mercredi 29 octobre 2025

Le Notitia Dignitatum de Gelenius (1552)

Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre. 

Page de titre de l'édition de Froben, 1552

Le titre complet est Notitia utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora, illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit les principaux postes et administrations des romains.

L’objectif était de déterminer des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses, etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum, duces, comites, etc.).

Les insignes des dignités

Le livre à l'image de l'empereur, symbole du pouvoir judiciaire

Nous savons que l’original remonte à la fin du IVème siècle ou tout début du Vème siècle pour l’empire d’Orient, marqué par la réconciliation entre Honorius et Arcadius, comme le rappelle le titre de notre exemplaire, puis l’ouvrage a pu être envoyé en occident, possiblement autour des années 420, pour être complété. Il s’agit d’une œuvre unique en deux parties.

C’est une source d’information importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent, notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure. Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.

Genelius a puisé dans un manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).

 Genelius a complété ce texte administratif par différentes œuvres sur des sujets connexes :

-         - La Description des provinces d'Illyrie, par Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces liminaires,

-         Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,

-     La topographie de Rome (Descriptio Urbis Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,

-         Une description de Constantinople, d’un auteur inconnu, sur le même principe de l’énumération,

-       Un traité des affaires militaires (De Rebus Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie sur la maitrise de la dépense publique…

-     Enfin, les deux dernières pages constituent la première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes : Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.

Les villes de l'Empire

Une baliste du De Rebus Bellici

Un bateau à roues

Dialogue entre l'Empereur Hadrien et le philosophe Epictète 

L’édition de 1552 de cet ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108 feuillets [1] contiennent une remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].

L’énumération des postes des dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.

Certaines gravures représentent des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS pour Conrad Schnitt [3] ; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach 1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit conservé aujourd'hui à Munich.



Gravure de Conrad Schnitt au monogramme CS. 

Détails des gravures qui sont d'une belle execution 

Conrad Schnitt (1495-1541) qui signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière) est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).

Mais c’est à travers les gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en 1544).

Les gravures présentées ici ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres, de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt ou de celle d’un assistant moins adroit.

Autre intérêt de ce livre qui n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex, avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de détails.

Les multiples représentations du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets) comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique. 

Exemple de reliures antiques sur codex et de rouleaux

Pour une raison difficile à comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon, j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?

Voilà un mystère de plus…

Bonne journée,

Textor



[1] Signés * 8, a-o 6, p 4, q-r 6

[2] La liste des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin, Weidmann, 1876.  La liste des versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/

[3] Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme s’applique à Christoph Schweytzer.

[4] Léon Gruel - Manuel historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert Engelmann-Lahure, 1887.

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