samedi 22 novembre 2025

La Divination des démons par saint Augustin (1491)

La maison de ventes aux enchères Ader proposera mercredi prochain un exemplaire des œuvres de Saint Augustin dans la première édition de Martin Flach publiée à Strasbourg en 1489.

Il s’agit de l'une des deux éditions publiées par cet imprimeur, imprimées en caractères gothiques sur deux colonnes, à 49 lignes. L’exemplaire a retenu mon attention car il se trouve que la Bibliotheca Textoriana conserve la seconde édition parue seulement deux ans plus tard, le 11 août 1491. 

Incipit de l'opuscule

Le traité sur les démons occupe 5 pages dans cette édition. 

L’ouvrage intitulé Aurelii Augustini Opuscula Plurima renferme l'essentiel de l'œuvre de saint Augustin, notamment les Meditationes, les Soliloquia, mais sans la Cité de Dieu (De civitate deis) ainsi que divers opuscules attribués à l’évêque d’Hippone mais qui ont été écrits par d’autres auteurs qu’il est parfois difficile d’identifier. En annexe de cet article, figure la liste des 32 traités et leur attribution possible.

Parmi ces traités, le rédacteur de la notice de la vente a mis en avant un texte particulier : La Divination des démons (De divinatione demonum). C’est un petit traité de saint Augustin, court mais dense, rédigé vraisemblablement autour de 406–411 qui s’inscrit dans le vaste ensemble des œuvres antipaïennes du Père de l’Église.

Un matin, pendant nos saints jours d’octaves, un certain nombre de nos frères laïques se trouvaient chez moi réunis au lieu habituel de nos séances, quand la conversation tomba sur notre sainte religion comparée à cette science si présomptueuse des païens, qu’on nous présente comme étonnante et vraiment sérieuse. J’ai cru devoir rédiger par écrit et même compléter les souvenirs que cette conversation m’a laissés. Je tairai cependant le nom de mes honorables contradicteurs, bien qu’ils fussent de vrais chrétiens, et que leurs objections eussent plutôt pour but d’arriver à mieux connaître ce qu’il faut répondre aux païens [1].

Explicit de la Divination des Démons

L’enjeu du texte est de déterminer si les démons sont capables de divination et, si oui, en quel sens et jusqu’à quel point ils peuvent prédire l’avenir. Vaste question qui passionne encore aujourd’hui les bibliophiles amateurs d’ésotérisme.

Il faut se souvenir qu’à l’époque d’Augustin, au sortir de l’époque romaine, la religion et la divination sont étroitement liés. On ne part pas au combat sans avoir consulté les dieux et on ne vote pas aux élections avant l’examen des entrailles d’un poulet. Les prédictions extraordinaires, les augures, les oracles, les prodiges et les pressentiments sont attribués par ses contemporains à une capacité surnaturelle des esprits ; Augustin veut montrer que les démons ne savent jamais réellement l’avenir mais qu’ils manipulent les hommes par ruse, observation, illusion et tromperie.

Ce traité constitue un moment important de la réflexion augustinienne sur le discernement des esprits, sur la nature du mal, et sur le rapport de la liberté humaine aux influences spirituelles :

Dieu permet que les démons devinent, et qu’il leur soit rendu un certain culte : mais il ne suit pas de là que ces divinations et ce culte soient dans l’ordre [2].

Reliure de peau de truie estampée sur hais de bois. 

Ce qui fait tout le piquant du texte à notre époque matérialiste c’est qu’Augustin ne remet pas en cause l’existence des démons mais qu’il s’appuie sur la tradition chrétienne et les Ecritures pour contester leurs pouvoirs réels. Les démons sont des créatures spirituelles, des anges déchus qui, par leur révolte, ont perdu la béatitude mais non leurs facultés naturelles. Ils restent des esprits intelligents, capables de se déplacer avec une vitesse et une précision bien supérieure à celles des humains. Des super-héros en quelque sorte. Ils ne peuvent pas être mauvais en soi, puisque Dieu ne crée rien de mauvais, mais ils ont mis leur intelligence au service des passions exacerbées.

La question centrale de ce traité est de savoir si les démons peuvent prédire l’avenir ? La réponse est simple : Ils ne connaissent pas le futur, car seul Dieu le connaît. Les créatures, même spirituelles, ne voient l’avenir qu'à travers des indices présents. Les démons n’ont donc aucune vision directe du futur.

Mais alors, si les démons ne sont pas omniscients, comment expliquer que certaines de leurs prédictions se réalisent ? En fait, les démons sont de très bons observateurs. Ils voient ce que les humains ne voient pas : les mouvements subtils des corps ; les signes invisibles annonçant un événement naturel ; les pensées ou émotions qui transparaissent dans un visage, un geste, une attitude. Ils peuvent donc prédire ce que l’esprit humain, même très habile, ne pourrait deviner.

De plus, ils sont capables d’avoir une action sur les choses matérielles, comme faire tomber les livres de la bibliothèque, par exemple.

La pensée de Saint Augustin reste encore d’actualité à notre époque de sur-information pour comprendre ce qu’il appelle la curiositas, cette tentation humaine de dépasser les limites légitimes du savoir. Le traité pose ainsi une question universelle : qu’est-ce qui pousse l’homme à se tourner vers des illusions plutôt que vers le factuel ?

Je conclurais cette rapide présentation du De divinatione demonum, en conseillant de se garder des démons, de rester vigilant et d’acheter des traités comme cet incunable de Martin Flach, si possible pendant le Black Friday, pour savoir reconnaitre les signes….

Bonne journée,

Textor



Annexe : La liste des traités contenus dans l’Aurelii Augustini opuscula plurima de Martin Flach, édition de 1491.

1- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Meditationes (incipit Domine deus da cordi meo. ).

2- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Soliloquia (incipit Cognoscam te. ).

3- Augustin d'Hippone [Pseudo]. Manuale (version augmentée : cap. 1-36)

4- Augustin d'Hippone. Enchiridion de fide, spe et caritate

5- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Patrice, évêque de Dublin ?). De triplici habitaculo,

6- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Guigues II, prieur de Chartreuse). Scala paradisi

7- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De duodecim abusionum gradibus

8- Augustin d'Hippone. De beata vita

9- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De assumptione Beatae Virginis Mariae

10- Augustin d'Hippone. De divinatione daemonum contra paganos,

11- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). [De fuga mulierum : ] De honestate mulierum,

12- Augustin d'Hippone. De cura pro mortuis gerenda,

13- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De vera et falsa poenitentia,

14- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De contritione cordis,

15- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De contemptu mundi,

16-Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). De convenientia decem praeceptorum et decem plagarum Aegypti,

17- Augustin d'Hippone [Pseudo]. (= Honorius d'Augsbourg). De cognitione verae vitae,

18- Augustin d'Hippone. Confessiones

19- Augustin d'Hippone. De doctrina christiana (lib. I-IV),

20- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Fulgence de Ruspe). De fide ad Petrum,

21- Augustin d'Hippone. Sermones de vita et moribus clericorum (I-II)

22- Augustin d'Hippone. De vera religione

23- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De spiritu et anima,

24- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Pelage ?). De vita christiana,

25- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Gennade de Marseille). De ecclesiaticis dogmatibus (1ère recension augmentée)

26- Augustin d'Hippone. De disciplina christiana,

27- Augustin d'Hippone. Sermo de caritate,

28- Augustin d'Hippone. Sermo de decem chordis,

29- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Césaire d'Arles). De ebrietate (incipit Frequenter caritatem vestram. ),

30- Augustin d'Hippone [Pseudo]. De vanitate saeculi,

31- Augustin d'Hippone [Pseudo] (= Jérôme de Strydon). De Oboedientia et humilitate,

32- Augustin d'Hippone. De agone christiano,

La vie d'Augustin par Possidius occupe les f 259r2 à 267v2

Par rapport à la première édition, l’imprimeur a supprimé deux textes concernant la règle de St Augustin : De bono discipline et le Regula de communi vita clericorum

 


[1]Traduction tirée des Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie, 1868 (p. 271-279).

[2] Raulx, 1868 op. cit.