lundi 19 juillet 2021

La première traduction latine des Histoires de Polybe. (1498)

Polybe (vers 208 av. J.-C. – 126 av. J.-C.) est le grand historien grec sans qui nous ne saurions pas grand-chose des évènements liés à la seconde guerre punique et aux péripéties qui ont amené Hannibal et ses éléphants à franchir les Alpes.

Il est né dans une famille vouée à la politique dans une petite bourgade agricole (en dépit de son curieux nom de Mégalopolis). Homme de guerre, chef de la Ligue Achéenne, il assiste impuissant à la suprématie de Rome sur le monde grec. Pris comme otage à la bataille de Persée, il est envoyé à Rome et devient le précepteur personnel de Scipion Émilien avec lequel il se lie d’amitié. Jouant de l’influence des Scipion, il cherche alors à intégrer la Grèce Centrale à la République romaine et se rend indispensable comme stratège de guerre.

Les Histoires de Polybe dans la traduction de Niccolo Perotti. 
La page de titre.


Lettrine d'entame du livre premier.

 Fasciné par la puissance de son vainqueur et cherchant dans la Constitution romaine les raisons de ses succès, son séjour en Italie lui permet de faire une étude approfondie des institutions romaines comme des techniques militaires des Romains. C’est donc à Rome que Polybe conçoit le projet des Histoires. Sa documentation est inestimable : il combine son expérience politique personnelle, ses souvenirs (Il avait assisté en témoin direct à la destruction de Carthage), les témoignages de ses contemporains et les observations recueillies au cours de ses nombreux voyages car les guerres romaines lui font découvrir toute l’Italie, les Alpes, la Gaule du sud et l’Espagne. Il est ainsi le premier auteur ancien à faire une description de la Péninsule Ibérique qu’il visite deux fois avec son ami Scipion Émilien.

On pense que c’est en Grèce, après sa libération vers -150 av JC., qu’il commence la rédaction de son œuvre, entre deux retours à Rome. Son projet est de montrer comment la conquête romaine a été rendue possible, en seulement 53 ans.   

Il rédige en tout quarante volumes dont il ne nous reste que cinq complets et quelques fragments pour les autres. La partie subsistante étant le début du livre, nous avons des développements en forme de préface en tête des livres I, II et IV et un sommaire de l'œuvre entière au livre III.

Les livres I et II constituent un résumé des évènements survenus entre -264 et -220 (Première Guerre punique, Première Guerre d'Illyrie, histoire de la Confédération achaïenne jusqu'à la guerre de Cléomène). Les livres III, IV et V retracent l'histoire de la 140e Olympiade (-220 à -216), en particulier le début de la Deuxième Guerre punique et l'histoire du monde hellénistique jusqu'à la bataille de Raphia.

Fin de la préface de Nicolas Perotti et début des Histoires de Polybe qui permettent d'apprécier la mise en page serrée.

Les premiers paragraphes des livres 2 à 5.

La Renaissance a su préserver et diffuser le texte de Polybe. Il faut insister sur l’intérêt de la première traduction latine des Histoires, dont nous avons seize manuscrits[1] et qui, publiée seule, puis associée au texte grec dès l’editio princeps en 1530, au moins dix-sept fois jusqu’en 1608, a favorisé la diffusion d’une œuvre si importante dans la pensée politique européenne à la Renaissance, en particulier chez Machiavel.

Pour cela il fallait un auteur pétri de culture grecque. Cet auteur est Niccolò Perotti (1429-1480). Arrivé à Rome en 1446, il devient secrétaire du cardinal Bessarion, humaniste byzantin, avec lequel il perfectionna son grec. Dès 1449, Perotti se fit connaître comme traducteur, d’abord de Basile (De invidia) puis de Plutarque (De invidia et odio). Il suivit à Bologne le cardinal Bessarion qui était devenu le légat du pape de 1450 à 1455, et fréquenta l'université de Bologne où il a probablement enseigné la rhétorique et la poétique. À Bologne, il poursuivit ses travaux de traduction afin d'attirer l'attention du pape Nicolas V, qui finit par le distinguer du titre de traducteur pour le grec. C’est donc à la demande du pape que Perotti se consacra à sa grande traduction, celle des cinq premiers livres de Polybe, du début 1452 à l’été 1454.

L'ouvrage est protégé par une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle.

L’édition de ma bibliothèque, la seconde après celle de Rome chez Conrad Sweynheym et Arnold Pannartz du 31 Dec. 1473 (i.e.1472), fut imprimée à Venise par Bernard Venetus de Vitalibus, en 1498[2]. Cet incunable est assez rare ; inconnu de Brunet, qui ne cite que l’édition de Rome. L’ISTC en recense moins de cinquante exemplaires dans les institutions publiques dont six aux Etats-Unis, quatre en Grande Bretagne et aucun en France.

Elle comporte une introduction à l’Histoire de Polybe par Perotti (Nicolai Perotti in Polybii Historiarum libros proœmium), une préface de l’auteur adressée au Pape Nicolas V (Ad Nicolaum Quintum Pontificem Maximum. Polybii Historiarum libri Quinq[ue]: Nicolaus Perottus Pont. Sypontinus e græco traduxit) et elle se termine par une pièce sans rapport avec l’histoire de Polybe, une élégie du poète Hongrois Janus Pannonius dont nous aurons à reparler dans un autre billet.

Le manuscrit de la traduction latine, que Perotti avait conservé pour lui, a été identifiée comme étant le Vaticanus Latinus 1808. Il est précédé de deux brefs du pape Nicolas V à Perotti (29 août 1452 et 3 janvier 1454) et suivie d’une lettre de N. Volpe à Perotti sans date. Les pièces liminaires qui furent finalement publiées sont donc différentes du manuscrit original.

La préface de Nicolas Perotti adressée au Pape Nicolas V.

Certes, cette traduction n’est pas exempte de défauts, on lui a reproché d’être trop libre [3], mais on relativisera ces critiques en tenant compte du mode de traduction de l’époque et des difficultés pour obtenir un original non corrompu. La correspondance de Perotti montre qu’il a eu du mal à avoir accès à un manuscrit grec de Polybe conservé au Vatican, alors qu’il travaillait à partir d’un autre manuscrit tardif et mutilé [4]. Il ne cache pas dans une lettre du 27 février 1452 [5], qu’il s’est appuyé largement sur une traduction précédente, datant de 1421, de Leonardo Bruni, traduction limitée au livre I et au début du livre II. Effectivement, on retrouve dans ces livres les altérations ou les additions qui sont dans Leonardo Bruni. Toutefois, bien qu’assez libre, la traduction a ses mérites et les traducteurs successifs, tel Casaubon, s’y référeront [6]. J-L Charlet a montré, à partir de la lettre dédicace au pape Nicolas V et de la traduction elle-même, que, dans ce cas particulier, il y avait convergence entre l’intention de l’auteur et les attentes du mécène et du public [7].



Le filigrane du premier feuillet blanc 

L’ouvrage, sorti des presses de Venetus de Vitalibus, est sobre, imprimé en 44 lignes sur un beau papier fort. Il est agrémenté de lettrines gravées sur bois pour chacun des livres. Seule la préface contient une lettre d’attente destinée à être enluminées et laissées en blanc dans cet exemplaire.

Cet imprimeur, encore appelé Bernardo ou Bernardino de Vitali, est actif à Venise de 1494 à 1539 environ. Si les données de la BNF sont exactes, il aurait eu une longue période de production, à moins que Bernardino ne soit son fils. Il imprime des ouvrages de musique en association avec Matteo de Vitali entre 1523 et 1529, parfois sous la raison : "Albanesoti".

Le premier feuillet blanc porte un beau filigrane en forme de tête de bœuf surmontée d’une croix autour de laquelle s’enroule un serpent. Il est similaire au Briquet 15374 que cet auteur attribue à un atelier d’Innsbruck et date de 1488. Il n’apparait que sur ce premier feuillet, pour les autres feuillets, on entraperçoit un motif géométrique plus difficile à identifier. Il peut paraitre curieux pour un imprimeur vénitien d’aller chercher son papier à 300 km de là, dans le Saint Empire, mais peut-être y avait-il à cette époque des routes commerciales entre les deux villes permettant de l’expliquer.

L'exemplaire est conservé dans une reliure en plein vélin rigide, apparemment ancien. Ayant quelques hésitations sur la date de la reliure qui n’est évidemment pas d’origine, j’ai interrogé les experts de mon réseau social. Les avis diffèrent et donne un période allant du XVIIIème siècle au pastiche XXème. 

Un libraire dit avoir eu en main une reliure similaire qui était italienne, probablement de la région Milan ou Venise et qu’il date vers 1790-1800. D’autres avis abondent en ce sens mais certains y voient une reliure pastiche moderne, à base de vélin ancien, en s’appuyant sur la pièce de titre qui revendique le statut d’incunable. On y lit « Venit. 1498 », ce qui ne serait pas habituelle au XVIIIème siècle où l’on pourrait trouver à la rigueur une inscription en queue. 

Cette revendication du statut d’incunable signerait une reliure du XXème siècle et serait confirmée par le style du tranchefile. Cet avis n’est pas partagé par un autre libraire qui précise que le statut de préciosité de l'incunable apparait déjà au XVIIIe. Il en donne pour preuve un recueil en reliure XVIIIe typique, avec deux 2 pièces de titre portant indication de l’antiquité du livre. (Rob. delit // Sermones // Gregoriu // Margari sur la première et ediotione // antiquae // abisq. ann sur la deuxieme, c’est-à-dire "édition antique sans date"). L'abbé Périchon collectionnait déjà les incunables au milieu du XVIIIe, il en avait plus de 100 et le recueil en question portait le numero 124 de sa bibliothèque désignée ainsi par lui dans son catalogue Roberti de Litio sermones varii (editio vetus absque ullâ indicatione loci, anni et impressoris). - Gregorius in moralibus (sine loci et anni indicatione, sed cum nomine Frederici Creusner, typographi. - Liber qui dicitur Margarita, compilatus à fratre Guidone Vincentino, ordinis Praedicatorum episcopo Ferrariensi (sine loci, anni et impressoris indicatione), in fol. V. fauve ». (Catalogue de 1791).

A mon avis, ayant le livre en main, ce qui est plus facile pour juger de la date d'une reliure et compte tenu des mentions manuscrites du contreplat, la reliure n'est pas un pastiche mais bien une reliure italienne de la fin du XVIIIème siècle, possiblement de Venise ou de Milan.

Comme quoi, les débats passionnés et passionnants autour du livre ancien continuent d’agiter les amateurs. 

Bonne journée,

Textor

Le colophon de Bernardo de Vitali.




[1] Dont Genova, Gastini 36; Venezia, Marc. Zan. Lat. 361 (1554); Vat. Pal. Lat. 911; Vatt. Ross. 550; Vat. Chigi J VI 219 et J VIII 281; Vandoeuvres, Fondation Bodmer 139.

[2] In-folio de (1) bl (102) ff rubriqué a–o6 p–r4 s6

[3] Jean-Louis Charlet, « La culture grecque de Niccolò Perotti », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 25 | 2013, 259-280.

[4] Hadot prouve que Perotti a travaillé à partir du Marc. Gr.261 copié par Bessarion lui-même après le 23 avril 1449, et peut-être aussi à partir d’un parent du Vat. Gr. 2231. L’autre manuscrit de Bessarion, auquel Perotti ne peut avoir accès (lettre du 27 février 1452), est peut-être le Vat. Gr. 326. Hadot 1987, pp. 327–329

[5] « Niccolo Perotti, humaniste du Quattrocento, bibliographie critique » par Jean-louis Charlet, Nordic Journal of Renaissance Studies, 2011.

[6] Les traductions latines en éditions anciennes sont celles de Casaubon (Paris, 1609), de Jacques Gronovius (Leyde, 1670), de Schweigheuser (Leipzig, 1792, 8 vol. in-8-), réimprimée par F. Didot avec des notes inédites puis celle de C. Muller (1840, grand in-8), enfin celle de Becker (Berlin, 1844). La première traduction française de Polybe est due à Louis Maigret (1542), suivie de celle de dom Thuillier (1727-1730) (en 6 vol. In-4), avec des commentaires de Folard.

[7] Jean-Louis Charlet, Colloque “Mecenati, artisti e pubblico nel Rinascimento” - Chianciano, juillet 2009.






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