En cette seconde moitié du 16ème siècle, Lyon est la capitale de l’imprimerie. Les imprimeurs Guillaume Rouille, Jean de Tournes, Guillaume Gazeau, Macé Bonhomme, Balthasar Arnoullet ou Barthélémy Honorat et beaucoup d’autres vont faire briller la vie intellectuelle de cette ville enrichie par le commerce et les foires instituées au siècle précédent. Et la mode est aux livres à gravures pour lesquelles les plus grands artisans sont recherchés. Le plus connu est Bernard Salomon dit le Petit Bernard mais il y eut aussi Pierre Woeiriot, le Maitre à la Capeline, George Reverdy, Georges Mathieu, Otton Vendegrin, etc …
Arrêtons-nous sur un « tailleur d’histoires » bien représenté dans ma bibliothèque : Pierre Eskrich. Sa production, bien qu’abondante, est longtemps restée dans l’ombre avant que Natalis Rondot ne lui consacre une monographie au début du 20ème siècle [1]. Il faut dire que cet illustrateur avait tout fait pour brouiller les pistes. Il ne signait que rarement ses œuvres et, quand il le faisait, il utilisait plusieurs pseudonymes différents qui fit croire que les initiales PV pour Pierre Vase ou le nom Cruche correspondait à des graveurs différents. Pourtant sa manière est assez facile à identifier.
Brodeur, architecte de décors pour les entrées royales, peintre, dessinateur et graveur, cet artiste reste aujourd’hui essentiellement connu pour les illustrations de livres qu’il a produit entre les années 1548 et 1580 pour les imprimeurs de Lyon et de Genève, villes où il résida alternativement.
Pierre Eskrich est né à Paris, vers
1520, d'une famille allemande de Fribourg-en-Brisgau. Son père Jacob Eskrich est
graveur sur métal et lui enseigna sa technique avant de le placer en apprentissage
dans l’atelier de Pierre Vallet, brodeur du duc de Nevers, un des maîtres
brodeurs les plus en vue de la capitale. La forme primitive du nom est Kruche
ou Kriche qui voulait dire cruche. Son fils, sans doute dans un souci d’intégration,
a cherché à franciser son nom en Vase ou Cruche. Il employa l’une ou l’autre de
ces signatures et parfois les trois.
Il parvient à gagner, vers 1543, le
statut fort honorable de maitre brodeur et fréquente les milieux artistiques
parisiens de l’entourage de Clément Marot. Il tenait à son titre de brodeur qui
était apparemment plus valorisé dans la hiérarchie sociale de l’époque que
celui de simple graveur d’images. A vrai dire, nous n'avons guère d'information sur ce qu'il a produit durant sa période parisienne, peut-être des vers qu'il reste à retrouver. Son ami Robinet de Luc [2],
également brodeur mais aussi poète à ses heures, lui consacre un poème : « Cruche tu
n’es, mais ung beau vase anticque / Vase excellent, vase fort
auctenticque ». Nous savons aussi qu’il était en relation avec le peintre
et sculpteur Jean Cousin qui l'aida à sortir de la prison du Châtelet en payant
ses dettes.[3]
Il arrive à Lyon en 1548,
probablement appelé par Guillaume Rouille qu’il avait pu connaitre à Paris et
qui venait de s’installer dans la capitale des Gaules. Il collaborera souvent
avec cet imprimeur et sera son illustrateur attitré comme Bernard Salomon avait
été celui de Jean de Tournes. Sa première production lyonnaise est l’édition en
français des Heures à l’usage de Rome, partagée avec Macé Bonhomme en 1548. Eskrich
conçoit des bois à pleines pages et des encadrements variés qui tranchent avec
l’iconographie habituelle des livres d’heures gothiques. Ils prennent leur
source dans l’art maniériste italien importé en France, particulièrement dans
les recherches originales toutes récentes du Rosso puis de Primatice à
Fontainebleau.
Pierre Eskrich devait avoir une solide
éducation classique et un gout certain pour l’archéologie comme le montre les
thèmes qu’il va illustrer. On le sait féru de poésie, c’est donc tout
naturellement qu’il se tourne vers l’illustration littéraire et particulièrement
les livres d’emblèmes, un genre très en vogue où un texte versifié répond à une
image tirée de la mythologie ou de symboles hermétiques. Il conçoit les
vignettes des Emblèmes d’Alciat parus chez Guillaume Rouille et Macé Bonhomme
en 1548 et 1549, où le jeu visuel entre texte et image est souligné et resserré
par l’emploi des mêmes encadrements bellifontains que le livre d’Heures
précédemment achevé. L'illustration comprend un grand encadrement sur le titre
avec des enfants chauves, des bordures variées à toutes les pages et 173 bois,
dont 14 représentent diverses essences d'arbres. Plusieurs bois sont signés PV
dans l’encadrement, ce qui permet de les lui attribuer avec certitude.
Contrairement à la pratique en Allemagne, les graveurs français ne signaient
que très rarement leurs œuvres. Les droits d’auteur n’existaient pas encore et
il n’y avait pas vraiment d’intérêt à marquer les œuvres comme pouvaient le
faire les tailleurs de pierre.
C’est au cours de cette première
période lyonnaise qu’il confie à Macé Bonhomme 3 dessins très finement gravés
sur bois pour illustrer le livre d’épigrammes de Jean Girard, maire d’Ausone, le
Stichostratia epigrammaton centuriae V. Les bibliographes ne mentionnent
jamais cette production pourtant bien dans le style de Pierre Eskirch. Ces
dessins forment, selon moi, une suite symbolique autour de l’immortalité du
poète. Dans la première gravure, la Volonté à la tête des centuries aux pieds
multiples (Carminum centuriae multipedum) combat le serpent d’eau (l’Hydre)
appelé Envie (Invidia) dans les marais de Lerne. Dans une autre, l’Immortalité toujours
accompagnée des multi-pieds combat la Vieillesse, le Temps et Saturne.
Pierre Eskrich est aussi, très
certainement, l’auteur de la marque de Macé Bonhomme figurant à la page de
titre du même livre. On sait que notre graveur a été sollicité par d’autres imprimeurs
que ceux avec lesquels il travaillait habituellement pour dessiner leur marque
ou décorer les pages de titre de leurs ouvrages. On croit voir sa main dans
plusieurs éditions où les frontispices sont ornés d’éléments d’architecture
classiques, à l’exemple des Funérailles de Romains.
Il enchaîne en 1555 avec les 95 bois
du livre d’emblèmes du juriste Pierre Cousteau, intitulé Le Pegme, toujours chez
Macé Bonhomme. Les versions latine et française paraissent quasi simultanément.
A. Firmin-Didot disait de cet ouvrage que c’est « l’un de ceux où se
révèle le style lyonnais proprement dit, soit dans les bordures, soit dans les
vignettes ».
Il s’y déploie une iconographie
complexe, mais on remarque une certaine maladresse dans la taille des bois par
rapport aux gravures du livre d’Alciat ou du Stichostratia de Jean
Girard. Par ailleurs, le livre parait plus de 2 ans après l’obtention du
privilège Il est possible qu’Eskrich se soit contenté d’exécuter les dessins et
laissé à un graveur peu habile et très lent le soin de manier le burin. Certains
disent que c’est la traduction en français par Lanteaume de Romieu qui prit du
retard.
Mais il se peut que ce soit
Eskrich lui-même qui ait été très lent dans son travail car la même mésaventure
se reproduisit pour un autre ouvrage illustré par Eskrich, la Religion des
Romains de Guillaume du Choul, parue 3 ans après le privilège. Cette fois,
le livre est édité directement en français et personne ne peut incriminer le
traducteur.
Le Discours sur la Religion
des Anciens Romains aurait dû paraitre en même temps que le Discours sur
la Castramétation et Discipline Militaire des Romains, et les Bains,
3 ouvrages imprimés par Guillaume Rouille mais les retards dans la composition
des gravures en différèrent l’impression et ce retard chagrina amèrement
l’imprimeur qui fut obliger de s’en excuser dans l’avis aux lecteurs : « Seigneurs
lecteurs, l'obéissance, que je dois à ceux qui me peuvent commander, fait que
maintenant les deux livres précédents [c'est-à-dire la Castrametation et les
Bains] ne doivent attendre leur compagnon de la Religion des anciens Romains,
obstant la raisonnable tardiveté des ouvriers ès portraits & taille des
figures : qui par-ci-après & au-plutôt vous contenteront de tant mieux, que
leur aurez donné loisir de sortir en meilleure perfection, sous un commun
accord d'accepter nos justes excuses en matière tant favorable. A Dieu »
Guillaume Rouille réédita donc en
1556 un tirage regroupant la Castramétation, les Bains et y
adjoignit la Religion, comme l’annonce la page de titre. Il est vrai que
les gravures sont en « meilleure perfection » et les
recherches quasi archéologiques qui furent faites sur les costumes et les armes
des romains, dont on peut admirer les détails, ont dû prendre beaucoup de temps
à concevoir.
Vanessa Selbach note la proximité
probable d’Eskrich avec l’antiquaire Du Choul mais ne parait pas vouloir lui
attribuer les gravures de l’ouvrage, contrairement à Henri Baudrier qui note
dans sa Bibliographie Lyonnaise que ces gravures sont l’œuvre d’un graveur de
grand talent, que Guillaume Rouille travaillait avec Pierre Eskirch et George
Reverdy et que ce n’est pas la manière de Reverdy. Cette information est reprise
depuis par tous les catalogues de libraires.
Le doute reste permis car ces
grandes figures diffèrent des petites vignettes des livres d’emblèmes, mais nous
pensons reconnaitre le style de Pierre Eskrich dans les figures des romains qui
correspondent à ses personnages à la stature longue et étirée, donnant
l’impression d’être en apesanteur ; les têtes sont étroites, généralement mal proportionnées et les extrémités
des membres sont effilés ; elles ont un caractère de sévérité, autant de
traits propres à Eskrich. Par ailleurs, il faut garder en tête que les scènes
de la Religion des Romains sont tirées pour partie de relevés de la
colonne Trajane dont les dessins ne sont pas de la main d’Eskirch qui n’est
jamais allé à Rome.
Les lettrines historiées de cet ouvrage
me paraissent constituer un indice supplémentaire. Celles qui ornent la Castramétation
comme la Religion des Romains de Du Choul peuvent certainement lui être
attribuées car elles représentent des oiseaux et ont été réalisées à l’époque
où notre graveur s’était lancé dans une série de dessins ornithologiques
conservée aujourd’hui à la New-York Historical Society sous forme d’un album de
plus de deux cents dessins d’oiseaux [4].
Deux autres recueils du même type conservés à la BNF sont de la main de Dalechamp
et avaient appartenu à Guillaume Rouille sans doute pour un projet de
publication. Le calligraphe a noté : « l’autheur B. Textor, le
peintre Pierre Vase alias Cruche, l’escrivain Thomas Huilier. ». Ils
constituent le premier ensemble de dessins ornithologiques d'Europe [5]. Eskrich était un amateur d'ornithologie et allait avec son ami Dalechamp les observer dans les montagnes du Jura. Dans les lettrines, les volatiles sont très réalistes, ils évoluent dans un décor de pampre et de
feuillages en rinceaux très chargé dont on retrouve le style dans d’autres
lettrines comme la lettrine aux squelettes dessinées spécialement pour les Funérailles
des Romains.
Après cette intense période de
production Eskrich quitta Lyon pour Genève et s’y installe en 1554, pour être
reçu bourgeois en 1560, « gratuitement, en considération des services qu’il
pourra faire à la ville ». On ne sait pas de quels services il est
question, sans doute des commandes de la municipalité de Genève comme ce plan
de ville de 1564 ou des travaux d’illustrateur pour la propagande calviniste
car c’est à Genève qu’il conçoit une curieuse carte satirique de propagande
inventée par l’italien Jean-Baptiste Trento, qui lui commande en 1561 seize
planches in-folio constituant la Mappemonde Nouvelle Papistique. Le
retard dans la livraison des planches, une fois encore, lui vaut un procès par
l’auteur en 1562-63, et l’ouvrage ne paraîtra finalement qu’en 1566. Je passe
rapidement sur cette période genevoise car elle n’est pas représentée sur mes
rayons. Il a d’ailleurs eu moins de succès à Genève au point de tomber dans la
mendicité, faute de commande. Il a tout de même illustré plusieurs ouvrages
protestants dont des bibles pour Robert Estienne, Rowland Hall, Antoine Reboul à
l’illustration réduite.
Nouveaux déboires financiers et
nouveau séjour en prison pour injures aux gouverneurs de la ville, Eskrich
revient alors à Lyon en 1564, appelé par la municipalité pour aider en urgence
aux décorations de l’entrée de Charles IX et il s’y fixe de manière définitive.
Il sera à nouveau sollicité pour les décors de l’entrée d’Henri III à Lyon en
1574, il conçoit et peint un bateau royal, inspiré du Bucentaure des Doges de
Venise.
Protestant à Genève mais
catholique à Lyon, puisqu’il maria sa fille à l’église de Sainte Croix, notre
graveur savait s’accommoder avec la religion de ses commanditaires !
Une de ses dernières productions
est gravée pour l’ouvrage Funérailles et diverses manières d’ensevelir les
romains de Claude Guichard, parues chez Jean de Tournes en 1581 et dédié à Charles-Emmanuel de Savoie. Une des
gravures est signée « Cruche in. », et représente un édifice pyramidal
inspiré de monnaies romaines.
Le thème du livre est de
circonstance pour un artiste désormais âgé qui ne produira plus rien de notable
et disparaitra quelques années plus tard, vers 1590.
Bonne Journée
Textor
[1] Natalis
Rondot : Pierre Eskrich, peintre et tailleur d'histoires à Lyon au XVIe
siècle, Lyon : Waltener, 1901.
[2] Robinet
de Luc est désigné dans les articles les plus récents sous le nom Robert de Luz
dit Robinet.
[3] Vanessa
Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre
et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) »,
Chrétiens et sociétés « Numéro spécial I : Le calvinisme et les arts », 2011,
p. 37-55
[4] La
correspondance du médecin Robert Constantin nous apprend qu’il allait
herboriser et étudier les oiseaux dans le Jura avec Dalechamp et Pierre Eskrich.
Cf V. Selbach précitée.
[5] Oberta Olson et Alexandra
Mazzitelli, « The discovery of a cache of over 200 sixteenth-century avian
watercolors: a missing chapter in the history of ornithological illustration
», Master Drawings, vol. 45, n° 4 -2007, p.435-521.
Je recopie sous cet article un commentaire intéressant de Llaria qui concerne Eskirch mais qui s’est retrouvé sous l’article de Du Bellay où personne n’ira le rechercher quand il ne sera plus dans la liste des derniers commentaires :
RépondreSupprimerIlaria 9 décembre 2020 à 17:55
Bonjour,
et merci beaucoup pour cet article. J'avais moi même déjà proposé le même rapprochement entre dessins, initiales avec les oiseaux et l'édition de l'Historia naturalis dans un colloque il y a quatre ans (Lyon et la culture de la curiosité) dans mon intervention "Impressions de curiosité : les éditions illustrées de Guillaume Rouillé". Les actes ne vont pas être publiés et je prépare actuellement donc un article pour Print Quarterly. Heureuse de savoir que quelqu'un d'autre confirme ma proposition ! Bien à vous et merci pour votre blog, dont les post sont toujours très enrichissants.
Ma réponse :
Textor9 décembre 2020 à 18:58
Merci Llaria pour votre commentaire et vos encouragements. Je suis aussi très content de trouver quelqu’un pour partager mon point de vue ! (Comme pour m’apporter la contradiction, d’ailleurs). Je n’avais pas l’information venant de ce colloque. C’est en essayant de trouver quelque chose de caractéristique du style d’Eskirch dans la Religion des Romains que j’ai été frappé par la précision des lettrines d’oiseaux. En comparant avec les dessins du New York Historical Society, les ressemblances ne peuvent pas résulter du seul hasard. Je lirai avec intérêt votre article lorsqu’il sera publié. Bien à vous. Thierry