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dimanche 14 février 2021

L’Histoire singulière de l’abbaye de la Novalaise, en Savoie piémontaise, par Jean-Louis Rochex, religieux de Lemenc. (1670)

L’abbaye de la Novalaise au pied du col du Mont Cenis, dans la vallée du Cenischia, proche de Suse, est une importante abbaye bénédictine, fondée vers l’an 720, par Abbon [1], un haut fonctionnaire du royaume franc, au nom des pouvoirs publics que lui conférait son titre de recteur de Maurienne et de Suse, patrice de Viennoise. La donation est confirmée par son testament daté du 5 mai 739, dont une copie du début du XIIe siècle a été insérée dans le cartulaire dit de saint Hugues, évêque de Grenoble [2]. Ses possessions s’étendaient jusqu’à Vienne, à Lyon et au Mâconnais, avec des établissements en Maurienne et dans la région de l’Ainan.




Le site était alors un avant-poste franc sur la route d’Italie mais quelques éléments architecturaux et des morceaux de statues des 1er et 2ème siècle confirme une implantation romaine préalable [3]. La fondation correspond sans doute à une stratégie politique de gestion de la frontière et Abbon ne le cache pas, évoquant dans son testament la stabilité du royaume franc (Stabiletas regno Francorum). L’abbaye est d’ailleurs devenue rapidement abbaye royale, protégée par Charlemagne, et elle connut son heure de gloire pendant la période carolingienne, lorsqu'elle fut administrée par l'un de ses pères abbés, Eldrade, originaire du petit village d'Ambel, en Dauphiné, qui fut ensuite canonisé. L’abbaye était alors un des centres culturels les plus importants du haut Moyen Âge et sa bibliothèque comptait plus de 6000 ouvrages selon Menabrea.

Ensuite, l’abbaye connut des périodes de déclin et de renouveau, partiellement détruite après l’invasion sarrasine de 906 - la bibliothèque fut dispersée à cette occasion - la communauté partit se réfugier à Brème et la Novalaise devint par la suite une dépendance administrée par des abbés commendataires nommés par le Duc de Savoie.

Jean-Louis Rochex, religieux de la congrégation réformée de St Bernard, ordre de Citeaux, et prieur à l’église St Pierre de Lemenc à Chambéry, séjourna à la Novalaise vers 1665. A l'époque de son passage à l’abbaye il ne restait plus qu'un seul moine appartenant à l'Ordre cistercien primitif, il éprouva donc le besoin de collecter des documents et de raconter ce qu'avait été la glorieuse histoire de l'abbaye dans le passé, tant d’un point de vue religieux qu’économique et politique. Ce livre fut publié chez Louis Dufour, imprimeur à Chambéry, en 1670, et malgré un plan brouillon et des repères chronologiques fantaisistes, c’est donc une source importante pour l’histoire de l’abbaye et la ville de Chambéry.

« Il s’y rencontrera, écrit Rochex, quantité de pièces choisies, dont les espris curieux feront état comme d’un trésors précieux, caché par quantité d’années ». 

Il est vrai qu’il eut accès à des documents qui ont disparu aujourd’hui et rien qu’à ce titre, il aurait dû recevoir plus de considération et intéresser les historiens de l’abbaye.  Il utilisa deux sources principales : une ancienne chronique du temps de Charlemagne, malheureusement aujourd'hui perdue, et celle contenue dans une légende épique, le « Chronicon Novaliciense », œuvre d'un ancien moine de l’abbaye, écrite aux alentours de 1050 et conservée actuellement aux archives de Turin.

Mais il dut consulter aussi d’autres archives qui avaient survécu à l’exil de Breme, un sanctoral et des pièces administratives. Ces documents sont retranscrits en partie dans son propre texte, comme la liste des abbés qui se succédèrent dans l'abbaye jusqu’en 1321, apportant quelques informations précieuses sur leur travail.  Tout n’ayant pas été imprimés, il est probable que les premier et quatrième chapitres de son livre, restés manuscrits, devaient évoquer de manière encore plus développée l'histoire de l'abbaye depuis ses origines jusqu'en 1040.  

L’état actuel de l’église et du cloître est le résultat d’une reconstruction du 18ème siècle qui a conservé les dispositions architecturales et une partie non négligeable des élévations du monastère roman, notamment de magnifiques fresques du 11ème siècle.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie et de la formation de Jean-Louis Rochex ; Il est très probablement originaire de Maurienne puisqu'il dit parler le français de Maurienne, mais il n'a fait à ce jour l'objet d'aucune étude universitaire de fond [4]. Pire, les auteurs du 19ème siècle le traiterons avec beaucoup de mépris. Timoléon Chapperon mentionne dans son livre Chambéry au XIVème sècle : « Nous n'avons pas d'ouvrage complet sur Chambéry. Rochex, moine de Lémenc, seul parmi les anciens, s'est occupé de cette ville d'une manière un peu étendue. Mais son livre, intitulé La Gloire de la Novalaise, avec un discours sur la Savoie et sur l’origine de Chambéry, in-4, 1670, est un tissu de fables qui n'ont de remarquable que leur singularité ». Ce qui est loin d’être exact.

Il est vrai que notre auteur est déroutant car il a un esprit en marche d’escalier, passant d’un sujet à l’autre sans transition, faisant d’innombrables disgressions et des retours en arrière. Le plan même de l’ouvrage qu’il expose dans son préambule nous échappe. Il faut dire qu’après avoir annoncé qu’il traiterait de l’histoire de l’abbaye en quatre parties, il décide, sans raison connue [5], de ne pas traiter de la première partie et de commencer son ouvrage au livre 2. Cette section, la plus longue du livre, est entrecoupée de différents sujets qui ont leur titre propre et qui ne sont parfois même pas paginé, ce qui indique qu’il avait apporté des compléments en cours d’impression à Louis Dufour, comme le fera La Bruyère quelques années après avec son imprimeur Michallet. On trouve ainsi un chapitre sur la Teneur de la constitution d'Abbon-Patrice, (p.42) une Réflexion sur ces paroles Ipso Sancto Loco.(p.52) avant un Retournons aux abbez de cette Abbaye (p.53) puis il s'attarde longuement sur la vie de Saint Eldrad et sur les miracles qu'il aurait accomplis.  

Un chapitre sur la vie de Saint Eldrad

Après quoi, il ouvre un livre 3 qu’il intitule Accomplissement de la gloire de l’abbaye de Novalese. Malgré ce titre, il n’y est plus question de l’abbaye mais de l’histoire et de l’ancienneté de Chambéry. Le lien entre l’Abbaye et la Ville n’est pas évident, si ce n’est qu’entretemps Rochex a dû repartir à Chambéry et qu’il n’avait plus à sa disposition les archives lui permettant de continuer son histoire de la Novalaise.

Il annonce un livre 4, dont il donne le plan et où il aurait conté l'histoire de toutes les possessions anciennes de l’abbaye : « J’y feray aussi particulière mention de la Maurienne et de l’ancienneté et générosité de son peuple, … Il y sera aussi prouvé plus amplement comment la Savoye et ces trois Gaules Cisalpines desquelles j’ay fait mention en divers endroits, n’étaient qu’un même Royaume ». Voilà qui aurait été fort intéressant à lire mais malheureusement, et malgré ce plan détaillé qui indique qu’il avait dû en commencer l’écriture, le texte ne fut jamais publié et l’ensemble des écrits de Jean-Louis Rochex conservés aujourd’hui se résume donc à ces deux parties distinctes, l’une sur les origines de l’abbaye de la Novalaise et l’autre sur l’origine de Chambéry avec une brève description de ses établissements religieux.

La note sur les errata est à l'image de tout l'ouvrage, quelque peu brouillonne...

Cette section montre que Rochex tient à ce que le lecteur
 fasse confiance au sérieux de ses recherches.

J-L. Rochex ajoute une addition à son livre 
car pendant l'impression la liste des syndics de la ville a changé !

Notre auteur parait cultivé comme on peut le déduire de ses nombreuses citations de textes d'Horace, Cicéron, Ammien Marcellin, Pline l'Ancien ou Plaute. Il n'était certainement pas étranger aux œuvres des humanistes et écrivains de son temps et des siècles précédents.  Même si l'on constate souvent son manque de sens critique dans le choix et la compréhension des informations tirées des nombreux auteurs qu'il cite, il faut cependant lui reconnaître un grand effort de recherche et une certaine démarche scientifique, fondée sur la comparaison entre les époques dont il traite et le monde dans lequel il vit. Il porte aussi un regard critique sur l’intelligentsia parisienne et a conscience d’utiliser un langage qui est celui du « français de Maurienne », différent du français parlé à Paris par des écrivains plus savants et raffinés (et il fait lui-même une comparaison entre les deux langues quand il raconte l'histoire du miracle de Saint Eldrad, tirée d'un livre écrit à Paris en français par un prédicateur à la mode.)

Peut-être souffrait-il même d’un certain complexe d’infériorité comme parait l’indiquer l’avis aux Lecteurs : « Ma plume s’est contentée d'exprimer mes pensées dans la simplicité religieuse sans s’être amusée de rechercher la pureté du langage dont à présent quantité se servent, plus propre pour la Cour que non pas à une personne de ma condition qui ne recherche que la pureté des choses, sans les embellir par un discours fardé. »

Louis Dufour lui-même se sent obligé de venir à la rescousse de son auteur en ajoutant un étonnant propos liminaire intitulé « L’imprimeur aux Catons de ce Temps » dans lequel il répond par avance aux critiques sur la langue utilisée par Rochex. « Messieurs qui comme des autres Momus …. n’avez autre employ que de critiquer sur toutes choses, & trouver à redire jusques à la moindre parole qu'on met en avant, j’ay crû que vous ne manqueriez pas de critiquer cette pièce que je mets au jour et ne trouvant à redire au sujet, pour votre satisfaction, vous luy donnerez du blâme  en disant que le langage n’est pas à la mode , & que c’est  un vieux Gaulois, qui ne mérite l’attention du lecteur. A cela, je feray dire que la Langue Gauloise, comme étant la plus noble, & la première, doit être en vénération & haute estime, ayant pris son origine de Dieu, qui la donna à Adam notre premier Père, dans le Paradis Terrestre. »

Etant savoyard moi-même, je manque de recul pour apprécier si la langue est aussi mauvaise qu’ils le disent, j’en comprends tous les mots….

Il resterait à faire quelques recherches dans les archives ecclésiastiques pour retrouver des éléments sur la vie de Jean-Louis Rochex et, qui sait, les chapitres manuscrits manquants de son livre.

Bonne Journée

Textor



[1] Une charte d’immunité est concédée le 30 janvier 726 par Abbon.

[2] Léon Menabrea, Des origines féodales dans les Alpes occidentales, Imprimerie royale, 1865.

[3] Voir l’article « Locus Novalicii, avant l’abbaye bénédictine de Novalaise » par Gisella Cantino Wataghin in Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2016.

[4] L’ouvrage a donné lieu à une reproduction en fac-similé et une traduction en italien, accompagnée de notes de bas de page et d’une petite introduction par Elena Cignetti Garetto, édition Centro Culturale Diocesano Susa, 2004.

[5] A la demande de ses amis, dit-il.

dimanche 27 décembre 2020

Les statuts d’Amédée VIII, La vie quotidienne en Savoie au XVème siècle.

S’il est un document qu’il est utile d’étudier pour comprendre le fonctionnement de la société en Savoie au XVème siècle, ce sont les Statuts promulgués par Amédée VIII en 1430.

Le premier duc-pape, surnommé le Pacifique, est un prince législateur alors que ses prédécesseurs préféraient davantage guerroyer. Les Statuta Sabaudie ou statuts de Savoie rassemblent des textes issus de multiples lois jusque-là en vigueur dans le duché notamment ceux déjà promulgués par Amédée VIII en 1403 et 1423 en matière de police des mœurs et de fonctionnement de la Justice. Il les intègre dans un ensemble plus important et plus cohérent sur toute l’administration du Duché et son organisation judiciaire, avec l’idée principale de garder le contrôle sur ses sujets et d’affirmer son pouvoir. [1]

Amédée VIII et ses barons. Page de titre de l’édition de Jean Belot, 1512

La reliure de l’édition de 1505, qui révèle un usage intensif de l'ouvrage.

Divisé en cinq livres, cet ensemble de textes est un véritable témoignage sur la vie quotidienne en Savoie au XVe siècle. Ils concernent la police des cultes, les conseils ducaux et la justice, le statut des notaires et la réglementation des arts libéraux, le tarif des actes, et jusqu’aux codes vestimentaires et au train de vie de toutes les classes sociales. Composés de 377 articles, ils représentent le plus important document juridique savoisien jusqu'aux Royales Constitutions de 1723 [2].

Les Statuta Sabaudie furent imprimés, pour la première fois en 1477 par Johannes Fabri à Turin, puis en 1487, 1505 et 1512 (l’édition de 1497 n’étant pas considérée comme une nouvelle édition car elle contient des édits postérieurs aux Statuts de 1430). J’illustrerai cet article avec l’impression de 1505 chez Francisco de Silva à Turin, complété d’un supplément chez le même éditeur daté de 1513, et l’édition de 1512 chez Jean Belot, à Genève, avec son complément des édits de Charles II, imprimé chez un autre éditeur, Jacques Vivian, en 1513 également.

Cette œuvre législative, parmi les plus intéressantes du Moyen-âge, fut élaborée à Genève en présence des grands personnages de l’Etat, parmi lesquels ont comparu, comme témoins : Gaspard de Montmayeur, maréchal de Savoie, Miolans Coudrée, Henri du Colombier, Lambert Oddinet, président du conseil ducal, Claude du Saix, Président de la Chambre des comptes de Savoie. La rédaction est confiée aux jurisconsultes, Jean de Beaufort et Nicod Festi, premier secrétaire du Conseil ducal, originaire du bourg de Sallanches.

Pour préparer cette réunion, Amédée VIII avait convoqué à Thonon, au début du mois de Mai, le chancelier Jean de Beaufort et quelques conseillers de sa garde rapprochée. La mise au point du texte prit une quinzaine de jours, entre le 15 mai, date d’arrivée du Duc à Genève et le début Juin. Le choix de Genève était curieux car la cité épiscopale n’était pas directement placée sous l’autorité du Duc. D’ailleurs, il fallut ensuite se déplacer de Genève à Chambéry pour promulguer officiellement le texte, le 17 Juin, au château ducal, toutes portes ouvertes, en présence du peuple assemblé et des notables de la Ville.

La page de titre de l’édition de 1512 chez Jean Belot à Genève [3] est ornée d’un grand bois représentant le duc Amédée VIII en majesté, entouré des personnages cités plus haut, avec, à ses pieds, l’écu de Savoie, tenu par trois lions, entouré par le collier de l’Annonciade sur lequel figure la devise ducale « Fert ».

Prologue et profession de foi du Duc. Edition de 1512.

La liste des témoins à la promulgation des statuts du Duc Charles, à Annecy le 10 Octobre 1513 et imprimés par Francesco da Silva le 14 novembre 1513 à Turin.

Colophon de Jean Belot qui exerçait son art près de la cathédrale St Pierre, à Genève (Ante S. Petrus).

L’ouvrage était fort utile aux juristes et le présent exemplaire est passé entre les mains de plusieurs d’entre eux dont un certain sieur Villare, qui se désigne comme frère du chatelain de Chambéry et bon praticien. Sans doute lui-même un juriste de l’entourage du chatelain qu’il serait intéressant de retrouver. 

 

L’ex-libris de Villare, frère du chatelain de Chambéry (Ed. de 1505).

Dans le chapitre concernant l’administration du duché, les Statuts établissent précisément les attributions des baillis et des châtelains, véritables représentants du duc dans sa province. Le bailli transmet les ordres ducaux et contrôle l’activité des châtelains ; il y avait, en 1430, 14 bailliages dans les Etats de Savoie qui, eux-mêmes étaient divisés en une centaine de châtellenies à la tête desquelles le châtelain est responsable de la perception des revenus ordinaires (redevances en nature ou en argent), extraordinaires (après accord de l’assemblée des Trois Etats) et affermés (pour les terres princières mises en fermage). Il leur incombait également le maintien de l’ordre public. Les statuts sont très détaillés, allant jusqu’à préciser l’obligation pour les chatelains d’habiter dans leur château, situé au chef-lieu de la châtellenie, et de ne pas être originaires de la région dont ils ont la charge !

 

L'assignation à résidence des Chatelains.

Les Statuta Sabaudie, une affirmation de la puissance ducale.

L’aspect le plus original de cette œuvre législative est la volonté d’Amédée VIII d’asseoir sa souveraineté et de prendre le contrôle sur les seigneurs féodaux. Le régime du servage, cette relation complexe qui attache un paysan de manière exclusive à son seigneur, en est une bonne illustration. A la fin du Moyen Âge, il y a deux raisons d’être tenu pour non-libre : 1°) l’hommage, c’est-à-dire l’appartenance exclusive à un seigneur qui était aussi une sorte de protection.  2°) la taillabilité ou condition de mainmorte, c’est-à-dire la soumission à une charge réputée servile. Le servage est tantôt présenté comme étant un lien, tantôt comme une charge. Un paysan qui voulait échapper à la charge de tel impôt local pouvait être tenté de demander la protection d’un seigneur de rang supérieur.

Or Amédée VIII n’étant pas le maitre direct des serfs du Duché, compte tenu de toutes les juridictions intermédiaires, les Statuts préfèrent traiter de la relation de souveraineté du seigneur sur ses sujets plutôt que de servitude.  C’est pourquoi il ordonne aux marquis, comtes, barons, bannerets et autres seigneurs exerçant la justice de faire en sorte que dans les lieux où ils exercent des droits de juridiction, leurs officiers appliquent ses Statuts à leurs sujets et justiciables [4]. Le principe de la souveraineté du Duc qui prime sur les pouvoirs des autres seigneurs, aboutit à gommer la relation exclusive du serf à son maitre. Si les Statuts de Savoie n’abolissent pas le servage, ils contribuent à l’affaiblir considérablement [5].

Des conseils à la résidence de Chambéry et de Turin.

Lutte contre les hérétiques.

Inséré immédiatement après le prologue et la profession de foi qui ouvrent les Statuta Sabaudie, l’article concernant les hérétiques, les sorciers et les invocateurs de démons occupe une place notable dans le texte. La répression des pratiques démoniaques fait partie de la justice quotidienne mais elle est plus importante en Savoie qu’ailleurs [6].

Conséquence d’un contrôle religieux et moral exercé sur des populations faiblement ou mal christianisées, qui conservaient des croyances et des pratiques hétérodoxes, c’est aussi un moyen de supprimer toute opposition politique. (Le procès de Jeanne d’Arc a lieu en 1431, un an après la publication des Statuts en Savoie). L’implication ducale dans la répression du crime de sorcellerie et d’autres déviances magiques a été forte. Il a été le premier souverain temporel à légiférer sur ce crime au nom de la défense de l’orthodoxie chrétienne. Le contour des pratiques est assez flou et vise ensemble les jeteurs de sorts (« sortilegi »), les sorciers (« malefici »), les devins (« divini »), les astrologues (« mathematici »), les invocateurs de démons, les blasphémateurs, les guérisseurs, tous qualifiés d’hérétiques. Les tiers en relation avec ces hérétiques sont poursuivis également.  

Cette justice étant en principe l’apanage de l’Eglise, le duc justifie son ingérence par le souci de prêter main forte à la justice ecclésiastiques (« via iusticie et interdum militari potencie) et il insiste sur le volet répressif dans un domaine qui touche la paix publique. La prolifération des blasphèmes amène pestes, tempêtes, tremblements de terre et famine (« propter talia enim delicta, pestilencie, tempestates, terremotus et fames fiunt »). Les tiers en relations avec les hérétiques sont également poursuivis.

Tout ce qui touche à l’atteinte à l’othodoxie doit être traité avec rapidité. La procédure est sommaire, justifiée par l’urgence et l’évidence de la cause. (« summarie, simpliciter et de plano, sine strepitu et figura iudicii » - de manière sommaire, simplement et sans le vacarme ni la forme des procès). On évite de perdre son temps avec des procédures écrites, la question permet d’obtenir des aveux rapides.

C’est ainsi que Jean Lageret, président du conseil de Savoie et proche conseiller du duc, un bourgeois à l’ascension sociale et politique fulgurante, fut accusé d’avoir fait fabriquer par un médecin grec deux sceaux au signe astral du lion et du scorpion et trois statuettes dont l’une représentait un buste d’homme couronné, à l’image d’un souverain, visiblement destiné à envouter le duc et à s’attirer ses faveurs. Le procès eut lieu au Bourget et Jean Lageret est condamné à la décapitation pour crime d’astrologie [7]. Il est cocasse de rappeler qu’Amédée VIII réprime l’astrologie alors que la date du mariage de ses parents, le comte Amédée VII de Savoie avec Bonne de Berry, en 1377, avait été choisie par élection astrologique, effectuée par Thomas de Pizan, l’astrologue-physicien du roi Charles V…

A noter que la condamnation à la peine capitale s’accompagnait d’une confiscation des biens partagée entre le duc et l’inquisition et que la question du budget de la justice est ainsi résolue.

Enfin, le dernier paragraphe de cette section sur les hérétiques interdit tout usage et possession de livres ou d’écrits relatifs à ces arts (soit magie, divination et astrologie mais le texte ne précise par l’étendue desdits arts.). Les possesseurs de livres risquent potentiellement le bûcher en tant qu’ennemis de la foi, au-delà de la privation et de la destruction certaine de leurs ouvrages.

 

Des Hérétiques et des Sortilèges.

 Statut de la communauté judaïque.

Un autre aspect notable des Statuta Sabaudie est la place importante donnée à la réglementation de la communauté juive. Seize articles du premier livre traitent des rapports entre cette communauté et le reste de la population chrétienne, mélange ambivalent de protection et de privilège mêlé de ségrégation. La communauté juive étant au centre de la vie économique par son activité de prêteur de deniers, elle constituait un puissant instrument politique qui le Duc voulait contrôler. Certains quartiers des villes sont réservés aux juifs et le port d’un signe distinctif est obligatoire. L’article 5 prévoit l’institution d’un ghetto afin de séparer les familles juives du reste de la population et d’éviter de « dangereux mélanges » (dampnatas commixtiones).

Le désir de contrôler la communauté est certainement antérieure aux Statuts mais le privilège ducal ayant facilité leur installation, leur arrivée relativement récente, notamment dans les villes du Piémont, s’était heurté aux législations municipales. Il en résultait des conflits de juridictions qui obligèrent le duc à rappeler à ses officiers que les statuts ducaux primaient sur toute autre législation municipale ou épiscopale. [8]

Les costumes savoyards.

Enfin, la partie la plus étonnante de ces Statuts est certainement le livre V traitant des codes vestimentaires avec un luxe de détail qui montrent à quel point la société savoyarde était hiérarchisée. [9]. Chaque classe sociale devait pouvoir être distinguée par son habit et la qualité des étoffes (Statuts V, 1 à 10).

Le drap d’or est réservé au Duc et aux membres de sa famille [10], le velours d’argent aux barons, le velours broché aux barons écuyers, l’écarlate aux bannerets qui ont interdiction de porter du brocard ou de l'hermine, la soie aux vavasseurs-écuyers. Les docteurs de nobles naissances « peuvent porter des robes de damas fourrées de ventre de martre », le satin aux docteurs en droit roturiers, et à certains hauts fonctionnaires comme le trésorier général ; les licenciés in utroque avaient droit au camelot, mélange de soie et de cachemire ; les bourgeois portaient l’ostrade (laine) et ainsi de suite. Cette même différence devait pouvoir s’observer chez les épouses de ces différents personnages.

Les tenues vestimentaires des grands dignitaires. 

Le costume des paysans, pas plus de 8 gros.

La liste se poursuit pour l'ensemble des fonctionnaires et artisans du duché. Les artisans devaient se contenter d’une étoffe valant 20 gros de Genève l’aune. Comme on sait que le Duc payait ses étoffes d’or 42 ducats, soit 882 gros de Genève, cela donne une idée de la pyramide des revenus.

Enfin, « l'habit des paysans doit être court, le prix de l'aune de l'étoffe qui le compose ne doit pas dépasser huit gros, celle employée au capuchon, douze gros ».

Modèle de société hiérarchisée et rassurante reflétant la vie en Savoie au XVème siècle ou projet de société idéale, codifiée dans ses moindres détails, les Statuts d’Amédée VIII représentent principalement l’affirmation des pouvoirs du Prince dans ses Etats. 

Bonne journée

Textor


Annexe : les différentes éditions des Statuts jusqu’en 1586.

Pour le bibliophile, l’histoire des éditions successives n’est pas facile à reconstituer – impressions incunables mal identifiées, seconds tirages d’une même édition, ajouts de feuillets, imprimés postérieurement, etc [11]

Les statuts promulgués en 1430 par Amédée VIII ont été imprimés 6 fois au XVème et XVIème siècle. L’édition princeps est celle du 17 novembre 1477 à Turin par l’imprimeur Johannes Fabri. L’ISTC de la British Library en recense plus de 30 exemplaires.  Dans cette première édition on trouve déjà, à la suite des statuts de 1430, d’autres statuts promulgués successivement (à parti de 1475).

La seconde édition fut imprimée 10 ans après, en 1487, par l’imprimeur Jacobinus Suigus. L’édition princeps était en effet très fautive et ce nouvel opus avait pour objet de donner une édition corrigée.

L’impression de 1497 n’est pas une nouvelle édition des statuts de 1430, mais simplement l’édition de statuts successifs. Le fait est que cette édition se trouve le plus souvent reliée avec celle de 1487. Si on examine l’ouvrage rapidement (en regardant uniquement la première et la dernière page) on pourrait croire qu’il s’agit d’une édition des statuts de 1430 imprimée en 1497.

La troisième édition est celle imprimée par Francesco da Silva le 28 avril 1505 à Turin. Cette nouvelle édition est l’occasion d’une importante mise à jour et comporte l’ajout de nombreux statuts ayant été promulgués entre 1475 et 1503. Une vingtaine de copie ont été recensées.

La quatrième édition parait à Genève par Jean Belot en 1512. Genève était alors, avec Bâle, l’une des principales places d’impression de la Suisse. Les ducs de Savoie y ayant une part d’autorité jusqu’en 1535, nous trouvons des imprimeurs travaillant pour les ducs, comme l’indiquent les armes ducales figurant sur le titre ou à la fin de certaines publications de Jean Belot ou Jacques Vivian.  La mise en page est aérée et l’impression est bien nette mais, comme le précise le colophon du livre, Jean Belot ne fait que reprendre l’édition de Turin de Francisco de Silva. L’innovation se limite à une impression sur deux colonnes et à la numérotation des articles.

Après cette édition Genevoise deux autres éditions paraissent : le 27 septembre 1530 à Turin par Bernardino da Silva et enfin en 1586, à Turin, chez les héritiers de Nicolas Bevilacqua.

Les autres éditions de « Statuts de Savoie » qu’on peut rencontrer sont des statuts postérieurs à ceux de 1430, imprimés à différentes années, et qui se trouvent reliés avec des éditions de ces derniers.

La collation de l’édition de 1505 est la suivante :

- 6 folios n.ch. :  c. 1r: Frontispice avec les armoiries de la Maison de Savoie (il me semble de comprendre que le premier folio vous manque)

c. 1v-5v: tables des matières de l’édition.

c. 6r: blanc

c. 6v: Lettre dédicatoire

- 100 folios numérotés de I à C comprenant :

Les Statuts de 1430.

 c. Ir-LXXXIv:

Les Statuts de Yolande de Savoie.

c. 82r-82v: “Statutum super alienatione bonorum feudalium”, du 3 juillet, 1475.

c. 82v: Ordonnance du consilium cum domino residens, du 3 novembre 1475,

c. 83r-88v: Statuts de Yolande, du 8 février 1477, intitulés “Reformatio statutorum super causarum acceleratione.”

Les Statuts du duc Philibert Ier.

c. 88v: 5 janvier 1480, intitulé “Quod iuramentum addit forum foro temporali sicut foro ecclesiastico”.

c. 88v-92v: 17 agosto 1480, a Chambéry, intitulé “Reformatio statutorum super causarum acceleratione”.


Les Statuts de Charles II.

Les Statuts de Charles II.

c. 93r: confirmation du Statutum super alienatione bonorum feudalium, 14 janvier 1484.

c. 93r-93v: Statuts sur la clause “Nisi et si quis”, du 10 juin 1485.

Les Statuts de la duchesse Blanche.

c. 93v-95r: 26 octobre 1491 intitulé : “Statum super alienationibus feudorum et unica dilatione ad examinandum danda, contraque frabricatores monetarum ac in delinquentes.”

c. 95r: Statutum editum supre poena l. Si quis maior 17 mars 1495.

Les Statuts du duc Philippe II

c. 95v-96v: 30 juin 1497 : « Statuta pro breviori causarum expeditione ».

Les Statuts du duc Philibert II.

c. 96v-97r: 24 janvier 1503 : “Quod in causis, quae dietim assignatae sunt, in stantia non currat nisi per decem dies.”

c. 97r: Ordonnance du conseil résident de Turin 8 mai 1503

c. 97r-99v: Reformatio et statuta nova”, du 1er décembre 1503.

c. 100r: Ordonnance de publication du consilium cum domino residens 5 décembre 1503.

- Colophon : c. 100r “Impressa fuerunt suprascripta Sabaudiae statuta Taurini per Magistrum Franciscum de Silua. Regnante illustrissimo et magnanimo principe Karolo Sabaudiae duce nono. Anno salutis christiane M. cccc V die xviii mensis aprilis.”

Pour résumer, voici la liste des éditions des Statuts d’Amédée VIII :

Decreta Sabaudiae ducalia tam vetera quam nova, Torino, Jean Fabre, 17 novembre, 1477 (H 14050; GW M43623; IGI 8484; ISTC is00001000).

[Decreta et Statuta Sabaudiae], Torino, Iacopo Suigo, [après le 6 octobre 1487]

(H 14051; GW M43632; IGI 8485; ISTC is00002000).

[Statuta Sabaudiae], Torino, Francesco Silva, 28 avril 1505 (EDIT16 - CNCE

31519; Bersano Begey 503).

Statuta Sabaudie nova et vetera noviter impressa, Genève, Jean Belot, 29 mai

1512 (GLN15-16 – 5790).

[Statuta Sabaudiae], Torino, Bernardino Silva, 27 septembre 1530 (EDIT16 -

CNCE 31502; Bersano Begey 506).

Decreta seu statuta vetera serenissimorum ac praepotentum Sabaudiae ducum &

Pedemontii principum: multis in locis emendata, Torino, apud haeredem Nicolai

Bevilaquae, 1586 (EDIT16 - CNCE 47745; Bersano Begey 481).

Quant au texte de 1513 qui fait suite à l’ouvrage de 1505, il s’agit des statuts promulgués par le duc Charles II le 10 octobre 1513 et imprimés par Francesco da Silva le 14 novembre 1513 à Turin.

Colophon de Jacques Vivian.

Ils ont été à nouveau imprimés par Jacques Vivian et Louis Cruse la même année. La Bibliothèque de Genève nous apprend que cette pièce de 4 feuillets accompagne d'ordinaire l'édition genevoise des Statuta Sabaudie, par Jean Belot, du 29 Mai 1512. Il est vrai qu’il a été conçu pour faire suite car ce supplément, bien que publié distinctement l’année suivante, chez un autre imprimeur, avec une autre adresse, poursuit la foliation des Statuts de Jean Belot. (folio LXXXIII-LXXXVI – avec une erreur puisque le dernier feuillet de Belot est déjà le f. LXXXIII) ainsi que la signature (le cahier o6 suivi du cahier p4). Les exemplaires complets des Statuts doivent donc contenir ce supplément bien que cela soit assez rare en pratique, à en juger par les exemplaires décrits par les bibliothèques publiques. Mathieu Caesar en a recensé 13 exemplaires dont 9 copies circulent reliées à l’édition de 1512.[12]



[1] Sur l’ensemble du sujet, voir les différents actes du colloque du 2-4 Février 2015 à Genève : « La loi du prince. Les Statuta Sabaudiae d'Amédée VIII » publiés par la Deputazione Subalpina di Storia Patria - Biblioteca Storica Subalpina n°ccxxviii Torino, Palazzo Carignano, 2019. sous la direction de Mathieu Caesar et Franco Morenzoni.

[2] Voir « La police religieuse, économique et sociale en Savoie d'après les Statuta Sabaudiae d'Amédée VIII (1430)», par Laurent Chevailler, in Mémoires et documents de l’Académie Chablaisienne, tome 77, 1965.

[3] Colophon : Impressa fuerunt suprascripta Sabaudie statuta (ad exemplar illorum que nuper Taurini impressa fuerunt per M. F. de Silva) Gebenis per Magistrum Johannem Belot Anno domini M. D. XII. XXIX. mayi. Et venalia invenitur in ejus officina ante Sanctum petrum Gebenis (f.o5r)

[4] « In suis territoriis, dominiis et locis in quibus iuridictionem habent in et super omnes et singulos subditos et iuridictiarios suos per eorum officiarios plenarie faciant exequi »

[5] Voir Mathieu Caesar, l’état princier et la condition des personnes : servage et souveraineté dans les statuta sabaudie, in la loi du Prince, op. cit.

[6] Martine Ostorero, Amédée VIII et la répression de la sorcellerie démoniaque : une hérésie d’État, in la loi du Prince, op. cit.

[7] F. Mugnier, Procès et supplice de Jean Lageret, dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie n°36 (1897), pp. X-XXII.

[8] Laurence Ciavaldini Riviere.  Statuta Sabaudiae, Juifs de Savoie et fin des temps, in la loi du Prince, op. cit. Voir notamment les développements concernant les villes épiscopales suisses.

[9] Aessandro Barbero,  Stratificazione e distinzione sociale negli Statuta Sabaudie, in la loi du Prince, op. cit.

[10] « le costume du souverain sera la robe longue et le bonnet ; le velours, le drap d'or, la martre, l'hermine, les perles, et les pierreries, sont réservés au duc et à sa famille. »

[11] Voir à ce sujet l’article détaillé de Mathieu Caesar, « L’imprimerie et les législations princières aux XVe et

XVIe siècles. Quelques observations à partir des premières éditions des Statuta Sabaudie d’Amédée VIII » in la loi du Prince, la raccolta normativa Sabauda di Amedeo VIII (1430). Colloque Genève 2016, Turin PALAZZO CARIGNANO, 2019.

[12] Mathieu Caesar, Statuts ducaux et imprimerie : à propos de trois éditions des statuts de Charles II de Savoie (1513), dans «La bibliofilia », 113 (2011) pp. 35-48

lundi 9 novembre 2020

Le Cavalier de Savoye (1605) et le Fléau de l’Aristocratie Genevoise (1606) par Marc-Antoine de Buttet, ensemble le Citadin de Genève (1606) : Quand Chambéry et Genève se faisaient la guerre à coups de libelles.

                                                                                                             Mise à jour le 24 Nov. 2023.

Genève, ville paisible en apparence, appartenait au duché de Savoie depuis 1401. Mais en 1535 les Genevois chassèrent leur évêque, Pierre de La Baume, et se révoltèrent contre le duc de Savoie pour ériger leur ville en république indépendante et adopter la religion réformée.  

Depuis cette époque, les ducs de Savoie tentèrent plusieurs fois, mais vainement, de s'emparer de Genève. A cette lutte par les armes succéda une guerre médiatique à coups de pamphlets, au cours de laquelle les Genevois cherchèrent à prouver qu'en se déclarant libres, ils avaient recouvré un droit qu'ils possédaient de temps immémorial. Les ducs de Savoie voulurent aussi établir les preuves de leur ancienne souveraineté sur la ville de Genève. On fouilla les chartes et les archives puis chaque partie publia les pièces qui devaient justifier de leurs prétentions respectives. Le Cavalier de Savoye est l'un des plus connus de tous ces pamphlets anonymes [1].

Page de titre du Cavalier de Savoye.

Exemplaire de l'édition originale couvert d'un simple vélin d'époque.

Tout commence par un libelle rédigé par Pierre de L’Hostal, gentilhomme béarnais calviniste, en 1604, et intitulé le Soldat François dont le but était de convaincre Henri IV de déclarer la guerre à l'Espagne. Les savoyards, alliés des espagnols, y sont maltraités et leur chef qualifié de petit duc audacieux… Il fallait laisser ce pygmée pour les grues qui passent en septembre… Mais qu’en personne un roi de France monte à cheval contre un duc de Savoye c’est ravaller son autorité et mettre sa grandeur à pied. Cette insulte méritait une réplique !

Marc Antoine de Buttet, avocat au Senat de Savoie, écrivit alors pour le duc un pamphlet intitulé Le Cavalier de Savoye, ensemble l'Apologie Sauoysienne, en 1605, dans lequel il répond au Soldat François en ce qui concerne la Savoie. Toutefois il eut la malencontreuse idée d’insérer dans son livre quelques pages virulentes contre Genève où il s'efforçait d'établir les prétentions du Duché sur la ville dont Charles-Emmanuel l n'avait pas réussi à s'emparer trois ans auparavant [2]. Cette digression n’échappa pas aux genevois qui ne pouvaient que répliquer vertement. Jean Sarrasin, syndic de Genève, fut chargé de réfuter l'ouvrage de Buttet par Le Citadin de Genève ou réponse au Cavalier de Savoye, Paris (Genève), chez Pierre le Bret, 1606. 

Deux mois après, paraissait Le Fléau de l’Aristocratie Genevoise ou harangue de M. Pictet, conseiller à Genève. Servant de response au Citadin, publié à la fausse adresse de Saint Gervais (1606). L’ouvrage est tout aussi anonyme que le Cavalier de Savoye, mais divers passages du livre attestent qu’il fut composé par le même auteur et le matériel typographique prouve qu’il provient du même imprimeur.

Jean Sarrasin ne répondit point au Fléau de l’Aristocratie parce qu'il refusa d'accepter, comme insuffisante, l’indemnité de cent ducatons que le Grand Conseil lui alloua pour le Citadin à condition qu'il réfuterait aussi le Fléau de l’aristocratie. L’échange des invectives s’arrêta donc là, non pas faute d’arguments mais parce que le nerf de la guerre faisait soudainement défaut.

Les deux libelles de Marc Antoine de Buttet

Une pièce liminaire d'Antoine Louis de Pingon

Les deux petits ouvrages que j’ai entre les mains sont intéressants car l’auteur inséra des documents importants pour l'histoire de la cité de Genève, transcrit de nombreux extraits d'anciens titres qui prouvaient que les comtes et ducs de Savoie étaient souverains de Genève. Ce sont donc des pièces capitales pour l’histoire de la Savoie au XVIIe siècle.

Cette série de pamphlets possède la particularité de contenir sur la page de titre un petit quatrain. Celui rédigé par le Cavalier de Savoye :

Je suis né dans les allarmes, / Mon harnois est ma maison: /Mais je déteste les armes / Que l’on prend hors de saison.

répond, par contrepied et non sans un certain humour, au quatrain du Soldat François :

La Guerre est ma patrie, / Mon Harnois ma maison, / Et en toute Saison / Combattre c'est ma vie.

Tandis que celui du Fléau est bien mystérieux et fait penser à une centurie de Nostradamus :

Alors qu'un posera deux / Pour un trois imaginaire. / Le grand Terpandre des Dieux / Se fera place au Sagittaire.

Mais nous ne l’avons pas retrouvé dans Nostradamus.

Les pièces liminaires du Cavalier, dans l’édition originale, sont constituées d’un envoi au Duc, d’une adresse à la Savoie et de petits poèmes signés de Jean de Piochet, sieur de Salins, un émule de Ronsard, et d’Antoine Louis de Pingon, tout à la gloire de l’auteur. Ces pièces ne seront pas reproduites dans les éditions postérieures. En effet, le succès du Cavalier entraina trois réimpressions.

La seconde édition est de 1506 et fut publiée à la fausse adresse de Bruxelles chez les héritiers de Jean Reguin. En réalité, elle est dû à Jean Arnand, imprimeur de Genève. Malgré la précaution qu’il prit à cacher son nom, le Conseil de Genève nota dans son registre des délibérations à la date du 24 Juin : Il est rapporté au Conseil que Jean Arnand a imprimé le Cavalier Savoyard, livre diffamatoire contre cest Estat, sans congé.  Arresté qu'il soit mis en prison pour en respondre.

La condamnation ne se fit pas attendre. Dès le surlendemain, 25 Juin, l'imprudent imprimeur est condamné à recognoistre sa faute céans à genous et à vingt-cinq escus d'amende.  Le Consistoire enchérit sur cette condamnation qui lui parait bien douce. Il estime que, pour cette faute, Arnaud aurait mérité de perdre la vie. 

La troisième (1606) et la quatrième édition (1607) ajoute au texte du Cavalier des extraits de la Première et Seconde Savoisienne.

Page de titre du Fléau de l'Aristocratie Genevoise.

L'adresse de l'imprimeur au Lecteur dans le Fléau


L’auteur des deux ouvrages ne s’est pas nommé mais on y vit l’œuvre de Marc Antoine de Buttet, avocat au souverain Sénat de Savoie. Cette attribution est reprise par Guichenon [3] et tous les biographes de la Savoie après lui [4]. Jusqu’au jour où Amédée de Foras, en 1874, auteur d’un armorial sur la Savoie, s’employa à remonter la généalogie de la maison de Buttet et s’aperçût qu’il n’existait aucun Marc Antoine. En revanche un autre membre de la famille, Claude Louis de Buttet, seigneur de Malatrait serait le véritable auteur du Cavalier. La supercherie aurait pu être découverte bien avant puisqu’un indice avait été glissé dans le Citadin de Genève qui, dès l’introduction de sa harangue, s’adresse à son adversaire en mentionnant en majuscule « et se BUTER MALADROIT qu’il est ». Ce jeu de mots est une allusion au seigneur de Buttet Malatrait mais elle avait échappé à tout le monde.

Marc Antoine de Buttet, qui se prénommait donc Claude Louis, ne doit pas être confondu avec son oncle, le plus illustre écrivain de cette famille, Marc-Claude de Buttet (1530-1586), poète natif de Chambéry et auteur de l'Amalthée. Marc-Claude de Buttet a lui aussi fait paraitre à Lyon un libelle destiné à défendre la réputation de sa patrie contre les Français, à la suite de l'occupation par François 1er. Ce libelle est intitulé : Apologie de Marc-Claude de Buttet pour la Savoie contre les injures et calomnies de Barthélémy Aneau (1554).

Ce qui est singulier, c’est qu’encore aujourd’hui dans les catalogues de livres anciens, le Cavalier de Savoye est toujours donné à Marc Antoine de Buttet [5]. Bien mieux, mon exemplaire relié au XIXème siècle pour un membre de la famille de Buttet qui y a laissé son ex-libris, postérieurement à 1874, porte au dos « Marc Antoine de Buttet » !

Exemplaire du Cavalier en provenance de la bibliothèque
 de la famille Prunier de Saint-André avec la devise Turris Mea Deus.

Le Fléau, exemplaire élégamment relié par Pouillet, relieur à Paris de 1880 à 1910, 
portant l’ex-libris d’un membre de la famille de Buttet dont les armes se blasonnent de sable aux trois butes d'or entrelacées, deux en sautoir et une en pal, accompagnées de la devise La vertu mon but est.

C’est sans doute ce morceau de bravoure qu’est le Cavalier de Savoye qui permit à Geoffroy Dufour, [6] imprimeur et libraire originaire de Barraux en Isère, alors possession du duché de Savoie, de devenir en 1606 imprimeur ducal, titre très convoité qui permettait au bénéficiaire de recevoir les commandes officielles des impressions législatives et lui donnait alors une sorte de monopole pour la ville de Chambéry. Le poste était vacant depuis le décès de François Pomar. La lettre patente du 3 octobre 1606 le qualifie de personnage instruit et très éclairé en ladite profession. Effectivement l’imprimeur ne devait pas manquer d’intelligence et d’humour à en juger par la préface qu’il donne dans le Fléau de l’Aristocratie genevoise. Il pousse assez loin les détails de la fausse information pour brouiller les pistes et il fait mine d’être l’imprimeur du Citadin de Genève et d’avoir dû donner la fausse adresse de Paris pour Genève, qu’il qualifie d’imposture, non pas de son fait, mais à cause de la coutume qu’ont les réformés d’en faire ainsi !

De son côté, l'auteur place ses propos sous la plume d’un certain Pictet, membre du Grand Conseil de Genève, à la date précise du 19 mars 1606. Nous ignorons s'il existait vraiment en 1606 un conseiller genevois nommé Pictet, mais il est certain que le Grand Conseil n’aurait jamais écouté une telle harangue sans interrompre promptement l'orateur et le jeter en prison illico ! C'est une trouvaille amusante que de faire plaider la déchéance de Genève par un membre de son propre conseil.

Parmi les pièces liminaires, on remarque une adresse à la France. L'auteur espérait sans doute qu'après avoir lu cette réponse au Citadin, Henri IV retirerait son appui aux habitants de Genève, ce peuple rebelle qui brave son souverain. L’objectif ne fut pas atteint mais le duc de Savoie, satisfait, offrit par lettres patentes à Claude Louis de Buttet la charge d’historiographe ducal « connoissant sa loyauté en ce que par cy-devant il a écrit sur ce sujet ».

Chronique de Savoye p.333 Inventions de grande conséquence


Au moins, cette guerre de position a-t-elle fait couler plus d’encre que de sang. Claude Louis de Buttet avait lu les méditations philosophiques de Guillaume Paradin dans la Chronique de Savoye, sur la guerre et la plume, il y fait allusion page 203 de son
Cavalier :

« Du temps de ce bon et pacifique prince furent inventées aux Allemagnes deux choses de très grande et inestimable conséquence ; dont la première qui est l’art de fabriquer, charger et tirer les bombardes et artillerie à feu, est d’autant pernicieuse, formidable, malheureuse et damnable, que l’autre est profitable, heureuse, salutifère et récréative, qui est l’art d’impression et façon de moller les écritures et livres, car celle-ci, par son excellence et noblesse, n’est autre chose qu'une douce paix, parfaite amour et entier plaisir. L’autre, au contraire, n’est sinon, un impétueux bruit, haine et importune fâcherie. Celle-ci ne contient que bien et profit, l’autre que mal, perte et dommage. En somme, l’impression court pour nourrir et sauver les humains, et la canonnerie ne cesse de tirer, pour les tuer et les envoyer à tous les diables. » [7]

Le Cavalier de Savoye ne filait pas le parfait amour mais il a tout de même préféré le plomb de la fonte d’imprimerie à celui du boulet....

Quant au Citadin de Genève, attribué à Jean Sarasin et Jacques Lect,[8] entré plus récemment dans notre bibliothèque, et dont il faut dire un mot, c’est une réponse au Cavalier de Savoye commandée par les syndics de la ville à l’un d’entre eux.  Jean Sarasin avait été plusieurs fois syndic, il était alors membre du conseil des deux-cents et du Petit Conseil. Fin diplomate, il avait été l'un des négociateurs, avec Jacques Lect, de la paix de Saint-Julien en 1603.

Page de titre du Citadin de Genève


Cet ouvrage nous donne une autre vision de la bataille et de ses protagonistes, vus de l’autre camp. Il se veut précis et il documente ses sources dans le détail, ce qui le rend précieux pour l’histoire de Genève et de la Savoie durant le conflit. C’est le complément nécessaire au Cavalier de Savoye.

Après une entame quelque peu excessive où le Cavalier est traité de « pestiféré crapaud » et de « pourri gosier » (!) démontrant ainsi que les genevois avaient été piqués au vif par le pamphlet et que la pertinence des arguments avait porté, la suite du texte se veut plus rationnel et plus démonstratif.

Plusieurs témoignages rapportés sur les évènements lors de la Nuit de l’Escalade sont pittoresques, comme le fameux exploit de la Mère Royaume qui jeta sa soupière sur les savoyards. Il semble que les genevoises aient fait preuve de beaucoup de courage lors de cette attaque prêtes à terrasser les assassins à l’aide de leur seule quenouille.

Passage citant la Mère Royaume

Jean Sarasin relève que « Les autres femmes se tinrent coites en cette nuit là dans leur maison et vaquèrent à leur prières et oraisons, sans qu’on ouït ni les pleurs, ni les hurlements que l’infirmité du sexe leur fournit en pareil cas…. Vers la porte de la Monnaie, il y en eut aussi une qui mit par terre son homme du haut des fenêtres d’une maison à grand coup de pierres et avec un fond de tonneau qu’elle lui jeta sur le cerveau. »

Pour relativiser l'importance que donnent les genevois à leur héroïne, symbole de la résistance patriotique au Duc de Savoie, il faut préciser que Catherine Royaume, née Cheynel, n’était pas genevoise mais lyonnaise et qu’elle s’était réfugiée à Genève avec son mari comme beaucoup de Huguenots….

L’exemplaire présenté du Citadin de Genève, bien que reprenant à la lettre, fautes comprises, sans tenir compte de l’errata qui figurait dans l’édition originale, parue à la fausse adresse de Pierre Bret en 1606, est en réalité une réédition du XVIIIème siècle. Copie soignée et plaisante dont les culs-de-lampe et les bandeaux sont à l’état de neuf et dans l’esprit des originaux. Il semble qu’aucune bibliothèque publique possédant cette édition ne se hasarde à proposer une date et un éditeur.  Il est pourtant curieux d’avoir pensé rééditer ce texte de circonstance, plus d’une centaine d’années après sa sortie. Il y a certainement une raison mais elle reste à découvrir….  

Bonne Journée,

Textor




[1] Voir Théophile Dufour, Notice bibliographique sur le cavalier de Savoie, le citadin de Genève et le

fléau de l’aristocratie genevoise, in "Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève". T. XIX, 1877, p. 14.

[2] Bataille de l’Escalade qui vit la victoire de la république protestante sur les troupes du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier le 12 décembre 1602 - dernier épisode de la lutte commencée en 1535.

[3] Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, justifiée par titres, G. Barbier, 1660.

[4] Par exemple, Grillet, Dictionnaire des départements du Mont Blanc et du Léman, 180 t ;II p 112

[5] Voir par exemple le dernier catalogue de la librairie Bonnefoi de Sept. 2020.

[6] Dufour et Rabut, dans leur bibliographie des éditions savoyardes ne citent que très brièvement le Cavalier de Savoye dont ils n’avaient pas rencontré la première édition qui est très rare. (L’Imprimerie, les imprimeurs et les libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle, p. 81)

[7] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, Lyon, J. de Tournes 1552 p. 333. Aimablement communiqué par Rémi Jimenes.

[8] Le Citadin de Genève ou Response au Cavalier de Savoye, Paris (Genève) Pierre le Bret, 1606. – Voir  le Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois, II, p. 445 "pamphlet d'un style enflé et maniéré, dans lequel il prodigue l'injure, mais où il ne néglige aucun argument propre à défendre son pays et à mettre en évidence la bonté de sa cause"; et "Notice bibliographique sur le Cavalier de Savoie, Le Citadin de Genève et le fléau de l'aristocratie genevoise", in Mémoires et Documents de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Genève, XIX, pp. 318 à 343.