commentaire sur ce texte.
Au feuillet p10r, l’imprimeur a laissé au colophon la mention suivante : Divi leonis papae viri Eloquentissimi ac sanctissimi sermones Lucas Venetus Dominici filius Librariae artis pitissimus solita diligentia impraessit. Venetiis Anno Salutis MCCCLXXXII Septimo idus Augusti.
Cette édition est l'œuvre de Luca di Domenico (Lucas Venetus), imprimeur issu d’une vieille famille vénitienne qui fut très actif à Venise à partir de l’année 1480 pendant une période assez courte. Il s'est distingué par la production de romans de chevalerie en vers (En ottava rima) de textes de dévotion ou théologiques et de quelques œuvres de classiques latins ou grecs.
L’utilisation de l’expression artiste pitoyable a de quoi surprend et pourrait laisser penser qu’il y a une coquille pour piissimus, artiste très pieux, ce qui serait plus en rapport avec le thème de l’ouvrage. Toutefois, dans les Commentaires de Pierre Lombard par Aegidius Romanus imprimé en gothique textura quelques mois auparavant, en Mai 1482, Luca di Domenico reprend ce qualificatif de pitoyable (Lucas Venetus Dominici filius librarie artis pitissimus) tout en ajoutant qu’il l’a imprimé avec grand soin et diligence (summa cura et diligentia). Il ne s’agit donc pas d’une coquille mais d’une marque d’humilité, sans doute, pour un artisan qui, par ailleurs, n’hésite pas à louer l’art magnifique des imprimeurs.
Luca di Domenico n’a, semble-t-il, pas beaucoup intéressé les biographes jusqu’à présent et il est bien difficile de trouver des informations à son sujet. La seule chose certaine est qu’il est né dans la cité des Doges, d’un père lui-même vénitien appartenant sans doute à la meilleure société de la ville. Ce n’est pas si courant dans ces premières décennies de l’imprimerie où les imprimeurs exerçant à Venise sont pour la plupart d’origine extérieure à l7a ville. La majorité d’entre eux sont germaniques, à l’image du premier imprimeur vénitien, Johann de Spire, mais d’autres communautés étrangères ont également contribué au développement de l’imprimerie, les milanais, les florentins, ceux de Montferrat ou encore le français Nicolas Jenson.
Même son nom n’est pas fixé de manière uniforme dans les grandes bibliothèques mondiales. Il faut dire que ses impressions sont rares, moins d’u7ne vingtaine de titres sont recensés par l’ISTC [1] sur une très courte période allant de 1480 à 1485.
Les anciennes bibliographies d’incunables (Goff L134; HC 10012, etc) lui
donnent différents noms : Lucas Dominici
- Lucas Dominici filius, Venetus - Lucas Venetus - Luca di Domenico ou encore Maestro
Luca.
La Bibliothèque Nationale de France a choisi de le dénommer Luca di Domenico,
faisant ainsi du prénom de son père un patronyme. La British Library l’a
enregistré plus prudemment sous la dénomination qui figure sur la plupart des
éditions en latin : Lucas Venetus Dominici filius. (Lucas de Venise, fils
de Domenico). Dans plusieurs colophons filius est abrégé en un simple f. Son nom est presque toujours associé à celui
de son père dont il parle au passé et qui avait dû mourir quelques temps avant
qu’il ne s’installe.
Dans les ouvrages imprimés en italien, il se fait appeler Luca Veneziano,
Luc de Venise, ce qui semble démontrer que le nom Domenico n’était pas un
patronyme, mais il est vrai que l’on trouve dans la Vita della Vergine Maria
(Vie de la Vierge Marie) d’Antonio Cornazzano du 17 Février 1481 : Maestro
Luca di dominico Venetiano in Venetia.
L’examen des colophons est intéressant car ils diffèrent sensiblement d’un livre à l’autre, l’imprimeur adaptant son texte à chaque ouvrage, nous donne ainsi quelques brides d’information sur son travail ou sur lui-même.
Dans le poème narratif il Filostrato
de Boccace publié vers 1481, la fin du texte suit la forme de l’œuvre
c’est-à-dire l’ottava rima pour glorifier le nom de l’imprimeur :
Mirabil cosa e cierto la pictura / & quella che
subantiquo era in gran pregio / larchitectura dico in ciascun canto / ma cui
l'efecto de l'arte prochura / meritan gli impressori un nobil segio / tra quali
maestro Luca porta il vanto.
Que nous pourrions traduire approximativement
par : La peinture est une chose vraiment admirable / et celle qui, dans
l'Antiquité, était très appréciée / l'architecture, je le dis dans chaque chant
/ mais l'effet de leur art procure aux imprimeurs une place noble / parmi
lesquels le maître Luca porte la gloire.
Nous retrouvons cette même intégration de son nom au poème dans une autre œuvre en ottava rima : Oger le Danois. Une épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne. Là encore la dernière strophe est une sorte de colophon donnant le nom de l’imprimeur : Luca l’imprima de sa propre main / subtile d’esprit et encore plus d’inventivité / Domenico était son père vénitien / et si vous voulez savoir l’année, / en l'an mil quatre cent quatre-vingt, le troisième jour d'octobre, on le chante.[2]
La production de Luca di Domenico
touche trois domaines distincts, de nature très variée pour ne pas dire
contradictoire : D’un côté les épopées en vers italiens (Ottava rima),
sorte de romans de chevalerie versifiés, très en vogue à la fin du XVème
siècle, de l’autre des classiques latins destinés aux universitaires. Enfin,
des textes religieux et des livres de dévotion.
Qu’y a-t-il de plus éloigné de
l’humanisme que la chevalerie ? Le renouveau des lettres antiques, et l’éloge
des armes médiévales ne font pas bon ménage, et d’ailleurs les humanistes ne se
sont pas privés de condamner la culture chevaleresque, produit grossier de
l’âge « gothique » qui fait suite à la chute de Rome aux mains des barbares.
Quoiqu’il en soit, dès les débuts
de son activité Luca di Domenico parait se spécialiser dans ce genre de
l’épopée en vers. Les ouvrages que nous pouvons inclure sous ce thème représentent
la moitié de sa production (10 titres). Nous y trouvons l’Histoire de Merlin
(1480), et les aventures d’Ogier le Danois (1480). Tous deux au format
in-folio, format qu’il abandonnera pour cette catégorie de textes. Suivrons le Philostrate
de Boccace (1481) en ottava rima, et du même auteur la Nymphe de
Fiesole (1482), le Libro chiamato Dama Rovenza (1482) du cycle de
Charlemagne et Renaud de Montauban, toujours en vers italiens, dont il ne reste
plus qu’un seul exemplaire dans la Bibliothèque du Vatican. Il poursuit sur sa
lancée en 1483 et 1484 en publiant l’Histoire de Troie et un ouvrage
aujourd’hui perdu dont le titre était peut-être Libro chiamato Persiano
quall tratta de Carlo Magno et de tutti li paladini, ou bien simplement Persiano
figliuolo di Altobello (Le Persan, fils d’Altobello) de Francesco Cieco Da
Firenze.
Cette édition, citée par Brunet [3],
aurait été imprimée pour la première fois par Luca di Domenico en 1483 mais
aucun exemplaire n’existe dans aucune bibliothèque du Monde. La seule référence
à l’ouvrage est la stance ajoutée par l’imprimeur Christophorus de Pensis de
Mandello, dix ans plus tard en 1493, puis reprise dans les éditions successives :
Sachez, Bonnes gens, que Maitre Luca fils de Domenico l’a vraiment imprimé pour que s’accordent à tort la Rose (de Venise) et le Lys (Rouge de Florence - il Giglio) et il était aussi compétent et prudent dans cet art / (qu'il) abordait tout avec sagesse, gentillesse et humanité / (car) il était Vénitien de sang ancien. Et cette belle histoire fut transcrite en l’an mille quatre cents quatre-vingt-trois.[4]
Après les Romans de Chevalerie, ce sont les livres religieux qui représentent le plus grand nombre d’éditions (7 titres). Des livres de dévotion, au format in-quarto comme la vie de la Vierge Marie (1481) ou un confessionnal, des textes des pères de l’Eglise incluant les œuvres de Saint Cyprien ou les Commentaires des Sentences de Pierre Lombard (1482). Sans oublier les Sermons du Pape Léon le Grand, publiés cette même année 1482, année de sa plus grande production avec pas moins de 6 impressions.
Enfin, la dernière catégorie, en nombre très limité (4 titres) est représentée par les deux éditions successives des Declamationes de Quintilien, par le Traité d’Hermétique du pseudo Hermès Trismégiste édité pour la première fois par Marcile Ficin en 1471 et par un ouvrage d’un juriste contemporain, Laelianus Justus.
Visiblement Luca di Domenico ne travaillait pas pour l’Université mais trouvait sa clientèle chez les familles patriciennes de Venise friandes de romans courtois.
Il avait à cœur de soigner son travail et de rechercher le meilleur support pour l’impression de ses textes. Les Sermons de Léon 1er en attestent. L’imprimeur a utilisé un papier fort, à vergeures serrées, caractéristique du papier italien. Ces feuillets proviennent de sources diverses. Nous avons identifié au moins trois filigranes distincts indiquant qu’il se fournissait localement soit à Venise même, soit dans le pourtour de la lagune.
Ainsi une lettre L apparait à plusieurs reprises sur le premier tiers de l’ouvrage et sur le premier feuillet blanc. Presque tous les papiers portant ce logo sont d’origine italienne nous dit Briquet. On le retrouve dans des documents datés de 1477 et 1479 et plus spécifiquement à Venise.[5]
Un autre filigrane en croissant de lune pourrait avoir été fabriqué dans la ville voisine de Trévise. Trévise est un centre typographique de faible importance, 113 éditions ont été recensées entre 1471 et 1500 compte tenu de la concurrence de la cité des Doges. En revanche, ce fut un centre de production de papier important dès le XIVème siècle, stimulé par le développement de l’industrie typographique de sa voisine. Ce croissant de lune fortement bombé n’est pas dans le Briquet, il est proche du n°5208.
Filigranes des papiers utilisés par Luca di DomenicoEnfin une dernière marque dans le papier apparait vers la fin de l’ouvrage. C’est un volatile aux pattes palmées qui est très proche de Briquet n° 12133. Là encore, ce filigrane se retrouve dans des documents de Trévise de 1481. Donc, un papier de fabrication récente, aussitôt utilisé par l’imprimeur.
L’activité de Luca di Domenico s’interrompt brusquement en 1485, avec, il est vrai, une nette diminution des parutions dans les deux années précédentes.
A-t-il rencontré des difficultés financières ? Une concurrence de confrères plus efficaces ? La guerre commerciale semble rude dans la cité des Doges. Dès la mort de Johann de Spire en 1470, de très nombreux ateliers s’installent dans la lagune. Dans les années 1480 plus d’une cinquantaine d’officines sont actives simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuelles, parfois plus.
Quand Luca di Domenico publie Uberto
et Filomena, un autre imprimeur de Venise, Antonio de Strata, venait de sortir le même titre
moins d’un an auparavant. L’activité de ces ateliers est extrêmement instable
et précaire, comme le montre le grand nombre d’imprimeurs qui ne poursuivent
par leur activité dans la ville au-delà d’un an [6].
Peut-être, simplement, Luca di Domenico est-il mort de la peste qui sévissait dans la cité cette année-là et qui emporta le Doge Giovanni Mocenigo ? Nous n’en savons rien. Il ne nous reste que son travail soigné, ces belles pages aux caractères typographiques parfaitement alignées.
Bonne Journée,
Textor
[1]
Incunabula Short Title Catalogue de la British Library à l’entrée Lucas Venetus
[2] Luca limpresse con sua propria
mano / Domenico fu il padre venitiano / et se voi saver lano/ del mille quattro cento con otanta / el zorno
terzo de octubre si canta.
[3] Brunet
cite l’édition de 1493 tout en donnant une mention qui n’y figure pas et qu’il
a dû prendre dans une édition postérieure : Luca di Domenico figlio lo
stampo in prima nel mille quattrocento ottante trene. Voir Brunet Manuel du
Libraire pp. 322, à l’entrée Francesco da Fiorenza.
[4] Perché voi sapiate o
bona gente / maistro luca de dominico fiolo / Si la fatto in stampa veramente /
perché s’acorda a torto la rosa [i.e. Venise]
e ‘l ziglio [i.e. Florence] ed era in questa arte saputo e prudente / ad
ogni cosa darebbe di piglio / sapiente, piacevole e umano / del sangue antico
egli è veneziano. / i stralata fu
la bella storia / Nel mile quatrocento ottenta trene….
[5] La
lettre L est répertoriée par Briquet au numéro 8282.
[6] Voir la thèse de Catherine Rideau Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Champ Vallon, 2018.
Annexe : Liste des éditions de Luca di Domenico