Les œuvres du jurisconsulte Antoine Favre (1557-1624) font partie de ces livres qui ne sont plus très recherchés aujourd’hui mais qui constituaient pourtant un must dans les bibliothèques du Duché de Savoie sous l’Ancien Régime. Elles ont été rééditées à de nombreuses reprises et je me devais d’en placer quelques échantillons dans ma bibliothèque savoyarde.
Cet austère magistrat,
infatigable travailleur, acquit une réputation qui dépassa largement les
frontières du petit Etat de Savoie. On le surnommait le Prince des
Jurisconsultes et il parait qu’à l’occasion d’une rentrée du Parlement de
Paris, l’Avocat Général qui portait la parole demanda à ses confrères de ne
jamais citer une opinion de Favre sans mettre la main au bonnet.
Il est vrai que sa pensée était
claire et synthétique et qu’il eut le mérite de trouver des chemins nouveaux
dans cette matière du droit romain qu’on étudiait depuis mille ans et où il
paraissait que tout avait déjà été dit. Parmi les nouveautés figure la
codification de la pratique, autrement dit la mise forme des recueils de
jurisprudence, notamment celle du Sénat de Savoie dont il allait devenir le
Premier Président.
La Savoie avait ceci de
particulier que d’avoir un Sénat souverain, c’est-à-dire une sorte de Cour
Suprême qui édictait les lois et les appliquait tout en même temps.
Ce privilège avait été obtenu du
duc - et les Chambériens n’en étaient pas peu fiers - à l’issue de la longue
occupation française du duché de Savoie (1536-1559) sur la souche d’un
parlement établi sur le modèle capétien du Conseil Résident, remontant au XIIIe
siècle. Le Sénat de Savoie représentait l’aînée des quatre autres cours
souveraines de justice de Turin, de Nice, de Casal et de Gènes établies à sa
suite par la Maison de Savoie dans les possessions continentales de ses Etats.
Ce qui était décidé par le Sénat
un jour pouvait être modifié le lendemain. Rien ne pouvait le lier, pas même sa
propre jurisprudence et il n’avait pas l’obligation de motiver ses arrêts qui
constituaient la loi. Il va sans dire que toutes ses décisions étaient scrutées
et abondamment commentées dans de volumineux grimoires que l’imprimeur Geoffroy
Dufour, tenant boutique dans une rue proche du Senat, couchait sur du beau
papier avec vignettes et frontispices. Les publications juridiques avaient
généralement au titre la qualification de Bref recueil ou d’Abrégé
pour faire oublier qu’elles ne contenaient jamais moins de 600 pages.
Antoine Favre, grâce à son
autorité et ses compétences, parvint à la tête de ce Sénat de Savoie après une
carrière fulgurante. Il était né dans la Bresse, alors en territoire savoyard,
d’une famille de haut magistrat et il avait fait ses études au collège de
Clermont à Paris puis à l’université de Turin.
À 22 ans, en 1579, il est avocat
et docteur en droit. Il publie sa première œuvre deux ans plus tard, en 1581,
chez Jean II de Tournes à Lyon. Ce sont les trois premiers livres des
Conjectures du droit civil. Il aurait pu faire imprimer l’ouvrage à Chambéry
mais pour une raison que nous ne connaissons pas – peut-être parce que le seul
imprimeur de la ville ne parvenait pas à satisfaire cet homme pressé - il
choisit de se rendre à Lyon, où les imprimeurs abondaient et où la qualité de
leur travail n’était plus à démontrer.
Jean II de Tournes rendit une copie parfaite. Le titre Conjecturarum juris Civiis Libri III figure dans un encadrement architectural classique, typique des pages de titre de cette période. Ce que la lecture des Conjectures peut avoir de rébarbative pour le bibliophile d’aujourd’hui est largement compensée par la belle typographie et les subtiles mises en page de l’imprimeur.
Le livre débute par une longue
préface de 12 pages adressée à René de Lyobard, seigneur du Chastelard, conseiller
d’Etat de Son Altesse et président du Souverain Sénat de Savoie, en date du 1er
février 1581. La teneur du texte et l’identité de son destinataire nous
renseigne sur les ambitions du jeune juriste dont tout porte à croire qu’il a
préparé son livre dès l’époque de ses études toutes récentes. Dès l’entame,
Antoine Favre tape fort ; Il n’hésite pas à écrire qu’il regrette qu’on ne
puisse remettre en cause l’opinion des éminents prédécesseurs qui ne sont
exempts ni de lacunes ni d’erreurs. A quoi servirait l’édition de nouveaux
livres si on doit répéter ce qui a déjà été écrit, juste à gonfler le profit
des imprimeurs ? [1]
Une préface qui donne une idée du
caractère et de l’autorité de l’auteur !
Elle est suivie par un extrait du privilège
d'imprimer, rédigé en caractère de civilité, consenti à Jean de Tournes,
libraire et imprimeur de sa Majesté, pour dix ans. La date indiquée sur ce
privilège est 1574, ce qui n’est guère possible car Antoine Favre ne pouvait
pas avoir écrit ce livre avant d’avoir terminé ses études de droit, aussi doué
soit-il. L’achevé d’imprimé est du 21 Juillet 1581.
Chacun des trois livres de ce volume est adressé à un dédicataire différent : le Livre Premier au professeur de droit Jean-Antoine Manuce de l’université de Turin qui enseigna probablement le droit à Antoine Favre ; Le Livre Second, à Claude Guichard, Maitre des Requêtes puis Grand Référendaire et Historiographe de Savoie, plus connu aujourd’hui pour son célèbre ouvrage sur les Funérailles et diverses manières d'ensevelir des Romains, grecs et autres nations, paru cette même année 1581 chez Jean II de Tournes, lequel va utiliser le même encadrement au titre, en forme de portique romain. Claude Guichard, né à Saint Rambert-en-Bugey, était un compatriote de Favre qui le considère comme son ami au-delà des joutes verbales et des controverses doctrinales qui semblent les avoir opposés, d’après ce qu’il en dit dans sa dédicace.
Le troisième et dernier livre est
dédié au sage et docte Pierre II de Boissat (1556-1613) érudit du Dauphiné,
vice-bailli de Vienne, qui étudia son droit à Valence sous Cujas. Féru de grec,
il est souvent confondu avec son fils
Pierre III de Boissat (1603-1662), l’un des premiers académiciens, bien oublié
aujourd’hui au point de devenir la cible de railleries dans le Cyrano de
Bergerac d’Edmond Rostang.[2]
Quant au corps de l’ouvrage, il
est divisé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une conjecture.
Chacune débute par l’idée que veut développer l’auteur ; l’argumentaire
suit, puis la conclusion. Les conjectures relève les dissentions, les lieux
communs (Generaliae sententiae) avec pour but de proposer de nouvelles
interprétations, de découvrir des principes généraux, de résoudre des
contradictions, de défendre ou de nier des opinions, et surtout de traquer les
interpolations afin de corriger le Corpus Juris Civilis.
En 1584, à tout juste 27 ans
- soit avant l'âge requis – Favre est nommé juge-mage de la Bresse et du Bugey,
puis il entre au service du duc Charles-Emmanuel Ier de Savoie. Il fixe alors
sa résidence à Chambéry. Trois ans plus tard, il rejoint le souverain Sénat de Savoie,
juste après avoir fait publier la suite des Conjectures juridiques, soient
les livres 4, 5 et 6.
L’ouvrage parait encore à Lyon, comme les trois premiers livres, mais cette fois-ci chez Barthélémy Honorat car, dans l’intervalle, Jean II de Tournes avait quitté la ville pour fuir les persécutions que subissaient les Protestants.
Bathélémy Honorat suit le format
in-quarto et la présentation du premier ouvrage. Chaque livre, dédié à un nouveau
personnage éminent, débute sur une grande lettrine historiée. L’une d’elle
provient de la série aux oiseaux, gravée par Pierre Eskrich [3] ;
Cette fois-ci les dédicataires sont Louis Milliet, Premier Président du Sénat,
Chancelier de Savoie, Baron de Faverges et seigneur de Challes, Charles
Velliet, Premier Président du Sénat et enfin René de Lucinge, seigneur des
Allymes dans le Bugey qui avait fait son droit à Turin dans les mêmes années
que Favre et qui était, par son mariage, seigneur de Montrosat dans les Dombes.
Dans une ville, capitale de la
Savoie, à l’étroit dans ses murailles, le Sénat était hébergé dans les locaux
du couvent des Dominicains, près du Marché Couvert. Le lieu possédait deux
cloitres, le premier réservé aux ecclésiastiques et le second aux gens de robe.
Antoine Favre s’installe dans une maison de la rue Saint Antoine, quartier un
peu à l’écart, presqu’un faubourg à l’époque, mais à deux encablures du
Sénat.
Gabriel Pérouse archiviste de la Savoie, se plait à imaginer Antoine Favre à sa table, travaillant inlassablement sur son œuvre principale, qu’on appellera le Codex Fabriani : « Le jour, il y a sous ses fenêtres une certaine animation : ce sont les voyageurs, marchands, maraîchers et plaideurs qui viennent du côté d'Aix et par la route de Genève. Mais, au soleil couché, c'est le silence et la solitude... Les amis de Favre, les solliciteurs, les collègues sont partis. La Présidente, et les enfants, encore présents, se sont retirés. Tout près, de l'autre côté de la rue Macornet, chez les Jésuites, tout dort. La porte du Reclus s'est fermée et ne s'ouvrira qu'à l'aube. La ville est close. Dans le cabinet du Président, on n'entend que le bruit de sa plume, plume d'oie qui grince sur le beau papier du temps. [4]»
Le dernier ouvrage de ma
bibliothèque illustrant l’œuvre du grand juriste est un petit opuscule
posthume, en français, le seul texte qu’Antoine Favre aurait écrit dans cette
langue et qui a fait douter à certains qu’il en soit l’auteur. Pourtant on
retrouve dans cet écrit qui parut pour la première fois à Genève, en 1627, chez
Jacques Chouët, l’esprit de l’auteur renvoyant sans cesse les praticiens aux
maximes et principes. L’édition de 1627
contient une préface anonyme : "Tu y apprendras une science entiere de
la practique, là où plusieurs autrement ci-devant ne sçavoyent que c’estoit de
la Practique que par la practique mesme
& comme on dit,
par routine." Il est
probable qu’il s’agisse d’extraits d’écrits inédits à la mort de l’auteur.
Toujours est-il que ce livre eut
beaucoup de succès, pas moins de 6 éditions différentes entre 1627 et 1699 [5].
Le livre s’intitule dans la
première édition : Abrégé De La Practique Judiciaire Et Civile, De Mre Antoine
Favre, Conseiller d'Estat, & premier Président au Souverain Senat de Savoye,
utile et nécessaire, non seulement à tous ceux qui estudient en droict: mais
aussi à tous Magistrats, juges, Aduocats… etc. Le titre de la seconde édition
est transformé en Thresor de la Practique etc….
C’est un livre qui visiblement devait être dans toutes les poches des avocats de Chambéry compte tenu de son caractère pratique et synthétique. Les exemplaires conservés ont mal supporté ce passage de poche en poche.
Je possède un exemplaire des deux
premières éditions avec un doute pour l’exemplaire paru chez Jacques Chouët car
la page de titre est tronquée [6].
On n’aperçoit qu’un petit tiers de la marque de l’imprimeur. Il pourrait donc s’agir
de l’édition originale de 1627. Seulement voilà, l’exemplaire consulté à la BNF
présente le même nombre de feuillets mais avec de menues variantes dans la mise
en page et quelques fautes qui démontre qu’il s’agit d’une autre émission. Par
exemple au titre du premier chapitre, le mot Abrégé est avec un seul B alors
qu’il a 2 B sur mon exemplaire, et le bandeau est différent. Le problème est
qu’il n’y a pas d’autre édition répertoriée à l’adresse de Jacques Chouet [7].
L’édition suivante, de 1634, n’est pas imprimée chez Jacques Chouët mais à
Chambéry par Louys du Four. Il reste donc quelques recherches à faire pour
savoir si l’édition de Chouët est une seconde émission de 1627, inconnue des
bibliographes, ou bien une édition postérieure qui reste à identifier.
L’exemplaire imprimé par Louys Du Four en 1634 [8] a ceci de particulier qu’un de ses premiers possesseurs a relié à ce texte imprimé, sous le même vélin, vers 1672, quatre-vingt-seize feuillets blancs portant une table des matières très développée et complétée de commentaires variés, des tarifs pour les diligences des auxiliaires de justice, une petite étude sur les arrêts de Monsieur de Gerpene (?), des textes de lois et des extraits de formulaires manuscrits. Certains actes font référence à la ville et aux édiles de Thonon et un modèle de formulaire est prérempli au nom de Louys Matthieu, docteur ès-droict, avocat au Sénat de Savoie et juge ordinaire dudict lieu, qui pourrait bien être l’auteur des notes.
Il serait possible de faire une
étude exhaustive des revenus des gens de justice car chaque émolument est
soigneusement détaillé. On apprend que les huissiers du Senat vacquant ès
ville touchent 5 ff. contre 70 ff. s’ils vaquent hors la ville à cheval, oultre
leurs dépens pour le louage du cheval. La vacation du seigneur président
est tout simplement hors de prix, étant donné qu’il vaque à quatre chevaux.
C’est un témoignage émouvant et
inédit de la pratique d’un juriste à Thonon. Parmi les arrêts qui faisaient
l’actualité cette année-là, on lit ceci : Le 30 Mars 1672, Le Senat a
inhibé à toutes sortes de personnes d’enlever ou faire enlever des escorses de
toutes sortes d’arbres et icelles vendre tant dans les Estats que dehors, à
peine de cinq cents livres et du fouet et plus grande (peine) s’il estait
(nécessaire) a requeste de Messieurs de Thonon.
Gageons que les arbres ont dû conserver
leur écorce….
Bonne Journée,
[1] « Illorum
certe pusillanimitas, & inhonesta verecundia excusari non potest, qui
rumores, ut dici solet, ante salutem ponũt: Sed horum præcipue diligentia
reprehenda est, publicis Iurisprudentiæ studýs longe magis perniciosa, quibus
tot librorum millia nocent potius, nec nisi ornandis, aut verius onerandus
Typographorũ officinis proficiunt ».
[2] « L’Académie
est là ? Mais j’en vois plus d’un membre, / Voici Boudu, Boissat et Cureau de
la Chambre, / Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud. / Tous ces
noms dont pas un ne mourra, que c’est beau. » (E.Rostand, in Cyrano
de Bergerac)
[3] Voir
l’article Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires.
(1520-1590) du 08 Décembre 2020 sur ce site.
[4] Gabriel
Pérouse, Causerie sur l'Histoire littéraire de la Savoie T1, Chambéry Dardel, 1934.
[5] Jacques
Chouët, Genève 1627, puis Du Four, Chambéry 1634. D'autres éditions paraitront
en 1650 (Genève, Pierre Chouët) 1660 et 1680 (Chambéry, Riondet) et 1699
(Annecy, Fontaine).
[6] In-12 de (8) 165 pp. (1) pp.bl
sign. a-k8, l3.
[7] Une
édition de 1650 est à l’adresse de Pierre Chouet (et non Jacques) mais la
collation des exemplaires n’est pas disponible. Je ne sais pas si la même
marque est utilisée au titre. (BM Amiens et BM de Bourg en Bresse).
[8] Petit in-8
(de taille in-12) comprenant un blason de la Savoie en page de titre, 3 ff.n.c.
166 pp. et environ 150 pages en feuilles blanches avec remarques et
commentaires d'une écriture du temps.
très intéressant, merci ! à noter que la seigneurie de Montrosat se résume aujourd'hui à un seul étang (mon-rosand) près de Marlieux, dans la Dombes, sans aucun bâtiment... et que ce monsieur Favre est le père de Vaugelas.
RépondreSupprimerMerci Christian !
SupprimerJ'avais cherché un peu oû était Montrozat, sans succès. La dernière titulaire de ce fief, Françoise de Montrozat, épousa René de Lucinge auquel Antoine Favre dedit un des livres des Conjectures. Il devait être proche de la famille....
Clair, nourri, et nourrissant : c'est un plaisir que de vous lire à nouveau !
RépondreSupprimerSi le dernier ouvrage que vous présentez est une deuxième impression, il faut imaginer que le compositeur aurait refait la page de titre pour un détail minuscule = pour faire disparaître du tout premier mot l'accent aigu du E final (cet accent disparaît aussi dans la reprise du titre en page 1). L'hypothèse me semble fragile.
Ouvrage de 1586 : Delabeye est un nom assez répandu, mais la piste de Jacques Delabeye, plusieurs fois mentionné par Pérouse (personnel administratif du département du Mont-Blanc : avocat nommé au directoire en oct 1793, juge à la Cour criminelle installée le 8 messidor an VIII à Chambery), peut être une piste intéressante.
Je vous souhaite, avec beaucoup de retard, une excellente année, riche en découvertes,
Dryocolaptès
Bonjour Dryocolaptès, Merci pour vos commentaires et vos compléments de recherche. (Que je n’avais pas vu car ils étaient bloqués en attente d’approbation !) . J’avoue que je n’avais pas regardé qui pouvait être ce Delabeye mais votre proposition est très plausible. Je vais chercher si cet avocat était connu pour sa bibliothèque et s’il n’était pas trop jeune en 1772. En ce qui concerne l’édition de 1627, il y trop de petites différences dans les alignements des lettres et les éléments décoratifs pour être une simple remise en vente avec changement de titre. J’aurais d’autres recherches à faire en comparant des exemplaires annoncés comme édités par les Chouët. Il pourrait peut-être s’agir de l’édition de 1650. Cela suppose plusieurs déplacements dans les Bibliothèques d’Amiens ou de Bourg en Bresse dont les catalogues annoncent des exemplaires au nom de Pierre Chouët, sans donner la collation. Sa marque au titre est peut-être la même que celle de Jacques. La bibliophilie nécessite beaucoup d’efforts de recherche mais c’est passionnant ! Bien à vous. Thierry
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