dimanche 10 novembre 2024

Il était une fois l'Amérique. (1818)

Les articles de bibliophilie sur ce site se font rares depuis quelques temps. Il y a une raison à cela, non pas que je me désintéresse des livres anciens mais j’ai mis le blog sur pause car je me concentre sur l’écriture d’un livre - une biographie d’un avocat savoyard sous la Restauration ! - pour lequel j’avais entamé des recherches peu avant la crise du covid, interrompues pour cause de confinement. Comme il faut bien finir ce livre si je veux en vendre les droits à Netflix, je me concentre sur ce seul objectif.

En attendant la reprise des articles de fond, un petit clin d’œil à cette semaine placée sous l’heure américaine avec ce voyage du baron de Montlezun intitulé Voyage fait dans les années 1816 et 1817, de New-Yorck à la Nouvelle-Orléans, et de l’Orénoque au Mississipi, par les Petites et les Grandes-Antilles, contenant des détails absolument nouveaux sur ces contrées, des portraits de personnages influant dans les États-Unis, et des anecdotes sur les réfugiés qui y sont établis,  par l'auteur des Souvenirs des Antilles.



Edité par la librairie Gide Fils, de l’imprimerie de J. Smith - Paris, 1818.

Écrit anonymement, ce texte est une pittoresque description de l'Amérique par un aristocrate français. En voici un extrait :

A sept heures du matin, je suis parti de Bentivoglio, Couper’s-Tavern; et de nouveau, traversant les bois, j’ai passé à trois milles de là, devant la maison du juge Gordon, d’où je suis allé franchir à gué le North-River, près de Milton, très-petit village.

A trois milles plus loin est situé Monticello, sur une élévation considérable, d’où l’on domine l’horizon à quarante-cinq milles de distance. J’y suis arrivé à deux heures, au moment où l’ex-président Jefferson allait se mettre à table, devant partir aussitôt après, et se rendre à une autre terre qu’il possède près de New-London, en Virginie.

M. Jefferson, après m’avoir montré les principaux points de vue à la ronde, et aussi plusieurs objets très-curieux, m’a invité à dîner.

Au sortir de table, et après m’avoir poliment engagé à rester chez lui, malgré son départ, il est monté en calèche à quatre chevaux, accompagné de madame Randolph et de deux de ses petites filles.

.../…

M. Jefferson est âgé de soixante-treize ans, et n’a pas l’air d’en avoir plus de soixante-trois. Son petit-fils, qui a six pieds quatre pouces, me disait que, parmi les habitans des montagnes dans les environs, il était de la taille ordinaire. Les femmes que j’ai eu occasion de voir dans cette contrée, sont jolies, fraîches et de grande taille.

L'auteur n'est pas tendre avec les habitants du pays...


C’est étonnant comme l’Amérique a changé depuis le temps de Montlezun, mais la villa de Monticello en Virginie est encore debout et se visite toujours – sans Thomas Jefferson. C’est un endroit attachant entouré d’un beau parc. J’y suis passé deux ou trois fois, toujours avec le même plaisir.

Bonne Journée,

Textor

jeudi 20 juin 2024

Eloge d’un imprimeur : Le Tombeau littéraire pour Adrien Turnèbe. (1565)

Mise à jour le 12 Juillet 2024

La Renaissance voit l’apparition d’un genre nouveau : le tombeau littéraire ou tumulus. Ce terme désigne un ouvrage collectif dans lequel les auteurs donnent un texte à la gloire d’un défunt [1]. Le regroupement de ces textes dans un ordre déterminé érige en quelque sorte le livre en véritable monument funéraire. Cette œuvre de circonstance s’est grandement multipliée au fil du XVIème siècle avec le développement d’une rhétorique du courtisan. Si nous trouvons évidemment des pièces funéraires dans des ouvrages antérieurs, le premier véritable tombeau recensé date de 1531, c’est celui dédié à Louise de Savoie, mère de François 1er.

Les tumulus rassemblent diverses formes poétiques comme le sonnet, l’épitaphe, l’ode, le distique, l’élégie, etc. Souvent écrits en plusieurs langues, le latin, le français et le grec, mais parfois l’hébreu, l’italien, l’espagnol, etc. Un bon exemple du genre est donné par le Tombeau donné à Marguerite de Valois, sœur de François 1er par les sœurs Seymour en 1551.[2] Le recueil s’articule autour d’une centaine de distiques latins composés par les sœurs Anne, Marguerite et Jane Seymour, filles du duc de Somerset. Chacun d’entre eux est accompagné d’une version en grec par Jean Dorat, d’une traduction en italien par Jean-Pierre de Mesmes, et de deux ou trois traductions en français par Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Nicolas Denisot ou encore Antoinette de Loynes.

Page de titre du tumulus pour Adrien Turnèbe

Tombeau donné à Marguerite de Valois (1551)

En 1565, la pratique est presque devenue un exercice obligé au décès d’une personnalité marquante. Adrien Turnèbe, décédé le 12 Juin 1565, a donc eu droit à son tombeau. Cet humaniste né aux Andelys en 1512 d’une famille de hobereaux écossais du nom de Turnbull (ce qui donna en français tantôt Tourneboeuf ou Tourneboue, tantôt Turnebus ou plus fréquemment Turnèbe) fut visiblement très admiré de ses condisciples. Il avait des prédispositions pour les études et son professeur l’helléniste Jacques Toussaint lui transmit son savoir. Il devint professeur d’humanités à Toulouse puis, protégé par le cardinal de Chatillon, accéda au collège des lecteurs royaux, à Paris, à la place de son ancien professeur Jacques Toussaint.

En 1551, il fut nommé imprimeur du roi pour le grec tout en conservant sa chaire au Collège Royal.[3] Ce double rôle de professeur du Collège Royal et d’imprimeur lui permit non seulement de publier les textes pédagogiques qu’il enseignait, mais aussi de mettre en avant son intérêt pour l’humanisme grec, et en particulier pour le courant néoplatonicien. Au cours des années 1551-55, il fut responsable d’une vingtaine d’éditions grecques. Il s’attacha à publier des documents qui n’étaient pas encore parus (certains provenant de manuscrits de la Bibliothèque Royale) et à proposer des versions améliorées des éditions précédentes. Il publia également un certain nombre de livres qui peuvent être liés à l’enseignement, tels que l’Enchiridion de Metris et Poemate de Hephaestion Alexandrinus, une édition des Sententiae, les tragédies de Sophocle, l’Iliade d’Homère, De piscatu et De Venatione d’Oppianus, ainsi que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

En réalité, il fit surtout œuvre d’éditeur scientifique plus que d’imprimeur car il avait confié les "Grecs du Roi" à l’imprimeur parisien Guillaume Morel avec lequel il s’était associé et ce dernier imprimera tous les ouvrages portant le nom d'Adrien Turnèbe.

Turnèbe devait néanmoins superviser l’impression car les éditions portant son nom ont une qualité typographique remarquable.  Nous avons sur nos rayons une édition, latine cette fois-ci, du De Agrorum conditionibus et constitutionibus limitum, livre d’arpentage romain, soigneusement imprimé en 1554 par Guillaume Morel mais portant le seul nom d’Adrien Turnèbe [4].

Page de titre du livre d’arpentage publié par Turnèbe

Le reprise des types "Grecs du Roi" par Turnèbe n’avait pas été une mince affaire. On sait que ces caractères d’imprimerie avaient été forgés par Claude Garamont mais ils étaient la propriété du trésor royal et les imprimeurs ne recevaient pas les poinçons mais seulement des matrices justifiées par Garamont. Lorsque Robert Estienne détenteur de la charge dut s’enfuir à Genève pour échapper aux poursuites des théologiens de l’université, il emporta les matrices. Son successeur Adrien Turnèbe envoya les huissiers chez Charles Estienne, fils de Robert, pour récupérer l’importante masse de caractères abandonnée sur place. Deux saisies seront nécessaires pour reprendre l’ensemble du stock.[5]

Mais revenons au Tumulus. L’ouvrage est intitulé Adriani Turnebi […], Tumulus, A Doctis quibusdam viris, è Graeco, Latino, & Gallico carmine excitatus. Il est imprimé par Fédéric Morel, tenant boutique au Franc Murier, rue Jean de Beauvais. Ce sont des poèmes inédits organisés dans une sorte de joute poétique. Les auteurs doivent broder sur un thème unique : la personne du défunt et chacun doit rivaliser en éloges et en finesse. Certains ont plus de facilité que d’autres. Dans le Tumulus de Turnèbe, c’est, nous semble-t-il, Pierre de Ronsard qui s’en sort le mieux ; Il donne un sonnet d’une grande beauté formelle : Comme la Mer, sa louange est sans rive. / Sans bord son los, qui luit comme un flambeau ; / D'un si grand homme il ne faut qu'on écrive, / Sans nos écrits son nom est assez beau ; / Les bouts du monde où le Soleil arrive / Grands comme lui, lui servent de Tombeau.

Sonnet de P. de Ronsard sur le Trespas d’Adrien Turnebe

La composition de l’exemplaire Barbier-Mueller est curieuse. Il rassemble 20 feuillets sur le même thème mais la signature des cahiers et le texte composé en losange qui fait office de colophon ne coïncide pas avec l’ensemble.  Un premier ‘’cahier’’ de 4 feuillets A4 regroupent en Ai la page de titre et au verso une poésie posthume inédite de Joachim du Bellay. Le deuxième feuillet n’est pas signé et contient une autre poésie latine de Du Bellay [6] et un poème en grec de Jean Dorat au verso. Le troisième feuillet est signé Aii et il contient au recto la traduction latine du poème de Dorat en regard de la version grecque, et au verso la suite en grec du même poème. Il y a donc une continuité du texte malgré l’interposition du feuillet non signé [7]. Le dernier feuillet non signé contient une composition de Jean Passerat au recto et une autre de Ronsard, au verso. L’ensemble semble être complet en 4 feuillets si on le compare aux deux exemplaires numérisés, celui de la BNF et celui de la Bibliothèque de Rome, ces exemplaires se terminant tous les deux par le sonnet de Ronsard.

Dans notre exemplaire, des pièces suivent le poème de Ronsard, signées B4, C2. Nous retrouvons cette suite dans un opuscule conservé à la BNF sous le titre In Adriani Turnebi obitum Joannis Passeratii Elegia, ad Dionysium Lambinum. (Complainte sur le trespas de Adrien Turnebe, par Jean Passerat Troïen, à Denis Lambin). A ceci près que le cahier A contenant l’élégie latine de Passerat n’a pas été conservée puisque notre exemplaire commence avec le cahier B.

Nous avons donc affaire à un exemplaire composite du tombeau d’Adrien Turnèbe regroupant des pièces parues séparément.

De fait, Geneviève Demerson a identifié 5 fascicules parue à l’occasion de la mort d’Adrien Turnebe qu’elle a classés en 3 catégories :

1/ Un premier ouvrage sans page de titre mais visiblement publié par Robert Estienne avec les lettres grecques issues de la fonte de Claude Garamont qu’il n’avait pas restituées au nouvel imprimeur royal pour le grec lorsqu’il quitta Paris pour Genève. Dans le contexte du litige entre Les Estienne et Turnèbe, on peut comprendre que Robert Estienne n’ait pas voulu voir son nom apparaitre sur l’hommage posthume, mais cela ne l’empêcha pas d’honorer la commande.

2/ un ensemble de trois plaquettes, toutes parues à Paris chez Fédéric Morel, composées par les professeurs royaux Jean Dorat, Denis Lambin et leurs amis.

3/ un cinquième fascicule composé par Leger du Chesnes également publié chez Fédéric Morel [8].

A notre avis, les trois plaquettes sorties des presses de Morel étaient faites pour paraitre regroupées en un seul volume puisque qu’un texte en forme de colophon cite l’ensemble de leurs auteurs (Sauf Du Bellay) [9].

Colophon : Distingué professeur… Jean Dorat et Denis Lambin, ses collègues, Pierre de Ronsard, Germain Vaillant de Pimpont, Jean Passerat, Alphonse Delbène, Nicolas Vergèce, ont, dans leur tristesse, érigé ce tombeau poétique en grec, en latin et en français le 18 Juin 1565

S’il y eut autant de pièces différentes pour un même tombeau, imprimées chez des éditeurs différents c’est que la mort de Turnebe entraina une vive polémique. En effet il avait choisi par testament d’être enterré sobrement dans le caveau des pauvres écoliers ce qui fit dire à certains, en plein conflit religieux, qu’il avait adopté la religion réformée. Une même polémique avait suivi la mort de Marc-Claude de Buttet sur le simple motif qu’il était décédé à Genève dans les bras de Théodore de Beze [10].

Des vers latins, où cette disposition du testament était paraphrasée parurent et furent affichés dans Paris. Un certain Gabriel Goniard de Soissons y répondit par d’autres vers latins[11] et la polémique s’amplifia. Vivant Turnèbe était un exemple, mort il pouvait devenir un instrument de propagande au service de chacun des deux camps : Chacun revendiquait le mort, écrira plus tard Jacques-Antoine de Thou, les tenants de l’ancienne religion et ceux qui professaient la nouvelle disaient qu’en mourant il avait penché vers tel ou tel parti et pensaient que son adhésion serait un argument de poids pour leur parti respectif[12]

Adrien Turnebe eut donc droit à plusieurs hommages rédigés par les différents partis.  On y inséra même des vers posthumes de Joachim du Bellay qui avait eu la curieuse idée, de s’amuser de la gloire de Turnèbe, quelques années auparavant. Ces vers latins sont inédits.

Vers de Joachim Du Bellay

Jadis Joachim du Bellay s’est amusé à faire ces vers sur Adrien Turnèbe : - Si Hermès nous accordait la gloire de l’éloquence, Pallas la science, les Piérides l’art des vers, je ne désirerais pas la parole aisée de Démosthène, je ne souhaiterais pas être ce que Platon fut lui-même, Je ne demanderais pas la muse du Méonien. - Alors quoi donc ? – Le triple titre de gloire du seul Turnèbe [13].

Jean Passerat donna pour ce recueil une longue et pesante élégie. Pourtant, il avait été le premier à se moquer de ces poèmes ampoulés qui n’apportaient rien à la gloire du disparu : S’il faut que maintenant en la fosse je tombe, / Qui ai toujours aimé la paix et le repos, / Afin que rien ne pèse à ma cendre et les os, / Amis, de mauvais vers ne chargez point ma tombe.

La pièce la plus intéressante de ce Tumulus est probablement le texte donné par Jean Dorat en grec, puis traduite en latin, intitulée Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort .[14] Il aurait été amusant que la pièce soit typographiée avec les "Grecs du Roi" que Turnèbe avait saisi chez Charles Etienne mais il semble qu’il s’agisse d’une autre police [15]. Les matrices de Robert Estienne resteront à Genève jusqu’à sa mort et retourneront en France qu’au XVIIème siècle. Entre temps les meilleurs graveurs imitèrent les "Grecs du Roi" et de nombreuses polices seront en circulation, comme celles de Granjon ou de Haultin.[16] En l'espèce, il semble bien qu'il s'agisse des Saint-Augustin grecs d'Antoine Augereau, gravés en 1532. Michel de Vascosan, le beau-père de Fédéric Morel, utilisait déjà ce caractère. [17]

Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort par Jean Dorat

Jean Dorat tente de calmer le débat. En face des deux clans rivaux, le professeur royal bat le rappel des humanistes, qui, par leurs célébrations doivent effacer le pénible sentiment causé par l’esprit revendicatif des deux confessions. Il évite toute référence religieuse et fait appel à Orphée et aux penseurs grecs : Il (Adrien Turnèbe) accompagne Orphée, Musée, Hésiode, Homère et les autres hommes de science qui sont aux bienheureux séjours. Peut-être même, au milieu d’eux, sous l’ombre épaisse d’un platane élyséen, son ombre se plaint-elle du sacrilège qu’elle a subi. Mais l’identité de la souffrance d’Orphée et de la sienne suffit à le consoler : leurs mœurs étaient semblables, leurs morts le sont aussi.

Pièces de Passerat, Vergèce et Delbene.

L’ouvrage donne aussi l’occasion à quelques versificateurs inconnus de sortir de l’anonymat. Ainsi Alphonse Delbene, abbé commendataire de l’Abbaye de Hautecombe en Savoie, ami de Ronsard et qui avait fait ses classes à Bourges avec Jean Passerat, offrit une prosopopée d’Adrien Turnèbe.

Dans ce recueil factice, c’est Nicolas Vergèce, grec crétois, autre ami de Ronsard qui aura le mot de la fin : Turnèbe vivra glorieux, et son œuvre avec lui, tant que les fleuves iront à la mer. (Vivet Turnebus inclytus, Ejúsque suscepti labores, In mare dum fluvii vehentur.)

Bonne journée,

Textor



[1] Voir Castonguay Bélanger, J. (2002). L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel au recueil. Études françaises, 38(3), 55–69. https://doi.org/10.7202/008383ar

[2] Voir Bibliotheca Textoriana 28 Avril 2021 - Quand les sœurs Seymour inspiraient les poètes de la Pléiade.

[3] Voir Natasha Constantinidou. Libri Graeci: Les livres grecs à Paris au XVIe siècle. Histoire du livre. Paris 2020. En ligne sur Hypothèses. https://histoirelivre.hypotheses.org/6422

[4] Voir Bibliotheca Textoriana du 12 Juillet 2020 - Un livre d’arpentage romain, …, l’exemplaire de William Cecil.

[5] Stock impressionnant, cf Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, Editions des Cendres 2022 pp. 154-158

[6] Ce feuillet n’est pas à sa place dans l’exemplaire collationné par Geneviève Demerson car il ne suit pas le premier poème de Du Bellay alors que le texte mentionne Ejusdem et qu’il doit donc venir à la suite.

[7] Geneviève Demerson signale des pages interverties dans l’exemplaire BNF qu’elle a consulté (Rés mYc 925). Les poèmes de Du Bellay ne se suivent pas – Le texte grec de Dorat est dans le désordre et deux poèmes de Leger du Chesne sont inclus dans le fascicule de Lambin, mais ces erreurs ne se retrouvent pas dans notre exemplaire. Geneviève Demerson, Polémiques autour de la mort de Turnèbe, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur la Réforme et la Contre-Réforme, In Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°2, 1975.

[8] Distingué des autres par Geneviève Demerson en ce qu’il apparait comme une œuvre prenant plus ouvertement le parti des Catholiques tandis que les autres recueils parus chez Morel sont l’œuvre d’humanistes plus ‘’neutres’’. Leger du Chesne (ou Duchesne) que l’on retrouve souvent dans les tombeaux littéraires de son époque, avait pour nom latin Leodegarius a Quercu ou Ludovicus Querculus. Né à Paris, il enseigna au collège de Bourgogne puis au collège Sainte Barbe.

[9] Il est possible qu’une autre plaquette ait été projetée ou qu’elle ait parue et se soit perdue depuis car le texte de Germain Vaillant de Pimpont n’apparait dans aucun de ces opuscules, à notre connaissance.  

[10] Cf Bibliotheca Textoriana, L’Amalthée de Marc-Claude de Buttet, gentilhomme savoisien. Mai 2024.

[11] Réimprimés par John Henry Seelen, dans la Dissertation sur la religion de Turnèbe, insérée dans ses Selecta litteraria (Lubeck, Boeckmann, 1726, in-8°.)

[12] J.A. de Thou, Historia sui Temporis, Londres 1733, II p. 467.

[13] Traduction Geneviève Demerson. Op. Cit.

[14] Traduction de Geneviève Demerson, Op.Cit. p. 100-103.

[15] Fédéric Morel avait commencé sa carrière comme correcteur dans l'imprimerie de Charlotte Guillard. Il y prépare notamment la publication du Lexicon graecolatinum de Toussaint (1552). En novembre 1552, il épouse Jeanne, la fille de l'imprimeur Michel de Vascosan. Cette alliance lui permet de s'établir imprimeur à Paris, rue Jean-de-Beauvais. Il publie de nombreux livres grecs, mais ne parait pas avoir détenu les Grecs du Roi

[16] Cf. Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme, op. cit.

[17] Type de 90mm pour 20 lignes. Cf. Vervliet, Conspectus n° 345. Information aimablement communiquée par Rémi Jimenès. 

vendredi 31 mai 2024

L’Amalthée de Marc-Claude de Buttet, gentilhomme savoisien. (1575)

Alors que Louis de Richevaux [1], par une belle soirée d’été, était en Avignon, écoutant sous la treille des jeunes filles chanter des vers, accompagnées de la harpe et du luth, il leur demanda si leurs chansons étaient de Ronsard ou de Du Bellay et elles répondirent : Vous êtes comme ceux qui mangent des fruits étrangers et ne reconnaissent pas ceux qui leur sont plus familiers, encore qu’ils soient bons. Ces sont des vers de l’Amalthée ! Il s’empressa de prendre leur manuscrit et fit éditer les poèmes de son ami Marc-Claude de Buttet.

La page de titre de l'édition de l'Amalthée de 1575.

Marc-Claude de Buttet est issu d’une ancienne famille de Savoie. Au XIVème siècle, Jean de Buttet, (Buctet), originaire d'Ugine, rejoint le château du Bourget pour exercer la fonction de secrétaire des comtes de Savoie.  Marc-Claude nait vers 1530 à Chambéry dans une maison près de Saint François (Dans la rue Métropole actuelle) à moins que ce ne soit dans la propriété familiale de Tresserve sur le lac du Bourget. Alors qu’il est encore très jeune, la Savoie est occupée par François 1eret devient donc territoire français pendant 25 ans [2].

Nous savons peu de chose de ses années de jeunesse. Ses parents veulent en faire un magistrat mais il préfère les lettres et rejoint Paris pour y poursuivre ses études auprès de Jean Dorat, érudit professeur de Ronsard et de Du Bellay qui lui enseigne le grec et le latin. Il passe pour fort savant. Ronsard le qualifie de « docte » dans un des poèmes du livre II des Amours : Docte Buttet, qui as montré la voye / Aux tiens de suivre Apollon et son Chœur, / Qui le premier t’espoinçonnant le cœur, / Te fist chanter sur les mons de Savoye….

Ronsard ne s’est pas trompé, Buttet a montré la voie à ses compatriotes. C’est lui, le premier, qui forge le mot « Savoisien » placé à la suite de son nom et sa carrière littéraire débute par un ouvrage polémique de soutien à la Savoie. Il publie en 1554, à Lyon, chez Angelin Benoist, l’Apologie pour la Savoie qui est une défense virulente du Duché et de ses mœurs contre les attaques de Barthélémy Aneau, principal du Collège de la Trinité, à Lyon. Ce dernier avait traité les Savoisiens de sauvages et de barbares et il finit assassiné en 1565 comme protestant et sacrilège.

La préface de Louis de Richevaux

Premiers sonnets de l'Amalthée

Maison des de Buttet rue Métropole à Chambéry.

La plaque apposée par les Amis du Vieux Chambéry à l’emplacement de la maison des Buttet, rue Métropole à Chambéry, mentionne qu’il était un poète de la Pléiade. Marc-Claude n’en fit jamais officiellement partie (si tant est que la Brigade, puis la Pléiade puissent être considérées comme un groupe officiel à contour défini !). Mais il avait côtoyé pendant ses études certains membres de ce qui allait devenir le ’’noyau dur’’ de la Pléiade comme Pierre Ronsard, Jean Antoine de Baïf, Guillaume des Autels ou Peletier du Mans. Ce dernier avait fait sa connaissance à Paris, alors qu’il était professeur au collège de Bayeux et Il le retrouve en 1570 à Chambéry durant son voyage dans le Duché. Dans son long poème sur la Savoye, Pelletier du Mans loue le bien disant Buttet qui en naquit, / à qui en touche et l’honneur et l’acquit.  Buttet lui répondra dans l’Amalthée en comparant le Divin Peletier à Orphée.

Il était également proche de la Pléiade par les thèmes abordés dans ses vers et les recherches sur la langue française, comme ces tentatives d’appliquer la rythmique latine des syllabes courtes et longues à la versification française. Les vers mesurés, innovation initiée par Dorat, reprise par Baïf, ne sont pas ce que Buttet a produit de plus heureux. Tout en admettant qu’il y avait des recherches à faire dans cette direction, Du Bellay dans sa Défence et Illustration de la langue française, puis Ronsard dans la préface des Odes reconnaissent la difficulté de l’exercice.

Pour Ronsard, la reconnaissance du poète savoisien ne fut pas immédiate, c’est seulement lorsque Buttet obtint la protection de Marguerite de Valois, fille de François 1er et de Louise de Savoie qui venait d’épouser Emmanuel-Philibert de Savoie que le Vendomois fit placer un quatrain de Buttet en tête du recueil des Amours (1560). Cette protection est une chance pour le poète savoisien. Par sa mère Jeanne Françoise de la Mare, Buttet connait les milieux calvinistes de Genève. Il y a probablement des affinités de pensée entre Marguerite de Valois (restée néanmoins catholique) et Buttet, ce qui a pu favoriser l’estime réciproque qu’ils se portent. Quand la princesse épouse Emmanuel-Philibert, Buttet quitte Paris et la suit naturellement à Chambéry avant que le siège ducal ne soit transféré à Turin en 1562. Il semble que Marc-Claude de Buttet soit resté de ce côté-ci des Monts. Il ne retourna pas à Paris. Il animait un cercle de poètes aux côtés de Jean de Piochet, son cousin, Antoine Baptendier, Louis Milliet, Philibert Pingon ou Amé du Coudray, dans sa propriété de Tresserve, ne rimant que pour eux, sans souci de gloire ou d’honneurs, si bien qu’il fut complètement oublié après sa mort survenue à Genève le 10 Aout 1586, pour n’être redécouvert que trois cents ans plus tard.  

Il aurait beaucoup écrit nous dit Louis de Richevaux mais ne se préoccupait pas d’être publié. Il mentionne dans sa préface de l’Amalthée une production abondante parmi laquelle des poèmes héroïques intitulés Idylle à l’imitation de Théocrite, cinq volumes de vers lyriques, un livre sur les plus illustres personnages de Savoie, trois traités [3], une traduction rimée de Job qui devait être incessamment mise en lumière. Tout ceci disparut dans l’oubli.

Précédée de quelques pièces de circonstance (Odes à la Paix (1559), Epithalame ou Noces du Prince Emmanuel Philibert (1559), l’Amalthée est l’œuvre principale de Marc-Claude de Buttet. Elle parait en 1560-61 chez Michel Fézandat – une édition aujourd’hui introuvable – à la suite des premier et second Livre des Vers (soit respectivement vingt-cinq et trente et une odes) [4].

Une reliure de Quillet pour cet exemplaire parfaitement établi

L’exemplaire de l’Amalthée qui a rejoint très récemment ma bibliothèque est l’édition de 1575 [5]. La première édition séparée, publiée à Lyon, chez Benoist Rigaud. Aux cent vingt-huit poèmes initiaux, Buttet fait ajouter cent quatre-vingt-douze sonnets et un dizain. C’est un petit ouvrage très soigneusement imprimé qui pourtant n’avait pas satisfait de Buttet. Il est vrai que la mise en page de l’édition de 1560 était plus aérée. Il avait envisagé une troisième édition qui ne vit pas le jour de son vivant. L’ensemble des Œuvres Poétiques, paru une dernière fois en 1588, à Paris chez Jérôme de Marnef et la veuve Cavellat, n’est que la remise en vente sous un nouveau titre des invendus de 1560. Il faudra ensuite attendre la fin du XIXème siècle pour avoir une nouvelle édition des œuvres poétiques. [6]

La poésie de Buttet est très savante, pour ne pas dire pédante, remplie d’allusions mythologiques que seuls quelques esprits érudits parvenaient à comprendre. Ses vers n’ont pas la belle musicalité d’un Ronsard ou d’un Du Bellay mais il y a tout de même de beaux passages d’un tour agréable [7]. La plupart des sonnets sont de dix pieds, sauf treize qui sont en alexandrins.

Influencé par la culture italienne, Buttet emprunte à Pétrarque et à Dante. Son Amalthée est une référence à la fille du roi de Crète qui allaita Zeus à l’aide d’une chèvre. Le roi des dieux brisa une corne de la chèvre pour l’ouvrir à la jeune fille en guise de reconnaissance, c’est la corne d’Abondance...

Marc-Claude de Buttet se plait dans la nostalgie, celle de ses amours passées, de ses amis qui sont restés à Paris. Une strophe de l’Amalthée, que n’aurait pas reniée Joachim du Bellay, laisse entendre qu’il regrettait l’effervescence intellectuelle de Paris. L’écho des montagnes ne remplace pas les rimes de ses amis de la Pléiade : Et je regrette en sa Minerve forte / ce grand Paris, que vif au cueur je porte / tant le désir de la France me point : / Puisque je voi mes muses non connues / de leur beaux chants hurter jusques aux nues / ces durs rochers, qui ne respondent point.

D’autres vers ont des accents épicuriens directement inspirés de Ronsard : Belle si au printemps, été, automne aussi, / Des fleurs, moissons, et fruits, ne vous tient le souci, / Quand l’hiver vous prendra, vous n’aurez que la glace.

Les biographes ont cherché longtemps qui pouvait être La muse chantée par Buttet.  Peut-être cette jeune fille rencontrée à Paris, qu’il apercevait à sa fenêtre, entrelaçant ses frisons d’or, avec laquelle il se promenait dans le parc de sa maison et qui finit par aller se marier au loin car chez Buttet la rose a des épines [8]. A vrai dire, nous n’en savons rien. C’est en même temps, peut-être, Marguerite de Valois, Jacqueline d’Entremont [9] et quelques autres, idéalisées comme le furent Cassandre ou Laura.

De quel rosier, et de quelles épines, cueillit Amour les roses de son teint ?…

La poésie de Buttet se fait moins savante et presque familière lorsqu’il évoque son pays natal, Chambéry, les rives de Tresserve ou le lac du Bourget. Mais l’évocation des lieux reste toujours fugitive.

L’ouvrage se clôt par quelques pièces offertes par ses amis, Louis de Richevaux, A de Vignère et Jean de Piochet. Ce dernier joue avec les sonorités de la rivière de Chambéry, la Leysse, et de la Loire des Angevins : Qui a tant hault vostre gloire exaltée / Repondés moi, ô Loir, ô Loire, ô Lesse ? Cassandre, Olive, et la belle Amalthée.

Un passage où le poète évoque son beau champ de Tresserve.

Tant que Loir, Loire, Lesse auront voie.. de Jean de Piochet

La famille de Buttet n’est pas éteinte, elle s’est séparée en 2011 du château du Bourget et la bibliothèque a été dispersée. Il y figurait un exemplaire de l’Amalthée élégamment relié en maroquin rouge par Pouillet qui m’avait alors échappé. J’ai rattrapé cette erreur en dénichant un maroquin couleur de sable très correctement établi par Quinet.

Bonne Journée,

Textor


[1] Louis de Richevaux semble n’avoir laissé aucune trace dans les archives. Les biographes affirment qu’il était ami de Buttet, ce qui est fort probable, ou qu’il aurait été son éditeur. Sarah Alyn Stacey émet l’hypothèse que son nom soit un pseudonyme derrière lequel se cacherait Jean de Piochet, son cousin. Mais alors les poèmes qui clôturent l’Amalthée sont signés tantôt de Richevaux tantôt de Piochet. Une façon de brouiller les pistes ? Cf. Mémoires de l’Académie de Savoie Années 2013-2014 Neuvième série Tome 1 : S.A. Stacey - Un esprit inventif, Marc Claude de Buttet et la nouvelle poésie bien différente de l’accoutumée. Et Sarah Alyn Stacey, Marc-Claude de Buttet, L’Amalthée édition critique – Paris, Honoré Champion 2003.

[2] Pour une biographie déjà ancienne sur Marc Claude de Buttet, voir François Munier : Marc-Claude de Buttet, poète savoisien (XVIe siècle): Notice sur sa vie, ses œuvres in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie ; Tome 35 – 1896.

[3] Peut-être des traités de mathématique car Buttet était aussi reconnu pour sa maitrise des sciences.

[4] Avec la date de 1560 pour quelques exemplaires puis avec une page de titre renouvelée datée 1561. Cf Nicolas Ducimetière, Mignonne Allons voir… p. 203

[5] Marc Claude de Buttet, L’Amalthée. Nouvellement par lui reveue, mise en ordre, et de la meilleure part augmentée. Lyon, Benoît Rigaud, 1575. In-8, maroquin fauve, décor à la Du Seuil, dos orné, dentelle intérieure, tranches dorées (Quinet). Exemplaire Barbier-Mueller. A son sujet voir N. Ducimetière, Mignonne allons voir… p.202.

[6] Alfred Philibert-Soupé, Lyon N.Scheuring, 1877.

[7] Ce n’est pas l’avis d’Etienne Pasquier qui jugea sévèrement la poésie du savoisien, déclarant sans nuance : Tous ses vers clochent du pied.

[8] Philibert-Soupé, op.cit. introduction p.13.

[9] Une strophe fait allusion à cette jeune personne, demoiselle d’honneur de la Princesse Marguerite : Fai rechanter aux grans forestz ombreuses / Aux mons, aux plains, aux ondes ecumeuses, / Et aux cités, la nymphe d’Entremont.

mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon