mardi 24 novembre 2020

Défense et illustration de la langue vulgaire : Bembo - Du Bellay.

Dans la bibliothèque, les livres d’une même époque, parfois, se répondent. Ils ont été inspirés par les mêmes idées ou bien l’un a été à la source de l’autre. Le conservateur de la bibliothèque y est parfois pour quelque chose, un livre appelle l’achat d’un autre et petit à petit la collection trouve une certaine cohérence. Pour illustrer le propos, voici le célèbre manifeste de Joachim du Bellay intitulé La défense et illustration de la langue françoise. S’il est de bon ton aujourd’hui de défendre l’étude du latin et du grec, les lettrés, en cette première moitié du 16ème siècle, cherchaient plutôt à s’en éloigner.

Page de titre de la Défense à la date de 1569

Cet ouvrage fut publié pour la première fois en 1549. Nous sommes juste dix ans après l’édit de Villers-Cotterêts qui impose l’usage de la langue française dans les actes d’état civil.

Du Bellay a l’ambition d’aller plus loin. Avec ses compagnons de la Pléiade, il propose de créer une poésie en langue vernaculaire et pose la question politique de l’autorité d’une langue nationale. Il voudrait appliquer à la poésie en langue vulgaire l’art de la rhétorique ancienne et il y ajoute, reprise d’Horace, la recommandation de l’imitation et la nécessité de concilier la norme et l’usage, le bon usage ne pouvant être que celui de la classe dirigeante.

« Je n’estime pas notre langage vulgaire, tel qu’il est maintenant, être si vil et abject, que le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, fussent-ils là-même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n’était en langage étranger et non entendu du vulgaire. Et qui voudra bien y regarder de près, trouvera que notre langue française n’est ni si pauvre qu’elle ne puisse rendre ce qu’elle emprunte des autres ; ni si infertile qu’elle ne puisse produire d’elle-même quelque fruit de bonne invention, au moyen de l’industrie et diligence des cultivateurs d’icelle, si quelques-uns se trouvent tant amis de leur pays et d’eux-mêmes qu’ils s’y veuillent employer. »[1]

L'avis au Lecteur est placé dans cette édition au verso du dernier feuillet. 

Folio A3 Livre Premier

En lançant cette idée que les amis d’un pays doivent cultiver la langue pour qu’elle produise de beaux fruits, Du Bellay ne fait que suivre deux précurseurs italiens : Pietro Bembo et Sperone Speroni. Il n’a d’ailleurs pas hésité à couper-coller plusieurs passages du Dialogo delle lingue (1542) de Speroni, un essai qui confronte la langue « vulgaire » toscane aux langues érudites, le latin et le grec.

Mais c’est Pietro Bembo qui reste sa référence et Du Bellay lui rend hommage en ces termes :

« Maints bons esprits de notre temps […] se sont [néanmoins] convertis à leur langue maternelle, même Italiens qui ont beaucoup plus grande raison d’adorer la langue latine que nous n’avons. Je me contenterai de nommer ce docte cardinal Pierre Bembe, duquel je doute si oncques homme imita plus curieusement Cicéron. Toutefois parce qu’il a écrit en italien, tant en vers comme en prose, il a illustré et sa langue et son nom, trop plus qu’ils n’étaient auparavant[2]. ».

Prose de M. Pietro Bembo. La page de titre est au Verso du feuillet A1.

Prose, Livre Premier

Pietro Bembo (1470-1547) est l’humaniste-type de la Renaissance, auteur de textes en latin et en italien, en prose et en vers. Né à Venise, il fit ses études à l’Université de Padoue, mais auparavant, en 1492, il alla à Messine en Sicile pour étudier le grec chez un célèbre humaniste d’origine grecque, Constantin Lascaris, comme le fera aussi, plus tard, Guillaume Budé. C’est au retour de ce séjour que Bembo publia son premier ouvrage, bien connu des bibliophiles pour la beauté des caractères aldins, le De Aetna, une description en latin d’une ascension du volcan Etna, inspirée par celle de Pétrarque au Mont Ventoux. C’est en voyageant beaucoup à travers l’Italie que Bembo prit conscience de la nécessité d’une langue commune, dans un pays sans unité politique et linguistique. En collaborant avec Alde Manuce sur l’établissement des textes qui seront publiées par l’atelier vénitien, notamment des grands auteurs toscans du XIVe siècle, Bembo se persuade que la langue archaïque de Dante et de Pétrarque était comparable au latin car il s’agissait d’une langue dont les structures étaient fixées pour toujours.

L’ouvrage où il expose ses idées, ouvrage capital pour la langue italienne, est la Prose della volgar lingua (Discussion en prose sur la langue vulgaire) qu’il publie en 1525, à Venise. C’est un dialogue imaginaire qui aurait eu lieu en décembre 1502 chez son frère, Carlo Bembo. Chaque protagoniste soutient une position différente : le florentin Giuliano de Medicis défend le florentin contemporain, Ercole Strozzi de Ferrare préfère le latin et Federigo Fregoso de Gênes défend l’emploi de la langue vulgaire, tandis que Carlo Bembo se fait l’interprète de son frère, Pietro, et défend l’usage du florentin archaïsant du XIVème siècle. L’œuvre est divisée en trois livres, dont le premier est le plus important pour les théories sur la langue, tandis que le troisième est une grammaire, toujours en forme de dialogue.

Pour Bembo, il existe une distinction entre la langue parlée (Favella) qui change avec le temps et la langue écrite (Lingua) qui doit rester immuable pour que les écrivains soient compris par les générations futures.  « Nous ferons mieux de raisonner dans nos écrits avec le style de Boccace et de Pétrarque qu’avec le nôtre, car ceux-ci n’écrivaient pas pour le peuple. ...Ce n’est pas la masse, Giuliano, qui donne le succès et l’autorité aux œuvres d’un siècle quelconque, mais ce sont très peu d’hommes dans chaque siècle ». Idée que partage Du Bellay (« Cette honeste flamme au peuple non commune ») À la fin du passage, Federigo Fregoso et Giuliano de Medicis se déclarent d’accord avec cette thèse, parce que c’est, de toute manière, moderne ou archaïque, une variété de la langue florentine qui l’emporte.

Le Colophon de Prose, réédition de 1549, l'année où parait la Défense de Du Bellay

Reliure de Prose

Du Bellay reprend la théorie à son compte mais ce qui est intéressant chez lui, dans la référence au modèle italien, c’est l’idée centrale qu’une langue est portée, exaltée, légitimée par les œuvres qui s’expriment en elle : si la langue vernaculaire peut être placée par Bembo sur le même plan ou au même niveau que le latin, c’est parce que cette langue toscane a été illustrée par Dante, Pétrarque, Boccace.

Je possède une réédition de la Défense, l’une des huit pièces imprimées séparément par Fédéric Morel en 1568 et 1569 qui furent réunies par l’avocat-poète Guillaume Aubert dans la fameuse première édition collective originale des œuvres de Du Bellay.

En Avril 1561, un an après la mort de Du Bellay, Charles L’Angelier, profitant de l’échéance du privilège donnée à Fédéric Morel, avait entrepris à la hâte une sorte d’édition collective des Oeuvres datées de 1561 ou 1562 mais, au demeurant, fort incomplètes et qui ne comportait aucun inédit. Furieux d’avoir été pris de vitesse, l’habituel imprimeur de Du Bellay qui avait en effet omis de faire confirmer son privilège après la mort de François II, s’empressa de contester les droits de L’Angelier et obtint gain de cause dès le 21 Juin suivant. La première édition véritable des œuvres complètes de Du Bellay, édition fragmentée avec page de titre générale, est publiée en 1569[3]. Les volumes furent donc publiés petit à petit dans une sorte de préfiguration de la grande édition collective de 1568-1569 qui sera, lorsque les 8 parties sont toutes réunies, de composition strictement identique. Comme celle-ci, il est constitué de parties ayant chacune une page de titre séparée et une foliotation particulière : « Cette organisation permettait d’une part une vente « au détail » et donnait d’autre part la possibilité aux acheteurs de l’ensemble de faire relier ces textes en plusieurs minces volumes plus maniables » [4] . Il faudra attendre 1573 pour que l’édition collective des œuvres de Du Bellay soit à pagination continue.

L'ex-libris Grenet sur la Défense en A1v. 

La mention d'appartenance de Grenet sur l'Olive de Du Bellay, à la fin de l'Epitre au Lecteur fo.7

Dans cet exemplaire de la Défense, un amateur du XVIème siècle, a laissé son ex-libris en signant au verso de la page de titre « Grenet ». Il se trouve que j’ai dans ma bibliothèque un autre livre de Du Bellay, un exemplaire de l’Olive et autres œuvres poétiques (1569), dans lequel ce même Grenet a laissé une mention d’appartenance un peu plus longue et qui permet de l’identifier : « Je suis à René Grenet, seigneur du Bois des Fourches… » (La suite est illisible, sans doute d’autres fiefs lui appartenant).

La famille Grenet est une des plus anciennes de la ville de Chartres : un de ses membres prit part à la première croisade. En 1423, Jean Grenet était lieutenant général du pays chartrain. En 1462, cette place était occupée par Michel Grenet, sieur du Bois-des-Fourches. C’est lui qui publia à Nogent le Rotrou l’ordonnance royale de 1462 qui abolissait le péage sur la rivière[5]. Plus bas dans la généalogie, on trouve un Claude Grenet, sieur du Bois-des-Fourches, receveur des aides à Chartres qui épousa, le 15 janvier 1554 à St-Martin-le-Viandier, Marie Acarie, fille de Gilles, seigneur d'Estauville. Son fils est René Grenet, né vers 1555. C’est le probable auteur de l’ex-libris. Il est receveur des décimes, cet impôt exceptionnel prélevé sur le clergé, justifié par la guerre contre les huguenots mais qui aura tendance à devenir régulier. (A ne pas confondre avec la dîme). René Grenet se maria avec Claude Cheron et eut un fils prénommé aussi René qui devint greffier du grenier à sel de Chartres.  Ce dernier étant né en 1594, il est un peu tard, compte tenu du style de l’ex-libris, une écriture typique du XVIème siècle, pour lui attribuer l’ex-libris. 

Si je m’attarde quelque peu sur ce receveur fiscal à l’écriture tarabiscotée, c’est qu’il ne s’agit pas d’un ex-libris parmi d’autres dans les centaines de marques manuscrites laissées dans mes livres, mais d’un élément d’un grand secours pour en déterminer l’édition exacte.  René Grenet a fait plus que laisser une trace de son existence dans les pages du livre, il a permis aussi de conclure qu'il s'agit bien d’opuscules achetés séparément dès l’origine et non pas d’un exemplaire de l’édition collective qui aurait été dépecé ultérieurement par un possesseur indélicat[6]. Qu’il en soit remercié, lui et toute sa descendance partie aux Amériques l’an 1686.[7]

Bonne journée

Textor



[1] Du Bellay, Défense et illustration de la langue françoise, ch. IV fo.6v de mon édition de 1569 (version modernisée).

[2] Du Bellay, Défense et illustration…., ch.XII fo.39r de l’édition de 1568.

[3] Voir Nicolas Ducimetière, Mignonne allons voir si la rose. Fleurons de la bibliothèque poétique Jean-Paul Barbier-Mueller, 2007, p. 130.

[4] Ducimetière op.cit. p.130

[5] Cf Eugène de Buchère de Lépinois in Histoire de Chartres.

[6] J-P. Barbier Mueller a eu plus de chance que moi, il a recueilli l’exemplaire d’un premier possesseur fortuné qui avait réuni les 8 livres et les avait fait couvrir d’un vélin doré du meilleur effet.  

[7] C’est grâce à l’étude généalogique fort détaillée de Mr Hissem que j’ai pu retrouver René Grenet sieur du Bois des Fourches. The Hissem-Montagüe Family https://shissem.com/Hissem_Norman_Genealogy.html

 

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    et merci beaucoup pour cet article. J'avais moi même déjà proposé le même rapprochement entre dessins, initiales avec les oiseaux et l'édition de l'Historia naturalis dans un colloque il y a quatre ans (Lyon et la culture de la curiosité) dans mon intervention "Impressions de curiosité : les éditions illustrées de Guillaume Rouillé". Les actes ne vont pas être publiés et je prépare actuellement donc un article pour Print Quarterly. Heureuse de savoir que quelqu'un d'autre confirme ma proposition ! Bien à vous et merci pour votre blog, dont les post sont toujours très enrichissants.

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  2. Merci Llaria pour votre commentaire et vos encouragements. Je suis aussi très content de trouver quelqu’un pour partager mon point de vue ! (Comme pour m’apporter la contradiction, d’ailleurs). Je n’avais pas l’information venant de ce colloque. C’est en essayant de trouver quelque chose de caractéristique du style d’Eskirch dans la Religion des Romains que j’ai été frappé par la précision des lettrines d’oiseaux. En comparant avec les dessins du New York Historical Society, les ressemblances ne peuvent pas résulter du seul hasard. Je lirai avec intérêt votre article lorsqu’il sera publié. Bien à vous. Thierry

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