mercredi 3 avril 2024

Qui fut le premier illustrateur des Hieroglyphica d’Horapollon (1543) ?

Une copie manuscrite partielle de l’œuvre du philosophe grec Horapollon, originaire d’Alexandrie, fut découverte par le voyageur florentin Cristoforo Buondelmonti en 1419 dans l’île d’Andros. Ce texte, en deux livres, rassemble une série d'anaglyphes provenant de monuments égyptiens antiques et l’auteur en propose une interprétation en langue copte qui fut ensuite traduit en grec par un certain Philippos.

La copie retrouvée est diffusée à Florence quelques années après, puis finalement publiée pour la première fois par Alde Manuce à Venise en 1505 à partir d’un manuscrit vénitien (ms Marciano greco 391), avec les Fables d'Ésope et divers autres traités.

L’ouvrage eut rapidement une grande popularité, notamment dans sa traduction latine du vénitien Bernardino Trebazio (ou Trebatio), Ori Apollinis Niliaci Hierogliphica, qui parut à Augsburg en 1515, reprise en 1518 à Bâle (chez Joannes Frobenius), en 1519 à Paris, en 1521 à Bâle, et à Paris chez Conrad Resch (avec le texte grec), en 1530 encore à Paris, en 1534 à Bâle, toujours chez des éditeurs différents, puis en 1538 à Venise, et en 1542 à Lyon (chez Sébastien Gryphius).


Une figure caractéristique de la manière du graveur de Kerver
Page de titre de l'édition de Kerver de 1551

L’auteur du texte est bien mystérieux. Le nom même d’Horus Apollon parait être un pseudonyme plus tardif. Il aurait vécu sous le règne de Théodose II (début du Ve siècle), pour certain, sous Zénon (474-491) ou Anastase (491-518) pour d’autres, se serait converti au christianisme avant de fuir l’Egypte lors de la fermeture des lieux d’enseignement par Justinien.

Tout aussi mystérieux est l’auteur du premier cycle de gravures publié en 1543 par Jacques Kerver. Curieusement, il faudra attendre plus de 35 ans pour voir se concrétiser l’idée, qui semble pourtant évidente, d’illustrer le texte par l’image.

Une première tentative n’avait pas abouti. En 1515, Willibald Pirkheimer, donnant la traduction du premier livre des Hieroglyphica en latin, s’adressa à son ami Albrecht Durer mais les dessins préparatoires n’ont pas été utilisés dans une édition imprimée, seul l’empereur Maximilien 1er obtint un exemplaire manuscrit, mais il est probable de ce cycle iconographique ait circulé en Europe.

Jacques Kerver reprit l’idée de Pirkheimer et publia, en 1543, une traduction française attribuée à Jean Martin, illustrée de belles gravures à mi-page. Il s’agit de son premier livre imprimé dont il fera sa spécialité, éditant par exemple une version du Songe de Poliphile de Francesco Colonna.

Pour les humanistes de la Renaissance les hiéroglyphes renferment un savoir fondamental réservé aux seuls initiés, en dehors de toute contingence linguistique. Jacques Kerver transforme une œuvre sensée élucider l’écriture hiéroglyphique en une sorte de livre d’emblèmes où texte et image se répondent. Le genre est apparu au début des années 1530 avec André Alciat et il aura un succès certain pendant tout le XVIème siècle. Chaque emblème consiste en un titre, une image, et un texte en vers ou en prose explicitant le thème. L’interprétation des hiéroglyphes se prêtent bien à ce format mais, en l’occurrence, les représentations figurées sont pour le moins éloignées de la transcription de l’écriture égyptienne. Champollion n’était pas encore né !

L’édition présentée [1] est un second tirage des gravures publiées par Jacques Kerver, parue en 1551, pour une version bilingue gréco-latine et le nombre de bois est légèrement inférieur à celui de l’édition de 1543 (195 pour 197) mais avec moins de répétitions et sept gravures entièrement refaites. Kerver sortira une troisième édition en 1553 avec encore moins de bois.

Animaux et personnages évoluent dans un cadre où la nature est très présente. Si Albrecht Dürer a pu inspirer l’iconographie, il est évident que le style de ces gravures est français. Depuis Ambroise Firmin-Didot, auteur d’une monographie sur le peintre parisien Jean Cousin, il est d’usage de reconnaitre la touche de cet artiste majeur de la Renaissance. C’est d’ailleurs sous cette attribution que le livre me fut vendu.

L’hypothèse n’est pas fantaisiste ; Henri Zerner, dans l’Art de la Renaissance en France n’exclut pas l’intervention de Jean Cousin père dans la préparation de la publication car on sait que l’artiste est proche du cercle de Kerver et qu’il a, par exemple, illustré en 1549, un livret de l’entrée du roi Henri II à Paris, ouvrage rédigé par Jean Martin.

Mais les recherches les plus récentes remettent en cause cette attribution [2]. Anna Baydova distingue au moins deux illustrateurs différents dont l’un est assez maladroit et schématique [3] tandis que l’autre possède une bonne maitrise de son art et reste très attentif au détail de la composition.


Deux scènes illustrant la manière du premier graveur (Geoffroy Tory ?)

Une scène du second graveur, inspiré par Dürer.

Ce dernier semble avoir été en possession d’un lot de gravures d’Albrecht Dürer et s’en est inspiré à plusieurs reprises car une tête de cheval, par exemple, est nettement copiée sur le cheval monté par la mort dans Le chevalier, la mort et le diable (1513). Le singe du folio L ii r° [4] est la version inversée de la Madone au Singe de Dürer, etc. Ces ressemblances avaient pu laisser penser que l’artiste en question était un élève de Dürer ou tout au moins proche de son cercle [5].

Anna Baydova n’en est pas convaincue et a recherché des candidats de ce côté-ci du Rhin. Après avoir éliminé Jean Cousin en raison de l’absence de similitude entre les décors architecturaux de ce dernier, qui aimait les monuments romains et ceux de notre artiste inconnu qui préférait visiblement les modestes chaumières, il reste Jean Goujon parfois cité comme l’auteur des gravures. Mais cette fois c’est le style des personnages qui diffère.

Par recoupement, en recherchant un fond de décor campagnard, des paysages ou des motifs communs, comme la forme des ruches, le style des arbres ou l’agencement des maisons, un nom s’est imposé, celui de Baptiste Pellerin.

Diverses scènes rurales qui identifieraient Baptiste Pellerin, 
notamment ses arbres à tétards.

Cet artiste, longtemps oublié au point d’être confondu avec le peintre Etienne Delaune, est un dessinateur prolifique qui collabora régulièrement avec Jean Cousin. Il fut redécouvert en 2009 lorsque Valérie Auclair questionna le corpus des pièces attribuées à Delaune [6], ce qui ouvrit la porte à une réattribution. L'année suivante, à l'occasion d'un colloque à l'Institut national d'histoire de l'art, le nom de Baptiste Pellerin fut mis en évidence, et son style personnel formellement identifié [7].

Comme nous savons par ailleurs que Baptiste Pellerin a réalisé dans les années 1550 des illustrations pour Jacques Kerver et que ses productions attribuées avec certitude, comme les Emblèmes d’Alciat imprimés par Jérome de Marnef et Guillaume Cavellat (1574), présentent beaucoup de similitudes avec l’Horapollon, la démonstration est assez convaincante.  Le seul bémol est la date de parution des Hieroglyphica (1543) comparée à celle du début d’activité supposée de Baptiste Pellerin (autour de 1549).  Cet écart relativement important laisse planer un doute et pourrait conduire à la déduction inverse, à savoir que Pellerin aurait pu être inspiré par le graveur inconnu de l’Horapollon de Kerver, comme celui-ci a pu être partiellement inspiré par Jean Cousin et Albrecht Dürer.

Rien ne dit vraiment, pour l’instant, qui de l’œuf ou de la poule est apparu en premier. Il manque une summa probatio, comme, par exemple, une quittance qu’aurait pu signer l’artiste pour un travail exécuté pour Kerver en 1543, pièce qui reste à découvrir….

Bonne journée,

Textor



[1] Horapollon, Hieroglyphika. De sacris notis et sculpturi libri duo..., Paris, Guillaume Morel pour Jacques Kerver, 1551, in-8° (Mortimer 1964, n° 315 ; Brun 1969, p. 223 ; Adams, Rawles & Saunders 1999-2002, F.330 ; Pettegree, Walsby & Wilkinson 2007, n° 74164).

[2] Sur ce sujet, voir l’étude détaillée d’Anna Baydova, L’illustration des Hieroglyphica d’Horapollon au XVIème siècle – BNF École pratique des hautes études, 2021. Ainsi que, du même auteur : Illustrer le livre : peintres et enlumineurs dans l'édition parisienne de la Renaissance, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023

[3] Claude Françoise Brunon y voit l’œuvre de Geoffroy Tory, in Les sculptures ou graveures sacrées d'Orus Apollo, éd. Critique. Réforme, Humanisme, Renaissance. Année 1977-5  pp. 22-24. 

[4] Quomodo hominem qui sibi inviso filio hereditatem reliquerit. (Comment ilz denotoient le pere lequel contre son gre et volunte laisse son heritage a ses enfans).

[5] Pour cette thèse, voir Claude Françoise Brunon, op. cit.

[6] Valérie Auclair, Étienne Delaune dessinateur? : un réexamen des attributions. 2009

[7] Voir la bibliographie qui lui fut consacrée par Marianne Grivel, Guy-Michel Leproux et Audrey Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin et l'art parisien de la Renaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

La reliure de l'Horapollon

4 commentaires:

  1. Merci Textor pour ce billet sur ce superbe ouvrage illustré. L'attribution des illustrations est toujours une question complexe, entre les inspirations, les déformations dues à la gravure, et notre mauvaise connaissance des artistes du livre ... Je trouve aussi que le singe est assez "Dürerien", mais de là à savoir qui l'a dessiné et gravé ...

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  2. Philippe, merci de me lire. Il est vrai que l'identification des illustrateurs par leur style est un art difficile, surtout à une époque où copier sur son voisin n’était pas un défaut. Pour tout vous dire, dans ce livre, je préfère les gravures un peu naïves du premier illustrateur à celles plus maniéristes du second.

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  3. Claude Françoise Brunon a publié en 2019 chez Decoopman une magnifique édition des Hiéroglyphes d'Horapollon, avec une intro très documentée, une traduction inédite du texte grec dans sa version de 1505, la citation des traductions latines de Trebazio, et pour chaque hiéroglyphe un commentaire qui s'appuie, entre autres, sur les travaux de Sbordone, de Van de Walle et Vergote, égyptologues patentés... et c'est formidable ! Si vos lecteurs, Textor, sont intrigués par ce texte (représenter le concept d'autorité, ou de juge, par un chien combiné avec un vêtement de roi posé par terre à côté de lui, ça n'est pas banal...), ils trouveront de quoi satisfaire leur curiosité (CF Brunon leur offre la reproduction du double signe, les dessins stylisés du chacal et d'une entrée de temple dont la partie haute est hérissée de cobras protecteurs, et l'explication : Horapollon interprète le deuxième signe comme l'extrémité d'une étoffe frangée, comme une partie d'une riche pièce vestimentaire, avec des franges épaisses, qui vaudrait pour le tout d'un lourd manteau royal). Les hiéroglyphes décrits dans le livre I sont des hiéroglyphes attestés, à deux exceptions près, et il y en a encore 32 dans le deuxième livre : Horapollon en connaît les significations, qu'il s'emploie à transmettre à ses étudiants (là où ça se gâte, c'est quand il essaie d'expliquer la raison d'être du pictogramme, en général il se trompe, il part dans des rationalisations erronées... un peu comme lorsque votre oncle Barnabé entreprend de vous convaincre de la validité de l'expression "fier comme un pou" en la complétant, "fier comme un pou sur un chignon", parce que, en position haute sur une tête, et a fortiori sur le chignon, il gonfle les muscles et les pectoraux, le pou, il ne se sent plus de joie...Le coup du chignon a de grandes chances d'emporter l'adhésion à la thèse de la fierté dudit pou, et de court-circuiter la réflexion étymologique qui permettrait de retrouver dans le pou le "pol", le coq, qui chante sa gloriole juché non pas sur une tête mais sur un tas de fumier). Pour comprendre l'histoire d'Horapollon (un nom authentique), son rapport au paganisme de ses ancêtres et à un mode d'écriture révolu, à son époque, depuis longtemps, je recommande la lecture de Jean Maspero, "Horapollon et la fin du paganisme égyptien", (Bulletin de L'Institut français d'archéologie orientale", t. 11, Le Caire, 1914, p. 164-195), je me souviens avoir lu cela sur le net. Quant à ou aux artistes responsables des gravures... CF Brunon n'a pas repris l'hypothèse qu'elle formulait dans le texte cité en note 3 ; dans son ouvrage de 2019, elle se contente d'évoquer, sans plus de précision, un artiste "virtuose, de style germanique" très proche de Dürer, responsable de 162 des illustrations (et ne reconnaît à Cousin - sous réserve - que le frontispice de 1574). Pour en rester au hiéroglyphe 40 de la première partie (autorité ou juge), le chien de l'édition de 1543, repris en 1553, emprunte, dit CF Brunon, sa silhouette au Saint Eustache de Durer (détail reproduit) ; je ne peux m'empêcher de me dire que le manteau royal déposé à ses pieds ou pattes, parsemé de fleurs de lys, n'est pas vraiment germanique.
    Bonne journée, et bravo pour cette magnifique pièce !

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    1. Dryocolaptès, Merci pour ces compléments très intéressants. Je vais consulter les ouvrages que vous citez. Je ne savais pas qu'il y avait autant de "vrais" hiéroglyphes dans le texte d'Horapollon.
      Il est certain que là où l’amateur du XXIème siècle ne voit que de jolies gravures, souvent un peu étranges, le lecteur du XVIème devait être plus apte à décrypter les symboles. (Au moins certains d’entre eux !)
      Pour le mystérieux graveur, il ne me parait pas anormal que Dürer, en tant que premier illustrateur, ait pu marquer ceux qui se sont lancés ensuite dans l’aventure. Tous les artistes français susceptibles d’être impliqués étaient proches les uns des autres et il est évidemment très difficile de dire qui de Cousin ou de Pellerin est l’auteur principal du cycle.

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