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mardi 29 novembre 2022

Les chants des bergers musiciens de Jean Antoine de Baïf (1572)

 Les XIX Eglogues de Jean Antoine de Baïf entament le recueil intitulé Les Jeux, paru en 1572. Elles sont suivies de toute sa production théâtrale et de ses pièces dialoguées, à savoir (i) Antigone, première adaptation de la célèbre tragédie de Sophocle, (ii) Le Brave (unique comédie qui fit monter l'auteur, inspiré de Plaute) (iii) L'Eunuque (Comédie prise de Terence mais jamais représentée) et (iv) les Neuf Devis des Dieux pris de Lucian et dédiés au roi et à la reine de Navarre. Ces pièces sont d’une extraordinaire audace formelle. Aucun autre poète contemporain n’a déployé dans les chœurs d’une tragédie une telle variété de mètres et de strophes et aucun n’a fait résonner sur le théâtre des vers de quinze syllabes ou pulvérisé comme il l’a fait la césure nous dit le dictionnaire Larousse.

Page de titre des Jeux

Les pièces théâtrales mériteraient une analyse en elle-même mais ce sont les Eglogues qui vont retenir notre attention. Une églogue est un poème pastoral écrit dans un style simple et naïf où, à travers les dialogues des bergers, l'auteur relate les événements généralement heureux de la vie champêtre, chante la nature, les occupations et les amours rustiques. Le poète grec Théocrite en fut l’un des premiers inventeurs puis les poètes latins, notamment Virgile, lui donnèrent ses lettres de noblesse.

La redécouverte des antiquités grecques et latines conduisit les poètes de la Renaissance à composer des églogues. Ce fut le cas de Clément Marot, Pierre de Ronsard ou Jacopo Sannazaro.

Célébré par Ronsard et Du Bellay comme le premier poète pastoral au sein de la Pléiade, Jean-Antoine de Baïf a tardé à publier ses Eglogues qui représentent pourtant ce que le poète a produit de plus intime et qui révèlent le mieux ses goûts poétiques. « C'est sa vision tantôt pessimiste, tantôt rieuse et joyeuse de l'amour ; ce sont encore ses frustrations, ses ressentiments ; c'est surtout sa passion du chant accompagné d'instruments que l'églogue lui permet d'exprimer en toute liberté, par l'intermédiaire de la fiction pastorale[1] »

En effet, le poète possède un gout particulier pour la sonorité des mots. Il fonde en 1570, dans sa maison du faubourg Saint-Marcel, l'Académie de poésie et de musique dont le rayonnement fut très important. C'est dans ce cadre qu'il publie les Étrennes de poésie française en vers mesurés (1574) dans lequel il introduit la métrique quantitative (reposant sur la longueur, ou le poids des syllabes) c’est-à-dire qu’il a cherché à reproduire le rythme scandé des psalmodies antiques, allant jusqu’à imaginer une écriture phonétique sensée faciliter la déclamation de ses vers.

Ces sonorités se retrouvent dans les pastorales et l’on entend le flageolet et la chalemie des bergers qui s’affrontent en joutes musicales :

Sous ces ormeaux allons mes brebiettes,

Là Vous orrez mes gayes chansonnettes

Avec les eaux bruire si doucement

De mes amours, que débaïssement

Vous en perdrez de pasturer l'envie. (Eglogue X – Les Bergers)

 

Pièce liminaire dédiée au Duc d'Alençon. 

Les Eglogues sont dédiées à François, duc d’Alençon, dernier fils de Catherine de Médicis, et imprimé en beaux caractères italiques (Tandis que la partie en prose des autres œuvres l’est en caractères romains), agrémentés de lettrines et bandeaux. Les Jeux ont d’abord paru isolément en 1572, puis les exemplaires invendus furent réunis à l’édition collective de 1573 pour constituer la troisième partie des Œuvres en Rime. L’imprimeur au service du marchand-libraire Lucas Breyer se contentant de modifier maladroitement la date sur la page de titre, en ajoutant un ‘I’ au composteur.

Jean-Paul Barbier avait remarqué que le livre des Jeux avait précédé l’édition collective et constituait une édition complète en elle-même : Il [me] parait évident que le poète commença par donner une nouvelle édition de ses Amours, puis un volume de Jeux, avant de concevoir le projet d'une édition collective. On se rappelle que Ronsard avait déjà réalisé une telle ambition en 1560 (en 1573, il en était à sa quatrième édition collective !), et l'on peut comprendre que son ancien disciple et intime ait eu envie, lui aussi, d'aligner plusieurs tomes sur les étagères de la postérité. Les Amours et les Jeux, vendus séparément par Breyer, avant l'impression des Œuvres en Rime, se trouvent parfois avec de jolies reliures en vélin doré ou en maroquin.[2]

Eglogue XVI - La Sorcière.

Les notices des libraires se plaisent à rappeler que la plupart des églogues sont à connotation érotiques. C’est sans doute un peu réducteur mais cela reste un bon argument de vente. il est vrai que les Jeux constituent le prolongement des Poèmes, un autre recueil de l’édition collective, qui puise son inspiration dans l’Ovide des Métamorphoses et l'Arioste et quand Ronsard, sur ces mêmes sources, privilégie les épisodes épiques et guerrier, Baif en retient les scènes érotiques.  

Nul, Nymphes, ne vous suit en plus grand’reverence

Qu’il adorait les pas de vostre sainte dance :

C'est pour luy que je veu, Naiades, vous prier :

Voudriez vous à Brinon vos presans dénïer ?

Pucelles, commencez : (ainsi la bande fole

Des Satyres bouquins vostre fleur ne viole :

Si vous dancez, ainsi ne trouble vos ébas,

Et si vous reposez, ne vous surprenne pas).

Pucelles, commencez : où vous touchez, pucelles,

Où vous mettez la main toutes choses sont belles :

Chantez avecques moy : de Brinon langoureux

Recordon les amours en ce chant amoureux. (Eglogue II)

Les Eglogues sont aussi l’occasion de mettre en scène ses amis poètes. Dans l’églogue IV on croit pouvoir reconnaître, dans un ordre peut être hiérarchique, Ronsard, Du Bellay, Belleau et Baïf :

Mais si vous ne voulez appaiser vostre noise,

J’ay bien affaire ailleurs, où faut que je m’en voise :

Voicy venir Perrot & Belot & Belin

Et Toinet, qui pourront à vos plaids mettre fin.

Dans l’églogue XVII, De Baïf met en scène Mellin, personnage renvoyant explicitement à Mellin de Saint-Gelais, dans un dialogue avec Thoinet diminutif de l’un de ses propres prénoms. Le premier réconforte Thoinet qui se plaint de sa pauvreté. Il semble que BaÏf ait eu à souffrir de sa condition et de son manque de fortune. Il était le fils naturel de Lazare de Baïf et si ce dernier avait pourvu à son éducation en lui permettant notamment d’avoir Jean Dorat comme professeur, il n’en demeurait pas moins bâtard.

Dans cette longue pièce Mellin prodigue ses conseils d’aîné avisé au malheureux Thoinet. Il lui rappelle que ce père, s’il ne lui a laissé aucun bien matériel, a pourvu à son éducation en le confiant à Jean Dorat. Il peut en particulier se réjouir de connaître la musique, qui lui permettra de célébrer les puissants. Si le temps de Janet et de Francin (C’est-à-dire du cardinal Jean de Lorraine et François Ier) est révolu, on peut toutefois espérer trouver d’autres protecteurs dans leurs successeurs, Henri II mais surtout Charles de Guise, nouveau cardinal de Lorraine. [3]

Détail de la reliure de Capé 
qui fait écho aux culs-de-lampe de l'ouvrage.

Si notre poète a été quelque peu oublié par les générations suivantes, pour ses amis de la Pléiade, Jean-Antoine de Baif passait pour un très savant versificateur. Nous laisserons la conclusion à Joachim du Bellay :

De tes doux vers le style coulantime,

Tant estimé par les doctieurs François,

Justimement ordonne que tu sois,

Pour ton savoir, à tous révérendime.

Bonne Journée

Textor



[1] Jean Vignes, Oeuvres complètes : Euvres en rime. Vol. 3. Les jeux. Vol. 1. XIX eclogues. H. Champion 2016.

[2] Jean-Paul Barbier, Ma bibliothèque poétique, partie III, Ceux de la Pléiade, p.60.

[3] Claire Sicard et Pascal Joubaud, « Jean-Antoine de Baïf fait de Mellin de Saint-Gelais le personnage de son églogue (1556) », in Démêler Mellin de Saint-Gelais, Carnet de recherche Hypothèses, 26 août 2015 [En ligne] http://demelermellin.hypotheses.org/4090.

lundi 20 juin 2022

Les Epitres du Chancelier Michel de l’Hospital, exemplaire Monmerqué. (1585)


 Voici un de mes livres préférés qui allie à la sagesse de la Renaissance la poésie des vers latins, à une reliure aux armes une belle typographie sur un papier bien blanc, et pour couronner le tout plusieurs provenances illustres. Quoi rechercher d’autre ?

Michel de l’Hospital est la figure même de l’humaniste du 16ème siècle.  Poète et homme politique, héritier de la pensée érasmienne, c’est un témoin éclairé de la vie publique française pendant plus de 30 ans. Il fut successivement conseiller au parlement de Paris (1537), ambassadeur au concile de Trente, maître des requêtes, surintendant des Finances (1554), puis finalement chancelier de France (1560). Son nom reste associé aux tentatives royales de pacification civile durant les guerres de religion.

Reliure aux armes de l’ouvrage (18ème siècle)

Page de titre des poèmes latins de Michel de l’Hospital.

En parallèle de son œuvre législative (Ordonnance de Moulins) et des publications politiques (Traité de la réformation de la justice, Harangues, mercuriales et remontrances, Mémoire sur la nécessité de mettre un terme à la guerre civile (1570), Le but de la guerre et de la paix (1570), Discours pour la majorité de Charles IX et trois autres discours, etc.), Michel de l’Hospital a composé des poèmes en latin, les Carmina seu epistolae [1], sous forme d’épitres adressées à ses amis et à ses relations politiques. C’est un recueil en 7 chapitres qui ne fut publié qu’après le décès du chancelier en 1585, par son petit-fils Hurault de l'Hospital avec l’aide de Jacques du Faur de Pibrac, Jacques-Auguste de Thou et Scévole de Sainte-Marthe.  Bien imprimé par Mamert Patisson pour le compte de la veuve de Robert Estienne, il se présente parfois dans des reliures aux armes [2] comme l’exemplaire présenté.

L’ouvrage est intéressant pour la beauté des vers mais aussi pour les nombreuses références autobiographiques qu’il contient ainsi que pour les informations historiques que donne Michel de l’Hospital sur les évènements de son temps.  Les pièces du recueil ont été composées sur une longue période, entre 1543 et 1573, les premières sont rédigées alors que l’auteur est en mission au concile de Trente. Elles ne sont pas sans rappeler certains vers des Poemata de Joachim du Bellay pour leurs thèmes du voyage et de l’exil.

La plupart des poèmes du recueil sont inédits. Quelques épitres seulement avaient déjà paru dans les pièces liminaires d’autres ouvrages, comme les épîtres III, 8-10 [3] dans les Poemata du cardinal du Bellay en 1546 ou l’épitre III, 17 dans un ouvrage juridique d’André Tiraqueau, ou encore dans deux des recueils poétiques de Jean Salmon Macrin (En 1546 et 1549). D’autres poèmes avaient été traduits par Antoine du Baïf ou Joachim du Bellay et enfin L’hospital orchestra lui-même la diffusion d’une dizaine de plaquettes imprimées en 1558 et 1560 par le jeune imprimeur Fédéric Morel qu’il contribua ainsi à lancer [4]. Les pièces poétiques circulaient aussi sous forme manuscrite, savamment diffusées par son auteur, cette diffusion concertée permettant à L’Hospital de créer et puis d’affermir un réseau de relations d’amitié et de clientèle qui ont pu favoriser son ascension sociale.

Les destinataires des poèmes sont très variés, ce sont des prélats (Le cardinal Jean du Bellay, le cardinal de Lorraine, Georges d’Armagnac), des lettrés (Pierre du Chastel, maitre de la librairie du Roi François 1er, Achille Bocchi, humaniste italien, Pontrone, Eusèbe Turnèbe imprimeur reconnu), des poètes (Joachim du Bellay [5], Salmon Macrin), ou des hommes de loi (le chancelier François Olivier, Adrien du Drac).

Parmi tous ces destinataires, le nom de l’un d’eux retient l’attention : pas moins de onze pièces sont dédiées à Marguerite de France, duchesse de Savoie, fille de François 1er et de Claude de France et sœur d’Henri II. La princesse le nommera Chancelier privé du Berry en 1550 et dira de lui Michel est celuy que j’ayme, honore et estime comme mon pere et milieur ami. [6]

De fait, les Carmina recueillent les plus beaux portraits de Marguerite et reflètent leur long entretien amical et politique au fil des années. Ils se font l’écho de leurs lectures communes (Horace, Cicéron, Flaminio, Du Bellay), de leurs sentiments partagés, de conseils de lectures, de vie et de gestion du pouvoir. Dans une des plus belles lettres, l’épitre II-8 Ad Margaritam, Regis Sororem [7], l’auteur lui confie ses doutes sur la recherche de la vérité et sa peur de tomber en disgrâce, dans l’oubli et l’obscurité : Nostra vagatur / In tenebris, nec caeca potest mens cernere verum.[8] La formule plaira à Montaigne qui la fera graver sur une poutre de sa librairie.

 

Une des onze épitres adressées à Marguerite de Savoie

L'épître II-8 à Marguerite de Savoie

Les poètes de la Pléiade goûtaient-ils les vers néo-latins du puissant chancelier ? Les avis semblent contrastés. Joachim du Bellay reconnait du bout des lèvres une certaine grâce qui n’a rien d’Horatienne.

 Lors que je ly & rely mile fois / Tes vers tracez sur la Romaine grâce / Je pense ouïr, non la voix d’un Horace / Mais d’un Platon les tant nombreuses loix [9].

En bref, l’angevin trouve que L’Hospital composait comme un juriste !

Ronsard, qui sera destinataire de plusieurs épîtres, se montre plus charitable envers son protecteur. En 1550, le Vendômois lui dédit une ode pindarique sur les Muses, en guise de remerciement au lendemain de sa querelle avec le vieux poète de Cour Mellin de Saint Gelais.

C’est luy [L’Hospital], dont les graces infuses / Ont ramené dans l’univers / Le Chœur des Pierides Muses / Faictes illustres par ses vers / … Cest luy qui honore, & qui prise / Ceulx qui font l’amour aux neuf Sœurs, / Et qui estime leurs doulceurs, / Et qui anime leur emprise. [10].

Eloge appuyé mais pas nécessairement très sincère. L’hospital avait fait circuler une élégie-plaidoyer « au nom de Ronsard » (Elegia nomine P. Ronsardi adversus eius obtrectatores et invidos ) qui faisait parler Ronsard en distiques élégiaques latins afin de justifier la qualité de ses odes dont le style pindarisant avait été ridiculisé par Saint-Gelais devant le roi. Exercice compliqué pour Ronsard qui devait à la fois agréer cette élégie du pseudo-Ronsard écrivant en latin pour défendre une œuvre critiquée pour être en français….

Une marque de provenance 

Un feuillet contrecollé sur la première page du livre porte l’information suivante : "Par Michel de l'Hospital. Epistolarum ...vol petit in-f° vendu 18 fr à la vente Monmerqué en 1840". Le docteur Jean-Paul Fontaine, alias le Bibliophile Rhémus, a rapidement identifié l’exemplaire sous le numero 628 de la seconde vente Monmerqué, non pas en 1840 comme l’indique par erreur la note manuscrite mais en 1851. L’importante bibliothèque de Louis-Jean-Nicolas Monmerqué fut dispersée lors de 3 ventes : les autographes en 1831, la première vente partielle de livres en 1851 et la seconde à son décès en 1861.

Si l’auteur de la note manuscrite avait pris le soin d’indiquer la provenance et de relever le prix lors de la vente aux enchères, il n’aurait pas commis une telle erreur sur la date de l’évènement. Il faut en déduire qu’il l’a inscrite bien plus tard ou que l’information lui a été (mal) rapportée par un tiers.

Louis-Jean-Nicolas Monmerqué, était magistrat et littérateur. On lui doit des notices biographiques (Brantôme, 1823 ; Madame de Maintenon, 1828 ; Jean Ier, 1844, in-8°) et surtout des éditions de documents anciens comme les Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis Henri IV jusqu’à la paix de Paris (1819-1829, 130 vol. in-8°) ou les Lettres de Mme de Sévigné (1818-1819, 10 vol. in-8°), etc. Ses travaux lui ont valu d’entrer à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1833.


Extrait du catalogue intitulé « Vente d’une partie de la bibliothèque de M. de Monmerqué » Imprimerie de Panckoucke, 1851.

Un journaliste témoin de la seconde vente écrivait à l’époque : « Depuis plus de huit jours, les amateurs de livres sont captivés par la vente d’une partie considérable de la célèbre bibliothèque de M. de Monmerqué, … (les livres) dont M. de Monmerqué vient de publier le catalogue sont généralement recommandables ou par leur rareté, ou par leur importance historique, philologique et littéraire. Chaque soir, on s’en dispute la possession avec l’acharnement le plus louable, et cependant il arrive encore que l'absence ou la distraction des amateurs, le retard apporté dans certaines commandes, laissent à si bas prix des adjudications qu’on eût voulu pousser bien au-delà. Les dix-sept premières vacations sont exclusivement consacrées aux livres imprimés ; le lundi 4 juin verra commencer la série des manuscrits, qui se continuera pendant les cinq vacations suivantes. » Une bonne partie des lots de cette vente aurait été achetée par de la Rochebilière.

Reliure aux armes de Mathias Poncet de la Rivière

Avant Monmerqué, l’ouvrage était dans la bibliothèque de Mathias Poncet de la Rivière (1707-1780) qui avait fait confectionner une nouvelle reliure au XVIIIème siècle et placer ses armes au centre des plats : « qui portent d'azur à une gerbe d'or, supportant à dextre et à senestre deux colombes affrontées et becquetant et surmontée d'une étoile, le tout d'or ».  Celui-ci fut nommé évêque de Troyes en 1642 puis obtint différentes commendes à l’abbaye de Montebourg et à l’abbaye de Sainte Bénigne à Dijon, tout cela sans quitter Paris. Il est connu pour sa résistance au Jansénisme et il s'est fait remarquer par ses prêches et ses oraisons funèbres qui seront publiées en 1804.

La notice des principaux articles de la bibliothèque de feu Monseigneur Poncet de La Rivière. (Paris, Colas, 1780) contenant la description de sa bibliothèque est citée par Guigard [11] et devait faire mention de l’ouvrage que j’ai sous les yeux, mais cette notice semble avoir disparu. Elle n’est portée ni au catalogue de la BNF ni à celui d’une autre bibliothèque publique.

Dans son grand âge, Michel de L’Hospital se retira à la campagne, loin du tumulte public et continua à écrire des vers comme dans sa jeunesse. Condorcet dira de sa poésie qu’on y trouve partout un goût simple et pur, formé par l’étude de l’antiquité, une philosophie élevée et consolante, la haine de l’oppression et du fanatisme, l’amour des lettres et du repos [12]. Voilà bien ce qui dut séduire les générations de bibliophiles qui se sont transmis ce livre.

Bonne Journée

Textor



[1] Pour une traduction du livre 1, voir Petris, L. (Ed.). (2014). Michel de L'Hospital, Carmina, livre I (Vol. 531). Genève: Droz.

[2] Un exemplaire aux armes de Charles de Rohan-Soubise était proposé par une librairie de Los Angeles il y quelques années.

[3] La numérotation actuelle des épitres se fonde sur l’édition la plus complète (Amsterdam, B. Lakeman, 1732) qui n’est pas celle de l’édition de 1585. Un tableau de concordance des principales éditions des Carmina a été publié dans Petris, La Plume et la tribune, p. 549-556.

 [4] Voir Michel Magnien, Le Plomb Et Les Sceaux : Les Publications Poétiques De Michel De L’hospital Chez Fédéric Morel (1558-1560) in Michel De L’hospital Chancelier-Poète, Cahiers Humanisme et Renaissance n. 168 - Droz

[5] Aucun poème n’est destiné à Joachim du Bellay nominativement mais l’épître I, 5 à Pontrone est intitulée Ad Ioachimum dans le manuscrit et contient une comparaison entre Tibulle et Du Bellay, poète latin qui avait inspiré ce dernier. 

[6] Marguerite de Savoie à L’Hospital, [fin novembre 1567] in Michel de L’Hospital, Discours et correspondance, Discours et correspondance : La plume et la tribune II, Librairie Droz 2013, p. 225-226, n. 56.

[7] Epitre II-8 selon le classement actuel mais en 8-2 pp. 83 dans l’édition de 1585.

[8] Notre esprit erre dans les ténèbres et ne peut, aveugle qu’il est, discerner le vrai.

[9] Joachim Du Bellay, Les Regrets et autres œuvres poëtiques, Paris, Fédéric Morel,

1558, s. CLXVII, v. 1-4, fol. 40vo

[10] Ode a Michel de l’Hospital, [Odes 9-11], Livre V des Odes, Paris : Guillaume Cavellart, 1550.

[11] Joannis Guigard, Nouvel Armorial du Bibliophile, Guide de l’Amateur des livres Armoriés, Paris 1890.

[12] Condorcet - Éloge de Michel de l’Hôpital, Œuvres de Condorcet, Didot, 1847 (Tome 3, p. 463-566).

Portrait de Michel de l'Hospital - Musée du Louvre

vendredi 27 mai 2022

Joachimi Bellaii Andini Poematum : Les élégies latines de Joachim du Bellay, angevin (1558)

En 1553, Joachim du Bellay quitte la France pour accompagner son oncle, le cardinal Jean du Bellay, à la cour pontificale de Rome. La perspective de vivre sur les lieux où vécurent tant de figures antiques et de découvrir les antiquités de Rome l’enthousiasme. Il compte jouer un rôle politique.

Mais il va rapidement déchanter, déçu par Rome, par les intrigues de la Cour comme par les missions qu’on lui confie. Le cardinal du Bellay est tombé en disgrâce auprès du roi de France et ne peut guère influer sur le cours des évènements. Joachim s’ennuie. Plusieurs fois, il envisage un retour au pays natal mais l’espoir d’une brillante carrière diplomatique le retient à Rome. Réduit à administrer l’intendance de la maison du cardinal, il met à profit ses longues périodes d’oisiveté en écrivant des poèmes en français ou en latin, alternant les sonnets, les élégies, les œuvres satiriques et les épigrammes.

L’édition des Poemata chez Fédéric Morel, au Franc Meurier.

En août 1557, Joachim tombe malade et souffre de plus en plus de surdité, le cardinal Jean du Bellay le renvoie en France. Le poète loge au cloître Notre-Dame chez son ami Claude de Bizé, auquel il s'adresse dans les sonnets 64, 136 et 142 des Regrets.

En janvier 1558, il fait publier par Fédéric Morel, tenant boutique rue Jean de Beauvais, ses trois principaux recueils : Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les Poemata. Alors que les Antiquités de Rome évoquent la grandeur et le déclin de l'ancienne capitale du monde, Les Regrets fustigent la corruption de la Rome moderne et témoignent de la douleur de l'exil. Joachimi Bellaii Andini Poematum libri Quatuor est un recueil plus hétérogène, composés de 162 pièces inédites divisées en quatre parties distinctes : Elegiae, Epigrammata, Amores et Tumuli. La première partie, les élégies, constitue le pendant latin des Regrets. Leur date de parution peut-être estimée à novembre ou décembre 1558 puisqu’ils contiennent une épitaphe de Saint Gelais, mort le 14 octobre (Tum. 39) bien qu'ils portent au verso de leur page de titre un privilège à la date du 3 mars, qui protège les autres recueils publiés bien plus tôt dans l’année comme les Antiquitez.

La lettre dédicace du Chancelier Francois Olivier à Fédéric Morel 

Ad Lectorem

Il peut paraitre paradoxal que celui qui avait critiqué neuf ans plus tôt dans Défense et illustration de la langue française, ces poètes néo-latins, pâles imitateurs de Cicéron, suive le même chemin. Et d’ailleurs, Du Bellay en est quelque peu embarrassé et tient à se justifier dans la préface Ad Lectorem.

Mais le paradoxe n’est qu’apparent. La Défense distinguait déjà l’imitation servile et improductive des anciens à l’imitation inspirée et créatrice des poètes de l’antiquité. Or, c’est par référence à Ovide que du Bellay use du latin, la langue de l’exil, tout comme Ovide avait utilisé le sarmate pour composer Tristes. « Ce n'est l'air des Latins, ni le mont Palatin, Qui ores, mon Ronsard, me fait parler latin …. C'est l'ennui de me voir trois ans et davantage, Ainsi qu'un Prométhée, cloué sur l'Aventin… »

Par ailleurs, son séjour à Rome lui avait permis de côtoyer deux poètes néo-latins italiens, Janus Vitali et Lelio Capilupi qui furent ses amis, c’est donc tout naturellement et à leur contact qu’il expérimente les formes poétiques latines, qui entraine en retour la production d’une poésie dont la richesse et la variété n’ont pas d’équivalent dans les recueils en langue française.

La partie du recueil contenant les Elégies est construite avec beaucoup d’habileté pour suggérer une progression du sentiment de l’exil. La première élégie décrit le poète embarqué sur la mer hostile que constitue la poésie latine. Puis les trois suivantes sont écrites autour de la première épreuve que connaît le poète : les séductions romaines. Tandis que l’élégie 7, « Patriae desiderium » (le Regret de la Patrie), s'inscrit dans le cycle des trois élégies suivantes, qui traduisent une deuxième épreuve pour le poète : la nostalgie du pays natal. Cette septième élégie retient l’attention car c’est la version latine, largement inspirée d’Ovide, du plus connu des sonnets français de du Bellay : Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

Felix qui mores multorum vidit et urbes, sedibus et potuit consenuisse suis ! …

Quando erit ut notae fumantia culmina villae, et videam regni jugera parva mei ?

(Heureux celui qui a vu les mœurs et les cités de beaucoup (de peuples) et a pu vieillir dans sa demeure ! … Quand arrivera-t-il que je voie les toits qui fument d'une maison connue et les petits arpents de mon royaume ?)

Cette élégie est construite sur l’alternance entre des passages sombres, marqués par le regret de la France (vers 7 et s. puis vers 29 et s.) avec des passages sur le désir d'une autre patrie, celle de Rome (vers 18 et s.). Le poème est ainsi construit, de façon formelle, sur l'alternance et la dualité de la posture de l'exilé, qui se situe à la fois entre deux patries - l'une dans laquelle il se situe géographiquement, et l'autre dans laquelle il se situe sentimentalement - entre désir et regret. [1]

Elegie 7

En dehors des vers inimitables du poète, l’ensemble de l’ouvrage retient l’attention par sa composition typographique, particulièrement attrayante. Du Bellay avait eu jusque-là eut recours à Guillaume Cavellat, Arnoul l'Angelier ou Gilles Corrozet pour faire imprimer ses œuvres mais il n’était pas très satisfait de leur travail et il s’adressa donc à Fédéric Morel, tout juste installé au clos Bruneau.  La vocation typographique de Fédéric Morel commença, dans l’atelier de Charlotte Guillard, à l’enseigne du Soleil d’Or, où il était correcteur des impressions savantes publiées par la maison. Il épousa en 1550 Jeanne Vascosan, la fille de l’imprimeur Michel Vascosan et petite fille de Josse Bade. Cette longue lignée de typographes renommés obligeait à l’excellence. Du Bellay écrit dans l’épitre au lecteur des Divers Jeux Rustiques : « car combien que ce qui est le meilleur de mon ouvrage ne mérite l'impression, si est ce que j'ayme beaucoup mieulx que tu le lises imprimé correctement que dépravé par une infinité d'exemplaires, ou, qui pis est, corrompu misérablement par un tas d'imprimeurs non moins ignorants que téméraires et impudents. »

Fédéric Morel s’était vu mettre le pied à l’étrier par Michel de l’Hospital qui lui avait demandé de publier entre 1558 et 1560 une dizaine de plaquettes de ses épitres, jusqu’alors diffusées sous forme manuscrite. Morel avait démarré sa production au prix d’investissements très importants : il utilisa dès ses premiers tirages un papier troyen d’excellente qualité, très blanc et lisse et, pour se lancer, il ne récupère pas, à la différence de ce qu’avait fait Vascosan en 1532 avec les fontes de Bade, les polices de caractère de son beau-père. Au moment de ses premières impressions, il dispose en effet de fontes neuves, et magnifiques, gravées par Claude Garamont (en particulier cet élégant italique de corps 14 dans lequel sont composés tous les textes de L’Hospital) [2]

Lettrine B du matériel de Fédéric Morel

Quelques pages du recueil

Du Bellay ne fut pas déçu. Les exemplaires des éditions exécutées à l'officine du Franc-Meurier en 1557 et 1558 sont bien imprimés. Les caractères sont neufs leurs arêtes sont vives, les barres des lettres apparaissent nettement et la mise en page est particulièrement élégante. Quelques années plus tard, les impressions de Morel seront moins belles.

Joachim du Bellay, heureux de ses relations avec son imprimeur, continua de lui confier l'exécution de ses travaux. Les Regretz et autres œuvres poétiques avaient obtenu un grand succès, et l'édition était épuisée. Joachim du Bellay en publia une seconde en 1559 ; il fit paraître aussi une seconde édition de Epithalame sur le mariage du duc de Savoye. Seuls les Poemata ne furent jamais réimprimés par Morel.

Bonne Journée

Textor



[1] Œuvres Poétiques de Joachim Du Bellay, Volume VII : Œuvres latines, Poemata. Paris, 1984, Nizet, édition présentée par Geneviève Demerson.

[2] Voir Michel de l’Hospital,  chancelier-poète sous la direction de Perrine Galand-Willemen et Loris Petris Genève, Droz 2014

jeudi 28 avril 2022

La compagnie des Poètes de Francesco Ottaviano, dit Cleophilus. (vers 1505)

Pour faire écho à la belle exposition qui est actuellement présentée à la fondation Martin Bodmer dédiée à Dante Alighieri pour le 700ème anniversaire de sa mort et faute d’avoir un manuscrit de la Divine Comédie à vous présenter, je sors de la bibliothèque un petit opuscule d’un auteur italien qui s’est inspiré de son illustre ainé pour écrire un long poème dédié aux poètes antiques, grecs et latins : le Libellus De Coetu Poetarum.

Page de titre du De Coetu Poetarum

Le début du poème en folio III.

Cet itinéraire dans le monde de l’au-delà est le poème le plus connu de Cléophilus. Le narrateur rêve qu’il se rend de nuit dans les Champs Elyséens pour rencontrer Virgile qui le guide à travers les rangs des poètes de l’Antiquité, classés par genre selon une classification reprise de la Poétique d’Aristote.

Francesco Ottavio, dit Cleophilus, est un contemporain d’Ange Politien. Il est sans doute né vers 1447 à Fano, dans la région des Marches, puisqu’il est parfois appelé le Fanensis, et il décède à Civitavecchia en 1490 après avoir enseigné les humanités à Viterbe et à Fano, s’être intéressé à l’histoire en traduisant Tibulle et avoir publié différents recueils en vers et en prose, notamment des épigrammes,[1] un poème sur l’histoire de la ville de Fano et des lettres d’amour pour Julia qui était sa Béatrice. [2]

Comme Dante quittant le chemin droit pour entrer dans une forêt obscure, c’est par une nuit noire au rayon de la lune tendant très lentement vers l’Ourse Arctique que notre poète, fatigué de l’étude des livres, s’endort entre les bras de dame Quiétude qui met à bas tous soucis, soins et cure. Il entre dans une contrée couverte de fleurs et de rosée et voit un mont très élevé, hérissé d’un temple, où demeurent les poètes entourés des Neufs Sœurs, des dieux et du premier d’entre eux : Apollon.  

Notre poète entame alors de longues disgressions sur les dieux et les héros, nous conte une myriade de scènes mythologiques, l’histoire grecque et les batailles des romains - même Hannibal a droit a quelques vers sur son passage des Alpes - avant de revenir à son propos. Avouant qu’il s’est un peu perdu en chemin, tel un vagabond, il demande à Virgile de le guider : « et luy apprend(re) par où il doibt aller. Le droict chemin instruictz moi je te prie par tes scavoirs après lesquelz je crie. Ainsi parlay. Lors avec grande prestance, Virgil respond à mon dire et sentences [3] »

Pages du poème dans lequel s'intercalent les commentaires de Josse Bade

A vrai dire, la notion de poètes antiques n’a pas grand sens dans la mesure où la distinction entre prose et poésie n’existe pas dans l’Antiquité grecque ou latine, Aristote dans sa Poétique ne distingue que trois genres : La tragédie, la comédie et l’épopée.

C'est bien plus tard, à partir du IVe siècle, que l'on voit une qualification relative à des poètes lyriques devenir la désignation explicite d'un genre défini par l'un de ses modes d'exécution : les poètes « lyriques » sont désormais ceux qui chantent des poèmes composés pour la lyre ; et chez le grammairien latin, le lyrique devient même un « genre » (melicum sive lyricum) qui se caractérise par son rythme métrique.

Il serait plus juste de dire que Cléophilus et ses contemporains de la Renaissance jettent les bases d’une nouvelle versification en rejetant les formes désuètes de la poésie du moyen-âge, ballades et rondeaux, pour s’inspirer des valeurs perdus de l’Antiquité. Le temps littéraire et artistique dans lequel ils s’inscrivent est une renaissance en ce qu’il renoue avec des critères culturels antiques. Il ne s’agit pas de revivre le passé, mais d’y trouver des modèles inspirateurs. Cette imitation va de pair avec une distinction : en renouant avec ce qu'il estime être des thèmes romains et grecs classiques, il s’éloigne des codes culturels gothiques, courtois ou encore scolastiques. Cléophilus le souligne à la fin de poème : « Ceste œuvre fit avec un pentamètre, comme voyez, joinct avec un hexamètre. »

Un ancien possesseur a laissé un commentaire sur le passage sur Hannibal

Cléophilus nous présente donc une suite de poètes, assortie de commentaires sur leur valeur respective. Il entame son énumération par Homère, très docte en rhétorique, dont l’Iliade et l’Odyssée ont droit à de longs développements puis c’est Ovide (« Vois-tu après d’Ovide le labeur ingénieux ? ») auquel succède Claudianus, puis Pindare, plus loin Flaccus et Aratus, puis Plaute, Térence et Menandre, etc. Une analyse sur les choix opérés entre les poètes et une comparaison avec ceux rencontrés par Dante dans la Divine Comédie resterait à faire par plus docte que moi.

Dante avait commencé son voyage initiatique par l’Enfer pour gagner ensuite le Purgatoire puis le Paradis. Cleophilus suit le chemin inverse et termine curieusement par l’Enfer. « Prent cœur Poete et en toy hardiesse nous entrons ja dans les lieux de tristesse, dans les pays et règnes horrificques du noir Pluto, dieu des enfers unicque … ». Il y croise Alecto, Thisiphone et Mégère, les trois Erynies, Gorgone et Libitina mais il n’y a pas de poète dans ce lieu-là. Après avoir entrevu les visions horribles des supplices de l’enfer, Virgile s’arrêta et lui dit qu’en ce lieu il y a deux chemins, celui qui conduit vers les astres brillants et l’autre vers les bas enfers et qu’il lui faudra choisir. Mais à peine eut dit et fini son propos que le soleil envoya sa lumière sur la terre et Cleophilus se réveilla. Ouf !

Les Préfaces 

L’ouvrage fut imprimé plusieurs fois à la fin du XVème siècle en Italie et ailleurs. Nous trouvons une édition in-4 de 14 ff. sans lieu ni date, imprimée en caractères romains (Rome : Eucharius Silber, 1483-85), une autre sans date, à la marque de Martinus Herbipolentis (Martin Landsberg) à Leipsig (1496) puis encore une autre à Paris par Michel Tholoze pour Alexandre Aliatte de Milan en 1499. 

Josse Bade, éminent philologue, éditeur et libraire, en fit alors un abondant commentaire, jugeant le texte trop hermétique pour sa clientèle pourtant déjà bien savante. Il en publia deux tirages en septembre et octobre 1503, puis un troisième le 5 Aout 1505. Le commentaire de Josse Bade fournit un ensemble de notices érudites sur les poètes de l’Antiquité. Il s’agit d’un véritable manifeste de la Renaissance poétique dans lequel les Muses, Apollon et le Parnasse jouent également une large partition.

L’exemplaire du Libellus de Coetu Poetarum que j’ai entre les mains est à l’adresse du libraire parisien Denis Roce qui tenait son échoppe rue Saint Jacques, à l’enseigne de Saint Martin. Il possède, sur la page de titre, la belle marque typographique aux deux griffons encadrant un blason aux armes parlantes. Il y est inscrit sa devise : Alaventure tout vient aponit qui peut atendre. Silvestre nous dit que cette marque incunable dont la première occurrence est de 1498 (Renouard 1005), devait être en métal car elle est demeurée intacte jusqu'au début du XVIe siècle. La faute à Apoint sera corrigée dans une nouvelle version de la gravure à partir de 1509.

Cette émission contient encore la préface de Josse Bade datée de 1503 mais elle est imprimée par Antoine Bonnemère aux dépens de Denis Roce. Il est bien difficile de lui donner une date certaine, sachant qu’elle ne devrait pas être postérieure à 1508 puisque l’année suivante Josse Bade donnera une nouvelle édition chez Poncet Lepreux en réécrivant sa préface.  

Un précédent possesseur a laissé dans le livre une note manuscrite dans laquelle il affirme que c’est un exemplaire unique daté de 1505. Par la suite, un libraire souligne dans sa notice que cette affirmation est exagérée car il a recensé au moins 6 exemplaires à la marque de Denis Roce. Effectivement, nous trouvons à la BNF un exemplaire sans date à la marque de Denis Roce mais il n’y a pas de colophon et le catalogue précise que cette impression est de Jean Barbier et qu’elle peut être datée, malgré la mention dans la préface, autour de 1507, « d'après le matériel de J. Barbier et la marque de D. Roce » [4]. Affirmation sujette à débats car la datation par référence à Renouard 1005 est reprise partout, quasi automatiquement, alors qu’elle n’a aucune utilité pour affiner la date puisque cette version de la marque a été utilisée de 1498 à 1509 sans trace d’usure majeure !

Nous trouvons encore répertoriées dans les institutions publiques d’autres impressions à la marque de Denis Roce mais aucune ne contient le colophon d’Antoine Bonnemère.  

Le colophon d’Antoine Bonnemère

Un gros plan sur les types d'Antoine Bonnemère

Comme Denis Roce n’allait pas faire imprimer le même texte par deux imprimeurs différents au même moment, cela signifie qu’il s’agit de deux émissions espacées dans le temps, faisant de l’impression de Bonnemère soit un tirage plus ancien que 1507 soit plus récent. Je pencherais, en allant dans le sens du précédent possesseur, pour 1505. Cependant, les répertoires des impressions de Bonnemère de la BNF comme de la British Library font débuter l’activité de cet imprimeur en 1506-1507, avec le soutien de Denis Roce. La plus ancienne trace de cette collaboration se trouve dans le Vita omnium philosophorum & poetarum de Gualterus Burlaeus, une émission sans date (que la BNF estime être de 1506) dont le thème n’est pas éloigné de l’ouvrage de Cléophilus. Les deux œuvres auraient pu être imprimées dans la foulée.

En résumé, si nous retenons 1505, l’activité de l’imprimeur Antoine Bonnemère serait de 1 à 2 ans plus ancienne que ce que l’on croyait, ou bien si nous retenons 1507, il resterait à trouver pourquoi Denis Roce a fait travailler 2 imprimeurs en même temps. La dernière possibilité serait que les auteurs de la notice enregistrée à la BNF se soient trompés sur l’estimation de la date de cet exemplaire de 1507. [5]

La page de titre de la traduction de Griachet, Lyon, 1543. 
Exemplaire de la Bibliothèque Mazarine (Inc 774-8)

L’œuvre de Cléophilus a fait l’objet d’une traduction ancienne par le bourguignon Guillaume de Villebichot de Talent dit Griachet [6],  bien pratique pour aborder l’œuvre de Cleophilus dont le latin est pour le moins hermétique. Griachet nous précise dans sa préface qu’un soir à la veillée, ayant commencé la lecture du poème, il tomba sur une phrase si joconde et délectable qu’il se décida à le traduire entièrement car le texte en était profitable même à ceux qui n’entendait rien au latin. Sa traduction est fort correcte et contient beaucoup de poésie en elle-même mais elle ne parait pas avoir été rééditée.

Pour finir, un mot sur l’épitre dédicatoire de Fauste Andrelin (Publius Faustus Andrelinus, 1450-1518), poète royal de Charles VIII à François Ier, ami d’Erasme, qui enseigna à Paris et y publia plusieurs ouvrages de distiques et d’élégies. Elle est adressée à l’humaniste Robert Gaguin, avec lequel il était en relation et qui, entre autres activités, avait publié en 1473 son Ars versificatoria [7], traité de versification latine par lequel il veut, en s'appuyant sur Pétrarque, renouer avec la poésie antique. Andrelin rend donc hommage à l’un des pionniers de la renaissance des poètes latins antiques et Josse Bade, à son tour, dédie son édition commentée du Cléophilus à Fauste Andrelin. Belle chaine de relations entre différentes générations qui ont toutes œuvré à faire revivre la poésie antique.

Bonne journée

Textor



[1] Epigramma ad Matthaeum Thomassum Senensem

[2] Julia et epistolae de amore imprimé à Naples par C Guldemund, 1475.

[3] Les citations sont tirées de la traduction de Guillaume Griachet, seigneur de Talent et de Villebot. Lyon, 1543.

[4] Renouard, ICP, I, 1507, 154 P. Renouard, Les marques typographiques parisiennes des XVe et XVIe siècles, Paris, 1926, 1005 (marque de D. Roce).

[5] BNF, notice BP16_100984 Deux exemplaires identifiés à Bale et Cambridge.

[6] Le livre de Octavius Cleophilus De Coetu poetarum, tra[n]slaté de latin en rhetoricque fra[n]çoise par Gulielme Griachet aliâs de Villebichot de Talent près Dijon Un seul exemplaire à la Bibliothèque Mazarine sous la réf. Inc 774-8.

[7] Le De Coetu était parfois associé à l’Ars Versificarum de Gaguin et reliés ensemble comme dans cet exemplaire normand ayant appartenu à Seymour de Ricci et dont il donne la description dans les annales normandes. (Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : Une impression normande inconnue. Année 1917, 61-4 pp. 286-294)