Je regarde le plus ancien livre imprimé de ma bibliothèque comme une sorte de relique du début de l’imprimerie. Il n’est pourtant pas parfait puisqu’il lui manque quelques feuillets qui, pour certains, ont été recopiés à la main à l’époque où le livre fut enluminé, sans doute peu de temps après son impression, à la suite d’une quelconque erreur d’impression.
Ce livre est intitulé Confessionale:
Defecerunt scrutantes scrutinio. C’est
l’œuvre du florentin Antonino Pierozzi de Forciglion, connu sous le nom de
Saint Antonin, un dominicain, archevêque de Florence, qui écrivit plusieurs sommes
théologiques. L’auteur est décédé en 1459, soit seulement 10 ans avant la date
probable de cette impression. Il s’agit d’un livre d’instructions religieuses
qui servait de guide aux ecclésiastiques lors de la confession comme aux
pénitents et qui eut un grand succès au XVème siècle. Saint Antonin y énumère
les cas d'excommunication, les péchés, les vertus, et il y traite notamment des
questions spécifiques à poser à chaque membre de la société civile de l'époque :
chevaliers, juges, avocats, écoliers, médecins, pharmaciens, bouchers, etc. La
dernière partie indique comment déterminer la pénitence et donne des formules
d'absolution. L’ouvrage est complété par un sermon de Saint Barthélémy.
A une époque ancienne, les biographes donnaient cet exemplaire comme le premier de la série et donc comme l’impression princeps de cette somme théologique. C’est d’ailleurs ce qu’avait indiqué l’un des possesseurs sur la page de garde en faisant référence aux travaux de Charles Antoine de la Serna de 1807. Puis l’exemplaire A 786 fut considéré comme le premier en date, par Goff notamment, sans grande certitude puisque les deux versions étaient datées « Autour de 1470 » . La British Library le datait d’avant 1469, sans que je ne sache bien pourquoi il ne pourrait pas être postérieur à cette année-là. Mais une découverte relativement récente a rebattu les cartes. Un exemplaire du A786, celui de la British Library (IA.2765) contient une indication laissée par le rubricateur qui mentionne la date de fin de ses travaux (Circa festum decollationis Johannis Baptiste 1468). Cet exemplaire est donc aujourd’hui daté « Non postérieur au 29 Aout 1468 » mettant définitivement l’A 787 en seconde position puisque « Non postérieur à 1469 ».
Ulrich Zell était originaire de
Hanau, une ville d’Allemagne située à une soixantaine de kilomètres de Mayence.
Il est documenté pour la première fois à Cologne le 17 juin 1464 lorsqu'il
s’inscrit dans le registre de l'université de cette ville mais on sait qu’avant
cela il dut étudier à l’université d’Erfurt car le nom d’un Ulrich de Hanau y
figure en 1453. Il est possible que ce ne soit pas pour étudier qu’il se soit inscrit
à l’université de Cologne mais avec la volonté d’y obtenir des privilèges et
des contacts. Il se donne le titre de « clericus diocesis Muguntenensis », ce
qui veut dire qu’il se destinait à la cléricature avant son mariage avec la
fille d’un notable de Cologne, Katharina Spangenberg. Sa désignation ultérieure
de citoyen de la ville de Cologne démontre qu’il avait changé de voie.
On ne sait pas avec certitude où
et comment il s‘était formé à l’imprimerie, mais il y a tout lieu de supposer
qu'il fit son apprentissage dans l'imprimerie de Peter Schoeffer à Mayence, le
principal ouvrier de Gutenberg qui avait choisi le parti de Fust lorsque
qu’éclata le litige entre Fust et Gutenberg (et qui, au passage, épousa sa
fille). Les ouvriers de Fust et Schoeffer étaient tenus de garder le secret de
l’invention magique mais la grande chance de l’imprimerie fut le sac de Mayence
dans la nuit du 28 octobre 1462, par les troupes de l’archevêque Adolphe de
Nassau, qui non seulement obligea les imprimeurs à quitter la ville et à
essaimer dans les principaux centres intellectuels médiévaux mais qui les
délivra également de leur serment de confidentialité.[1]
Le premier livre imprimé par Ulrich
Zell pour son compte et daté est de 1466, c’est le Super psalmo quinquagesimo
liber primus de Jean Chrysotome, mais d’autres titres pourraient être plus
anciens, de 1464 ou 1465. Tous les bibliographes et les historiens de la
typographie ont été frappés par la grande similitude entre les deux premiers
types de caractère employés par Zell et ceux employés par Peter Schoeffer. Ces caractères
portent les noms de Durandus et Clément correspondant à l’auteur des ouvrages
où ils furent employés pour la première fois, c’est-à-dire le Rationale
divinorum officiorum de Guillaume Durand en 1459 et les Constitutiones de
Clément V en 1460. Compte tenu de cette grande similitude on supposa qu’Ulrich
Zell avait quitté Mayence en emportant avec lui les types de Schoeffer.
Cependant Corsten [2] a découvert chez Zell certaines lettres, le D et le V capitales, qui diffèrent de celles de Schoeffer et dont il a retrouvé des exemples dans l'écriture des calligraphes rhénans. Un autre manuscrit conservé aux Archives de Cologne (l’Hymne de Prudentius) a des minuscules en gothique bâtarde et des capitales identiques aux caractères de Zell. De même son type 3 présente de nombreuses lettres semblables à celles d'un codex provenant de l'abbaye de Gereon près de Cologne, caractères d'une grande perfection, d’une taille minuscule que Zell employait pour économiser le papier, lorsqu’il était en difficulté financière. Donc, il faut en conclure que Zell fabriqua lui-même ses types 1 et 2, même s’ils furent largement imités de ceux de Schoeffer.
Il faut une bonne loupe pour
trouver les différences entre les trois impressions A786, A787 et A788.
L’ouvrage n’a pas de titre (Il n’y en avait que très rarement avant 1470) ni
pagination (Il faudra attendre qu’Alde Manuce ne l’invente) ni signature des
feuillets (Qui n’apparaitra qu’en 1472). L’ouvrage commence par une table des
matières donnant le titre complet de l’ouvrage : Incipit (ici commencent) les
rubriques du « Tractatus de instructione seu directione simplicium confessorum»[3].
En comparant différentes pages à
la recherche des variantes typographiques des trois émissions, on constate que
la lettre minuscule 'd' gothique est quelquefois substituée par un 'd' minuscule droit,
en caractère romain. Curieux mélange de style. Ainsi les deux 'd' de la première
ligne du premier paragraphe du sermont de Saint Jean Chrysostome sont droits
dans l’A786 alors que le premier 'd' est droit et le second gothique dans l’A787
et c’est l’inverse dans l’A788, le premier 'd' est gothique et le second droit !
L’imprimeur possède déjà une très
bonne maitrise de son art ; l’impression est parfaitement nette et la
typographie très élégante. A la suite d’une étourderie, l’ouvrier oublie
d’imprimer deux feuillets de l’ouvrage, dans le même cahier. On appelle à la
rescousse un correcteur attaché à l’atelier qui recopie consciencieusement les
pages manquantes avant que les feuillets ne partent pour la rubrication. Il
marque même les lettres d’attente dans les espaces laissés en blanc pour y dessiner
la lettrine peinte. Le texte manuscrit,
d’une écriture cursive très serrée, tient un emplacement identique aux pages
imprimées, comme pour rappeler que la typographie cherche alors à imiter au
mieux les livres recopiés à la main.
Il reste à examiner le papier de
l’ouvrage qui pourrait donner indications supplémentaires, même
s’il est bien difficile d’utiliser les filigranes pour dater une impression à
quelques années près.
Ulrich Zell a utilisé un papier fort, presque rigide, d’un grammage élevé (je dirais 200 gr. ou plus) qui a conservé toute sa blancheur, malgré le temps. On y voit par transarence une empreinte de tête de bœuf surmontée d’une étoile. Le filigrane n’apparait que plus ou moins partiellement selon les cahiers, il est toujours coupé en gouttière, ce qui rend l'identification moins facile. L’ouvrage de C.M.Briquet nous apprend que les têtes de bœuf avec un nez reliés aux yeux sont les plus anciens de cette famille dont 83 figures de ce type ont été recensées. Celui-ci est très proche du numéro 14193 en provenance d’Anvers en 1464-66, Namur 1466 ou encore Hambourg 1466-71. Mais il est mentionné que le numéro 14194, quoique légèrement différent du nôtre, est donné à Ulm pour un papier utilisé par l’imprimerie d’Ulrich Zell. Voilà qui ne dément pas une date d'impression avant 1469.
Petite curiosité supplémentaire laissé par l’ouvrage :
une empreinte insolite d’un type qui s’est trouvé posé à plat sur une page de
caractères en cours d’impression. Le pressier ne s’en est pas rendu compte tout
de suite, si bien que quelques feuilles ont été imprimées et portent la marque
de la face latérale du type, sur lequel on devine le trou rond de fixation et qui
donne une idée de la taille du type.
L’exemplaire de la Textoriana appartint à l’abbé Jean-François
Vande Velde (1743-1823), né et mort à Beveren en Belgique. Il laissa sa signature en 1787 et une notice plus tardive sur l’ouvrage, au verso du premier feuillet blanc. Il fut professeur et dernier bibliothécaire à l’université
de Louvain. Il avait pris le bonnet de docteur en 1775 et devint successivement
Président du Collège de Savoie, du collège du Saint Esprit, puis recteur de
l’université de Louvain. En tant que bibliothécaire il entama une politique
d'accroissement du fond en acquérant des livres nouveaux mais également anciens
dans des ventes publiques tant dans les Pays-Bas qu'à l'étranger.
Il parvint également à acquérir auprès du gouvernement, avec
une réduction du tiers, les livres des collèges des jésuites supprimés, ainsi
que de nombreux ouvrages des couvents supprimés dès 1783 par le gouvernement
impérial. Il profita aussi de la suppression de nombreux autres ordres
religieux pour doubler la collection des livres de l'université de Louvain et pour se constituer une collection personnelle. Polémiste hostile à
la République et aux idées nouvelles il s'échappe en 1797 pour éviter le bagne
de Cayenne lors de l’invasion des Français et se réfugia d'abord dans les
Provinces-Unies puis en Allemagne pour ne rentrer qu’avec la prise de pouvoir
de Napoléon.
Passionné dès son plus jeune âge par les livres, il s'était
constitué une riche bibliothèque dont les quelques 14 500 volumes furent dispersés
par ses héritiers lors de plusieurs ventes en 1833 (Catalogue dont le premier volume fut édité en 1831 pour les livres sur la
théologie et en 1832 Pour la littérature et les sciences). La collection, une
des plus importantes de Belgique, comptait près de 450 incunables et 1.300
manuscrits. Il
fallut sept semaines - du 5 août au 16 septembre 1833 - à raison de cinq jours par
semaine, pour écouler le stock lors de la vente ! Une importante
partie de ses collections a été par la suite acquise par la Bibliothèque Royale
de Belgique et par d'autres bibliothèques publiques.
Comme sur la notice de la page de garde le Confessionel de
St Antonin est donné sous le titre de Tractatus de instructione seu directione
simplicium confessorum editus. Vande Velde en possédait plusieurs éditions
incunables [4]
mais les descriptifs ne coïncident pas exactement avec l’exemplaire à 27 lignes
qui est parvenu jusqu’à nous.
Textor
[1] L’historien
Jean Patrice Auguste Madden cité par Marius Audin dans sa Somme
Typographique relate « qu’Ulrich Zell appartenait à l’atelier de
Schoeffer et Faust et dès la prise de Mayence par les troupes d’Adolf de
Nassau, il dut comme les autres fuir d’une ville où la maison de ses maitre
venait d’être réduite en cendres… »
[2] Severin Corsten. Die Anfänge des
Kölner Buchdrucks. - Köln, Greven Verlag, 1955
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