mardi 17 juin 2025

Hommage de Noel du Fail à son professeur Eguiner Baron, juriste breton.

Le jour où ce grand in-quarto [1] a croisé ma route, ce n’est pas le sujet du livre qui m’a séduit de prime abord : un austère traité de droit sur le régime des bénéfices féodaux. En revanche, la reliure de vélin cirée, les claies de parchemin enluminées et la mise en page épurée de Sébastien Gryphe méritait bien de débourser quelques livres tournois.

Ensuite, j’ai découvert que l’auteur était un juriste breton, né à Kerlouan dans le Léon, sur la côte sauvage non loin de Lesneven et qu’il était considéré comme un éminent juriste à l’origine de la construction du droit français (Jus Gallica) et de son émancipation - toute relative - du droit romain.

La page de titre des Commentaires sur les Bénéfices d’Eguinaire Baron, juriste léonard,
 édités par Sebastien Gryphe en 1549.

Reliure en vélin ciré… et rapiécé.

La réputation d’Eguiner François Baron (1495-1550) [2] était grande au point que le Parlement de Bretagne lui confia le soin d’écrire l’épitre introductive de la première édition de la Coutume Réformée de Bretagne de 1540 et de rédiger le répertoire qui précède l’ouvrage. Baron exalte avec lyrisme le travail des cinq commissaires royaux qui avaient été chargés de dépoussiérer le vieux texte [3]. Il n'oublie pas, au passage, de louer Philippe Bourguignon, l'imprimeur-libraire qui s'était lancé dans cette aventure éditoriale. La renommée d'Eguiner Baron était telle qu’il avait réussi à attirer dans son auditoire un autre grand réformateur du droit, le futur chancelier Michel de l’Hospital, venu assister aux Grands Jours de Riom en 1546 [4].

Noel du Fail avait suivi les cours d’Eguiner Baron alors qu’il poursuivait sa formation à l’université de Bourges. Peut-être parce qu’il était breton comme son professeur ou bien parce qu’il aimait les facéties et les balivernes, il avait grandement apprécié les cours de ce maitre éminent, à la fois sérieux et blagueur. Ce dernier n’hésitait pas, sans doute pour distraire ses étudiants, à utiliser des formules choc et des images rendant le cours magistral un peu moins ennuyeux. Comparer les docteurs en droit aux chiens qui lèvent la patte avait bien fait rire le jeune du Fail. Avec son sens de l’observation aigu, il avait tout noté : Les exposés limpides, la faconde gravité de cet homme à la barbe grise, les joutes acerbes avec son meilleur ennemi, le professeur Duarenus (Le Douaren, un autre breton).

Noel du Fail avait retenu la leçon. Lorsqu’il écrira son propre traité sur la coutume de Bretagne [5], il ne s’embarrassera pas de gloses et de commentaires mais il donnera avec beaucoup de clarté le résumé des faits et le point de droit de la décision.

Epitre introductive d'Eguiner Baron à la premiere édition
 de la Coutume réformée de Bretagne (1540). Il y est question des cinq réformateurs de la Coutume et de Philippus Burgondus, bibliopola.


Passage des Contes et Discours d’Eutrapel de Noel du Fail sur son professeur.

Mais le mieux est d’écouter simplement le conteur breton nous parler de son professeur :

Eguinaire Baron, grand et notable enseigneur de loix, s'il en fut onc, lisait en l'université de Bourges avec une telle majesté, dignité, et doctrine, que vous l'eussiez jugé proprement un Scevola, tant il estait sententieux, solide, massif, et de grace paisante et faconde gravité. Et l'ay veu avec son compagnon Duarenus, tous deux Bretons, avoir tiré des universitez et nations, tant de deçà que de là les monts, tous ceux qui voulaient apprendre le droit en sa netteté et splendeur. Il se courrouçait asprement contre ceux qui avaient obscurcy la beauté des loix par une infinie multitude et amas de commentaires : et entre autres un jour que Monsieur L'Hospital, lors conseiller au Parlement de Paris et depuis chancelier de France, allant aux Grands-Jours de Riom, le vint escouter et voir si le bruit et réputation qu'il avait répondait à la vérité. Le bonhomme estant dans sa chaire, accoustré d'une robe de taphetas, avec sa barbe grise, longue et espaisse, voyant qu'en son eschole y avoit des auditeurs non accoustumez, commence à plaindre les deffenses que l'empereur Justinien avoit fait de non escrire et faire commentaires sur le droit civil, disant à ce propos, comme il estoit facétieux et riche en tous ses discours, que si un chien a pissé en quelque lieu que ce soit, il n'y aura mastin, levrier, ni briquet, d'une lieue à la ronde, qui là ne vienne lever la jambe, et pisser comme ses compagnons. Ainsi, si Bartole, Balde ou autre prote-notaire du droit, ait en quelque passage, voire tout esloigné et hors bord qu'il soit, traité un point et disputé, toute la tribale et suite des autres docteurs viendront illec compisser l'œuvre et mesme passage, y escrire par conclusions, limitations, notables raisons de douter et decider, ampliations, intellectes repetitions et autres aparats du mestier.[6]

Les claies de parchemin provenant d’un manuscrit du XIV ou XVème siècle.
 Texte non identifié, il y est question d’Epicure.

La Méthode D’allOrto sur les bénéfices féodaux, ouvrage relié après les Commentaires d’Eguiner-François Baron. Gryphe, 1549.

Le Livre Premier précédé d’une épitre d’Eguiner Baron 
datée à Bourges du 1er Janvier 1548.

L’imprimeur a tenté d’aérer la mise en page de ce texte indigeste.

Eguiner Baron n’aimait donc pas les commentaires et les gloses, pourtant l’ouvrage que j’ai entre les mains contient 154 pages de commentaires sur les Coutumes Féodales d’Oberto Dall’Orto. Le premier livre, relié en seconde position dans mon ouvrage est le traité des bénéfices divisé en quatre livres selon la méthode d’Oberto Dall Orto (Methodus ad Obertum Ortensium de beneficiis, in libros quattuor divisa) précédé du long commentaire d’Eguiner-François Baron sur le même sujet.

Le droit féodal, de formation essentiellement coutumière, fut recueilli à travers des décisions et des opinions exprimées dans les juridictions et formait, vers le XIIe siècle, un ensemble de règles et de principes qu'Oberto Dall'Orto, juge et plusieurs fois consul de Milan, transcrivit dans un texte unique, qu'il envoya dans deux lettres à son fils Anselmo, juriste à Bologne : les consuetudines feudorum (ou coutumes féodales).

Les deux lettres d’Oberto Dall’Orto auront beaucoup de succès chez les juristes jusqu’au XVIème siècle. Il était devenu nécessaire d’accorder ces règles féodales qui régissaient les rapports entre le vassal et son suzerain, règles venues des invasions germaniques du Vème siècle, avec le droit romain qui fonctionnait avec d’autres concepts. Les glosateurs s’en sont donnés à cœur joie pour tenter de concilier les deux systèmes [7].

A n’en pas douter Noel du Fail a dû passer quelques heures palpitantes à écouter Eguiner Baron gloser sur ces vieilles coutumes qui laissaient tant de place à toutes les interprétations.

Bonne Journée,

Textor




[1] 165x240 mm

[2] Orthographié souvent Eguinaire. Pour une raison inconnue les sites anglo-saxons sur internet, dont Wikipédia en anglais, le dénomment Eguinaire François, baron de Kerlouan. Cette erreur est reprise un peu partout. La BNF rejette la forme Eguinaire ou Eguinarius pour Eguiner-François Baron. Le prénom François n'est pas rappelé dans les éditions présentées.

[3] Noel du Fail n’en cite que quatre, dont un seul breton : François Crespin du Pays d’Anjou, Nicole Quelain, manceau, Martin Rusé de Tours et Pierre Marec, gentilhomme de Basse Bretagne. Voir l'article sur la Coutume de Bretagne in Bibliotheca Textoriana Juin 2023.

[4] Les Grands Jours étaient des sessions extraordinaires du Parlement organisées dans des villes de Province pour rendre la justice plus accessible. Elles étaient présidées par des Commissaires du Roi. Une seule eut lieu à Riom, en 1546.

[5] Voir ses Mémoires recueillis et extraicts des plus notables et solennels Arrests du Parlement de Bretagne, divisez en trois livres et l’article qui lui est consacré in Bibliotheca Textoriana du 11 juin 2025

[6] Noël du Fail, Contes et Discours d'Eutrapel, Ch. 4, f°24v de l’édition de 1597.

[7] Difficultés résolues parfois à l’aide du recours à des théories compliquées, comme celle du domaine divisé : en référence au bénéfice et sur la base du principe déjà exprimé du fief comme droit réel, cette théorie utilisait les instruments romains pour concrétiser la protection des droits autonomes du vassal à son propre bénéfice.

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