mercredi 20 juillet 2022

Le Lancelot du Lac imprimé par Benoist Rigaud en 1591.

Le roman de chevalerie a connu une grande vogue pendant tout le moyen-âge et à la Renaissance. A partir des années 1480, une centaine d’œuvres médiévales (romans antiques, matière arthurienne, chansons de geste et romans d’aventures) ont été mises à jour et remaniées pour l’impression et plusieurs milliers de volumes imprimés.

Dans ma collection des romans de chevalerie imprimés au XVIème, je ne pouvais pas passer à côté des Grandes prouesses, vaillances et héroïques faits d’armes de Lancelot du lac, peut-être l’œuvre la plus connue de la matière de Bretagne. Lancelot du Lac, figure emblématique de l’amour courtois, est un personnage central du cycle arthurien. Apparu comme personnage principal à la fin du XIIème siècle dans l’œuvre du poète Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, son épopée sera continuée par Godefroi de Lagny puis déclinée en multiples versions aux XIV et XVème siècles.

 

La page de titre de l’édition de Benoist Rigaud. Au-dessus de l’adresse, un blason d’argent à trois bandes de gueule représente les armes fictives des Benoïc [1].

Suivre l’évolution des différentes éditions du Lancelot est intéressante en ce qu’elle donne une idée de la transformation du goût des lecteurs pour ce qu’ils appelaient au XVIème siècle les vieux romans.

Il y eut 5 éditions imprimées successives avant celle de Benoit Rigaud [2]. La première, par Jean Le Bourgeois à Rouen pour le premier volume et Jean Du Pré à Paris pour le second, date de 1488. Suivront celles d’Antoine Vérard (1494), qui en fait une édition de référence offerte au roi Charles VIII et qui sera copiée à l’identique par Michel Le Noir (1513 puis 1520), Philippe Le Noir (s.d.) et Jean Petit (1533). Ensuite, le roman ne sera pas réédité pendant près de 60 ans avant que Benoist Rigaud ne sorte sa propre version.

Les premières éditions, au format in-folio ou in-quarto, parfois sur vélin et agrémentées de figures, étaient des éditions de luxe destinées à la riche société lettrée.  Au fil des rééditions, le soin apporté à l’ouvrage et la diminution de l’illustration montrent que les imprimeurs réduisaient leur mise de fonds, signe probable d’un moindre intérêt des lecteurs pour cette vieille histoire.

L’opus de Benoist Rigaud tranche nettement sur les éditions précédentes, tant par sa conception que par sa réception. Alors que la plupart des productions éditoriales de Benoist Rigaud dans le domaine du roman de chevalerie sont des rééditions, ce qui évite d’avoir à obtenir ou racheter un privilège, Le Lancelot de 1591 est quant à lui une nouveauté littéraire, un remaniement conçu et commandité sans doute par le libraire lui-même.

Quelques pages du Lancelot de Benoist Rigaud

Celui-ci est l’un des plus prolifiques éditeurs lyonnais de la seconde moitié du XVIème siècle, le fondateur d’une dynastie qui va se maintenir jusqu’au XVIIIème siècle. Son activité s’étend sur presque toute la seconde moitié du siècle, dès 1555 (en association avec Jean Saugrain, de 1555 à 1558) jusqu’à 1597, date de sa mort. Il imprime le chiffre considérable de mille cinq cents titres environ. Il s’est fait une spécialité des romans de chevalerie à la qualité d’impression et aux papiers assez médiocres destinés à un public moins fortuné. Il puisait largement dans les romans d’aventures et les chansons de geste [3].  Le Lancelot entre parfaitement dans cette politique éditoriale ; il fait partie des trois textes arthuriens qu’il publie après le Nouveau Tristan de Jean Maugin en 1577 et la Devise des armes des chevaliers de la table ronde du temps du tresrenommé Artus en 1590.

A cet égard l’ouvrage se rapproche davantage de la littérature de colportage, dont il est une préfiguration. Il est imprimé en lettres rondes (Alors que l’usage était d’utiliser des lettres gothiques pour les romans de chevalerie, même pour les productions tardives du XVIème siècle.) au format petit in-8, sur 166 pp. et n'offre qu'un modeste abrégé de l'œuvre médiévale. Il n'en reste qu'une succession de "briefs sommaires donnans au plus près l'intelligence du tout", comme le précise le titre, des phrases lapidaires retraçant uniquement l'action, fidèlement mais sans dialogue ni description. Ceci dit, cette édition n'en demeure pas moins recherchée et fort rare.

L’histoire débute à la naissance de Lancelot en la marche de Gaule et de la Petite Bretagne alors que Ban de Benoïc et son frère Boort de Gaume se font attaquer par Claudas, roi de la Terre Déserte, les obligeant à chercher refuge auprès d’Arthur, roi de la Grande Bretagne. Ban de Bénoïc voyant son château détruit meurt de désespoir et le petit Lancelot encore au berceau est recueilli par la Dame du Lac.

L’histoire enchaine les évènements sans laisser au lecteur le temps de souffler : Merlin le magicien, engendré au corps d’une damoiselle par un démon incube, tombe amoureux de la Dame du Lac et lui enseigne le secret de l’art de nigromance qui permet d’enfermer un homme dans un cercle si puissant qu’il n’en peut sortir. Aussitôt mis en pratique, la Dame du Lac enferme Merlin dans un tombeau de la forêt de Darnantes, en Brocéliante… On connait la suite. Parvenu à l'âge adulte, Lancelot devient l'un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde. Son amour pour la reine Guenièvre le rend impur et lui interdit ainsi d'accomplir la quête du Graal.

Le preux chevalier ne tint pas ses promesses...

Benoist Rigaud s’est très certainement inspiré d’une version imprimée et non pas manuscrite du Lancelot puisqu’il a découpé le livre en 3 parties comme l’avait fait Vérard avant lui. Il annonce qu’il a dépoussiéré le vieux texte pour le mettre en bon language françois, ce qu’avaient déjà fait les transcripteurs précédents sans le dire, et il substitue au prologue d’origine, dont la dédicace à Charles VIII n’a plus d’intérêt, une adresse au lecteur où il tint à peu près ce langage :

Amy Lecteur, m’estant tombé entre les mains une histoire non moins belle et honneste que plaisante et toute pleine de récréation, contenant les actes généreux et victoires merveilleuses obtenues diversement par Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoïc, le plus preux et vaillant chevalier de la Table Ronde, je n’ay voulu permettre qu’elle demeurast ensevelie sous un plus long silence et obscurcis des ténèbres d’oubli.

Il est vrai que le silence avait duré plusieurs décennies et il poursuit en rappelant que l’objectif principal de son livre est de distraire le public des soucis du quotidien et des troubles du temps (les guerres de religion) par des histoires qui pourraient paraitre fabuleuses (lesquelles plusieurs blâment tant les appelant songes vains et inutiles pour hommes oisifs) mais qui, à y regarder de plus près, sont matière à de profitables enseignements sur les relations et les passions humaines. Là où les prédécesseurs avaient insisté sur la valeur d’exemple donné par le roman à la jeunesse, Benoist Rigaud préfère mettre en avant le délassement ludique.

Dernière innovation de cette édition, l’apparition en fin de volume, pour la première fois, d’une table qui a la particularité de classer divers épisodes du roman par ordre alphabétique et non chronologique. J. Taylor a montré qu’il ne s’agissait pas d’une table des rubriques [4], celles-ci n’étant pas reprises à l’identique mais condensées à travers les diverses entrées de l’index. Autrement dit c’est un nouvel abrégé de l’histoire pour des lecteurs très pressés. Elle relève également des exemples où l’entrée de l’index, pour un même chapitre, se focalise sur un événement différent de celui annoncé par la rubrique. En revanche, c’est une particularité unique car, si les tables alphabétiques existaient déjà depuis longtemps pour les livres liturgiques ou des ouvrages scientifiques ou informatifs, il n’y avait pas de précédent pour un roman. 

La table des rubriques

Malgré la modernisation opérée par Rigaud, le succès ne fut pas au rendez-vous car l’ouvrage ne fut pas réédité et il faudra attendre le XIXème siècle pour voir la renaissance de la matière arthurienne. Si la transcription qui en avait été faite à la demande de Benoist Rigaud ne trahissait pas l’œuvre initiale et en respectait le déroulé, il lui manquait peut-être l’essentiel : un style et une composition empreints de mystère et de rêve, en un mot… la magie.

Bonne Journée

Textor



[1] Armorial des chevaliers de la Table Ronde. 1400 - BM de Lille, ms 329.

[2] Voir l’article de Gaëlle Burg : De Paris à Lyon, les mutations éditoriales du Lancelot du lac, in Carte Romanze 3/1 (2015): pp.287-311; 352-58. Et encore : La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque par Francesco Montorsi in Carte Romanze. Rivista di Filologia e Linguistica Romanze dalle Origini al Rinascimento: V. 2 N. 2 (2014).

[3] Dans cette catégorie, je vous présenterai, un jour peut-être, l’Histoire merveilleuse et notable de trois excellens et très renommez fils de roys, Paris, Benoist Rigaud, 1579.

[4] Jane Taylor, Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France. Genève, Droz, 2014.  



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos commentaires sur cet article ou le partage de vos connaissances sont les bienvenus.