Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre.
Le titre complet est Notitia
utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora,
illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé
en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur
l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien
correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale
et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit
les principaux postes et administrations des romains.
L’objectif était de déterminer
des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au
notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les
brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu
organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates
territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui
appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses,
etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à
dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les
troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum,
duces, comites, etc.).
C’est une source d’information
importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du
temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent,
notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure.
Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.
Genelius a puisé dans un
manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait
servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel
Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la
bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies
du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).
Genelius a complété ce texte administratif par
différentes œuvres sur des sujets connexes :
- - La Description des provinces d'Illyrie, par
Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa
bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui
le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte
sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition
originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces
liminaires,
- Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,
- La topographie de Rome (Descriptio Urbis
Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne
un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,
- Une description de Constantinople, d’un auteur
inconnu, sur le même principe de l’énumération,
- Un traité des affaires militaires (De Rebus
Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans
lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de
propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de
balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et
les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie
sur la maitrise de la dépense publique…
- Enfin, les deux dernières pages constituent la
première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue
supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio
Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le
manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari
omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes :
Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le
ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce
que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est
une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la
philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.
L’édition de 1552 de cet
ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus
recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108
feuillets [1] contiennent une
remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à
pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait
pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].
L’énumération des postes des
dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui
figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils
sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.
Certaines gravures représentent
des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à
décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser
à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS
pour Conrad Schnitt [3]
; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach
1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich
Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De
Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit
conservé aujourd'hui à Munich.
Conrad Schnitt (1495-1541) qui
signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière)
est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il
travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la
salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).
Mais c’est à travers les
gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents
de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie
de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses
gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en
1544).
Les gravures présentées ici
ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres,
de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt
ou de celle d’un assistant moins adroit.
Autre intérêt de ce livre qui
n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de
codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est
servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour
expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex,
avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de
détails.
Les multiples représentations
du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des
gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur
disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve
une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de
cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à
la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets)
comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique.
Pour une raison difficile à
comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié
anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque
principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie
rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce
qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon,
j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement
voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et
l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style
très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique
qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad
Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?
Voilà un mystère de plus…
Bonne journée,
Textor
[1] Signés *
8, a-o 6, p 4, q-r 6
[2] La liste
des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia
dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt
notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin,
Weidmann, 1876. La liste des
versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site
australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/
[3]
Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme
s’applique à Christoph Schweytzer.
[4] Léon Gruel - Manuel
historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert
Engelmann-Lahure, 1887.












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