Le
roman de chevalerie a connu une grande vogue pendant tout le moyen-âge et à la
Renaissance. A partir des années 1480, une centaine d’œuvres médiévales (romans
antiques, matière arthurienne, chansons de geste et romans d’aventures) ont été
mises à jour et remaniées pour l’impression et plusieurs milliers de volumes imprimés.
Dans
ma collection des romans de chevalerie imprimés au XVIème, je ne pouvais pas
passer à côté des Grandes prouesses, vaillances et héroïques faits d’armes
de Lancelot du lac, peut-être l’œuvre la plus connue de la matière de
Bretagne. Lancelot du Lac, figure emblématique de l’amour courtois, est un
personnage central du cycle arthurien. Apparu comme personnage principal à la
fin du XIIème siècle dans l’œuvre du poète Chrétien de Troyes, Lancelot ou
le Chevalier de la Charrette, son épopée sera continuée par Godefroi de
Lagny puis déclinée en multiples versions aux XIV et XVème siècles.
Suivre
l’évolution des différentes éditions du Lancelot est intéressante en ce qu’elle
donne une idée de la transformation du goût des lecteurs pour ce qu’ils
appelaient au XVIème siècle les vieux romans.
Il
y eut 5 éditions imprimées successives avant celle de Benoit Rigaud [2]. La première, par Jean Le
Bourgeois à Rouen pour le premier volume et Jean Du Pré à Paris pour le second,
date de 1488. Suivront celles d’Antoine Vérard (1494), qui en fait une édition
de référence offerte au roi Charles VIII et qui sera copiée à l’identique par
Michel Le Noir (1513 puis 1520), Philippe Le Noir (s.d.) et Jean Petit (1533).
Ensuite, le roman ne sera pas réédité pendant près de 60 ans avant que Benoist
Rigaud ne sorte sa propre version.
Les
premières éditions, au format in-folio ou in-quarto, parfois sur vélin et
agrémentées de figures, étaient des éditions de luxe destinées à la riche société lettrée. Au fil des rééditions,
le soin apporté à l’ouvrage et la diminution de l’illustration montrent que les
imprimeurs réduisaient leur mise de fonds, signe probable d’un moindre intérêt
des lecteurs pour cette vieille histoire.
L’opus
de Benoist Rigaud tranche nettement sur les éditions précédentes, tant par sa
conception que par sa réception. Alors que la plupart des productions
éditoriales de Benoist Rigaud dans le domaine du roman de chevalerie sont des
rééditions, ce qui évite d’avoir à obtenir ou racheter un privilège, Le
Lancelot de 1591 est quant à lui une nouveauté littéraire, un remaniement conçu
et commandité sans doute par le libraire lui-même.
Celui-ci
est l’un des plus prolifiques éditeurs lyonnais de la seconde moitié du XVIème siècle,
le fondateur d’une dynastie qui va se maintenir jusqu’au XVIIIème siècle. Son
activité s’étend sur presque toute la seconde moitié du siècle, dès 1555 (en
association avec Jean Saugrain, de 1555 à 1558) jusqu’à 1597, date de sa mort.
Il imprime le chiffre considérable de mille cinq cents titres environ. Il s’est
fait une spécialité des romans de chevalerie à la qualité d’impression et aux
papiers assez médiocres destinés à un public moins fortuné. Il puisait
largement dans les romans d’aventures et les chansons de geste [3]. Le Lancelot entre parfaitement dans
cette politique éditoriale ; il fait partie des trois textes
arthuriens qu’il publie après le Nouveau Tristan de Jean Maugin en 1577
et la Devise des armes des chevaliers de la table ronde du temps du
tresrenommé Artus en 1590.
A
cet égard l’ouvrage se rapproche davantage de la littérature de colportage,
dont il est une préfiguration. Il est imprimé en lettres rondes (Alors que l’usage
était d’utiliser des lettres gothiques pour les romans de chevalerie, même pour
les productions tardives du XVIème siècle.) au format petit in-8, sur 166 pp. et
n'offre qu'un modeste abrégé de l'œuvre médiévale. Il n'en reste qu'une succession
de "briefs sommaires donnans au plus près l'intelligence du tout",
comme le précise le titre, des phrases lapidaires retraçant uniquement
l'action, fidèlement mais sans dialogue ni description. Ceci dit, cette édition
n'en demeure pas moins recherchée et fort rare.
L’histoire
débute à la naissance de Lancelot en la marche de Gaule et de la Petite
Bretagne alors que Ban de Benoïc et son frère Boort de Gaume se font attaquer
par Claudas, roi de la Terre Déserte, les obligeant à chercher refuge auprès d’Arthur,
roi de la Grande Bretagne. Ban de Bénoïc voyant son château détruit meurt de
désespoir et le petit Lancelot encore au berceau est recueilli par la Dame du
Lac.
L’histoire
enchaine les évènements sans laisser au lecteur le temps de souffler : Merlin
le magicien, engendré au corps d’une damoiselle par un démon incube, tombe
amoureux de la Dame du Lac et lui enseigne le secret de l’art de nigromance qui
permet d’enfermer un homme dans un cercle si puissant qu’il n’en peut sortir.
Aussitôt mis en pratique, la Dame du Lac enferme Merlin dans un tombeau de la
forêt de Darnantes, en Brocéliante… On connait la suite. Parvenu à l'âge
adulte, Lancelot devient l'un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde. Son
amour pour la reine Guenièvre le rend impur et lui interdit ainsi d'accomplir
la quête du Graal.
Amy
Lecteur, m’estant tombé entre les mains une histoire non moins belle et
honneste que plaisante et toute pleine de récréation, contenant les actes
généreux et victoires merveilleuses obtenues diversement par Lancelot du Lac,
fils du roi Ban de Benoïc, le plus preux et vaillant chevalier de la Table
Ronde, je n’ay voulu permettre qu’elle demeurast ensevelie sous un plus long
silence et obscurcis des ténèbres d’oubli.
Il
est vrai que le silence avait duré plusieurs décennies et il poursuit en
rappelant que l’objectif principal de son livre est de distraire le public des
soucis du quotidien et des troubles du temps (les guerres de religion) par des
histoires qui pourraient paraitre fabuleuses (lesquelles plusieurs blâment
tant les appelant songes vains et inutiles pour hommes oisifs) mais qui, à
y regarder de plus près, sont matière à de profitables enseignements sur les
relations et les passions humaines. Là où les prédécesseurs avaient insisté sur
la valeur d’exemple donné par le roman à la jeunesse, Benoist Rigaud préfère
mettre en avant le délassement ludique.
Dernière
innovation de cette édition, l’apparition en fin de volume, pour la première
fois, d’une table qui a la particularité de classer divers épisodes du roman par
ordre alphabétique et non chronologique. J. Taylor a montré qu’il ne s’agissait
pas d’une table des rubriques [4], celles-ci n’étant pas reprises
à l’identique mais condensées à travers les diverses entrées de l’index. Autrement
dit c’est un nouvel abrégé de l’histoire pour des lecteurs très pressés. Elle
relève également des exemples où l’entrée de l’index, pour un même chapitre, se
focalise sur un événement différent de celui annoncé par la rubrique. En
revanche, c’est une particularité unique car, si les tables alphabétiques
existaient déjà depuis longtemps pour les livres liturgiques ou des ouvrages
scientifiques ou informatifs, il n’y avait pas de précédent pour un roman.
Malgré
la modernisation opérée par Rigaud, le succès ne fut pas au rendez-vous car l’ouvrage
ne fut pas réédité et il faudra attendre le XIXème siècle pour voir la
renaissance de la matière arthurienne. Si la transcription qui en avait été
faite à la demande de Benoist Rigaud ne trahissait pas l’œuvre initiale et en
respectait le déroulé, il lui manquait peut-être l’essentiel : un style et
une composition empreints de mystère et de rêve, en un mot… la magie.
Bonne
Journée
Textor
[1] Armorial
des chevaliers de la Table Ronde. 1400 - BM de Lille, ms 329.
[2] Voir l’article de Gaëlle Burg : De Paris à Lyon, les mutations éditoriales du Lancelot du lac, in Carte Romanze 3/1 (2015): pp.287-311; 352-58. Et encore : La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque par Francesco Montorsi in Carte Romanze. Rivista di Filologia e Linguistica Romanze dalle Origini al Rinascimento: V. 2 N. 2 (2014).
[3] Dans
cette catégorie, je vous présenterai, un jour peut-être, l’Histoire
merveilleuse et notable de trois excellens et très renommez fils de roys,
Paris, Benoist Rigaud, 1579.
[4] Jane
Taylor, Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France. Genève, Droz,
2014.
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