C’est la magie des livres anciens
que de nous transporter dans des lieux qui n’existent plus sinon sous la plume
des auteurs qui les ont décrits. Il en est ainsi des hauteurs verdoyantes de Ménilmontant,
aujourd’hui en plein Paris. C’est en relisant la seconde Promenade des Rêveries
d’un Promeneur Solitaire que je suis tombé sur ce passage :
Le jeudi 24 Octobre 1776, je
suivis après dîné les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-vert par laquelle je
gagnais les hauteurs de Ménilmontant, & delà, prenant les sentiers à
travers les vignes & les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant
paysage qui sépare ces deux villages ; puis je fis un détour pour revenir par
les mêmes prairies en prenant un autre chemin. Je m’amusais à les parcourir
avec ce plaisir & cet intérêt que m’ont toujours donné les sites agréables,
& m’arrêtant quelquefois à fixer des plantes dans la verdure. J’en aperçus
deux que je voyais assez rarement autour de Paris, & que je trouvai
très-abondantes dans ce canton-là. L’une est le Picris hieracioïdes de la
famille des composées, & l’autre le Bupleurum falcatum de celles des
ombelliferes. Cette découverte me réjouit & m’amusa très-longtems, &
finit par celle d’une plante encore plus rare, surtout dans un pays élevé,
savoir le Cerastium aquaticum que, malgré l’accident qui m’arriva le même jour,
j’ai retrouvé dans un livre que j’avois sur moi, & placé dans mon herbier.
Jean-Jacques Rousseau habitait alors rue Plâtrière (actuel
60 de la rue Jean-Jacques Rousseau) et le parcours jusqu’à Ménilmontant était
une belle promenade de plus de 8 km. Admettons que les espèces rares qu'il décrit ait bien été trouvées dans ces riantes prairies, comme il l'écrit, j’ai eu
envie de vérifier si elles avaient été identifiées par un autre botaniste qui
s’était penché de très près sur les plantes de la région parisienne quelques
années avant Rousseau. Il s’agit de Sébastien Vaillant. Il avait reconnu et
décrit plus de 300 espèces différentes et ses notes sont précieuses pour qui
veut herboriser dans la région.
Cet ouvrage intitulé Botanicon
Parisiensis [1],
est un dénombrement par ordre alphabétique des plantes qui se trouvent aux
environs de Paris, dans le rayon de la Prévôté. La description des plantes,
leur synonymes, le temps de fleurir et de grainer et une critique des auteurs
de botanique qui ont précédé Sébastien Vaillant, en fait un ouvrage très
pratique mais difficile à emporter sur le terrain vu ses dimensions (un
très grand in-folio de 461 x 287 mm) et son poids.
Il nous est donné en français par
le botaniste Herman Boerhaave, après une première édition latine en 1723.
Édition enrichie de gravures réalisées d'après Aubriet par Jan Wandelaar,
autrement connu pour ses illustrations célèbres des Tabulae sceleti et
musculorum d'Albinus. L'ouvrage comprend un grand plan sur cuivre de
l'archevêché de Paris, de belles planches de botanique et une vignette
mythologique au titre. Le portrait de Vaillant est gravé quant à lui par
Jacobus Houbraken.
Sébastien Vaillant était né en
1669 à Vigny dans le Val-d'Oise. D’abord médecin-chirurgien à Pontoise, il se
tourne ensuite vers la botanique et suit l’enseignement de Joseph Pitton de
Tournefort (1656–1708). Sa science et son talent lui ouvre les portes du Jardin
du Roi dont il devient le directeur. Les collections du jardin croissent
considérablement sous son impulsion et sa méthode de classification des
espèces, différente de celle de Tournefort, ouvre la voie à Linné.
Il était à la fois chargé de la
direction des Cultures et de l'enseignement des élèves qu'il menait sur le
terrain, dans la campagne parisienne même, afin d'étudier et de collecter les
espèces. Il composa en l’espace de 36 ans un herbier monumental de 9000
espèces, qui fut vendu au Cabinet du roi à sa mort et qui constitue l'ossature
de l'actuelle collection de l'Herbier du Muséum. Il finit à l'Académie Royale
des Sciences, comme Démonstrateur des Plantes au Jardin
Royal de Paris, quelques années avant sa mort.
Il est toujours possible de voir au Jardin des Plantes à Paris un arbre tricentenaire appelé le Pistachier de Vaillant. On raconte que cet arbre, rapporté de Chine par Tournefort, ne donnait pas de pistache jusqu’au jour où Vaillant eut l’idée d’agiter sous ses branches le rameau à fleurs d’un autre pistachier. L’opération rendit l’arbre fertile car Sébastien Vaillant venait d’avoir l’intuition de la sexualité des plantes.
Il ne vit jamais la publication
de son Botanicum Parisiense. En contact avec Boerhaave par leur ami
commun Williams Sherard, il put confier au grand botaniste de Leyde le soin de
la publication et la rédaction de la préface, ce qui fut fait après le décès du
grand homme.
Tous ses contemporains
l’admiraient. Tous, sauf un : Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier, en bon
botaniste l’avait lu, bien sûr, il y fait référence à différentes reprises dans
ses lettres sur la formation des herbiers, mais cela ne l’empêcha pas de rester
très critique à son égard. En effet, il ne parvenait pas à trouver les plantes
mentionnées dans le Botanicon alors qu’il en trouvait d’autres qui n’y
étaient point mentionnées.
Il écrit dans une lettre à M.
de M*** :
« A l’égard de la manière
de chercher, j’ai suivi M. de Jussieu dans sa dernière herborisation, et je la
trouvai si tumultueuse, et si peu utile pour moi, que quand il en aurait encore
fait j’aurais renoncé à l’y suivre. J’ai accompagné son neveu l’année dernière à
Montmorency, et j’en ai apporté quelques jolies plantes, entrʼautres la
Lysimachia Tenella, que je crois vous avoir envoyée. Mais j’ai trouvé dans
cette herborisation que les indications de Tournefort et de Vaillant sont
très-fautives, ou que depuis eux, bien des plantes ont changé de sol. J’ai
cherché entrʼautres, et jʼai engagé tout le monde à chercher avec soin, le
Plantago Monanthos à la queue de l’étang de Montmorency & dans tous les
endroits où Tournefort & Vaillant l’indiquent, et nous n’en avons pu
trouver un seul pied ; En revanche, j’ai trouvé plusieurs plantes, de remarquable,
et même tout près de Paris, dans des lieux où elles ne sont point indiquées. En
général, j’ai toujours été malheureux en cherchant d’après les autres. Je
trouve encore mieux mon compte à chercher de mon chef. [2]»
Et cela se vérifie dans le Botanicon Parisiensis. Aucune des trois espèces de plantes désignées par Jean Jacques dans la Seconde Promenade n’y figure. Point de Picris, point de Cerasticum aquaticum, ni à ce mot ni à celui de myosotis qui en est une variante, pas de Bupleurum falcatum, le seul nommé étant le Bupleurum angustinum, très commun au Bois de Boulogne, comme à Bercy et à Charenton.
Il est possible que dans la
période de 50 années qui sépare les deux observations la nature ait pu changer,
mais c’est à se demander si Jean-Jacques Rousseau n’a pas choisi ces trois
espèces justement parce qu’elles n’étaient pas dans le Vaillant, pour nous dire
que lui, le botaniste amateur, trouvait des espèces rares et faisait mieux que
le Démonstrateur des Plantes au Jardin Royal.
Bonne Journée,
[1] Ouvrage
paru à Leiden et Amsterdam chez H. Verbeek et B. Lakeman.
[2] Deux lettres à M. de M*** sur la formation des Herbiers. [Déc 1771 ; 1782] in Collection complète des œuvres, Genève, 1780-1789, vol. 7, in-4° édition en ligne : http://www.rousseauonline.ch/Text/deux-lettres-a-m-de-m-sur-la-formation-des-herbiers.phD
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