Avant de devenir l’austère docteur de la foi dont la raide statue se dresse dans un parc de Genève, Théodore de Bèze fut un étudiant facétieux et turbulent dont les premiers poèmes, oeuvre de jeunesse, eurent un grand succès : Ce sont les Poemata [1] publiés en 1548 chez Conrad Bade [2].
A
la suite de ses études de droit à Orléans, ce bourguignon de naissance avait rejoint
Paris. Admirateur de Clément Marot, il était proche des auteurs néo-latins comme Salmon Macrin et du cercle littéraire de la rue St Jacques qui réunissait
Adrien Turnèbe, George Buchanan ou Mellin de Saint Gelais autour de Michel
Vascosan. Il croisa aussi Ronsard et Du Bellay sans partager leurs idées
nouvelles sur l’usage du français en poésie.
La
vie était joyeuse et de Bèze écrivait des vers à son amoureuse qu’il désignait
sous le nom de Candida. Parmi ces vers, certaines épigrammes, à la
manière de Martial ou de Catulle, étaient particulièrement lestes, comme cette
épigramme LXXIV Ad Quandam où il est question de la rimula de la
jeune fille. Aurea quanam igitur descendunt parte fluenta? / Languidulus
quanam parte quiescit amor ? / Hæreo: si qua tamen tibi rimula, rimula si qua
est, / Rimula (dispeream) ni monogramma tua est.
Mais
comme le dit l’auteur à son dédicataire Melchor Wolmar : Nombre de
graves érudits ont l'habitude de proscrire totalement ce genre d'écriture :
cependant je n'ai jamais pu me défendre de le cultiver et d'y donner mes soins,
poussé par la passion ou parce que j'ai toujours estimé cet exercice de style
aussi intelligent qu'utile.
Quand
il ne faisait pas la noce avec Candida (qu’il finit par épouser) il étudiait dans
sa bibliothèque. Il ne pouvait pas se passer des livres, même pendant six jours,
dit-il. Il en fit un poème. C’est une ode à la bibliomanie dans laquelle il
inversa les rôles sur le ton de l’humour potache, prétendant que les livres se
languissaient de lui. Il en détailla la liste, son Cicéron, ses deux Pline, son
Catulle, dans lequel il puisera nombre de ses épigrammes érotiques.
S’il
n’est pas très étonnant pour un humaniste de cette époque d’avoir une
bibliothèque bien garnie, peu d’entre eux en ont fait une description détaillée.
Il y figure de nombreux classiques latins, les auteurs grecs ainsi que d’autres
qu’il ne cite pas car il n’est pas parvenu à faire rimer leur nom en rythme phalécien
(C'est à dire en hendécasyllabes).
A
Ma Bibliothèque
Portez-vous bien, mes livres, mes chers livres,
Mes délices, mon salut.
Bonjour mon Cicéron, mon Catulle, bonjour.
Bonjour, mon Virgile, mes deux Plines ;
Bonjour aussi, mon Plaute, et toi Térence ;
Et vous, bonjour, Ovide, Fabius, Properce.
Bonjour, ô Grecs plus éloquents
Encore, que je devrais placer
Au premier rang, Sophocle, Isocrate.
Et toi qui dus ton nom à la faveur Populaire ;
Et toi grand Homère, salut !
Salut Aristote, Platon, Timée.
Et vous autres, dont je n’ai pu enfermer
Les noms dans la mesure des vers phaléciens.
Vous tous enfin, mes chers petits livres,
Je vous salue, et vous salue, et vous salue encore.
Écoutez ma prière : Je vous en supplie, ô mes chers petits
livres ;
Que cette longue absence… de six jours
Où je suis resté loin de vous,
Ne vous empêche pas de me conserver
A l’avenir ces dispositions favorables,
Où vous étiez jusqu’à mon départ,
De facile et sincère sympathie.
Si vous exaucez ma prière,
Mes livres, mes chers petits livres,
C’est moi qui vous le promets
Il ne m’arrivera plus de passer loin de vous
Une semaine : que dis-je ? Un seul jour. Un jour ?
Pas même une petite heure ; pas même
Un instant, si court qu’on l’imagine [4]
Il n'abandonna pas ses livres en quittant Paris pour Genève, en 1548, mais il opéra alors un changement de conduite radicale. Le réformateur vézélien se repentait d’avoir composé des poésies aussi légères et il exprima ses regrets « d’avoir employé ce peu de grâces que Dieu (lui) a donné en ceste endroict en choses desquelles la seule souvenance (le) fait maintenant rougir. … Alors me détestant moi-même avec larmes, je demande pardon, je renouvelle le vœu d‘embrasser ouvertement le vrai culte, et enfin je me consacre tout entier au Seigneur. ». Il fit néanmoins paraitre en 1569 une nouvelle édition de ses poèmes en les expurgeant des passages les plus scabreux.
L’épigramme Ad Bibliothecam fut bien entendu épargnée dans la seconde édition de 1569 (p.134). Théodore de Bèze continua d’enrichir cette bibliothèque, y intégrant en 1562 un manuscrit bilingue gréco-latin, connu aujourd’hui sous le nom de Codex Bezae, qui date du milieu du IVème ou du début du Vème siècle. Calligraphié en écriture onciale sur vélin, il constitue le principal témoin d’une transcription occidentale grecque du Nouveau Testament et des Actes des Apôtres. C’est aussi le seul à posséder l’évangile selon Saint Luc au complet. Le texte latin sur la page de droite est la traduction juxtalinéaire de la version grecque. Ce manuscrit est aujourd’hui à la Bibliothèque de Cambridge.
Bonne
Journée,
Textor
[1] Les
Poemata sont parfois désignés sous le nom de Juvenilia, terme qui ne figure pas
au titre. Je n’utilise pas cette désignation pour ne pas confondre ce recueil
avec celui qui est relié à la suite dans mon exemplaire et qui porte justement
le titre de Juvenilia par Marc-Antoine Muret. L’intention de celui qui a réuni
ces deux recueils au XVIIème siècle, sans doute le jurisconsulte François
Graverol dont l’ex-libris figure au titre, était certainement de mettre en regard les
œuvres de jeunesse de ces deux humanistes. On voit parfois passer en vente des
exemplaires plus tardifs qui réunissent les poésies de jeunesse de Th. De Bèze,
J. Second et M.-A. Muret en un seul volume factice, dans une édition
elzévirienne de Leyde 1757.
[2] Théodore
de Bèze, Poemata , Paris, Conrad Bade, 1548, pet. in-8 de 100 pp. signés a-f8
et g2. Reliure plein basane fauve, double filet doré, dos orné (Reliure du
XVIIe siècle). Pour les exemplaires de la collection Barbier-Mueller, voir
Jean-Paul Barbier Mueller, Ma bibliothèque poétique ou le récent Dictionnaire
des poètes français de la seconde moitié du XVIe siècle (1549-1615), Droz
2024 et N. Ducimetière, « Mignonne, allons voir… » n°101.
[3] De quelle partie donc descend le flot des eaux dorées ? En quelle partie se repose l’Amour alangui ? J’hésite : cependant si tu as une fente, une petite fente, Que je meure si elle est (ta petite fente) plus qu’un simple trait.
[4] Théodore de Bèze - Les Juvenilia : texte latin complet, avec la traduction des Épigrammes et des Épitaphes et des Recherches sur la querelle des «Juvenilia»; par Alexandre Machard – Slatkine, Genève.
Merci Textor pour cette évocation de Théodore de Bèze et la présentation de ce bel ouvrage. Savez-vous si l'on connaît des exemplaires provenant de sa bibliothèque ?
RépondreSupprimerDe mémoire, oui, il me semble avoir déjà rencontré dans des catalogues de livres un ex-libris au titre avec juste le nom "Bèze". Mais où ? Je vais chercher.
SupprimerJ’ai retrouvé dans l’ancienne collection Jean-Paul Barbier un exemplaire des Poemata en seconde édition avec un ex-dono à Camerarius. Ce n’est pas un ex-libris mais la graphologie est bien celle que j’avais en tête, ce qui me conforte dans l’idée qu’il doit exister des ex-libris sur les livres de sa bibliothèque. (Ducimetière, Mignonne... 101 p. 387)
SupprimerJe vais chercher sur mes étagères ... 😉
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